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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Transformation de la société et mutation de la culture. Partie II. ” (1983)


Une édition électronique réalisée à partir de l'article du professeur Michel Freitag, professeur de sociologie à l'UQAM, “ Transformation de la société et mutation de la culture. Partie II ”. Un article publié dans la revue Conjoncture politique au Québec, no 3, automne 1983, pp. 139-172. Montréal: Éditions Albert Saint-Martin. [Autorisation accordée mercredi le 23 juillet 2003].

Texte intégral de l'article

par Michel Freitag.

3. La dissolution de la Culture classique dans la société « décisionnelle ».
4. Langage et identité
5. L’art immédiat

Conclusion :

De la « politique des intérêts » à une « esthétique de l'identité »,
ou la nouvelle culture des mouvements sociaux
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3.
La dissolution de la Culture classique dans la société « décisionnelle ».

Ce que j'appelle ici « mode de reproduction décisionnel » ou « Opérationnel » (note 1) est une réalité tendancielle dont la cohérence d'ensemble en tant que « mode de reproduction » ne se laisse saisir que par extrapolation, comme principe formel de convergence de nombreuses transformations en cours dans la société contemporaine. Ces transformations résultent pour la plupart des opérations mêmes de la société « capitaliste-institutionnelle », elles y sont l'effet d'un développement interne des rapports sociaux et des rapports de force. Cependant, elles ne peuvent pas être déduites du concept de société capitaliste, car elles ne procèdent pas du développement de son mode de reproduction formel, tel qu'il a été décrit aussi bien par Marx que par la pensée politique et économique libérale. Il faut donc penser le nouveau mode de reproduction en même temps en termes de continuité matérielle et de rupture formelle ou conceptuelle. L'espace propre de la « rupture » se situe alors dans ce qu'on pourrait appeler le développement du « feedback politico-démocratique » à l'intérieur des sociétés capitalistes d'orientation libérale, ou encore, de la croissance des « effets de masse » dans les formes de sociétés plus autoritaires.

Contrairement à l'idée admise semble-t-il aussi bien par le marxisme que par le libéralisme orthodoxes, il faut en effet constater que la société capitaliste n'a jamais été une société « fermée » sur son propre mode spécifique de reproduction. Elle fut toujours une société « politique » et non seulement une société « économique », et l'intégration de ces deux sphères, par définition, n'y était plus assurée par l'existence d'une culture a priori capable d'assumer la fonction ultime de totalisation. Par ailleurs le mode de production capitaliste ne fut jamais capable d'éliminer cette culture anthropologique qu'il refoulait à l'extérieur de ses opérations formelles et de ses mécanismes de reproduction institutionnels, tout en reposant néanmoins sur elle. Il était donc « ouvert » aussi bien par en haut (l'autonomie formelle du politique, contrôlant à long terme les institutions-clés de la reproduction) que par en bas (cette « culture » non intégrée, soumise mais aussi rebelle, le monde « privé » non seulement du « besoin » mais aussi du « désir », toujours susceptible de se rebrancher sur la politique, brisant alors le cercle du « fonctionnement » et nouant celui d'une dynamique « politique » de développement) (note 2). C'est ainsi que la société capitaliste fut toujours une société de « développement » et de « transition », et pas seulement une société de « croissance » et de « reproduction élargie ».

Le capitalisme n'est pas né d'une nécessité inhérente à sa propre logique (comme le voudrait la version libérale de sa genèse), ni d'une fatalité immanente à l'opposition des intérêts économiques (comme semble l'admettre le marxisme) : ces deux interprétations commettent une pétition de principe. Le capitalisme est né de la lutte engagée contre le système patrimonial par une catégorie sociale empirique, la bourgeoisie, que seul son succès a convertie en « classe sociale » structurelle. Cette lutte a finalement produit un nouveau mode de reproduction de la société qui s'identifiait à l'expansion cumulative non seulement des intérêts bourgeois, mais surtout du type d'intérêt qui était inhérent à son mode d'existence sociale : l'intérêt apprécié en valeur marchande et plus généralement quantifiable. La bourgeoisie est donc parvenue à reconstruire la société autour des institutions-clés de la propriété, de la personnalité civile et du contrat, en produisant l'État garant des institutions en question. Ainsi, la constitution progressive de la bourgeoisie en « classe dirigeante » (décisionnellement) dans le cadre de la société patrimoniale fut la condition empirique de sa propre reproduction comme classe dominante (structurellement) dans la société capitaliste. Mais alors l'universalisme des institutions économiques et surtout politiques qui assuraient la reproduction d'une société orientée vers l'expansion des intérêts de type bourgeois entrait virtuellement en contradiction avec le fondement historique particulariste de ces mêmes intérêts.

En un mot, il fallait que « la bourgeoisie », après être parvenue à prendre le pouvoir (objectivement) dans le contexte de la société patrimoniale, pût conserver le monopole absolu de ce pouvoir dans le cadre de la nouvelle société qu'elle avait elle-même établie. Or cela n'était nullement assuré par la logique formellement universaliste de reproduction politique de la société en question, et bien moins encore par sa logique fonctionnelle de reproduction économique. Marx avait bien vu que cette dernière conduirait au développement d'une lutte de classes ayant précisément les institutions de la propriété pour enjeu, et prenant alors nécessairement l'État, garant de ces institutions, pour foyer pour que la reproduction de la société capitaliste fût assurée en tant que mode de production capitaliste, l'État né de manière contingente des luttes politiques et des rapports de force dans la société traditionnelle, devait justement être mis à l'abri des luttes politiques et des rapports de force par la nouvelle société. L'État devait être transcendentalisé, ce qui d'une certaine manière fut fait, mais bien sûr au seul niveau où cela pouvait l'être, celui de l'idéologie. Que la théorie bourgeoise soit alors tombée dans le piège de sa propre idéologie se comprend ; que le marxisme en ait fait de même au nom du réalisme matérialiste paraît plus surprenant (note 3).

En attendant, sous sa couverture « idéologique », le système accumulait les rapports de force dont il produisait la dichotomisation systématique, soit en les méconnaissant (libéralisme), c'est-à-dire en les refoulant dans la sphère marginale de la vie privée et des conflits particuliers, soit en les hypostasiant (marxisme), c'est-à-dire en leur conférant un statut qui transcendait les rapports politiques inhérents à la reproduction effective de l'État dans la société capitaliste. Le jeu de la reproduction pouvait ainsi se dérouler librement Pour le mieux (libéralisme) ou pour le pire (marxisme), à condition que les rapports de force réels soient maintenus dans ce refoulement ou cette abstraction. Dans les deux cas, on accordait à l'État le poids qu'il fallait pour contenir la pression d'en bas. Pour les libéraux, la machine sociale était censée marcher non pas sous pression, mais par-dessus l'agitation et les tourbillons moléculaires des conflits d'intérêts « subjectifs », par la seule force de la raison et de l'intérêt. Les rapports de force n'ayant aucune utilité dans la machine, ils n'y trouvaient aucune légitimation (lorsque cela changera plus tard, ce sera signe de mutation structurelle). De toute façon, l'idéal de la machine sociale était finalement, comme pour toute machine, de tourner à vide, sans résistance ni friction. C'est pourquoi, dans le domaine de la théorie politique, la pensée bourgeoise a produit tant d'inventeurs de mouvement perpétuel. Mais en face, du côté marxiste, ce n'est pas non plus la pression des rapports de force qui animait la machine : celle-ci ne fonctionnait qu'en la réprimant et en l'accumulant indéfiniment : d'où cette attente fascinée de l'explosion.

Cependant la pression d'en bas est montée dans les étages de la machine, la vapeur de la chaudière a pénétré dans les cylindres. C'était contraire aux deux idéaux opposés du mouvement perpétuel et de l'explosion finale, mais non pas contradictoire avec le mode effectif de reproduction de la société, qui fut politique dès son origine. Ce fut alors l'amorce d'un autre mouvement, qui n'était pas celui du fonctionnement économique de la machine capitaliste, mais de son dérangement politique. De dérangements en raccommodements, c'est la machine qui a changé et on a abouti à cette grande chose en forme de système à laquelle il semble maintenant si difficile de trouver un nom qui convienne à tous, et ceci d'autant plus que son actuel prototype expérimental est tout bricolé avec des morceaux récupérés sur l'ancienne machine.

Cette transformation de la société capitaliste sous l'effet de la mobilisation des rapports de force a suivi, formellement, deux voies distinctes, et qui sont de plus largement successives. La première, qu'on appellera la voie politique social-démocratique, était contraire aux théories qui postulaient l'immuabilité du système des institutions fondamentales (note 4), mais elle était néanmoins parfaitement conforme à la nature politique réelle de la société bourgeoise. Comme on l'a dit, la société capitaliste dans sa reproduction ne produisait pas seulement des prolétaires mais aussi des citoyens (note 5). Ces citoyens, en mobilisant leurs intérêts communs de prolétaires, parvinrent, contre la résistance « bourgeoise », à modifier le contenu des institutions en imposant précisément des limites institutionnelles au libre jeu du système institutionnalisé de la propriété. C'est ce qu'on a appelé depuis la deuxième moitié du XIXe siècle le développement du droit social. Ce fut le réformisme politique. Cela transformait le caractère capitaliste de la société, mais non son mode institutionnel, étatiste-légaliste de reproduction. La démocratisation qui était impliquée dans ce procès restait conforme à la nature politique de son concept.

La deuxième phase de cette transformation est d'une autre nature, et c'est elle surtout qui nous intéresse eu égard aux transformations de la Culture. Elle est caractérisée par l'érosion et l'effrichement progressif du monopole des institutions universalistes d'État dans la régulation des rapports sociaux et dans la reproduction de leur structure et c'est pourquoi elle coïncide avec une transformation du mode de reproduction de la Société (note 6).

En effet, les intérêts et les rapports de force liés à la croissance de la société capitaliste ne se sont pas seulement mobilisés autour des institutions universalistes et centralisées de l'État, en se laissant alors canaliser par des procédures d'action proprement politique. Ils ont progressivement débordé hors de ces procédures pour s'articuler autour d'objectifs plus immédiats, plus particuliers et plus fragmentaires réalisables, à l'intérieur d'une logique de plus en plus compétitive, sur la base de conventions bilatérales puis multilatérales de « droit privé ». Les aspects les plus massifs de cette nouvelle orientation sont bien sûr représentés par le développement du mouvement syndical, d'un côté, et par la constitution des diverses modalités de propriété collective impliquant la création d'organes formels de direction et de décision, de l'autre. Toutes sortes d'intérêts à caractère non spécifiquement économiques se sont ensuite organisés selon des modalités analogues, et l'État se fit lui-même entraîner de plus en plus systématiquement dans la participation aux nouvelles procédures conventionnelles et décisionnelles de régulation nées hors de lui.

Bien que le mouvement syndical moderne se soit à l'origine démarqué des organisations corporatistes par le caractère universaliste, et même international, de ses revendications et modes d'action, il s'est fait entraîner nécessairement par la logique de la négociation de droit privé vers une sectoralisation, une particularisation, une fragmentation et une hiérarchisation de ses objectifs (note 7).

La tendance structurelle d'une économie capitaliste de marché est, exactement comme Marx l'a décrite, d'égaliser (vers le bas) la condition de la classe ouvrière. L'effet premier du syndicalisme ne fut pas de l'égaliser vers le haut, comme le réformisme politique, mais de la hiérarchiser, en fonction d'une différenciation de plus en plus grande des « rapports de force » et des « mobilités sociales » différentielles qui en résultent. (Cette mobilité différentielle n'est alors évidemment pas l'effet « naturel » du capitalisme, mais bien des luttes sociales en tant qu'elles y prennent la forme « conventionnelle » plutôt que politico-institutionnelle). Cette hiérarchisation a alors à son tour pour effet d'accélérer la fragmentation des intérêts et la particularisation des identités qui leurs servent de « supports ».

Pour ce qui est des nouvelles formes de propriété et de l'importance structurelle qu'il convient de reconnaître à leur développement, il suffira de se référer aux diverses formes d'agglomération de la « propriété » qui ont caractérisé le développement du capitalisme moderne, à commencer par la reconnaissance judiciaire de la propriété collective, et la limitation de la responsabilité civile qui lui est inhérente (sociétés « anonymes », « incorporées », « enregistrées », avec « responsabilité limitée » - et accessoirement communautaire, avec les coopératives - pour finir avec toutes les macromolécules polymérisées dans la « technostructure » (note 8). L'important, c'est de remarquer que la « concentration du capital » transforme la nature des régulations sociétales : on passe de la règle générale abstraite à la décision particulière, matérielle, ou encore, à ce qu'on a appelé le « contrôle ». La question structurellement pertinente n'est pas alors de savoir si la propriété s'est ou non dissociée du contrôle, c'est à dire si la « propriété » a « perdu le contrôle » au profit du management, C'est qu'une « structure de propriété » (avec sa régulation impersonnelle par le marché) s'est progressivement convertie en « structure de contrôle » et de « décisions ».

La question a suscité tant de malentendus qu'il vaut la peine d'essayer de la clarifier conceptuellement, car elle est théoriquement de première importance. Prenons d'abord une analogie historique. On discute encore pour savoir si « l'accumulation primitive » du capital s'est effectuée plutôt par l'accumulation directe des profits marchands, ou plutôt par la conversion dans le système d'un surplus « politique » réalisé dans la production rurale traditionnelle, c'est-à-dire patrimoniale. Mais il est clair par contre que la croissance du capitalisme impliquait de toute façon le développement cumulatif de la logique de la propriété et de la marchandise. On peut pareillement débattre la question de savoir si, oui ou non, et jusqu'à quel point, la propriété (au sens formel, technique, c'est-à-dire juridique), plutôt que la mobilisation beaucoup plus générale des rapports de force, reste la condition principale de l'exercice du contrôle (si tel est le cas, on dira alors qu'elle en représenterait justement le « mode d'accumulation primitif » !). Mais il est futile d'opposer Marx à Burnham comme s'il s'agissait seulement de savoir qui, des propriétaires ou des managers, exerce le contrôle. Le problème structurel (conceptuel, sémantique) de ce qu'est la « propriété » et de ce qu'est le « contrôle » est un préalable à la question empirique portant sur « qui est propriétaire » et/ou « qui contrôle »; et la seconde question, à être posée d'abord, ne peut qu'embrouiller complètement la première. Or, dire que « la propriété contrôle ceci ou cela... » (et non pas : « les propriétaires », dont on reconnaît alors qu'ils sont en train de passer d'un système dans l'autre) est un contresens historique et donc conceptuel. La propriété, comme telle, ne commandait directement que l'abstention sur les choses, et elle n'entraînait un « contrôle » - c'est-à-dire une disposition - sur le travail que par la médiation du contrat de travail qui la mettait encore une fois en oeuvre. La propriété ne débouchait donc pas sur le contrôle, mais sur la libre disposition qui ne rencontrait sa propre loi qu'en étant confrontée à toutes les autres « libres dispositions » sur le marché concurrentiel ! La possession pouvait « contrôler » ce qu'elle avait sous la main, mais ce n'était pas alors le terme exact, spécifique : on disait plutôt : disposer de, utiliser, jouir. Maintenant, le terme de contrôle, en désignant quelque chose de précis, prend un sens nouveau : il s'agit de décider normativement, non pas de l'usage des choses, mais de la forme des rapports sociaux, des règles qui les régissent. Il s'agit de produire des systèmes de régulation qui se substituent par conséquent au système unique, universaliste, formaliste de la régulation par la propriété et la libre disposition, c'est-à-dire par leur effet direct et impersonnel, le marché, dans lequel toutes les micro-décisions - les micro-«contrôles» - s'annulent par compensation statistique et donnent naissance à de simples « tendances objectives ». Ainsi, il est clair que le contrôle ne s'inscrit pas dans l'exercice du « droit de propriété », fût-ce pour le remplacer, au même niveau. Il se substitue au système institutionnel établissant la propriété, c'est-à-dire, clairement, au pouvoir d’État. On peut alors revenir aux « rapports de force », qui deviennent si visibles lorsqu'ils se mobilisent autour du « contrôle » : c'est leur émergence (leur « affranchissement », ou leur « libération », comme on dit d'un gaz qu'il se libère) qui détruit le système de la propriété ; ce sont eux qui, en « court-circuitant » leur propre coagulation dans ce condensateur des rapports de classes qu'est la domination, prennent directement la position de l'État, c'est-à-dire celle du pouvoir. Derrière les rapports de force, il y a certes des circonstances, et ces circonstances s'enracinent toujours dans des « structures », pan-ni lesquelles celle de la propriété pèse encore de tout son poids; comme la propriété immobiliaire patrimoniale jadis, au temps du développement de la société bourgeoise qui a néanmoins fini par renverser la dominance structurelle...

Je passe par-dessus tous les autres groupements d'intérêts à caractère non strictement économique qui ont proliféré sur le marché contemporain des rapports de force et de la participation à la « négociation » et aux « décisions » : il en sera question tout à l'heure à propos du nouveau concept de « droit » qui est émergé de la logique structurelle décisionnelle et de la relative dissolution de l'État dans cette logique, et c'est donc à cette question « provocatrice » que je passe immédiatement.

En ce qui concerne l'État, la première chose qui saute aux yeux est bien sûr sa croissance et la multiplication de ses interventions dans tous les domaines de la vie moderne, à commencer par l'économie. Ce qu'il advient de la nature même de l'État dans ce processus d'extension est peut-être moins évident, et cela devrait pourtant importer plus à l'analyse. Or, qu'est-ce que la « nature de l'État », sinon la forme de ses activités, et les modalités de ses rapports aux autres secteurs, et aux autres acteurs, de la société ? Or au plan formel, il paraît évident que l'État a été progressivement aspiré dans le jeu des acteurs sociaux « privés » (ceux-ci perdant du même coup ce caractère « privé » sans devenir pour autant des organes de la fonction étatique, des agents de l' « impérium publique » : c'est la distinction même (note 9) entre ces deux sphères et ces deux modes d'action, entre l'exercice de l' « Imperium », d'un côté, et celui du « dominium », de l'autre, tel qu'il s'exerce dans les contrats et les conventions. Et si l'État s'y est fait entraîner, c'est justement en raison de la prééminence qu'il détenait vis-à-vis des rapports de force « privés » en tant que détenteur du principe de légalité, et par conséquent, de la capacité de légalisation, celle-ci s'est ainsi convertie en capacité de légitimation des régulations privées à mesure que celles-là acquéraient non seulement valeur de lois entre les partenaires, mais valeur de régulations sociales objectives vis-à-vis des « tiers », c'est-à-dire finalement pour l'ensemble de la société. L'État s'est vu conférer ainsi progressivement un rôle et une légitimité nouvelles, en vertu desquels il allait être appelé à intervenir de plus en plus dans tous les domaines conflictuels de la vie sociale, y débloquant en retour les rapports de force qui jusque-là y étaient contenus par les principes abstraits d'une légalité universaliste ; et il a fini par devenir lui-même l'enjeu premier de tous ces rapports de force, mais cette fois-ci ce n'était plus en tant qu'État, entendu dans l'unité a priori de son Imperium, c'était comme partenaire : primus inter pares.

L'État s'est sans doute énormément accru dans ce processus, mais au détriment de cette unité quasi-transcendante qui le constituait précisément comme État. C'est pourquoi on a pu croire que l'État comme tel se renforçait de plus en plus, qu'on allait vers la société étatisée, qu'on assistait à l'avènement du « mode de production étatique » (Lefebvre), qu'on entrait dans l'ère du « capitalisme monopoliste d'État » (Mandel, et les autres). Ce qu'on ne voyait pas alors, c'est comment l'État se divisait dans la multiplication de ses tâches et de ses interventions, ni comment il se dissolvait comme sucre dans l'eau parmi toutes ses clientèles (il est vrai que cela faisait alors de l'eau bien sucrée). Ainsi, on est passé successivement (et sans qu'aucune de ces formes n'efface bien sûr les précédentes) de l' « État gendarme » à l'État interventionniste, puis à l'État arbitre, puis à l'État partenaire social, à l'État gestionnaire, et j'en passe, à mesure que les procédures judiciaires étaient débordées par les procédures réglementaires bureaucratiques, puis celles-ci à leur tour par les procédures consultatives, informatives et décisionnelles, ou en un mot, « technocratiques ». Parallèlement, l'extension et la diversification des tâches amenait dans l'État un processus accéléré de spécialisation d'abord « fonctionnelle » (ministérielle ou formelle), puis sectorielle (matérielle ou objective) et enfin purement « programmatique » (« organisationnelle »). Chaque ministère, chaque agence devenait une « organisation » particulière, orientée vers la gestion de son environnement concret dans la réalisation de ses tâches non seulement « spécifiques » mais de plus en plus auto-déterminées. (C'est alors le budget qui prit fonction d'instance d'intégration pragmatique, remplaçant l'unité politique a priori du pouvoir gouvernemental). Ainsi l'État a fini, à travers la décomposition de son ancienne unité formelle, par se brancher lui-même sur tout ce qui s'était branché sur lui. De sujet « quasi-transcendantal » (Hegel), il est devenu l'objet de tous les rapports de force qu'il avait « libéré » et vis-à-vis desquels il ne joue plus que le rôle de catalyseur, de modérateur.

Rien ne caractérise mieux cette transformation de la nature de l'État que la mutation de concept de « droit » à laquelle on assiste à mesure que l'unité du « système du Droit » se fractionne en une multitude des rapports de force particuliers, jusqu'à ce que « les droits » finissent par devenir les produits directs de ces rapports particuliers (note 10). Alors que « le Droit » était posé comme un a priori de tous les rapports sociaux concrets (le moment politique de son institutionnalisation étant transcendentalisé par l'idéologie de légitimation rationaliste) il tend maintenant à n'être plus que la résultante empirique des mêmes rapports. Comme on l'a vu, l'ordre formel de la société bourgeoise capitaliste « classique » était un ordre déductif. Au sommet, la Constitution incarnait et « opérationnalisait » la légitimité rationaliste issue du mouvement révolutionnaire de la bourgeoisie. Le Droit se présentait alors comme une dérivation formelle du principe constitutionnel, et son application judiciaire ou administrative (bureaucratique), comme une spécification de la « loi universelle » par les « conditions prochaines ». On voit donc que les juristes bourgeois avaient élaboré bien avant Popper les principes de « la procédure déductive de contrôle ». C'est alors dans cet espace d'égalité formelle que se déployait sans réserve l'inégalité de fait de la propriété, qui tendait ainsi à produire dans la société une claire dichotomisation des intérêts, puisque la concurrence « universelle » réalisait une double égalisation tendancielle des conditions prévalant au sommet et au bas de l'échelle. Le nouvel ordre sociétal prend par contraste une allure franchement « Kuhnienne ». Chaque secteur de la pratique, chaque agglomérat d'intérêts particuliers tend à sécréter son propre « paradigme régulateur » de forme organisationnelle - décisionnelle ; il institue son propre régime de droit conventionnel dans lequel les rapports de force « à la base » cherchent à s'équilibrer de manière purement empirique et à s'intégrer de proche en proche dans le système d'ensemble, en ne suivant finalement d'autre principe que ceux de l'effectivité et de l'efficacité. Ainsi la société ne se définit plus qu'a posteriori, comme fonctionnement effectif, comme équilibrage pragmatique et noble de l'ensemble des systèmes partiels d'intérêts et de gestion des conflits, d’absorption et de dissolution des « contradictions ». Formellement, un tel système procède alors de manière « horizontale » ; chaque sous-système n'y est plus qu'un élément faisant partie de l'environnement de tous les autres, chaque décision ne prend plus pour les autres qu'une valeur d'information. Parsons avait commencé à théoriser ce mode de régulation par « inputs-outputs », avant qu'il ne reçoive une formalisation plus abstraite dans la théorie des systèmes. La technologie de l'informatique représente alors en même temps le mode opératoire effectif de la nouvelle structure, et le fondement de sa nouvelle légitimation, où l'objectivité n'est plus comprise que sous le mode de l'efficacité et de l'effectivité. Matériellement, le fonctionnement d'un tel mode de régulation conduit par contre à une hiérarchisation noble et ascendante de la société, à caractère « inflationniste ». On passe d'une « structure de classe », fondée sur un système institutionnel universaliste, à une structure pyramidale de « statuts », rendue mobile à tous les échelons par les procédures de négociations. À la différence de l'ancienne société de castes, la nouvelle, outre sa mobilité intrinsèque, a donc ceci de particulier, qu'elle tend vers une complète continuité. Les éléments de l'ancienne structure de classe subsistent sans doute dans le système ; ils tendent à s'y isoler au sommet et à la base, pour former des catégories opposées de « hors-castes »: ceux qui d'un côté n'ont rien à négocier et auxquels alors s'applique d'ailleurs encore directement tantôt la « loi du marché », et tantôt le « droit social » qui lui sert de compensation (note 11) ; et ceux qui, à l'autre extrémité n'ont pas besoin en raison de leurs possessions de négocier quoi que ce soit. Mais les possessions qui les mettent ainsi à l'abri des contraintes et des formes opératoires du nouveau système tendent de leur côté à y subir une érosion continue, comme ce fut jadis le cas pour les héritages patrimoniaux lorsque se développait la richesse mobiliaire.

C'est ainsi que l'on passe (note 12) du « Droit » à la « convention », de l' « institution » à la « décision », de la déduction formelle des « obligations » à la programmation des objectif ; et à la prévision des résultats. À la spécification circonstancielle de règles universalistes par la « bureaucratie » se substituent ainsi des activités « technocratiques » d'extension et de généralisation pragmatique des « contrôles » orientées vers la réduction progressive de l' « incertitude » inhérente à l'« environnement ». Mais il n'allait pas de soi que la société puisse un jour se présenter sous cette forme aux acteurs sociaux ! La pertinence de ce concept d'environnement est entièrement solidaire du développement réel des procédures de contrôle qui s'y réfèrent ; il ne prend lui-même sens objectif que dans la mesure où se multiplient les intérêts particuliers, et où les objectifs et les stratégies dans lesquels ceux-ci s'expriment opérationnelle ment prennent tous, les uns pour les autres, valeur de « variables objectives ». C'est alors sous cette forme que toute réalité sociale est sommée de se présenter, aussi bien vis-à-vis de la pratique sociale devenue « pratique de contrôle », que vis-à-vis des sciences de même nom, qui peuvent alors d'autant mieux prétendre étudier leur objet de plein pied, qu'elles n'en représentent plus que la modalité technique de fonctionnement : la pratique sociale ne devient-elle pas de jour en jour plus « scientifique » ? De la société ou de sa science, comment savoir qui finalement aura mangé l'autre ?

Rien de tout cela n'était d'ailleurs directement contraire à la logique formelle du système capitaliste, tout entrait dans le cadre des principes de propriété, d'autonomie juridique et d'obligation contractuelle, tout procédait du développement de la logique des intérêts. Mais il s'est produit cependant un déplacement fondamental, une extension de contenu qui a entraîné une mutation de forme. Le concept de propriété qui n'avait à l'origine comme contenu que les « biens », et qui s'opposait ainsi aux « possessions », s'est progressivement étendu aux « droits », faisant alors rentrer précisément toutes les « possessions », jadis écartées, dans le système. Et ceci jusqu'à inclure finalement, en fermeture du cercle, le droit de propriété lui-même, c'est-à-dire la possession de ce droit. Parallèlement, le concept de « personne » fut progressivement étendu à tout ce qui pouvait justifier d'un « intérêt » : associations, collectivités, communautés, ce qui revient à dire qu'il fut implicitement accordé aux droits eux-mêmes, en autant qu'ils apparussent revêtus de sujets-supports et de porte-parole. Enfin, la responsabilité contractuelle tomba à son tour dans le champ des rapports de force. Alors, on finit par voir se former des groupes d'intérêt pour la défense et la promotion du droit de propriété (néo-libéralisme) ; c'est ainsi qu'on rencontre maintenant des droits en quête de sujets, comme jadis ces personnages en quête d'un auteur (le militantisme promotionnel est une nouvelle forme de l'engagement politique); quant aux rapports de force, il leur suffit, à tous les jours, de se modifier pour révoquer les droits et obligations nés des équilibres transitoires où ils se trouvaient seulement la veille.

En bon sociologue on fera peut-être remarquer - en parcourant alors en sens inverse, réflexivement, le même cercle déjà fermé par le procès réel - que les rapports entre la classe dominante et l'État ne furent jamais que la concrétisation d'un rapport de force, qui se soldait justement par la formation d'un « droit sur le droit », précisément le droit de la bourgeoisie sur le droit bourgeois. Peut-être ; mais cela alors ne se disait pas ainsi, et ne se découvrait pas comme tel : l'idéologie servait encore à fonder quelque chose qui ne s'identifiait pas immédiatement avec la réalité. Mais la transcendance de l'idéologie finalement n'a pas tenu le coup face à la logique concrète qui s'est émancipée de la propriété. On a abouti dans la théorie là où conduisait déjà la pratique : à la légitimation directe des rapports de force comme fondement ultime de la production de l'ordre social.

La référence faite tout à l'heure à l'épistémologie kuhnienne évoquait déjà le fait que la science suit une évolution formelle parallèle à celle des régulations qui assurent la reproduction générale de la société, et qu'elle tend à se fondre avec celle-ci, en tant que technologisme. Dans le domaine scientifique, c'est le « paradigme » qui est l'équivalent de la « décision », et il implique la même référence aux rapports de force. On peut bien admettre que les pratiques scientifiques « classiques », elles aussi, ne furent jamais strictement et exclusivement régies par les principes d'une méthodologie purement rationnelle et universaliste, comme l'aurait voulu l'épistémologie ; déjà ils subissaient l'attraction de « modèles culturels » et de « modèles d'autorités » liés à des « intérêts particuliers ». Bien plus, le même rationalisme universaliste que la science invoquait pour son fondement représentait précisément l'idéologie spécifique de légitimation du système institutionnel de la société capitaliste. Il reste que l'épistémologie et la méthodologie qui cherchaient à fonder la validité de la science conservaient à l'égard des pratiques scientifiques particulières une valeur normative a priori, et que celle-ci entraînait les divers rayons du développement scientifique vers une sorte de foyer virtuel commun, qui garantissait la spécificité cumulative des diverses pratiques scientifiques concrètes, et donc l'unité sociale de la science. Mais la situation qui tend à prévaloir dans les sciences contemporaines et que la théorie kuhnienne exprime effectivement tout en s'efforçant de lui conférer une auto-légitimité immédiate, est fort différente. Les modèles « paradigmatiques » ont, comme bien d'autres choses, perdu ce caractère « culturel-communautaire » et donc « spontané » qu'ils avaient jadis. Ils dérivent maintenant de plus en plus directement des rapports de force qui s'établissent entre tous les agents bureaucratiques et technocratiques qui interviennent dans les procès de décision et de programmation qui régissent les pratiques scientifiques. Ces termes mêmes sont symptomatiques : il eut été inconcevable dans la science classique qu'on procède à une « programmation » de la « découverte » (ou de la « vérité » !), et que les modèles normatifs de la recherche, c'est-à-dire encore une fois de la « vérité », puissent être « négociables ».

Ainsi la tendance vers l'unité formelle de la science a fait place à la tendance inverse, à un fractionnement pragmatique lui aussi cumulatif des recherches et des paradigmes. Dans le seul domaine des sciences humaines, c'est à chaque jour qu'on en invente de nouveaux, c'est-à-dire à peu près à chaque fois qu'un nouveau « programme de recherche » est lancé. Ainsi, l'essor immense de la spécialisation résulte-t-il beaucoup plus de la multiplication des intérêts pratiques intervenant dans les procès de décision, que du mode de construction théorique de l'objet. Les connaissances spécialisées ainsi produites n'ont plus les unes pour les autres aucune signification théorique, elles ne servent plus qu'à appuyer les références « mondaines » qui tiennent lieu maintenant d'alibi universaliste.

Si la science conserve encore une unité tendancielle, celle-ci ne résulte plus d'un modèle commun d'objectivité, mais simplement d'une abstraction possible des « conditions générales d'efficacité de l'action instrumentale ». La cybernétique a donc remplacé la physique comme discipline modèle ou discipline pilote. La science a remplacé la référence de vérité et le principe normatif de réalité par celui de la prévisibilité des résultats de l'action instrumentalement orientée vers la réalisation de n'importe quelle fin pratique univoque. Elle est devenue instrument technique de programmation des actions techniques, et comme la reproduction de la société est elle-même devenue une affaire de techniques et de programmation, la science tend à se fondre dans le système généralisé de la reproduction. Elle devient tout autant, sinon plus, « force reproductive » que « force productive », dans la mesure même où la production tend à se confondre avec la reproduction. Les sciences humaines deviennent les sciences reines, et les physiciens « purs » prennent l'allure de poètes contemplatifs, quand ce n'est pas celle de nouveaux mystiques. « Le réel, qu'ossa donne ? »

L'unité d'ensemble de la société ne disparaît pas pour autant. On assiste toutefois à un renversement complet de son mode de constitution. Dans toutes les formes de société antérieures, cette unité avait un caractère a priori, soit qu'elle fût donnée culturellement, soit qu'elle fût posée ou instituée politiquement et idéologiquement. Dans le nouveau mode de régulation, elle devient une résultante, elle est réalisée pragmatiquement par une multitude d'ajustements empiriques et « marginaux » effectués de manière « décentralisée », entre les « variables » relativement indépendantes que sont les résultats de tous les procès, eux aussi décentralisés, de décisions. En réalité, l'unité n'est plus que l'adaptation réciproque des multiples procès de décision, condition de leur efficacité respective. C'est ainsi que la société consacre maintenant une activité incessante à sa propre unification. Elle est devenue une « société en auto-production permanente », mais cette « auto-production » n'est plus, comme dans le mode de reproduction politique classique, fondamentalement réflexive, mais « réactive ». La société entre donc dans l'ère du Système objectivé.

Il s'agit de voir maintenant ce qu'il advient structurellement de la culture dans ce système. Il faudra alors se rappeler qu'il ne sera, ici aussi, question que de repérer la tendance que la logique sociale dominante rend cumulative, et non de brosser une description de la « situation moyenne », qui reste elle beaucoup plus conforme au modèle classique qu'on a décrit précédemment. On conviendra donc, pour ne plus insister autrement, que les anciens rapports sociaux de production capitalistes continuent à former une partie importante, et « statistiquement » peut-être prépondérante, du cadre de la « nouvelle société ». Mais on fera l'hypothèse heuristique que c'est à titre d'une puissante inertie ; pour une fois, on donnera donc une chance « au vif de saisir le mort » dans l'analyse. D'ailleurs, le principal legs du capitalisme libéral au système actuel n'est pas tellement le capital accumulé, que la légitimité démocratique et l'ensemble des procédures de négociation qui en représentent une nouvelle forme de mise en oeuvre. Lorsque cette légitimité elle-aussi aura été usée par la légitimation immédiate des rapports de force et de l'état de fait, si cela doit arriver, alors on serait vraiment passé d'un « mode de reproduction à un autre ».

Je vais centrer l'examen des transformations culturelles dans la société contemporaine sur deux questions cruciales: celle de la nature du langage et du rapport au langage, et celle de l'art, liée au problème de l'articulation du champ culturel-symbolique avec le mode institutionnel de la reproduction sociétale, ce qu'implique son rapport aux « instances » spécialisées que ce dernier avait engendrées.

4.
Langage et identité

Je rappelle que le développement du système institutionnel dans la société moderne avait retiré au langage la fonction de reproduction sociétale qu'il assumait dans les sociétés « traditionnelles », et qui faisait coïncider virtuellement la socialité vécue dans les pratiques particulières et « quotidiennes » avec le procès de la reproduction structurelle de la société. Alors les identités spécifiques des sujets sociaux comprenaient leur mode de participation à l'identité collective. Du même coup, l'institutionnalisation avait fait éclater l'ancienne unité de langage qui, dans la société « primitive » était simplement polarisée par le « sacré » et le « profane ». On avait alors assisté à la formation progressive d'une pluralité de niveaux et de sphères linguistiques ou « communicationnels ». Le langage commun de type traditionnel avait été repoussé dans la sphère marginalisée de la « vie privée » où il subissait une segmentation corrélative à l'isolement sociétal croissant des milieux communautaires qui l'abritaient. Parallèlement le fonctionnement même du nouveau mode de reproduction avait entraîné la formation de langues « institutionnelles » de type universaliste (les langues « nationales ») dans lesquelles se reflétait l'uniformisation non seulement des modalités symboliques de rapport à la société globale (politique, économique, idéologique), mais encore des formes fondamentales du rapport au monde : objectivation de l'espace, du temps, du mode d'expérience de la « réalité » et du rapport à autrui. Bref, de l'ensemble des catégories existentielles. Cette langue en quelque sorte officialisée tendait alors à se présenter également comme le moyen privilégié d'expression de la Haute Culture à vocation universaliste. Ainsi, une nouvelle polarisation entre langage « quotidien » et langage « littéraire » venait remplacer l'ancienne polarisation des usages profanes et sacrés du langage. Enfin, on assistait au développement de langages techniques assurant des fonctions communicationnelles spécialisées dans lesquels la dimension identitaire-expressive inhérente au langage commun tendait à s'effacer derrière une fonction spécifiquement communicationnelle (quitte à ressurgir lorsque les groupes fonctionnels tendaient à se reconstituer en communautés en se repliant sur eux-mêmes).

Si l'on excepte les langages communautaires (ou les usages communautaristes des langues universalistes, tant communes que spécialisées), le langage propre à la société institutionnalisée avait pour première caractéristique d'être essentiellement un langage de communication inter-individuelle, plutôt que d'expression collective (note 13). En lui s'opérait une abstraction formelle des sujets sociaux et des modalités de leurs interrelations. Les sujets y entraient en réciprocité et en équivalence abstraite dans la communication de représentations objectives prenant valeur de descriptions positives. Pour reprendre une expression de R. Sennett (note 14). on passait donc d'un langage de « présentation » à un langage de « représentation ». Ce dernier était animé par un idéal d'équivalence matérielle des expériences (du « signifié ») et de transparence ou de clarification formelle de l'expression (du « signifiant »), répondant à l'uniformisation des expériences sociales régies par un système d'institutions abstraites et générales. Cette tendance impliquait une objectivation du langage, c'est-à-dire une différenciation objective du rapport-au-langage et du rapport-au-monde-et-à-autrui (note 15). Le langage apparaissait explicitement dans sa fonction de médiation, et cette médiation était commune à tous les sujets. Les sujets n'étaient plus dans le langage (et du même coup dans la société et dans le monde) chacun à sa place particulière : tous se plaçaient en une même position formelle devant lui, et par lui, en une même position face au monde. Ainsi, chaque sujet particulier pouvait également s'y présenter en autonomie, s'y tenir dans un a parle individuel d'où il surplombait l'ensemble de ses propres paroles, l'ensemble des actes de communication dans lesquels il s'engageait. Le sujet devenait responsable de sa communication avec les autres. On passait ainsi d'un « langage de vérité » à un « langage de véracité », où la langue n'énonçait plus une vérité immanente en même temps à elle-même et au monde, mais où elle devenait le moyen et l'espace d'un cheminement : la véracité subjective du dire devenait le mode d'accès exclusif à la vérité intersubjective. Alors que dans la société traditionnelle, les diverses identités sociales étaient constituées dans l'a priori d'une reconnaissance mutuelle des différences de condition, de statut, de fonction, de mode d'être social, et qu'elles s'emboîtaient ainsi visiblement les unes dans les autres pour constituer en leur articulation concrète une identité collective à laquelle chacun participait de manière particulière, on tendait maintenant à la formation d'une identité individuelle commune à tous dans son abstraction, et coïncidant donc immédiatement avec l'identité collective (le « sujet de droit », le « sujet économique », le « citoyen », l' « homme cultivé », etc.). Le reste, le particularisme propre à chacun, tombait dans le domaine de la « vie privée », dans le secret de l' « intimité » qui la protégeait. Ainsi l'individu autonome qui participait à la vie publique, aux activités sociales institutionnalisées, acquérait une identité abstraite, universaliste, dominée par une psychologie uniformisée, en laquelle il pouvait dans le langage comme dans la vie « publique » rencontrer de plein pied l'ensemble des autres sujets abstraits, pour prendre avec eux, en cette abstraction, la place idéale du Sujet fondateur de l'ordre social, et s'y présenter, dans la fiction rationaliste de l'idéologie dominante, comme le porteur de la légitimité. Et c'est par ailleurs revêtu d'une identité tout aussi universaliste que le même individu autonome exprimait sa subjectivité idéalisée dans la Haute Culture, soit sous la forme de l'artiste, soit sous celle de l'amateur, de l' « honnête homme », de l'« Homme cultivé », qui servaient à l'artiste de public (on sait que les abstractions étaient masculines en ce temps là !).

Le développement de la société décisionnelle est en voie de bouleverser la structure précédente de la communication et du langage, de la subjectivité, de l'identité et de la réciprocité. La multiplication des objectifs et des procédures « excentrées » de décision et la diversification des modalités et des titres de participation aux rapports de force entraînent une décomposition progressive de l'ancienne unité formelle et abstraite du sujet universaliste, tant au niveau individuel que collectif. Du même coup, la mise en coïncidence formelle de ces deux niveaux s'évanouit elle aussi. On vient de voir que cette mise en coïncidence était un postulat aussi bien du mode de participation politique au système institutionnel, que du fonctionnement du « langage commun » de type universaliste qui s'était développé dans les sociétés régies par ce mode de reproduction. On peut rappeler ici que l’anthropologisation consiste de toute manière dans l'institution culturelle-linguistique d'une modalité ou d'une autre de la reconnaissance d'autrui comme « alter ego » (voir la « dialectique du Maître et de l'Esclave » chez Hegel). Cette exigence implique à son tour la référence à un système significatif commun posé comme a priori de la communication. Cette reconnaissance et cette immersion dans la médiation a priori peut être concrète (société traditionnelle) ou abstraite (société bourgeoise moderne), elle ne peut pas être inexistante sans entraîner une perte d'identité sociale synonyme de destruction de la subjectivité. Or, dans la société contemporaine, la destruction progressive du mode abstrait et universaliste de reconnaissance et d'identification n'est pas « compensée » par un retour à une structuration concrète de l'identité sociale. Elle coïncide plutôt avec un procès d'émiettement où les divers moments empiriques de la subjectivité individuelle se trouvent contraints d'aller mendier une reconnaissance auprès d'autres moments tout aussi empiriques et désarticulés de subjectivité appartenant à d'autres supports d'identité éclatée. D'où la tentation du refermement totalitaire d'une subjectivité concrète sur une autre, dans le couple par exemple, ou encore dans le culte de la personnalité et plus généralement dans le narcissisme (note 16). D'où la tentation aussi de faire intervenir partout des spécialistes de la « communication » pour essayer de recoller les éclats du miroir brisé. Mais l'identification intersubjective est un a priori de la communication, et pas sa résultante. Le grand déballage de la subjectivité auquel on assiste coïncide donc avec une perte de la subjectalité, dont la schizophrénie est le seuil ou la limite. Une subjectivité purement empirique, purement contingente, ne pourra jamais suffire à en constituer une autre par la reconnaissance qu'elle lui accorde ; elle ne lui fournira jamais la raison de son propre sens si elle n'est pas elle-même déjà fondée en le sien. En attendant, nous sommes tous en train de devenir des « autres » pour les « autres », par défaut de l'Autre, qui seul fournit à chacun un surplomb vis-à-vis de soi-même et d'autrui. L'Autre, le « Tiers fondateur », le miroir, le fondement de la norme et du regard commun fut toujours d'une manière ou d'une autre réifié (« Dieu », le « Devoir », la « Raison »). Le problème de la société « post-moderne », de la société qui ferait devenir adultes ses membres, est de parvenir à la suppression critique de la réification idéologique, sans renoncer à la production d'une transcendance normative fondatrice d'un a priori de socialité, d'identité, de reconnaissance, d'orientation des pratiques particulières vers la constitution d'un ordre reconnu comme commun. C'est dans ce sens que vont les recherches et les réflexions, certes encore insuffisantes, de J. Habermas, de H. G. Gadamer, de K.O. Apel, et en France de L. Quéré, et j'en saute bien sûr. En attendant, le langage commun sert toujours encore d'instance fondatrice, il accomplit encore cette fonction à travers les mécanismes « freudiens » de l'identification parentale et de la sublimation, mais ne le voit-on pas de plus en plus faillir à cette fonction, à mesure qu'il devient langage de manipulation, de propagande, de publicité, simple outil dans l'établissement des rapports de force et l'exercice de l'influence, et virtuellement, comme il l'est déjà dans certaines théories, stimulus déclencheur de réflexes conditionnés.

Parallèlement à cet éclatement du « sujet abstrait », « institutionnel », les divers « vécus immédiats » de la « culture anthropologique » refoulée dans la vie privée refont surface précisément sous la forme des « droits » et des prétentions subjectives particulières à faire valoir dans les rapports de force, et par là, ils s'inscrivent à nouveau dans les mécanismes de la régulation sociétale. Mais ce n'est bien sûr plus au titre d'une culture traditionnelle ayant en elle-même sa cohérence, sa suffisance, son intégrité sociétale : on a vu que cette intégrité sociétale de la culture anthropologique avait été détruite précisément par le déplacement des modalités de la reproduction sociétale au niveau institutionnel. Ainsi, à la différence des sociétés primitives ou traditionnelles, les éléments de culture primaire qui sont drainés vers les mécanismes de la régulation décisionnelle ne comportent plus de leur côté aucune modalité d'intégration normative a priori, si ce n'est au plan de la procédure. C'est donc seulement a posteriori que tous ces contenus culturels convertis en droits, en rapports de force et en décisions trouvent éventuellement la voie d'une intégration sociétale, sous l'effet d'ajustements et d'adaptations mutuels purement empiriques ou pragmatiques. On assiste ainsi à un processus de totalisation sans totalité, et c'est précisément à cela que correspond le nouveau concept technocratique de « système », auquel répond le thème de la « mort du sujet ».

À tout cela correspond une nouvelle mutation de la nature du langage impliqué dans le nouveau mode de fonctionnement et de reproduction des rapports sociaux. À la fiction de la transparence, qui fondait en même temps le modèle d'identité et le mode de participation à l'unité sociétale dans la société institutionnalisée, succède un postulat stratégique d'opacité, une suspicion de principe quant à l'existence même d'un espace de signification intersubjective (expression d'ailleurs pléonasmique), dépassant les accords momentanés que réalise toute confrontation d'intérêts particuliers, sauf en situation de totale domination.

Dans ces conditions, la communication se limite à de l'échange d' « information », et le langage prend la valeur d'un simple code dont l'intelligibilité intersubjective tend à se réduire au plus petit dénominateur commun des intérêts en présence, qui est bien sûr aussi une fonction de l'environnement. Le « sens » alors ne renvoie plus à l'a priori d'une expérience partagée, médiatisée par une mutuelle reconnaissance des identités ; il désigne directement les intérêts ou motivations spécifiées par leurs seules divergences circonstancielles (et ce sont celles-ci qui, à leur tour, servent d'unique mesure - négative - dans l'appréciation de leur éventuelle convergence tactique ou stratégique), d'un côté, et de l'autre les résultats visés ou obtenus par le moyen de la communication agonistique. Ces résultats peuvent alors se mesurer en terme d' « influence », c'est-à-dire de modification de l'environnement comportemental. Le schème analytique de l'influence se substitue ainsi à celui du pouvoir, qui était propre à la société institutionnalisée.

Le fonctionnement d'une telle structure implique bien sûr que les participants y disposent, chacun de son côté, d'une identité préalable, et qu'ils puissent opérer pour eux-mêmes une spécification positive de leurs intérêts et de leurs objectifs particuliers (note 17). Il faut bien, pour entrer dans la stratégie de négociation, mettre en jeu une forme ou une autre de solidarité, s'identifier à un quelconque « ingroup », qu'il s'agisse de « nous les femmes », « nous les prolétaires > « nous les patrons et les employés de l'industrie de la chaussure menacée par les importations coréennes », « nous les professeurs-chercheurs universitaires », « nous les alcooliques anonymes », « nous les diplômés de sexologie », « nous les pêcheurs de saumon de la rivière York », etc. Car le nouveau système a besoin de sujets collectifs, il en consomme de plus en plus, mais il n'en produit pas. Ou plutôt, il ne produit que leur prolifération, résultant du fractionnement d'un sujet plus vaste, plus général, plus intégral, hérité d'avant. Il procède par distillation fractionnée, et quand cela ne suffit plus, il fait du cracking.


D'ailleurs, il ne s'agit pas de mettre ici tous ces « sujets » sur le même pied, ou dans le même panier. Certains viennent de loin, et c'est dans une longue histoire de répression, d'assujettissement ou de mépris que s'est formée leur « particularité », qu'ont été forgés leurs « droits ». Alors ils sont aussi capables de se subordonner toutes sortes d'autres petits sujets fragmentaires, opportunistes, occasionnels. On peut juger qu'ils sont les moments d'un universel concret potentiel, c'est-à-dire qu'ils ont une portée « révolutionnaire ». Le nouveau système a été, en tant qu'il desserrait l'étreinte de l'ancien, la condition de leur émergence ; mais il est douteux que ces sujets « révolutionnaires » puissent trouver dans les mécanismes du nouveau système leur mode d'action historique, car ils le dépassent. Ce ne sont pas des intérêts, mais des mouvements sociaux, ce ne sont pas des « droits » mais des « exigences ». C'est en eux que s'énonce et s'ébauche une alternative non régressive au système. Eux d'ailleurs ne vivent pas des miettes du langage commun pour fonder leur identité, ils doivent s'inventer un nouveau langage, il leur faut établir un nouveau rapport à autrui, instituer un sens nouveau pour s'y « exprimer », c'est-à-dire pour parvenir à une compréhension du monde et de soi.

Mais ce n'est pas le lieu d'être optimiste ou pessimiste, ou encore tantôt l'un tantôt l'autre. On peut constater que le nouveau mode de régulation de la société « libère » des identités refoulées ou réprimées par la société institutionnelle et son universalisme abstrait et formel, et que par ailleurs il en produit lui-même toutes sortes de nouvelles, par fractionnement. Seul un choix normatif a priori permet de juger de leur authenticité respective, de leur « valeur de libération ». En attendant on peut constater aussi que le système les consomme, les uns comme les autres, dans la mesure même où ils acceptent de participer, car ils se condamnent alors à n'être plus que des « variables comportementales » pour les autres participants, et des variables ne sauraient créer un monde commun. De toutes ces variables et, en autant qu'elles s'acceptent comme telles, le perfectionnement des moyens informatiques, programmatiques et prévisionnels parviendra tôt ou tard à réduire le « degré d'imprévisibilité », c'est-à-dire le caractère identitaire et subjectif. C'est ce qu'on a appelé la « récupération ». La théorie a déjà annoncé ce qui est l'idéal de la pratique : la fermeture, « en temps réel », de toutes les boucles de rétroaction les unes sur les autres. Alors, le système de la décision aurait, en atteignant sa perfection, consacré la disparition des « décideurs » ; il aurait jeté sa lumière dans toutes les « boîtes noires ». Ce qui veut dire du point de vue des sujets : noyé toutes les consciences dans sa nuit.

Cette « description » n'a certes rien à voir avec la « réalité contemporaine ». Elle voulait seulement y repérer une logique de développement, sachant parfaitement qu'une telle logique ne parviendra jamais à son terme, qui serait la destruction même du type d'objet auquel elle s'applique. De même, l'analyse refuse ici de faire une distinction de principe entre la « réalité » et ses « représentations ». Ces dernières, en effet, non seulement « font partie de la réalité » (ce que personne ne saurait contester), mais encore ils l'expriment, et cette « expression » ne se perd dans aucun nuage, ne se dissipe dans aucun ciel : elle agit en régissant, normativement et techniquement, des actions pratiques, en leur conférant une orientation. Sinon, pourquoi enseignerait-on les « sciences sociales », et pourquoi, pan-ni toutes ces sciences, celles touchant au « management » (de n'importe quoi, de n'importe quelle façon) seraient-elles les plus prospères ? Avant, on touchait à la société par le droit, l'économie, l'histoire, la littérature, les beaux-arts et la rhétorique. Mais où sont les sciences et les arts d'antan ?

Le développement de la société institutionnalisée avait donc fait éclater l'ancienne unité synthétique et synthétisante de la culture anthropologique ; d'un côté il avait entraîné la formation d'un « langage commun » à caractère universaliste et individualiste, médiatisant le rapport des pratiques concrètes aux institutions au niveau des pratiques, et jouant à l'égard des institutions elles-mêmes (politiques, économiques, scientifiques - c'est-à-dire alors « épistémologiques ») le rôle d'un métalangage adéquat. notamment en leur procurant un modèle abstrait et formel d'identité et de subjecticité correspondant à leur mode opératoire abstrait. De l'autre côté. il avait suscité la constitution d'une Haute Culture de compensation, à caractère idéal.

Dans son procès même de constitution. le langage commun s'était différencié en même temps des langages anthropologiques repliés dans les segments communautaires de la « vie privée », et des langages proprement techniques propres aux diverses instances spécifiques de la pratique institutionnalisée. On vient de voir que le principal effet du développement du mode de reproduction décisionnel sur le plan culturel général était une tendance à l'abolition de cette différenciation « verticale » des langages directement impliqués dans les pratiques fonctionnelles de la société. et que cette abolition ne conduisait pas à la reconstitution d'un langage synthétique polarisé autour d'une identité collective unifiée et assurant lui-même une fonction de totalisation significative des pratiques sociales ; elle entraînait au contraire une fragmentation « horizontale » indéfinie de l'unité synthétique du langage commun, ainsi que des identités subjectives et des champs de référence objective ou existentielle qu'il comporte. Dans ce sens là. l'image du « village » ou de « tribu » est une image radicalement fausse, du moins en tant qu'elle renferme l'idée de communauté. La nouvelle société tend certes à la formation de nouvelles communautés de compensation, que ce soit le « couple » - qui dès lors s'oppose à l'institution du « mariage » beaucoup plus qu'il ne la réalise - ou toutes les variétés de « communes », de « sectes », etc. Mais les nouvelles communautés compensatoires prolifèrent elles-aussi, à titre de segments ou de fragments de la nouvelle société ; elles n'y représentent plus une strate sous-jacente et refoulée de socialité, comme dans la société institutionnalisée qui pouvait encore y puiser le contenu de son abstraction formelle de la subjectivité. Quant au « village planétaire », il n'est rien d'autre qu'un nom donné à l'homogénéisation sémantique produite par la mobilisation dans les médias des éléments disjoints de la culture fragmentée : « le message, c'est le media », disait justement MacLuhan. À la limite, chaque élément symbolique de la culture pulvérisée par les procédés d'objectivation, de manipulation et de mobilisation instrumentales tend à devenir singulièrement un emblème ou un substitut de la totalité, équivalent à tous les autres. Mais il s'agit alors d'une totalité sans structure qui ne connaît plus que des variations d'intensité dans la manière d'être présentée et consommée symboliquement. On sait d'ailleurs à quel point le « langage freak » peut, à cet égard, ressembler au langage publicitaire et au langage de propagande, bref au langage totalitaire : il est dominé par la fonction d'expression de l'intensité.


À cette fin, le langage propre à la nouvelle société consomme bien sûr toutes sortes de thèmes sémantiques différenciés, à caractère expérienciel et existentiel, mais c'est seulement en fonction de leur aptitude à servir de support à l'expression d'un rapport d'intensité existentielle indifférenciée. Toute différenciation significative, qualitative, sémantique entre les thèmes ainsi utilisés tend donc à être absorbée, consommée. Et c'est dans ce sens que la « société de consommation » consomme de plus en plus de symbolisme : exactement comme un moteur consomme de l'essence. Elle doit donc aussi quelque part puiser dans les « réserves », exploiter des « gisements » de symboles fossilisés. Pour ce qui est de l'intensité, il lui faut par ailleurs puiser massivement dans les réservoirs ou les sources d'énergie existentielle, présocialisée, pré-oedipienne, dans la « libido » et ses divers substituts instinctuels mis en vedette ou à contribution par les nouvelles bio-sociologies. Or, tant que la consommation d'énergie existentielle s'exerce encore d'une manière tant soit peu « humaine », elle implique une consommation parallèle de symboles, c'est-à-dire de différenciations sémantiques, et c'est donc de ce côté-là que les réserves paraissent être, de prime abord, le moins renouvelables dans le mode de fonctionnement propre à la nouvelle société.

Cette indifférenciation sémantique des contenus existentiels permet alors au langage, vidé de tout contenu référentiel, de prendre la valeur d'un code purement formel, d'un instrument de production ou de transfert d' « informations » quelconques (note 18). Le « langage commun » de la société tend ainsi à ressembler effectivement à l'objet que décrivent déjà formellement les théories modernes de la communication (note 19) et de l'information, qui font abstraction de la fonction référentielle ou existentielle du langage, en vertu de laquelle une « information » n'a de sens que comme signification de quelque chose pour quelqu'un qui se situe en réciprocité avec quelqu'un d'autre.

5.
L'art immédiat

C'est en procédant au même genre d'extrapolation que je vais maintenant examiner la transformation de la « Haute Culture » dans la société décisionnelle, en me contentant de quelques observations au sujet de l'art. D'un côté, il s'agit alors d'examiner ce que devient « l'art lui-même », c'est-à-dire ce qui se présente encore directement sous la couverture du concept, ou du moins en prolongement direct de la tradition à laquelle ce concept réfère (fût-ce par une cascade de « ruptures », en autant que ces ruptures se présentent comme des ruptures effectuées dans l'art). Mais d'un autre côté, il faudra s'interroger également sur la nature de ce qui s'annonce ou s'ébauche, non plus directement dans le lieu de l'art, mais en substitution ou en compensation de sa disparition, de sa progressive perte de sens (social). Je me contenterai d'esquisser ici deux hypothèses d'interprétation tout à fait schématiques.

La première est que l'art perd progressivement sa signification sociétale classique, qui tenait à sa valeur de compensation, puisqu'il proposait un mode unifié et idéalisé de réalisation de la nouvelle dimension expressive de la pratique existentielle, et de l'identité concrète qui lui est associée. Il tend alors à se faire réintégrer dans le système de fonctionnement de la société au titre de simple pratique spécialisée et segmentée, qui peut entrer en interrelation directe avec les autres pratiques de même statut. Ce procès correspond à la destruction progressive du caractère universaliste des régulations institutionnelles. L'expressivité reflue et se diffuse alors à nouveau dans chaque pratique fonctionnelle particulière dans la mesure où c'est par le biais des procédures excentrées de négociation et de décisions que celles-ci viennent s'intégrer empiriquement dans la structure ou le fonctionnement d'ensemble de la société. On peut se contenter ici de rappeler le schéma des droits, des rapports de force, des prises de décision, et l'éclatement des identités qu'il implique. Dès lors, la dimension expressive-identitaire n'est plus exclue du fonctionnement régulier de la société pour être sublimée dans l'art ; on assiste au contraire, comme on l'a dit, à sa « libération » par fragmentation (la « désublimation répressive » de Marcuse). Mais, parallèlement, les diverses pratiques artistiques tombent directement dans le champ des rapports de force, et des procédures décisionnelles, et ceci d'autant plus aisément qu'ayant perdu leur légitimité ou leur évidence sémantique immédiate, elles doivent d'une manière croissante s'adresser aux instances décisionnelles bureaucratiques et technocratiques pour assurer leur survie et même leur identité. Paradoxalement, la survie des « artistes » se fait alors au détriment de la survie de l'art compris dans son sens spécifique. Ainsi, le concept d'« art » se dissout dans celui de « milieux artistiques », exactement comme le concept de science se dissout dans celui de « pratique scientifique », ou de « milieux de la recherche », tant dans la théorie kuhnienne que dans la pratique bureaucratique et technocratique. La seule différence est alors que dans ce deuxième cas, il ne s'agit pas d'assurer une survie menacée, mais plutôt de conquérir et de consolider des positions privilégiées dans les réseaux de rapports de force. Les « chercheurs » consomment donc d'une manière de plus en plus extensive la substance légitimante des concepts de « science » et de « scientificité », comme les artistes consomment celle de l' « art ».

Pour l' « art qui se veut de l'art », cette perte de substance sociale de l'Art a un effet direct sur la pratique : c'est qu'elle se trouve condamnée à polariser toutes ses intentions et à consacrer toute son énergie à l'affirmation, à l'exposition, à la démonstration de sa propre nature d' « être-de-l'art », c'est-à-dire de ne pas paraître ce qu'elle devient : une pratique particulière pan-ni toutes les autres (un « groupe de pression », une identité particulariste porteuse de droits etc.). En deux mots, l'art devient narcissique, puis exhibitionniste. Parallèlement, l'art qui fut toujours « formel », puisqu'il consiste en une manifestation et une appréhension critiques de la forme expressive, devient « formaliste », dévoré par l'obsession de l'exhibition de sa spécificité formelle, qu'il ne parvient plus à démontrer que par le redoublement indéfini, et à la limite frénétique, de sa différence. L'art classique était par définition un art de tradition, de synthèse, de transposition. L'art moderne est, également par définition, c'est-à-dire en raison de sa position structurelle, un « art nouveau », un art de rupture, un art qui ne s'entretient comme art qu'en accomplissant un renouvellement incessant des critères de l'art : il n'y a d'art que par artifice, il n'y a d'art que d' « avant-garde ». À la limite (encore une fois) il n'y a plus de « création » que dans l'acte de ce déplacement, que dans la capacité de se faire voir et d'être vu « ailleurs ». Un tel processus dévore bien sûr les prémisses qui lui donnent sens, ou plutôt qui accrochent son mouvement dans une place significative. Car il n'y a de sens que relativement à une tradition. Or l'art moderne ne parvient plus à former lui-même, de lui-même, aucune tradition et les sauts par lesquels il s'efforce de se démarquer de plus en plus vite de soi-même sont nécessairement de plus en plus courts (note 20). Ce ne sont donc pas - essentiellement - les médias, la publicité, la mercantilisation qui « dénaturent » l'art, en quelque sorte de l'extérieur. L'art vient de lui-même se présenter dans leur champ pour y subir leur réduction, et il le fait d'autant mieux et d'autant plus vite qu'il tend plus à rester de l'art, à maintenir et à affirmer son identité par sa différence. Car il est alors condamné à inscrire directement cette différence dans la société sous la forme d'une continuelle « différence » par rapport à lui-même. C'est alors qu'il se transforme en message ponctue], en auto-promotion continue, en publicité et propagande, en art de choquer, de surprendre pour imposer dans la surprise et par surprise son identité. Et c'est ainsi de lui-même qu'il réduit son « public » à n'être plus que systèmes de motivations, et sa propre action. manipulation. « Provocation », « Subversion » = intégration. La « récupération » ne récupère en somme qu'une bonne intention !

Seul un examen beaucoup plus attentif pourrait montrer comment ce procès se développe à travers ce qu'on appelle Y« histoire de l'art moderne », selon une accélération continue dans laquelle s'exprime précisément son mode opératoire spécifique. Il faut ici se contenter de dégager certains aspects purement formels de ce procès, et qui touchent à la transformation du statut de « faire » artistique, de l' « oeuvre », et de leur rapport. En gros, je voudrais soutenir l'hypothèse que c'est en vertu d'une même logique qu'on est passé de l’œuvre représentative à l’œuvre formaliste ou abstraite, puis de celle-ci à l'exhibition directe, immédiate, du geste « créatif ». Et il faudrait encore ajouter : de l'exhibition de ce geste à la formulation de son intention (note 21).

De la moindre activité de perception aux productions intentionnelles les plus élaborées symboliquement et techniquement, l'activité pratique ou spéculative projette toujours sa propre forme sur son objet, et dans ce sens, « faire » est toujours « se réaliser » et « se reproduire », « connaître » est toujours « se reconnaître ». De plus, lorsqu'il s'agit d'une activité symbolisée, la réalisation de soi et la reconnaissance de soi se fait toujours « dans le miroir de l'autre » : toute expression se produit dans un champ d'identité commun, reproduit et développe ce champ commun. Cet effet d'auto-réalisation et de reconnaissance de l'identité correspond à la dimension esthétique comprise alors comme un moment épistémique et ontologique (note 22).

Le développement de la société bourgeoise (avec la séparation de la valeur d'usage et de la valeur d'échange, la transformation du « faire » synthétiquement expressif et instrumental en « travail » exclusivement instrumental, assujetti en même temps au « besoin » et aux conditions formelles, institutionnalisées, de la propriété et du marché) a rompu ce lien immanent entre production et réalisation de soi, entre connaissance pratique et reconnaissance objectivée de l'identité. Bien plus, c'est la réciprocité de l'identité individuelle et de l'identité collective dans le champ d'une médiation symbolique commune qui se trouve rompue dans une pratique collective qui n'actualise plus la culture communautaire, mais obéit à des « régulations » abstraites et extériorisées, et auxquelles ne correspond plus, subjectivement, que le concept formel d'« intérêt ». En devenant « travail », le « faire » perd donc sa portée épistémique et ontologique. Il devient aliéné à mesure que sa valeur constitutive et constituante se trouve réduite à une signification purement instrumentale. C'est alors, on l'a vu, cette « dimension perdue » que l'art prend sur soi de réaliser, et il ne peut le faire que de manière distincte, séparée. Mais du même coup, c'est aussi la première fois que dans l'art ainsi compris au sens moderne, la dimension esthétique de la pratique est explicitée, et accomplie de manière « réflexive » et « critique ». L'art apparaît ou se présente donc comme une « épistémologie » de l'action pratique.

Si l'art, au sens classique, est ainsi la recherche et la production réflexives, systématiques, de l'effet esthétique, c'est-à-dire de la reconnaissance de soi et de la réalisation de soi dans l’œuvre, il est du même coup auto-création de soi et objectivation de soi, et dans ce sens, il n'est pas déplacé de dire, en accord avec les définitions théologiques de ce concept, que l'ait est « divin ». C'est dans l'art, plutôt que par le travail, que l'humanité accomplit sa définition d' « être générique » et qu'elle « ramène sur terre » sa propre « divinité », projetée dans le ciel. L'art, moment « épistémologique » de la pratique, est donc aussi le moment fondamental de la critique de l'idéologie. Seulement, cette critique si elle ne fut pas, dans l'art comme art, projetée au dehors, fut néanmoins « faite à côté ». De telle manière qu'elle ne changeait rien à l'aliénation réelle, pratique, quotidienne de la vie vécue comme vie de travail, assujettie au besoin et à la domination. L'art ne parvenait pas à « changer la vie », il ne faisait que compenser la misère de la vie et du sujet réels par la splendeur d'une vie et d'un sujet idéaux.

L'art consiste donc à faire voir, à montrer dans l’œuvre, le « faire » (et non à satisfaire le besoin par l'utilité du produit) ; il consiste à faire entendre, dans le récit, le « dire » (et non à transmettre de l' « information », en quoi consisterait ce qui est dit, comme message). L'art fait voir et écouter la manière de voir et de dire, de faire et d'entendre. En ceci, il convie une subjectivité à partager l'intimité d'une autre, à la reconnaître dans l'acte où elle s'exprime et se reconnaît soi-même. L'art postule donc l'existence de l'identité et de la reconnaissance qui la fonde, tout en déployant ce postulat de manière pratique, en l'enrichissant de contenus concrets indéfiniment renouvelables, en le mettant en acte, c'est-à-dire en oeuvre. C'est la condition de son sens social, puisque seule la certitude d'une identité a priori fait que l'expression d'un sujet peut devenir une oeuvre pour autrui. Or c'est à ce niveau essentiel que le développement de la société moderne tend à supprimer l'espace social et sémantique de l'art, puisqu'il fragmente les identités et réduit les sujets aux moments empiriques sous le mode desquels ils sont convoqués dans les procédures décisionnelles, en tant que porteurs de droits et supports de rapports de force circonstantiels. L'art alors perd son « sens » social, il devient lui-même moment créateur du sujet et de son identité, et c'est à l'égard de leur existence problématique que l’œuvre redevient instrumentale. L'art cesse d'être expression du sujet pour devenir quête angoissée de l'identité.

L'artiste, au sens moderne ou classique, était par définition un sujet réflexif, non machinal. C'est la forme subjective de son faire qu'il exprimait dans l’œuvre, qu'il rendait visible par le style. À mesure qu'il perd la certitude a priori de son identité, l'artiste ne peut plus se contenter de s'exprimer d'une manière confiante et en quelque sorte naïve, dans le style de l’œuvre. Par le style, il doit tout d'abord tenter de démontrer ou d'afficher sa propre identité de sujet créateur. De ce fait, l'artiste est d'abord conduit à mettre de plus en plus fortement l'accent sur le style, puis sur la différence de style où s'affirme son identité de sujet créateur. Le style tend ainsi progressivement à manger l’œuvre, avant de se dévorer lui-même, puisque la différence même qui fonde le style implique une stabilité dans la référence formelle. L'art finit par se disperser lui-même dans l'altérité insignifiante de ses manifestations.

On a donc assisté à un retournement progressif du rapport expressif qui fondait l'art classique. L’œuvre, en tant que support de l'expression stylistique, finit par devenir contingente et même à la limite superflue. Elle devient l'obstacle spécifique que l'art se doit de vaincre s'il veut s'affirmer comme pure création de formes, et par là attester l'identité à elle-même d'une pure subjectivité qui n'a plus d'autre fondement ni d'autre expression que l'acte absolu de la création. Et comme une « forme pure » ne peut être qu'une pure variation de forme, l'art doit se faire jeu de forme : il doit devenir purement formaliste.

C'est d'ailleurs en vertu de la même logique que l'art moderne s'est orienté d'un côté vers le formalisme abstrait, qui a pour idéal l'immatérialité de l'objet, l'arbitraire subjectif le plus complet, et qu'il tend aussi d'un autre côté vers l'hyper-réalisme. Car c'est alors par la trivialité même des objets dont s'empare l'artiste que la matérialité propre à ceux-ci se trouve annulée, et qu'ils peuvent alors laisser apparaître, comme en transparence, le pur acte subjectif de leur déplacement d'un espace social (fonctionnel) dans un autre (expressif). Alors l'objet n'a plus d'autre fonction que de montrer, si l'on peut dire, le geste qui le montre. La forme même de ce geste devient alors « immatérielle » : une pure intention, ou un pur pouvoir (note 23), dont l'efficacité ne se démontre plus que dans le comportement de « spectateur ».

C'est donc naturellement que l'art moderne a été amené à déborder hors de l'acte qui consiste à montrer ou à révéler le faire dans l'objet (par le style), dans un nouvel acte qui consiste à montrer le geste de montrer l'objet, etc. On assiste ainsi à cette fuite en avant de l' « Avant-garde », qui est en réalité l'arrière-garde qui s'efforce de maintenir à tout prix dans la société moderne la « place », le « lieu » de l'art classique, et donc de protéger l'art contre la disparition de son concept. Dans ce sens, on peut dire aussi que l'art moderne n'a fait qu'épurer l'intention classique de l'art, qu'il s'est épuré de tout ce qui, dans l'art, n'était pas strictement le propre de l'art, son moment spécifique. L'ail moderne veut faire du moment esthétique une réalité auto-suffisante, un acte en soi où se constituerait immédiatement un sujet auquel toute identité antérieure aurait été retirée ou déniée. Seulement, on a vu que l'art tenait ce qui lui était propre d'un éclatement de l'unité épistémique de l'action humaine, de la pratique sociale symbolique. La dimension de l'expressivité n'est pas auto-consistante. Elle postule l'existence d'un sujet, de sa reconnaissance par autrui, et d'une médiation symbolique qui transcende leur rapport. L'art lorsqu'il veut répondre à la disparition de l'identité subjective dans les rapports sociaux fonctionnels complètement objectifiés en devenant pur acte de constitution de la subjectivité perd donc tout contenu ; il n'est plus, relativement à son concept, qu'une ligne de fuite, un moment de disparition.

La nécessité du renouvellement incessant du style détruit le style, la recherche de la spécificité formelle supprime tous les critères qui permettaient de juger, non seulement de la valeur d'une oeuvre, mais de sa nature d’œuvre. Le critère ultime devient l'intention et la capacité de la faire reconnaître directement. Être artiste devient ainsi un « état intentionnel », qui fonde un « droit à la reconnaissance » qui est à son tour mobilisé dans des « rapports de force ».

Ainsi l'artiste, qui n'est plus reconnaissable dans son oeuvre doit se faire reconnaître dans sa personne, à travers une démarche promotionnelle et publicitaire qui tombe directement dans le champ des mécanismes régulateurs de la nouvelle société. Par le biais du « curriculum », la reconnaissance devient autocumulative, surtout lorsqu'elle est conférée par les organismes bureau-technocratiques qui interviennent de plus en plus nombreux dans la gestion du champ culturel (note 24).

Ainsi, partant d'une « culture » qui se voulait synthèse de toute l'expérience sociale et humaine dans l'intégration et l'harmonisation de ses diverses médiations (toutes les « cultures », tous les « langages », toutes les techniques expressives, tous les symbolismes...), et au cœur de laquelle se présentait l'expérience synthétique suprême de l'Art, on est allé progressivement, à travers toute l'histoire de l'art moderne, vers l'art immédiat : immédiateté de l'expérience sensorielle subjective, immédiateté de la scène et du sujet capté par l'attention esthétique, immédiateté des moyens et des formes d'expression, immédiateté de l'imaginaire « onirique », immédiateté enfin de l'acte de conception spontanée et de l'intention excluant toute réalisation (note 25). De cette façon, l'an formaliste, l'art abstrait en vient à récuser les unes après les autres les médiations de la représentation commune, l'inertie des formes de représentation et de conceptualisation quotidiennes et donc tous les objets, les thèmes, les sujets pré-construits par des visions, des intérêts ou des traditions dans lesquels il ne voit plus que des obstacles à la liberté du sujet créateur de formes pures (il y a ici un parallélisme à faire avec la théorie des « obstacles épistémologiques », qui comporte la même récusation de l'expérience et du langage communs au nom de la spécificité scientifique). On a dit que d'une certaine façon cela ne faisait que prolonger dans ses extrêmes conséquences la position spécifique de l'art classique, son « afonctionnalisme » compensatoire et polémique. Mais pour l'art classique, le « monde » restait donné, en même temps le sujet et son unité transcendentale. Ils n'avaient fait que se diviser ou qu'être refoulés par la pratique instrumentale de la société institutionnalisée, et il ne s'agissait donc que d'en reconstituer et en exprimer l'unité dans un « autre lieu ». L'art classique protestait contre l'éclatement de l'unité de la médiation, mais il postulait la possibilité de cette unité. Pour l'art moderne, au contraire, cet éclatement est devenu irrémédiable, sans espoir : tout langage est devenu arbitraire. C'est pourquoi son « hypersubjectivisme » et son « hyper-objectivisme » ont abandonné toute visée de synthèse objective et subjective, de l'expression de l'identité du sujet et de la description du monde. Il ne s'agit plus que de capter, dans leur surgissement en quelque sorte aléatoire et sans prétendre les fixer en un « sens », des moments désintégrés de pure subjectivité et/ou de pure objectivité (expressionnisme/impressionnisme). L'acte pur devient événement pur. L'art classique prétendait reconstituer l'unité ontologique du monde de l'expérience, du sujet et de l'objet ; l'art moderne proclame au contraire et assume orgueilleusement ou cyniquement l'éclatement de cette unité, l'impossibilité d'une ontologie et d'une sémantique. Dans ce sens, il se fait reflet, non plus renversé mais direct, de la société moderne. Il s'intègre directement, pratiquement et idéologiquement, dans son mode spécifique de fonctionnement et de reproduction. L'unité de référence de l'univers culturel ayant éclaté, chaque manifestation artistique n'est plus qu'un événement, qu'un fait isolé ; plus il se veut « provocateur » et « subversif » dans l'affirmation de cette factualité brute, et plus il assume lui-même cette forme publicitaire par laquelle il s'intègre dans le nouveau mode de reproduction.

Fragmentation de la « culture commune » propre à la société institutionnalisée, épuisement et intégration des manifestations éparses de la « Haute culture », ces deux mouvements structurels se rejoignent donc dans le melting pot de la nouvelle « a-culture » propre à la société « ex-centrée », décisionnelle et pragmatique : c'est ce qu'on appelle la « culture de masse ». Ces deux tendances, et leur fusion, correspondent au déclin de la socialité proprement dite dans la société, tant sous sa forme « primaire » de la régulation culturelle-symbolique des pratiques, que sous sa forme secondaire de la régulation politico-institutionnelle et de sa légitimation idéologique. Ces deux modes de régulation impliquaient directement le sujet social et son identité, ce qui n'est plus le cas avec les nouvelles régulations décisionnelles, qui comportent une pure et simple objectivation des mécanismes « opérationnels » par lesquels s'opère pragmatiquement l'unification systémique de la société.

L'idée de « système » se substitue ainsi à celle de « structure », une unité sous-jacente, dont les « mécanismes » constitutifs ne sont accessibles qu'à un observateur extérieur, et qui assume une fonction transcendantale à l'égard des pratiques particulières, qu'elle régit et dans lesquelles elle se reproduit. Concrètement, la « structure » désigne alors l'unité a priori des médiations des pratiques sociales. Or, avec l'aide idéologique et pratique des sciences sociales « technocratiques », la nouvelle société systémique tend précisément à étaler à la surface l'ensemble de ses médiations, qui deviennent directement objets de décisions et de contrôle, de « manipulations », en tant que procédures opérationnelles objectifiées et transparentes. Du même coup, la « société » perd toute valeur normative à l'égard des pratiques particulières ; ce ne sont plus celles-ci qui la « reproduisent » comme dans les sociétés antérieures. Elle devient au contraire elle-même la résultante de leurs inter-relations empiriques. Les pratiques sociales échappent du même coup à tout principe d'unité transcendantale, elles ne renvoient plus qu'à une multitude de subjectivités individuelles et collectives partielles et circonstancielles. C'est donc le concept même de « société » qui tend à s'effacer aussi bien de la théorie que de la pratique, aussi bien de la conscience commune que des sciences sociales (cf. les relations systémiques dont ces dernières s'occupent ne sont plus appelées « sociales » que par habitude). Si alors la « culture » tend à disparaître, avec ou sans majuscule, c'est d'abord parce que la société disparaît en tant qu'universel concret, et qu'elle ne disparaît pas en « se cachant », mais bien en se dévoilant complètement, et en perdant du même coup son caractère d'a priori (Durkheim avait déjà compris que tous les a priori sont des représentations réifiées de la société, mais il n'avait pas vu que, dialectiquement, la société ne trouve son unité que dans ces projections, et non, comme l'organisme, dans le fait du fonctionnement).

Conclusion

De la « politique des intérêts » à une « esthétique de l'identité »,
ou la nouvelle culture des mouvements sociaux


Jusqu'à présent, les transformations de la culture ont été observées à travers les concepts classiques de la culture humaniste et de la culture anthropologique : ce qu'on observe alors, dans la société contemporaine, prend l'allure d'une ligne de fuite. Cependant, on n'assiste pas seulement dans la réalité à une dégradation ou un effritement des formes traditionnelles de la culture dans la « culture de masse », il s'y produit aussi la genèse, ou la gestation, d'une problématique culturelle nouvelle, qu'il s'agirait de comprendre en se plaçant du point de vue de ses tâches et de ses intentions propres. C'est ce nouvel espace culturel que je vais, pour conclure, essayer de cerner très brièvement (son « étude » plus approfondie devrait faire l'objet d'une recherche tout aussi extensive que celle qui touche ici à sa fin, et qui lui aurait alors servi seulement de prolégomènes).

Laissant de côté toute prétention de démonstration empirique, je me contenterai d'expliciter conceptuellement la portée socio-historique et épistémique de la thèse suivante : si la « culture » comprise selon ses deux acceptions classiques tend à perdre son identité spécifique et sa cohésion objective dans la société contemporaine, cela ne signifie pas que le « problème de la culture » y soit progressivement marginalisé, ou qu'il soit en voie de se dissoudre irrémédiablement dans les nouvelles procédures technocratiques de gestion des rapports sociaux. Au contraire, les luttes sociales prennent pour la première fois dans notre société un caractère primordialement « culturel » aussi bien dans leurs objectifs que dans leurs formes de mobilisation et d'expression, conférant du même coup à cet ancien concept une signification nouvelle et radicale : il s'agit désormais de la production réflexive de la socialité, c'est-à-dire de l'identité sociale et de la normativité, ou de la finalité de la société. Face à l'estompement progressif des identifications fondées sur une transcendance réifiée (les idéologies au sens classique), et par opposition à la pseudo-transcendantalisation de l'état de fait que comporte le développement des mécanismes excentrés de gestion de la société et de la socialité, les nouveaux mouvements sociaux développent une problématique de la production réflexive de la transcendance normative fondatrice de la socialité, en tant qu'elle est l'expression d'une identité subjective synthétique, intégrale, a priori, et néanmoins « inaliénable », c'est-à-dire appartenant de manière originelle et ultime aux sujets sociaux concrets compris dans la dimension de leur propre procès d'auto-production historique. Le sujet historique se « surplombe » alors lui-même en se saisissant dans la perspective de sa propre historicité, qui implique celle de la « réciprocité à autrui  et de l'appartenance-au-monde, de la « reconnaissance de soi dans le monde ».


Je voudrais conclure en clarifiant simplement les propositions précédentes, selon les trois plans suivants :

a) La spécificité des nouveaux mouvements sociaux
b) la « transcendance utopique » ;
c) l' « esthétique de l'identité » et la production du sens.


a) On peut considérer que le mouvement des femmes représente le prototype des mouvements sociaux dont toute une efflorescence est née depuis les années cinquante : écologisme, mouvements nationalitaires et ethnico-culturels, mouvements régionalistes, mouvements locaux, mouvement homosexuel, mais aussi contre-culture, pédagogie anti-autoritaire, anti-psychiatrie, critique institutionnelle, etc. Ces mouvements comportent généralement quatre dimensions, niais seules la première et la dernière, expriment leur spécificité.

Tout d'abord, ils trouvent (ou du moins cherchent, ou exhibent) leur ancrage dans une identité socio-culturelle - parfois présentée d'ailleurs comme une identité biologique ou psychobiologique, conformément à une pente assez commune de l'idéologie scientiste actuelle. Le concept de culture anthropologique permet alors de spécifier la nature de ce fondement, à ceci près qu'il s'agit ici d'une référence à une identité réprimée, refoulée, ignorée dans les formes antérieures de société et de socialité. Dès lors, l'affirmation de l'identité prend valeur de rupture et de mobilisation réflexive, elle acquiert un caractère « politique », tout en modifiant profondément le sens du concept. Les nouveaux mouvements sociaux se présentent ainsi comme la « libération » d'une « identité silencieuse » et c'est pourquoi ils prennent d'abord la forme de mouvements expressifs où la « prise de parole » et la « manifestation » acquièrent la valeur d'actions stratégiques essentielles (la traditionnelle « manif » prend donc elle aussi un sens nouveau).

Par cet appel à l'identité et par sa mise en jeu ou sa mise en scène politique et historique, les nouveaux mouvements se démarquent formellement des mouvements politiques traditionnels. Ces derniers étaient fondés sur des intérêts liés à des modes formels de participation aux conditions fonctionnelles-structurelles de la société. Ils possédaient donc un caractère instrumental et non pas d'abord expressif.

La nature des « identités » auxquelles peuvent se référer les nouveaux mouvements est extrêmement variée. Elle peut aller de « nous les habitants de la planète » - et inclure donc une identification à l'ensemble des êtres vivants, comme dans les mouvements écologiques et anti-atomiques - à toutes sortes d'identités « de rejet » comme « nous les vieux », « nous les malades », « nous les mourants » - ou du moins nous qui seront appelés à faire l'expérience de l'agonie et de la mort - « nous les gros, les laids, les surdoués », en passant bien sûr par la plus riche d'entre elles, la plus constante de toute : la « moitié du ciel ». Mais toujours s'affirme dans l'identité affin-née une « dimension de l'humanitude », plutôt qu'un simple ensemble d'intérêts particuliers, et c'est en cela que les nouveaux mouvements dépassent le modèle historique des « groupes d'intérêts ».

La plupart des nouveaux mouvements comportent cependant une dimension revendicative classique, qui s'énonce en termes d'objectifs politiques universalistes. Ces revendications peuvent alors être comprises dans le prolongement de la problématique politique bourgeoise-libérale, comme une « politique de rattrapage » exigeant la réalisation effective des principes bourgeois de l'égalité formelle et de l'autonomie des individus compris dans le cadre d'un modèle formel, abstrait, universaliste d'identité subjective. Dans les luttes des femmes, cette dimension s'exprime par exemple par les revendications de pleine personnalité juridique, civile et politique, d'égalité économique, de protection face à la violence, etc.

Troisièmement, tous ces mouvements se présentent dans le contexte technico-idéologique de la nouvelle société, et se font donc aspirer plus ou moins dans ses procédures spécifiques de régulation. Ils tendent alors à se fractionner eux-mêmes en droits particuliers en s'engageant dans les rapports de force et les procédures de négociation, de contrôle et de décision. Leur « identité » fondatrice tend alors à subir le processus de fractionnement dont il a été question plus haut.

On peut dire ainsi que la problématique de l'identité, qui s'enracine au premier niveau, risque de se dissoudre dans la réalisation de ses propres objectifs, en autant que le mouvement définit ceux-ci ou les convertit cri modalités revendicatives propres aux deuxième et troisième niveaux d'action historique. C'est dans ce sens qu'on peut alors parler d'« intégration » ou de « récupération ». C'est pourquoi aussi la spécificité des nouveaux mouvements tient dans leur capacité d'orienter cumulativement leur action vers la formation d'un quatrième type d'exigence historique, d'inventer un quatrième mode d'action historique comportant un nouveau rapport non seulement à la société, niais aussi à la sociabilité, c'est-à-dire à soi-même, à autrui, au monde et à l'histoire.


b) « U-topique » est la nouvelle transcendance vers la production de laquelle sont orientés les mouvements identitaires: elle n'a pas de lieu autre que l'acte de reconnaissance de soi et de reconnaissance de l'autre qui la fonde. En sortant de leur mutisme et en se libérant, en se mobilisant en mouvements sociaux expressifs, les diverses « identités silencieuses » se dépassent elles-mêmes. Elles libèrent et mobilisent tous les moments de subjectivité auto-créatrice, enfouis dans l'histoire ; en se rencontrant et en se confrontant sur la scène de l'action historique dans leur travail d'expression et de réalisation de soi, ils manifestent le fondement de l'identité humaine, l'auto-fondation de la socialité. Ils libèrent la socialité non seulement de ses « garants métasociaux », mais de la métasocialisation de la société, de l'oppression « sociétale ».

Dans toutes les sociétés antérieures, le moment fondateur de la socialité fut réifié. La société « primitive » avait projeté son moment transcendantal sur le monde, sa propre réflexivité ne jouant que sur la faille du sacré et du profane, du caché et du manifeste ; l'histoire qui succéda à cette période de latence comporta une fixation ontologique de plus en plus éloignée, une abstraction formelle de plus en plus pure de la transcendance fondatrice ; après avoir produit les dieux encore esthétiques, elle les changea en un Dieu éthique, pour le convertir finalement dans la Raison Formelle et Universelle. Alors aussi, la réflexivité de l'action humaine avait pris la forme de la domination, puis du pouvoir. Et quand cette Raison finit par s'évaporer en son abstraction, l'héritage de la transcendance réifiée fut finalement recueilli par l' « état de fait » érigé en norme, et la société se déposséda elle-même en elle-même, en son immédiate réification. La société, devenant simple réaction d'adaptation à soi-même, supprime la socialité. Et elle la libère, libérant l'espace où celle-ci peut s'assumer à son propre compte pour la première fois, devant la menace de disparaître de la « réalité objective ». Devant l'éventualité de la société sans socialité, l'utopie contemporaine pose le désir d'une socialité sans société (« écrasez l'infâme! ») Or, formellement, cette utopie est « réaliste » en ceci que toutes les conditions techniques d'une « naturalisation » de la société comprise comme système de fonctionnement semblent justement se réaliser progressivement dans l'intégration des opérations du « système cybernétisé », qui n'est plus une société, mais simplement un environnement technique aménagé ou aménageable de la socialité, la nouvelle nature technique qui fait face à celle-ci, l'ensemble de ses « conditions extérieures ». Ce qui s'y oppose, c'est alors justement l'archaïsme des « intérêts », la subordination prolongée des sujets au système des besoins particuliers, fussent-ils par modernisme nommés désirs. La condition de réalisation de l'utopie, c'est donc la formation d'un modèle normatif universaliste des « besoins », et celui-ci ne serait pas totalitaire puisqu'il ne serait pas une « culture » mais une « nature ». La culture alors ne se définirait plus par la satisfaction des besoins mais par l'expressivité. Le détour effectué par la Culture classique de compensation n'aurait pas alors été perdu, effacé, il serait dépassé, réalisé. La vie d'artiste !


c) Une « esthétique de l'identité », ou le sens du sens. L'examen de la diversité des figures historiques de la culture impliquait à son point de départ la référence au modèle de la culture anthropologique, c'est-à-dire à une socialité « originelle », « intégrale ». « synthétique », « authentique », que le développement de la société moderne aurait alors eu pour effet tout d'abord de scinder, puis de faire éclater. L'analyse de nouveaux mouvements socioculturels renvoie elle aussi à une référence identitaire qui paraît mettre en jeu, une nouvelle fois, ce modèle de la culture anthropologique, à laquelle ne ferait alors que s'ajouter une dynamique de l'expression. Aurions-nous donc tout bêtement tourné en rond ?

Il faut revenir pour le critiquer sur le concept central de toute cette démarche, sur ce concept de « signification », de « dimension significative de l'action » qui semble impliqué dans toute réflexion sur la culture. Qu'est-ce que la signification ?

Il semble de prime abord évident que le concept de signification réfère à la « différenciation significative » de J'action symbolique et de l'univers qui est son référent objectif. Le « système signifiant » est alors le mode opératoire de cette différenciation. Il serait sort mode constitutif. C'est au moins ce que nous enseignent toutes les théories modernes de la culture et du langage, toutes les sémiologies de l'action pratique et de la connaissance scientifique. Mais il faut remarquer tout ce que postule sans le prendre en charge une telle conception : « l'existence » de « sujets », l'existence d'un « système d'orientations significatives », l'existence d'un « inonde objectif » qui joue le rôle de « référent » extérieur dans l'acte subjectif de « signifier ». Si l'on se donne tout ça, on petit en déduire aussi bien une épistémologie qu'une sociologie (note 26).

On n'en peut déduire cependant ni une éthique, ni une esthétique. Les théories scientifiques de la subjectivité se contenteront de dire que cela est trop subjectif. Il y a donc deux moments dans l'objectivité, constitué et constituant.

Les constructions différentielles, « structurales », « opérationnelles » de la signification sont posées sur le vide. Ou plutôt, elles recouvrent une dimension de la « signification » qu'elles ne réfléchissent pas, qu'elles refoulent. On dira que seul ce qui est d'ores et déjà de l'ordre du « sens » peut être spécifié significativement, que seul un « sens » peut être déployé - et certes alors aussi indéfiniment qu'on voudra - dans les registres diversifiés de la « signification ». Qu'est-ce alors que ce « sens » ? Pour le comprendre, il faut revenir sur la différenciation historique qui s'est produite à l'aube des temps modernes entre la signification cognitive-instrumentale qui était mise en jeu dans les registres politiques, économiques et scientifiques de l'action sociale, et la dimension « esthétique-expressive » qui avait reçu dans l'acte de séparation sa constitution autonome sous la forme de l'art et de la Haute Culture. Seul le premier terme de cette dichotomie a été pris en considération dans la conception moderne, positiviste, scientiste, du rapport symbolique au monde et à autrui. L'autre terme n'était pas d'ailleurs tout à fait absent, il était simplement méconnu, ayant été accroché dans la transcendance idéologique de la Raison, fondatrice de toutes les formes abstraites d'identité du sujet moderne, politique, économique et scientifique. On a vu qu'elle avait fini par s'y perdre, laissant un vide, le vide du sens, l'absence de l'identité, que viennent combler, tendanciellement, utopiquement, les nouveaux mouvements sociaux.

Le sens, c'est l'a priori de l'identité. L'a priori de l'identité c'est l'a priori de la reconnaissance de soi dans la reconnaissance d'autrui, et de la réciprocité qui les fonde (Hegel déjà). Le sens, c'est ensuite la reconnaissance de soi dans le monde, dans l'appréhension du monde comme expression de soi : l’œuvre. a posteriori. Le sens, c'est le rapport pratique entre l'a priori de l'identité et l'a posteriori de son expression dans l’œuvre, sa « réappropriation élargie » qui est auto-production élargie de l'identité, C'est pourquoi on peut dire que la nouvelle « culture », et la nouvelle « politique » des mouvements identitaires, est une « esthétique de l'identité », fondée sur une « éthique de la reconnaissance d'autrui ». L'objectif séparé et compensatoire de l'art s'y trouve ressaisi comme but de la vie concrète, de la vie complète.


d) Le bien et le mal. Le cercle de la reconnaissance est arbitraire. Le désir est arbitraire. L'expression de soi est donc aussi une violence : le choix du sens est aussi une violence. L'expression de soi, lorsqu'elle est libérée de sa dépendance à l'égard d'une transcendance extérieure, et lorsqu'elle ne se déploie pas alors sans limites vers la reconnaissance d'autrui, vers le désir de synthèse, donne le fascisme, diffus ou concentré, grand ou petit, quotidien ou historique. Le fascisme entendu selon la tendance qui en fut développée surtout dans le nazisme. L'utopie aussi est pleine de risque. C'est peut-être la promesse du meilleur des mondes, c'est peut-être aussi la menace du pire. Quand il n'y a plus d'« autre lieu ». il n'y a plus de garantie.

Michel Freitag
Été 1982

Retour au texte de l'auteur: Michel Freitag, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 22 janvier 2007 8:12
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cégep de Chicoutimi.
 



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