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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Transformation de la société et mutation de la culture. Partie I. ” (1982)


Une édition électronique réalisée à partir de l'article du professeur Michel Freitag, professeur de sociologie à l'UQAM, “ Transformation de la société et mutation de la culture. Partie I ”. Un article publié dans la revue Conjoncture politique au Québec, no 2, automne 1982, pp. 61-84. Montréal: Éditions Albert Saint-Martin. [Autorisation accordée mercredi le 23 juillet 2003].

Texte intégral de l'article

Transformation de la société et mutation de la culture.” partie I

par Michel Freitag.

La problématique de la normativité, de la légitimité et de l'identité dans la société contemporaine.
1. La reproduction culturelle-symbolique et la formation rétrospective du concept de culture anthropologique
2. Le procès historique d'institutionnalisation de la société bourgeoise et la formation de la « Haute Culture » artistique et humaniste comme sphère séparée.
La problématique de la normativité,
de la légitimité et de l'identité dans la société contemporaine.

Depuis la fin du dix-neuvième siècle, on parle d'une manière croissante d'une « crise de la culture » ou encore d'une « crise de civilisation ». C'est une façon de ressentir et d'aborder la question culturelle. Une autre est de constater qu'il y a de plus en plus de choses, elles-mêmes de plus en plus hétérogènes, qui tombent (ou s'élèvent) dans le domaine « culturel », pour y engendrer autant de problèmes, y susciter autant de revendications, de programmes, de modalités d'intervention. Et les identités culturelles se multiplient à la même vitesse que s'accroît la polysémie du concept. (Les résultats de certaines tentatives de recensement des sens du terme de culture sont impressionnants : jusqu'à 117 !)

Entre ces deux manières de voir, de percevoir, de comprendre, la question culturelle, on pourrait se contenter d'enfoncer la cognée d'une « coupure épistémologique ». La première deviendrait ainsi l'effet d'une vision idéaliste, humaniste, philosophique, à mesure que la seconde s'arrogerait le statut d'une approche positive, scientifique, Dès lors, la première conception n'aurait plus qu'à se laisser dissoudre par la seconde, seule objective, en même temps qu'on laisserait s'effilocher la vague unité sémantique du terme de culture en une multiplicité de pratiques empiriques, objets d'autant de spécialités scientifiques. Le mot de « culture » ne serait donc qu'un obstacle à l'étude des phénomènes culturels.

J'adopterai ici une position différente, pour laquelle chacune des deux approches qui viennent d'être mentionnées est également « objective », ce qui implique qu'elles regardent alors vers des réalités différentes, des modalités phénoménologiques historiquement distinctes de la « culture », que seule l'existence d'un procès réel de transformation rend relatives l'une à l'autre. L'objet de cet article sera dès lors l'étude, nécessairement schématique, de ce procès structurel de transformation.

Communément ou traditionnellement, le terme de culture s'emploie ou s'employait - dans deux sens : soit comme dans « les cultures des sauvages », soit comme dans « la Culture », c'est-à-dire celle des Beaux-Arts et des « Humanités ». Ces deux notions s'opposent d'abord l'une à l'autre. D'un côté, le concept de Culture humaniste procède d'un postulat idéaliste qui attribue à la culture une valeur normative universelle. De l'autre, le concept anthropologique tire son origine d'une attitude méthodologique qui ne veut retenir, des faits de culture, que la cohésion empirique positive de leurs états et déterminations particulières. Le sens commun du concept de culture s'est donc construit dans cette opposition de la norme et du fait, d'une universalité idéale et d'empiricités particulières. C'est à partir de là que s'opère alors la séparation apparemment évidente entre les champs de pratiques sociales qui servent de référents objectifs à chacune des deux acceptions du terme, et qui ressortissent de deux modalités opposées de connaissance : la « Critique » ou l'herméneutique des Humanités, et la connaissance positive des sciences sociales.

Au-delà de cette opposition, les deux sens du terme ont cependant quelque chose en commun, puisqu'ils se réfèrent l'un et l'autre à la dimension « significative » et « expressive » de la réalité anthropologique, ou sociologique. Je fais ici allusion à une opposition entre « expressif » et « instrumental » qui renvoie elle-même, comme on le verra plus loin avec quelques détails, à une dissociation réelle de deux dimensions épistémiques de la pratique, dissociation qui s'est opérée entre le XVe et le XVIlle siècle avec la formation du « travail » au sens moderne. Le travail est en effet cette forme, historiquement particulière, d'activité dans laquelle la pratique sociale ne présente plus qu'une plate et transparente instrumentalité, et en face de laquelle alors la dimension expressive (la fonction immanente d'identité et de sens) va pouvoir affirmer, par contraste et compensation, le relief de ses « obscures profondeurs » (dans la culture anthropologique) et de ses « hauteurs lumineuses » (dans la Culture humaniste). C'est en effet dans le procès de transformation historique de la pratique sociale fonctionnelle en « travail productif » que se formèrent et s'articulèrent deux antinomies. La première, « diachronique », entre « société de culture » et « société de travail », fut assumée plus ou moins inconsciemment par l'anthropologie naissante comme l'arrière-plan sur lequel elle put opérer la détermination objective de son domaine propre : celui des cultures « autres », c'est-à-dire précisément de celles dont la compréhension échappait à la rationalité économique de l'action et aux principes de légitimation qui lui assuraient l'apparence d'une auto-intelligibilité immédiate (c'est ce qu'on a appelé le socio-centrisme origine] de l'anthropologie). La seconde, « synchronique », entre « oeuvre » et « produit », « art » et « travail », engendra la conscience expressive, esthétique, moderne, en sa double orientation nostalgique et utopique, révoltée et exaltée.

Précisons maintenant quel sera le thème majeur de cet article : c'est que cette distinction classique, et apparemment aussi banale qu'objective, entre la culture anthropologique et positive et la culture esthético-expressive, ou normative, connaît dans la société contemporaine deux manières de s'estomper ou d'être effacée. Selon la première, qui conduit directement à l'éclatement empirique du champ culturel dont il a été question à l'instant, il s'opère entre les deux sens du concept et leurs domaines respectifs de référence une sorte de mélange et de brouillage où ils tendent finalement à se confondre dans une assimilation réciproque, sans que pour autant leur signification traditionnelle ne soit d'aucune façon « dépassée ». C'est par exemple ce qui se passe dans la notion de « culture populaire ». En introduisant dans notre propre culture un élément de réflexivité, la connaissance anthropologique conduit d'ailleurs à associer ou à superposer les deux significations traditionnelles de la culture. Elle nous a ainsi depuis longtemps accoutumés à l'idée que nous sommes nous aussi restés des « sauvages » dans la spontanéité opaque de notre culture quotidienne, et que les sauvages pour leur part, même s'il n'était pas toujours évident qu'ils partageaient notre bon sens devenu positif, fonctionnel et instrumental, pouvaient parfois néanmoins nous donner, avant de disparaître, des leçons de bon goût. On les associa donc à notre nostalgie, et on fit entrer comme « oeuvres » quelques-unes de leurs « productions » au Musée des Beaux Arts ; en retour de quoi les « civilisés » que nous étions purent jeter parfois un regard curieux et attendri sur le particularisme « caché » du sens qu'ils attachaient à leurs propres pratiques fonctionnelles et productives. L'ethnologue s'en est donc allé observer les mœurs étranges de l'atelier et de la ruelle, après que l'esthète se fut ému devant la beauté des instruments primitifs. Mais cette abolition des frontières n'abolissait pas pour autant la distinction des centres d'intérêts, ni donc les concepts de référence, même si elle permettait de prendre une vue plus relativiste sur leurs champs respectifs d'application ou de rayonnement.

Cependant, l'opposition entre culture anthropologique et culture humaniste s'efface encore d'une autre manière qui elle « dépasse  », fût-ce encore confusément, la signification respective de ses termes, tout en la fixant alors, rétrospectivement, dans le statut d'un paradigme historique particulier. C'est surtout la nature de ce dépassement du double concept classique de culture dans la société contemporaine, saisi positivement comme une mutation ontologique ou structurelle de la problématique sociétale de l'expressivité, de l'identité, de la normativité et de la légitimité que je voudrais étudier ici au titre du problème de la culture, compris dès lors au singulier. Je suivrai pour cela une argumentation beaucoup plus heuristique que démonstrative.

Méthodologiquement j'essaierai de rapporter directement les modalités phénoménologiques (historiques) de la culture à la transformation des modes de structuration et de reproduction d'ensemble des rapports sociaux. Cela m'amènera à confronter trois « modes de reproduction » de la société, que je nommerai respectivement « culturel-symbolique », « politico-institutionnel » et « décisionnel-opérationnel ». À titre de « types idéaux » ils seront mis en correspondance avec trois formes concrètes de sociétés historiques : pré-capitalistes ou traditionnelles, capitaliste, et « post-capitaliste », « post-moderne », ou enfin comme on jugera le moins compromettant de l'appeler. À chacun de ces modes de reproduction seront alors attachées, par hypothèse, des modalités spécifiques de la « culture », c'est-à-dire de la problématisation sociale de la dimension significative-express ive de la pratique.

1.
La reproduction culturelle-symbolique
et la formation rétrospective du concept de culture anthropologique

L'anthropologie a utilisé le terme de culture comme une catégorie analytique générale, pour désigner la structure d'ensemble des productions matérielles-symboliques d'une société, ou encore la valeur de normativité attachée à la dimension significative de la pratique sociale. À partir de là, elle a également conçu les sociétés « primitives » comme étant des cultures, admettant par là que le principe même de leur unité, que le mécanisme fondamental de leur régulation et de leur reproduction était essentiellement d'ordre culturel -symbolique. Cela suggérait l'existence au moins d'un autre type de reproduction sociétale, propre aux sociétés « modernes » qui n'entraient pas d'une manière privilégiée dans le champ d'étude anthropologique en raison notamment de la forme proprement politique et historique qu'y prenait le changement, ou encore de la manière instrumentale dont y étaient exercées les fonctions économiques et cognitives. On connaît à cet égard la distinction qui fut établie au XIXe siècle entre deux types de sociétés comportant des modes distincts de socialité : la Gemeinschaft et la Gesellschaft.

Dans le premier modèle de société, chaque activité particulière vient spontanément fondre son propre cours dans le flux ordonné de la vie sociale, à mesure simplement que les acteurs y assument sous forme de norme intériorisée le sens collectif ou objectif dont elle est investie. Cette normativité sémantique intériorisée régit alors en même temps la spécification « fonctionnelle » de chaque activité particulière, l'opportunité temporelle et sociale de sa réalisation et l'identification réciproque et différentielle des acteurs. En chacune s'accomplit ainsi, de manière indifférenciée, un acte spécifique impliqué dans la reproduction d'ensemble de la société, une forme déterminée dans la configuration générale des rapports pratico-cognitifs au monde, et une facette des identités subjectives dans les prismes desquelles se décomposent les rayons de la reconnaissance sociale et se recomposent ceux des identifications individuelles à la société. L'intégration des pratiques sociales dans le fonctionnement de la société et dans la récurrence de ses structures est ainsi assurée par l'intégrité du système symbolique commun auquel tous les membres de la collectivité réfèrent normativement l'ensemble de leurs actions, et ceci par la seule médiation du sens qui est conféré à chacune d'elles en son accomplissement même. On peut donc dire qu'en ce modèle, la structure - sémantique - du système symbolique est isomorphe à la structure pratique des rapports sociaux, et que chacune médiatise la reproduction de l'autre. Le sens « objectif » d'une activité, sa signification fonctionnelle différenciée, et l'identité des acteurs qui s'exprime en son accomplissement, apparaissent alors comme une seule et même chose, donnée en un seul et même acte d'acquiescement et de soumission au réel, tel qu'il s'impose immédiatement en l'évidence d'un sens qui lui est propre, et que chaque membre de la société ne fait que reconnaître en lui « immédiatement » (la médiation est « inaperçue »).

Dans ce type, l'unité fonctionnelle de la société tend donc à coïncider avec l'intégration ou l'intégrité sémantique du système symbolique tel qu'il est vécu par chaque acteur dans toutes les circonstances particulières de sa vie, dans toutes ses actions (note 1).

Ainsi la pratique s'accomplit en restant immergée dans les seps, et en se laissant guider par la parole en laquelle s'expriment non seulement sa nature sociale, mais toute la variété des fonctions qu'elle remplit. Les anthropologues ont parlé d'authenticité pour désigner cette immanence du sens à l'action, de la société à l'individu, de la structure d'ensemble à chaque acte intentionnel qui concourt à sa reproduction.

Il faut cependant ajouter que cette coïncidence entre le sens subjectif et la signification sociale-fonctionnelle, ou objective, de l'action n'est jamais parfaite. Les « sociétés de culture » ou de « parole » connaissent elles aussi des conflits, des distorsions, des crises. Mais tout cela aussi s'y manifeste essentiellement au niveau du sens objectifié ou réifié, comme une déchirure qui menace la plénitude de son évidence, comme une perturbation de son harmonie, comme « étrangeté », comme « aberration ». L'action qui s'oriente au sens projeté sur l'objet, sur la nature significative de celui-ci, éprouve donc toujours la menace de voir surgir, par la moindre faille du monde objectif, en chaque défaillance de l'expérience, une des figures inquiétantes du non-sens ou de l'insensé. C'est pourquoi la société-de-sens est vouée à accomplir sa fonction de reproduction non seulement comme une fidélité donnée au monde, mais encore comme un exorcisme. On connaît bien par l'anthropologie les catégories qui structurent cette dialectique culturelle du sens et du non-sens, anticipant sur les dialectiques politiques des sociétés « historiques » : sacré et profane, pur et impur, faste et néfaste, et tous ces agencements minutieux de tabous, d'interdits, de prescriptions, de rituels pan-ni lesquels la vie sociale ne se déroule qu'en déployant devant elle ses craintes et ses fascinations. En tout cela se joue la dialectique de l'identité et de l'altérité, celle du maintien obsessionnel de l'ordre et du glissement jamais avoué dans le changement perçu comme désordre. Et c'est pourquoi cet ordre qu'elle assume de l'intérieur comme son identité et son sens propre, et qui ne lui est présenté qu'en sa projection significative sur un monde qu'elle reconnaît comme le sien, la société de culture est conduite néanmoins à l'objectiver : dans la crainte qu'elle a de son évanescence et de sa perturbation, et dans l'obstination avec laquelle elle se consacre à sa sauvegarde. L'ordre social prend alors pour elle la forme du mythe, et c'est donc dans la récitation et l'interprétation de ce mythe qu'affleure déjà la fonction politico-idéologique en ce qu'elle aura, plus tard, de spécifique au sein des sociétés institutionnalisées. Mais ce n'est pas là l'unique manière selon laquelle la pratique immergée dans le sens parvient déjà à se surprendre elle-même comme pratique, réflexivement. À l'objectivation « idéologique » du mythe, et à la « transcendance historique » de celui-ci, répond déjà, en effet, une modalité immanente de l'expressivité réflexive, où la pratique se reconnaît elle-même et se montre à voir comme forme, c'est-à-dire comme « style » dans ses produits. Cette proto-esthétique elle aussi imprègne l'ensemble des pratiques significatives, tout en y possédant déjà ses hauts-lieux, ou ses « temps forts » notamment dans les activités les plus fortement ritualisées (la danse, le récit mythique, les « idoles », les costumes de cérémonie, les armes, les maisons communes, les emblèmes de statut et de prestige...).

Dans la société primitive, et dans une large mesure encore dans la société traditionnelle, la dimension esthétique est donc présente, elle y représente un « moment épistémique » fondamental de la pratique sociale, celui de la reconnaissance de l'identité dans l'expression. Mais cette dimension n'est pas « séparée », elle n'est pas devenue l'objet de pratiques spécifiques, vraiment spécialisées. Elle s'accomplit dans la forme donnée à l'ensemble de la vie sociale et à l'ensemble des « oeuvres », et dans la recherche de reconnaissance-de-soi collective qui guide chaque action vers sa fin.

2.
Le procès historique d'institutionnalisation de la société bourgeoise
et la formation de la « Haute Culture » artistique et humaniste
comme sphère séparée.


En développant le concept, le modèle ou l'image des « sociétés de culture », l'anthropologie suggère la nécessité d'une distinction essentielle entre ce type de société et un autre, dans lequel se fonde justement la possibilité du regard anthropologique. Ayant déjà caractérisé les sociétés de culture par la nature de la médiation selon laquelle elles assurent leur reproduction (la médiation « culturelle-symbolique »), je définirai maintenant ce deuxième type comme « mode institutionnel de reproduction ». À son propos, j'évoquerai tout de suite les notions communes de pouvoir d'état, de droit formel, de praxis politique et d'activité spécifiquement économique, pour inviter le lecteur à utiliser les ressources de l'imagination concrète dans l'effort de compréhension d'une définition plus abstraite.

Par institution je désigne ici un système formellement intégré de « règles » que leur caractère explicité, abstrait et universaliste distingue de ce qui a précédemment été désigné comme « norme » dans le contexte des société régies par les « orientations normatives de l'action », et donc par la « structure symbolique » ou « culturelle » qui est le lieu propre de leur intégration (note 2).

Par contraste avec les normes culturelles intériorisées, et comme telles immanentes au déroulement même de l'action, les règles institutionnelles possèdent un double caractère d'extériorité et d'objectivité propre. D'une part, c'est par l'anticipation qu'opèrent une définition formelle de leur objet et la menace d'une sanction conditionnelle qu'elles vont régir les pratiques qui leur sont soumises ; de cette manière, l'ordre social prend figure de réalité distincte, il s'objectivise en tant que concept, élevé au-dessus des pratiques qui le réalisent concrètement. Mais d'autre part, elles sont, nécessairement, elles-mêmes les produits de pratiques explicites, réflexives, d'institutionnalisation. À ce titre, l'ordre social, ses conditions de reproduction apparaissent explicitement comme les produits de pratiques sociales, qu'il convient de qualifier de « politiques ». Les pratiques politiques se présentent alors comme des pratiques sociales de deuxième degré, puisque leur objet et leur produit ne sont autres que la tonne et l'accomplissement des « pratiques de base ». Le pouvoir peut ainsi être à son tour défini comme la capacité d'institutionnalisation. Enfin, la légitimité du pouvoir, c'est-à-dire sa reconnaissance par la société, qui implique que la société se reconnaît elle-même en lui, n'est plus fondée sur une simple réciprocité immédiate. Si le pouvoir n'apparaît pas comme l'effet d'une simple contingence arbitraire (celle des « rapports de force » en vertu desquels il ne se montrerait alors que comme violence), c'est qu'il se présente et est accepté comme l'expression d'un ordre « transcendant ». Dans la société bourgeoise puis capitaliste, cette référence ontologique transcendentale prend une forme plus abstraite que dans les sociétés religieuses traditionnelles, elle se présente d'abord comme idéologie éthique dans un rapport normatif absolu entre Conscience et Devoir, puis comme idéologie rationaliste, dans un rapport analogue entre Raison et Nécessité (note 3). C'est alors en cette transcendantalisation de la référence objective ultime, à laquelle répond la transcendantalisation de l'identité ultime du sujet, que la société se démet de sa propre identité immédiate ; c'est en elle, ou plutôt dans le mouvement qu'elle s'impose pour s'y conformer, qu'elle se reconnaît, qu'elle se « réalise ».

Ainsi, ce n'est plus la spécificité intime de l'action (ou de son objet) ni l'identité subjective immédiate de l'acteur qui s'expriment et se reconnaissent dans la signification normative qui les régit, et en laquelle ils trouvent directement leur mode d'insertion sociale et sociétale ; c'est un absolu ontologique non seulement extériorisé et sublimé, mais abstrait et formalisé, vis-à-vis duquel la totalité de la vie sociale concrète ne possède plus, à la limite, qu'un caractère et qu'une valeur instrumentaux. La pratique concrète, quotidienne, perd au profit du système institutionnel les mécanismes d'insertion et d'intégration sociale qu'elle possédait à son niveau propre ; elle est du même coup vidée de son sens et de sa valeur immanents ou, du moins, ce n'est plus en eux qu'elle trouve la raison nécessaire et suffisante de son accomplissement. Elle apparaît alors comme « aliénée ». À l'ancienne unité du sens dans la culture anthropologique a succédé l'opposition d'un sens et d'une identité sublimés dans l'idéologie d'un côté, et de leurs formes dégradées dans les activités instrumentalisées et spécialisées de la vie sociale fonctionnelle de l'autre (il s'agit alors spécialement de la vie économique). On verra tout à l'heure que le nouveau concept de Culture tentera précisément de dépasser ou de transcender, sans la résoudre à son niveau propre, cette opposition.

Cette perte d'autonomie sémantique et normative de la pratique peut d'ailleurs être considérée tout aussi bien comme un affranchissement du sujet à l'égard des régulations et des normes culturelles traditionnelles. L'espace de prévisibilité formelle et explicite créé par les institutions abstraites et générales représente en effet du même coup un espace de « neutralité » ou d'« indifférence normative » de l'activité, dans lequel peut s'exercer la liberté individuelle du sujet comprise comme un arbitraire. Les déterminations immédiates ou prochaines de l'activité se déplacent ainsi du plan des normes sémantico-culturelles à celui des motivations et des intérêts individuels, « psychologiques ».

C'est l'institution de la propriété qui se trouve au centre de tout le développement institutionnel proprement bourgeois. La propriété bourgeoise s'oppose formellement à la possession traditionnelle, puisqu'elle résulte de sa négation : on peut la définir en effet comme « exclusion socialement sanctionnée de toute possession virtuelle d'autrui ». La propriété affranchit l'objet de tout lien normatif à un usage déterminé, de toute appartenance sociale, statutaire, symbolique a priori : elle en fait un simple « bien » dont la « valeur » se laisse quantifier, puisqu'elle consiste dans le rapport d'échange dans lequel le « bien » peut entrer avec n'importe quel autre bien, en tant qu'ils ne se définissent plus que comme propriétés. La propriété institue du même coup l'individu privé en son sens moderne, c'est-à-dire comme personne juridique disposant dans la sphère de sa propriété d'une autonomie totale, et ayant par conséquent la capacité de s'y engager vis-à-vis de tout autre individu analogue : par un simple acte de volonté autonome par le contrat. Dans la sphère de sa propriété, l'individu en tant que personne juridique devient « responsable », il est lui-même la seule source des obligations auxquelles il peut être tenu socialement de répondre. Ce champ déculturalisé de la propriété fut ainsi précisément nommé un ius usi et abusi, un « droit d'user et d'abuser », c'est-à-dire non seulement d'utiliser la chose conformément à ses propriétés socialisées, et donc aux normes traditionnelles qui les définissent, mais d'en disposer en tout arbitraire, et donc « en dehors des usages » abstraction faite de tout autre droit que la tradition pouvait également avoir établi sur l'objet, abstraction faite donc de toutes les normes coutumières, « politiques », religieuses, statutaires, éthiques et esthétiques qui pouvaient en définir la nature, le statut et l'utilisation sociaux.

Le monde de la propriété devient ainsi le monde de la « société civile établi, garanti par les institutions définies et sanctionnées par le « pouvoir d'État ». La société civile, c'est donc aussi le terrain de formation et de libre expansion de l'activité « économique » qui dans le cadre du système institutionnel de la propriété, de la personnalité juridique et du contrat, n'obéit à d'autre règles que celle de l'intérêt individuel. Mais cet intérêt individuel à son tour tend à s'unifier et à s'homogénéiser de manière abstraite, aussi bien socialement que psychologiquement, à travers le mécanisme qui canalise tous les intérêts particuliers liés à la propriété vers leur confrontation universelle sur la marché contractuel. Là, toutes les particularités culturelles des intérêts individuels disparaissent derrière la forme sociale de leur équivalence subjective dans l'échange : celle de l'intérêt acquisitif. La « valeur d'usage », liée à la possession, ne s'oppose à la « valeur d'échange » propre à la propriété que pour céder à cette dernière toute la valeur de régulation normative qui lui appartenait dans la société de culture traditionnelle. Virtuellement, la culture n'a donc plus rien à voir avec la régulation des activités fonctionnelles et la reproduction de leur structure sociétale. Face à la société institutionnalisée, elle reprend valeur de « nature » c'est-à-dire de « donnée ». Vis-à-vis de l'économie, notamment, elle prend la forme indifférenciée du « besoin ».

La culture, c'est-à-dire la structure concrète du sens immanent aux pratiques sociales, ne disparaît bien sûr pas pour autant dans l'abstraction de l'« intérêt ». Elle est seulement refoulée dans la sphère sociétalement marginalisée de la « vie privée ». Du même coup, c'est l'unité sociétale, et par conséquent l'intériorité sémantique qu'elle possédait nécessairement lorsqu'elle assumait comme telle la fonction de reproduction, qui tend à éclater ou à s'évanouir. D'un côté, elle devient folklore, et de l'autre, elle va se spécifier en une pluralité de sous-systèmes indépendants localisés, dont le développement sera régi par des principes ou des intérêts différenciés.

La culture anthropologique sur laquelle ne pèse plus la contrainte de la reproduction sociétale est en effet « mise en disponibilité », et cette situation objective ouvre alors la voie à deux mouvements distincts de désintégration. Le premier, à caractère plutôt passif, est un mouvement de segmentation empirique de la culture en une pluralité de sous-cultures « isolées » en fonction de la variété des formes d'expérience concrète de la vie : selon les classes, les professions, les lieux, les sexes, les groupes d’âges, etc. Le lien réel entre ces catégories n'implique plus en effet le partage d'une culture commune, mais seulement l'intégration dans un système institutionnel commun, qui tend à minimiser leurs interactions concrètes, « face à face ». Souvent, cette culture émiettée ne manque pas de pittoresque, ou au contraire de pathétique dans la volonté qui s'y exprime de reconstituer au niveau subjectif une interprétation intégrale de la vie sociale ; mais l'ensemble de ses manifestations a perdu son intégrité.

L'autre mouvement se présente comme l'effet d'une spécialisation formelle des pratiques culturelles, et il possède comme tel un caractère épistémique. La spécialisation ou la spécification formelle d'un intérêt proprement cognitif donne naissance à une « culture scientifique » régie par des normes de cumulativité propres, que l'épistémologie précisément met en évidence. L'intérêt en l'efficacité instrumentale de l'action élève la technologie en pratique réflexive, et lui confère également une cumulativité systématique. La dimension expressive de la pratique va de même s'autonomiser en prenant la forme de la pratique esthétique, c'est-à-dire de l' « art » proprement dit, désormais séparé du « travail ». Enfin, les intérêts pratiques de la vie quotidienne, en tant qu'ils trouvent leur synthèse dans les conditions concrètes de la vie des individus et des groupes, forment le terrain où se maintient, donnant sens à la vie quotidienne, la culture de type anthropologique. Mais, comme on vient de le voir, elle tend alors à se fragmenter, et se trouve de plus en plus marginalisée par rapport aux conditions d'ensemble d'intégration et de reproduction de la société. Certaines de ses sous-cultures finissent alors par ressembler à des tics, des déformations, des automatismes obsessionnels. Par ailleurs, elle se trouve vidée, au plan de la signification qui lui est conférée socialement et historiquement, de tout ce qui est tombé dans le champs des sous-systèmes spécialisés de la science, de la technique, de l'art, et, bien sûr, de l'économique et du politique. Il lui reste bien, dans le « langage commun » un lieu propre de synthèse, mais le langage commun de la vie quotidienne, comme « langage parlé », est lui aussi marginalisé au profit du langage commun de la Haute culture (la littérature) et il se fait déposséder de son emprise objective par les langages communicationnels spécialisés de politique, d'économique, de la science. La culture quotidienne devient ainsi le lieu privilégié du conflit entre la tradition et l'adaptation, de la lutte entre l'inertie propre aux systèmes sémantiques non réflexifs, et le dynamisme des systèmes réflexivisés, entre l'évolution quasi-organique des pratiques et représentations communes et le développement systématique de la société politique et économique. C'est dans la culture quotidienne que les conséquences de ces conflits doivent se faire, à leur tour, conférer un sens qui souvent n'aura plus grand chose à voir avec leur raison historique. Ainsi, l'autonomie culturelle, dans l'intégrité qu'elle parvient à conserver, devient à son tour un facteur d'une aliénation de degré supérieur : politique et historique.

C'est dans ces conditions d'institutionnalisation de la reproduction sociétale, de fractionnement social de la culture anthropologique, et de différenciation formelle ou épistémique de l'unité synthétique de la pratique significative, qu'un nouveau concept de culture va trouver naissance. Il visera alors précisément le rétablissement de l'unité perdue de la pratique et du sens, et de l'intégrité des pratiques particulières dans la praxis sociétale et historique. Mais la synthèse qu'il proposera prendra désormais une forme idéale en tant qu'elle s'opposera directement aux « mécanismes » formels, abstraits, mais réalistes et effectifs de l'intégration institutionnelle de la société moderne. Avant d'examiner de plus près la nature et la genèse de ce nouveau concept socio-historique de Culture, il me paraît cependant utile de récapituler déjà ce qui précède dans un schéma.



Le mode de développement de la société moderne bourgeoise fait donc éclater l'ancienne unité synthétique de la pratique socio-culturelle, ou il la relègue dans la marginalité. En revanche, il institue des instances objectives spécialisées de pratiques fonctionnelles, soumises chacune à un système formalisé de régulation, spécifique et cumulatif : le politique, l'économique, le technique et le scientifique. Cela s'est produit dans un procès séculaire dont il serait vain de vouloir saisir précisément l'origine puisqu'il plonge plusieurs de ses racines dans l'antiquité grecque et romaine. Cependant le mouvement d'ensemble a été marqué par des moments de rupture et par des périodes d'intenses innovations structurelles dans lesquelles la conscience occidentale moderne a très vite reconnu les étapes décisives de sa propre genèse historique, et les symboles d'une identité en procès continu de formation : le Mouvement des Communes, la Renaissance et la Réforme, la formation des États nationaux et la croissance du pouvoir parlementaire, le développement de la démocratie, les Lumières, et enfin la Révolution française. C'est alors surtout dans ce dernier enchaînement d'événements dramatiques et dans le développement accéléré du capitalisme industriel en Angleterre et en France, que la perception d'une forme radicalement nouvelle de société s'est imposée. C'est donc aussi surtout dans le contexte de ces deux événements, et en réaction directe contre eux, que s'est opérée et formulée comme « Haute culture » cette objectivation explicite globalisante, idéaliste des modalités synthétiques de l'expérience symbolique qui avaient justement été mises en suspens, marginalisées ou détruites par la nouvelle dynamique sociétale. C'est ce procès que je vais examiner maintenant, en le décomposant, pour les besoins de l'exposition, conformément aux trois nouveaux champs de pratique sociale à l'autonomisation desquels il répond : les instances économique, politico-historique, et scientifique. Fondamentalement, le nouveau concept de culture n'est cependant pas décomposable en ces termes, puisqu'il veut justement répondre à leur différentiation par l'affirmation d'une synthèse où sont liés l'activité productive, le rapport à la nature, et le rapport à la société et à l'histoire. Je mettrai d'ailleurs l'accent sur le rapport qui relie la formation de la Culture moderne et celle du travail proprement dit. C'est en effet dans ce rapport que le procès de constitution de l' « art » se laisse saisir le plus directement, et l'art de son côté forme en quelque sorte le noyau de la Culture humaniste, ou du moins, il est comme le prisme dans lequel s'unissent et se réfractent ses divers rayons.

La production artisanale du Moyen-Âge (et à plus forte raison la production agricole) reste pour l'essentiel soumise à des normes que, par contraste avec la production capitaliste industrielle (note 4), on peut encore qualifier de culturelles au sens synthétique du terme et ceci d'autant plus que le « politique » ne représente pas non plus, dans une société de castes et de statuts, une dimension proprement autonome. D'abord, l'économie reste sous le règne de la valeur d'usage, qui s'affirme aussi bien dans la définition des produits et des techniques de production que dans les liens concrets qui relient producteurs et consommateurs (liens communautaires, liens statutaires, liens de dépendance personnelle, etc.). Le « travail » se présente donc essentiellement comme un « service » accompli dans le cadre d'un statut, d'un « état », d'une « condition ». Et d'ailleurs, le terme d'« économie » ne désigne encore, comme jadis en Grèce, que la sphère de l'économie ménagère, l'art de la satisfaction des besoins particuliers et toujours concrets (note 5). Même si la valeur d'échange intervient déjà à mesure que progresse l'économie monétaire, la « loi du marché » qui lui confère son unité objective reste elle-même subordonnée à toutes sortes de contraintes « culturelles » (« politiques », « religieuses », « éthiques », coutumières, communautaires, statutaires...). Ainsi l'univers économique du travail et de la marchandise, en un mot, le monde de la valeur, ne se déploie pas encore selon une logique propre.

Le travail en particulier n'a pas encore acquis la signification et la consistance objective de catégorie générale de la pratique sociale. En effet, l'équivalence réelle des divers travaux n'est réalisée ni sur le marché du travail, ni sur celui des produits. Partout, travail et produits restent « liés » aux conditions concrètes de la société. Ainsi, le travailleur appartient au métier (quand ce n'est pas directement au seigneur et à ses besoins), à son organisation corporative multi-fonctionnelle ; mais le métier lui aussi appartient à la communauté et à la satisfaction de ses besoins concrets beaucoup plus qu'il ne serait un agent autonome de l' « économie ». Il en va de même du produit, dont l'usage collectif est fixé culturellement, statutairement, communautairement, « politiquement ». Cette détermination concrète touche à tous les aspects du produit et de la technique de production, elle intègre non seulement leur « utilité instrumentale », mais aussi leur « valeur expressive », « esthétique », « identitaire ».

Si l'artisan appartient ainsi directement à la corporation, et au métier, à la communauté et à ses « besoins » (note 6), et par là à la définition normative du produit utile, c'est en celle-ci aussi qu'il se reconnaît immédiatement, qu'il cherche et trouve la réalisation de sa propre identité, vécue en termes de « maîtrise », d'« état » (fonctionnel), de « statut ». Ainsi déjà, d'une certaine manière « la personne est dans le style » comme dira beaucoup plus tard Valéry. Mais comme le style lui-même ne se différencie guère de l'utilité, il ne se dissocie pas non plus vraiment de la perfection technique, saisie comme adéquation, ni des multiples modèles culturels particuliers dans lesquels se reconnaissent les communautés professionnelles et locales, les ordres et les castes, etc. Valeur et utilité, identité et fonctionnalité, autonomie et dépendance accordent encore leurs variétés et leurs variations dans des espaces socio-normatifs concrets où la subjectivité et l'objectivité, l'individualité et l'appartenance enlacent leurs dialectiques.


Il s'opère bien déjà au Moyen-Âge une différenciation qualitative systématique parmi les produits et les activités productives, mais comme celle-ci reste essentiellement déterminée par une structure discontinue d'ordres et de castes qui commande elle-même directement la nature des besoins et donc celle des produits, la hiérarchisation qu'elle entraîne conserve elle aussi un caractère discontinu et hétérogène. Le producteur, par la médiation de sa production, ne crée pas sa propre identité, son propre statut, il participe plutôt à la valorisation de l'usage et donc au statut de l'usager, et c'est, comme en Grèce, ce dernier qui reste en fin de compte le « maître d’œuvre ». Dans l' « économie de besoins et de services », les produits et les producteurs ne se distribuent pas encore dans un champ unifié d'évaluation quantitative et qualitative.

Le développement de la richesse mobilière, notamment bourgeoise, dans le cadre de la production marchande va par contre entraîner un nouveau mode d'intégration des besoins, à mesure que ceux-ci vont se quantifier et se hiérarchiser en termes de «pouvoir d'achat». Cette nouvelle échelle va produire à son tour une hiérarchisation qualitative des propriétés fonctionnelles, techniques et esthétiques des produits, et l'amorce d'une dissociation formelle de ces dimensions. Dans cet espace de commune mesure, une nouvelle emphase de type compétitif sera mise sur le degré d'excellence de la pratique productive, et la reconnaissance de celle-ci entraînera une individualisation croissante de l'artisan et de son oeuvre puisque c'est alors la personnalité individuelle de celui-ci qui s'exprime dans celle-là. Cela est attesté par l'apparition de la signature dans les productions gothiques du XIIIe siècle (note 7). Cette tendance va trouver son accomplissement à la Renaissance, où s'impose la notion de « création », et où les grands artistes sont élevés au rang de « génies sublimes » (note 8). Les mots cependant ne doivent pas nous induire en erreur. Si le contraste est grand entre la masse des productions ordinaires anonymes et celles où l'on reconnaît l’œuvre du génie individuel inspiré, et si deux extrêmes déjà prennent valeur d'antinomie, elles n'en restent pas moins la base et le sommet d'une même pyramide, à l'intérieur de laquelle peut encore s'opérer une « quantification continue de la qualité ». D'ailleurs, les grands maîtres de l'art appartiennent encore jusqu'au XVIe siècle à des corporations d'artisans, selon des règles d'affiliation parfois surprenantes. D'un bout à l'autre de la hiérarchie, « arts et métiers » unissent encore leurs concepts, selon le sens qui s'est figé jusqu'à nous dans cette expression. Tout sublime qu'il soit, l'artiste reste un artisan, et son oeuvre une production.

Dans tout ceci, par ailleurs, « produire » ou « créer », ce n'est pas encore « travailler », c'est « oeuvrer » (quant au paysan, il continue toujours encore à « peiner », a moins que parfois il ne se révolte, lorsque la part de peine devient trop grande au regard de la jouissance). Et dans la mesure où l’œuvre en son concept appartient encore, au moins partiellement, à l'usage de qui la commande et en acquiert la jouissance, son identité sociale ne s'exprime pas encore exclusivement dans le rapport expressif qu'elle entretient avec l' « inspiration » de son créateur, et, par l'intermédiaire de cette inspiration sublimée, avec une « Culture » d'essence universaliste qui par son caractère idéaliste et projectif (et non plus empirique et réaliste comme dans la culture anthropologique), prétend transcender virtuellement toutes les communautés et toutes les époques particulières. S'il est vrai que, plus tard, la Renaissance va représenter une référence et un modèle privilégié pour le concept universaliste de Culture, on ne peut donc pas encore lui en attribuer la paternité, et il suffit, pour s'en convaincre, de penser au mépris dans lequel la Renaissance tenait les tonnes d'ail qui l'avaient précédée, à l'exception du classicisme antique auquel elle se référait précisément pour mieux affirmer sa propre spécificité et sa légitimité exclusive vis-à-vis de toute la culture médiévale. Vaccari résume cette attitude lorsqu'il parle de la « barbara maniera tedesca » pour désigner le gothique.


La formation du concept moderne de Culture, et des formes nouvelles de pratiques culturelles qui lui correspondent, ne s'effectue vraiment que dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, en rapport étroit avec le développement du capitalisme industriel en Angleterre, puis avec la Révolution française, sur le Continent. Or ces deux « événements » explicitent chacun à leur façon mais de manière violente et dramatique, la nature du nouveau mode de reproduction de la société bourgeoise moderne. C'est aussi pendant la même période que la science positive sort des « salons » des philosophes et s'impose comme mode dominant et virtuellement exclusif de connaissance du monde naturel identifié d'ailleurs au concept même de «réalité». Cela sera tout particulièrement l’œuvre des Lumières, qui associent par ailleurs étroitement dans leur idéologie du Progrès les dynamismes et les légitimations propres au développement industriel, et le rationalisme politique (libéralisme) et scientifique. Or, ces trois procès, économique, politique et scientifique, ont ceci en commun sur le plan formel qu'ils veulent tous fonder une dynamisation cumulative indéfinie de la société sur une rationalisation systématique des pratiques sociales, tant au plan pratico-instrumental qu'aux plans éthique et cognitif, ou philosophique. La « méthode » sur laquelle est fondée cette rationalisation est la même dans tous les cas : il s'agit de soumettre chaque secteur fonctionnel d'activité à une finalité univoque, unidimensionnelle, à partir de laquelle on puisse ensuite logiquement déduire un système de règles générales, universalistes, qui seules s'appliquent alors à la régulation des pratiques dans les domaines sous leur instance. La détermination de chaque acte particulier prend alors la forme d'une simple déduction effectuée à partir des règles, de telle façon que les aspects objectifs et subjectifs de l'action en viennent nécessairement à coïncider dans la même rationalité univoque. La première « science sociale » à trouver son identité dans la réalisation de ce projet rationaliste sera alors l'économie, appuyée sur une psychologie individualiste utilitariste. Toutes les « motivations » individuelles se trouvent alors mobilisées « librement », vers la réalisation de la finalité institutionnelle qui prend, pour sa pari, l'allure d'un procès « spontané », « automatique », « naturel ». Mais pour cela, il faut encore que les pratiques particulières soient « affranchies » de toute contrainte extérieure et de toute normativité propre, en autant que ces dernières ne se déduisent pas formellement de la rationalité institutionnelle. Dans un tel système, chaque acte « social » résulte à la limite d'une déduction rationnelle et prend la forme d'un calcul individuel. Chaque secteur institutionnalisé des pratiques sociales possède ainsi une finalité spécifique : la maximisation de l'intérêt acquisitif inhérent à la propriété, pour l'économie ; l'autodétermination par l'individu des règles auxquelles il est soumis, pour la politique ; la cumulativité de la connaissance objective, expérimentalement vérifiable et donnant par conséquent lieu à des prévisions utilisables pratiquement, pour la science. Ces finalités fondent ainsi des instances distinctes, autonomes, séparées, d'où se trouve bannie l'ancienne unité synthétique des pratiques « culturelles ». Les systèmes spécialisés de régulations propres à chaque instance y entraînent pareillement la rupture de toutes les formes de solidarité ou d'opposition, d'identité et d'attente, qui ne sont pas impliquées dans les a priori. universalistes qui les fondent et représentent leur seule finalité sociale légitime, en même temps que leur seul mode d'insertion sociétale.

Or, si on les considère en leurs corrélations formelles, fonctionnelles et historiques, ces trois procès de spécialisation et de rationalisation instrumentale ne sont pas entièrement complémentaires. Leur développement ne reproduit pas une totalité auto-suffisante, il laisse un reste, et ce reste est précisément l'unité a priori de la société, l'unité synthétique de la socialité concrète, vécue en réciprocité, tant au niveau de la pratique significative que de l'identité collective. En tant que ce reste continue à être assumé par la culture « anthropologique », la nouvelle société institutionnalisée va la marginaliser tout en s'appuyant sur lui, tout en le « parasitant » dans son propre procès de reproduction, au risque d'ailleurs de l'épuiser (on peut se référer ici au « langage commun », à la « famille », etc.). Cependant, comme on le verra, la « synthèse » ainsi maintenue et refoulée, non seulement ne répondra plus aux exigences d'universalisme qui sont inhérentes au fonctionnement du nouveau système, elle tendra de son côté à s'y effriter et à éclater. C'est alors la réalisation d'une nouvelle unité synthétique universaliste à l'envers et à l'encontre de la logique analytique du développement des pratiques institutionnalisées, qui formera le projet constitutif de la Culture au sens nouveau. Et c'est pourquoi celle-ci acquerra, malgré son caractère « oppositionnel » et partiellement à travers lui, également la valeur « fonctionnelle » de complément adéquat à la reproduction institutionnelle de la société moderne, bourgeoise et capitaliste : la Culture y deviendra le principe fondamental d'identité.

Art et travail productif

En tombant sous la dépendance du capital, l'activité productive perd l'autonomie culturelle qu'elle possédait dans le cadre du métier artisanal. Sur le marché du travail, les caractéristiques concrètes, culturelles, des différents travaux utiles deviennent virtuellement indifférentes les unes aux autres, pour se fondre comme « travail social moyen » dans l'équivalence de leur valeur sociale, dont l'effet est mesurable exclusivement par la valeur d'échange des produits. Du même coup, la dimension expressive qui était indissolublement liée à l'utilité dans l'activité artisanale disparaît de la nouvelle catégorie de travail productif, qui est par définition dépendant et aliéné. C'est alors cette valeur expressive qui deviendra la finalité objective distincte et exclusive de l'activité artistique. Avec le développement du système industriel capitaliste, la hiérarchie unitaire synthétique des activités artisanales se décompose, pour se convertir dans l'antinomie de l'ouvrier et de l'artiste (note 9), qui comprend toute une série d'oppositions qu'on peut résumer dans un tableau :


On voit donc que l'art se charge systématiquement de la « dimension perdue » par le travail. Face au travail aliéné, dépendant, dépersonnalisé, parcellarisé, instrumentalisé, l'art se constitue et se spécifie comme nostalgie et protestation, refus et compensation, rupture fonctionnelle et intégration idéaliste, marginalité et quête de totalité.

Mais comme on l'a vu, le nouveau concept de Culture qui se forme au XVIlle siècle et auquel le mouvement romantique va donner une formulation radicale ne se construit pas seulement par opposition au travail productif aliéné. Il intègre également, par réaction au développement politico-institutionnel bourgeois (Révolution française), une nouvelle tonne de rapport de la société à elle-même et à son historicité et une nouvelle conception du rapport de l'homme à la nature, une nouvelle forme de « sensibilité » qui répond à l'objectivisme abstrait de la science.


Culture et politique

On a vu que les régulations institutionnelles caractérisant la société moderne ont un caractère universaliste, abstrait, formaliste, déductif, analytique qui contraste avec le caractère structurel, concret, synthétique des régulations culturelles traditionnelles, dont la cohérence repose sur un ensemble d'opérations purement implicites à caractère analogique et métaphorique, et qui parviennent à synthétiser sémantiquement les rapports pragmatiques les plus complexes et les plus nuancés. La « culture » prend donc figure de réalité « naturelle (note 10) », « organique », « vivante », « pleine de sens », « harmonieuse » et « authentique », bref elle se présente comme une totalité expressive face aux systèmes institutionnels, « artificiels », « mécanistes », « unidimensionnels », « fragmentés », « instrumentaux » de la société institutionnelle.

Il y a plus. Les institutions se présentent explicitement comme les produits d'une pratique humaine historique et contingente. En effet, même si la « praxis politique » invoque la Raison universelle comme légitimation transcendante, il n'en reste pas moins qu'elle ne s'accomplit jamais que dans une actualité dominée par l'opposition des intérêts particuliers et par les rapports de force empiriques qui en résultent. La légitimité n'est donc plus immanente, ni à la praxis historique, ni aux institutions qu'elle produit, et celles-ci sont par conséquent sujettes à être à nouveau modifiées ou supprimées par le simple effet d'une transformation des rapports de force. C'est ainsi que le caractère « arbitraire » des institutions et de tous les produits de l'activité politique sera lui aussi mis en contraste avec la pérennité des valeurs auxquelles se référera la Culture. Non pas que ces valeurs et les structures de pratiques qu'elles orientent soient véritablement immuables ; mais leur transformation semblera le résultat de lents processus « naturels » de maturation, d'équilibration, d'intégration réciproque, ayant toujours comme champ de référence la totalité.

C'est ainsi que pour la société politique et en elle, l'histoire prend en tant que produit d'une pratique explicite et intentionnelle l'allure d'un procès linéaire, projectif, volontariste, dans lequel une conscience historique optimiste peut se projeter et s'extrapoler indéfiniment comme en une hyperbole newtonienne. C'est dans cette extrapolation qu'elle finit alors par découvrir le principe ou l' « origine » même de son sens ; c'est alors également sur l'axe univoque de ce sens historique que l'ensemble des significations inhérentes aux pratiques institutionnalisées tendent à trouver leur unité significative ultime. La société en vient ainsi à appréhender sa propre consistance ontologique et son identité sous la forme du mouvement historique compris comme Progrès.

Une telle conscience historique se démarque radicalement de la conscience historique traditionnelle, qui est avant tout une conscience de l'origine, de la permanence, du maintien de l'intégrité, le tout accompagné d'un sentiment d'étrangeté face au changement appréhendé comme une perte d'identité ; la constitution de la société moderne a donc été perçue par la pensée conservatrice traditionaliste (Burke, de Bonald, de Maistre...) comme contraire à la nature profonde et intime de la vie sociale, comme une négation de la socialité.

Mais cette critique conservatrice rejoignait en certains de ses thèmes une critique radicale de l'aliénation politique et économique, exprimée déjà chez Rousseau et Hegel, et à laquelle le romantisme associera ensuite alors les accents que l'on connaît. Cette critique comporte un refus des modes abstraits d'identité impliqués dans la société politique bourgeoise : à l'individu abstrait, rationnel, calculateur, spéculateur, insensible à toute solidarité et à toute réciprocité communautaire, elle oppose la personne et sa personnalité en même temps affective, sensuelle, culturelle, communautaire. À l'Humanité abstraite et désincarnée, et au « Peuple » tout aussi abstrait des citoyens, elle oppose les peuples réels, associant et harmonisant leurs différences dans une vaste polyphonie universelle et cependant concrète, singulière, des cultures (von Humboldt). Cette image répondra alors au modèle d'une Humanité standardisée vouée à marcher d'un seul et même pas sur le chemin du Progrès guidée par une uniforme raison. Car l'identité idéalisée par la nouvelle Culture veut s'éprouver sans cesse intimement, ne finissant jamais de se découvrir, alors que la société politique moderne se connaît elle-même d'un seul coup, comme « projet », mais ne peut s'éprouver concrètement et se reconnaître dans la réalité effective qu'en se projetant à « la fin de l'histoire ».

Le développement du mode nouveau de compréhension ontologique de la nature dans la science positive est intimement lié aux formes bourgeoises de la conscience socio-politique et historique et au développement de l'économie marchande (note 11). Or, la connaissance scientifique possède sa condition préalable dans le renoncement formel à tout sentiment d'intimité avec le monde, à tout rapport d'appartenance ontologique au monde. Les sphères de la réflexivité opératoire du sujet, et de la positivité empirique du monde objectif, sont posées dans une altérité absolue (note 12). (Kant va introduire un rapport dialectique entre elles, qui sera généralisé par Hegel, mais cela ne touche guère à la conscience pratique, quotidienne et efficace de l'activité scientifique, ni à sa vulgarisation comme ontologie commune.) Ce n'est pas le lieu d'examiner ici les modalités ontologiques selon lesquelles cette dissociation et ce renoncement se sont opérés, on peut se contenter de constater qu'il a reçu diverses formulations théoriques, depuis l'opposition cartésienne entre la « clarté des idées » et la « confusion des sentiments », jusqu'à la théorie bachelardienne de la « coupure épistémologique », en passant par le réductionnisme empirique et positif de la « loi des trois états » de Comte, etc.

Le monde objectif de la science positive, qui est en train de se constituer en modèle ultime et exclusif de toute réalité, n'a plus rien à voir avec le monde tantôt familier et tantôt hostile qu'habitait l'homme de la société traditionnelle, et qui, « pour le meilleur et pour le pire » lui servait de demeure. Le monde pour la science est d'abord un monde étranger. C'est bien ce qu'exprime Pascal lorsqu'il s'écrie : « Le silence absolu de ces espaces infinis m'effraie. »

Or, le nouveau concept de Culture va également se charger de la protestation que soulève, contre la dévaluation radicale du monde sensible et significatif, la conception objectiviste de la science positive. La nouvelle sensibilité culturelle refusera en effet l'idée que le monde formel, mécanique, opposé par sa passivité et son inertie à l'action humaine et à ses désirs, soit la seule réalité sensible dont l'humanité puisse faire l'expérience véridique. Alors que la Renaissance avait nourri l'élan dont est née la science moderne d'un intérêt passionné pour le monde sensible compris comme le siège d'une activité créatrice inépuisable, et d'une confiance illimitée dans la capacité humaine de s'y associer par sa propre créativité pratique et cognitive, c'est désormais à l'encontre de la science devenue ascétique en sa maturité mécaniste que la Culture va dresser en l'approfondissant et en l'explicitant cette vision dialectique du rapport entre l'homme et la nature, dans lequel sont engagées, non seulement les opérations de la pensée analytique et une sensibilité réduite aux formes élémentaires de l'appréhension du temps, de l'espace et du mouvement, mais toutes les formes plus complexes de la perception sensible et de l'imputation symbolique. Elle va du même coup réintégrer parmi les conditions de l'appréhension de la réalité objective cette expérience intime que l'homme a de lui-même et d'autrui en ses actions, ses désirs, ses sentiments et ses plaisirs, ses craintes, ses rêves et ses révoltes (Rousseau).

La Culture prendra donc corps comme une ontologie de protestation, contestant et compensant la vacuité phénoménologique de la science positive. Et celle-ci va lui répondre en lui opposant son propre mépris de l' « obscurantisme », et en appuyant son impérialisme ontologique, épistémologique et pragmatique sur une théorie avantageuse du « cultural gap » dont on pourrait retracer de nombreuses versions depuis l'ironie voltairienne jusqu'à la triste moralisation de la « nécessité et du hasard » à laquelle nous convient les derniers représentants du positivisme classique dans les sciences modernes, comme Jacques Monod.

C'est aussi dans le Romantisme que cette nouvelle sensibilité vis-à-vis de la nature s'exprime le plus clairement. Plus tard, elle va se désubjectiviser partiellement dans le naturalisme, sans pourtant se renier dans ce qu'elle a de fondamental : l'implication des tonnes concrètes de la perception sensible et de leurs médiations symboliques et culturelles parmi les conditions d'appréhension du monde « réel ». Cela faisait dès lors de l'art une modalité de l'appréhension objective de la réalité (note 13).

C'est dans le moule de la même position structurelle que vont se développer, dès le début du XIXe siècle, les sciences sociales. D'un côté, elles voudront se définir comme sciences positives, en affinité non seulement avec le modèle épistémologique des sciences de la nature mais encore avec le mode opératoire institutionnalisé de l'économie et de la politique moderne; de l'autre elles se chercheront comme disciplines critiques, herméneutiques, phénoménologiques, « dialectiques », en symbiose directe avec le nouveau modèle de la Culture à l'intérieur duquel elles voudront inscrire leur tonne systématique de réflexivité, leur mode critique de totalisation ; c'est alors d'ailleurs la culture qui représentera pour elles le modèle privilégié de l'objectivité du social et de l'historique. On sait à travers quelles oppositions cette orientation a alors cherché à confirmer son identité face à la démarche positiviste : Naturwissenschaften contre Geistes ou Kulturwissenschaften (l'expression de Sozialwissenschaften est généralement abandonnée à l'alternative positiviste ou scientiste) ; sciences nomothétiques contre sciences idiographiques ; explication contre compréhension, etc.

Pour résumer : la Culture en son sens moderne naît comme une protestalion contre la « perte de substance » qui accompagne les nouvelles formes de travail, de solidarité socio-politique, de connaissance de la nature, et surtout contre la disjonction systématique de la socialité qu'opère l'autonomisation des « instances » en question. Par réaction, la Culture élabore explicitement une perception et un sentiment « organique » de la société, une conscience de l'historicité comprise comme permanence, enracinement, maturation, « épiphanie » ; et surtout peut-être elle réintroduit dans la conscience historique l'idée de l'incertitude et du drame ; elle renoue alors, contre la théorie optimiste du Progrès et des Lumières, avec le sentiment tragique de la vie qu'avait approfondi la tradition eschatologique dans laquelle s'exprimait le courant radical de la bourgeoisie naissante. Contre le travail, contre la science, elle réinvestit la nature d'une subjectivité en affinité essentielle avec les désirs et les passions, les attentes et les angoisses, les plaisirs sensuels et esthétiques, le tout étant « dramatisé » par l'emphase romantique placée sur la sensibilité individuelle et appréhension de la vie comme destin. C'est surtout par refus de l'aliénation des pratiques fonctionnelles instrumentalisées que la Culture va proposer une « contre-totalisation » idéaliste, dans laquelle l'intégrité symbolique des actions humaines va se trouver hypostasiée comme principe fondamental d'identité et en même temps comme objet d'une quête indéfinie, comme une vocation. Il ne s'agit donc pas là d'un retour à l'intégrité non réflexive, immédiate, aveugle, de la culture anthropologique, même si la nouvelle Culture cherche à s'en réapproprier nostalgiquement les modes et les contenus d'expérience. La nouvelle culture n'est pas un vécu empirique, elle est un projet non-natif qui, face à l'universalisme abstrait de la société institutionnalisée, prend charge de la réalisation d'un Universel concret et indéfiniment diversifié, quoique toujours totalisable, puisque par-dessus toutes les variétés et variations empiriques des cultures règne le principe d'une inter-traductibilité ultime des formes symboliques, Contre la transcendance abstraite des sociétés institutionnalisées, la nouvelle Culture affirme en somme l'immanence du sens à lui-même, l'indissociabilité du sens et de l'être compris ultimement comme faire, comme pratique créatrice.

Finalement, la nouvelle culture recueille et intègre ce que la société bourgeoise avait, dans son mode de reproduction institutionnel, refoulé hors de ses structures formelles et fonctionnelles ou simplement laissé croître de manière sauvage et désordonnée sur les talus et dans les fossés bordant la voie du Progrès : l'unité concrète de la pratique significative. Et c'est là précisément que réside alors le paradoxe de la Culture : qu'en sa visée même de synthèse et de totalisation, elle se referme sur elle-même comme spécialité ; ou plutôt, qu'elle doive s'isoler (la Tour d'ivoire) dans le sentiment de sa fragilité. Son paradoxe est d'être condamnée à enfermer son objet, la totalité et l'unité supra-fonctionnelle, dans les pratiques particulières des artistes, des gens de lettres, des personnes « cultivées ». Installée en plein milieu de la société de travail, de luttes politiques, de recherche scientifique. elle regarde ailleurs, tout en étant contrainte d'assumer une l'onction de compensation, lorsqu'elle ne se limite pas à occuper la niche qu'on lui a faite parmi les industries de luxe. Artistes maudits ou enfants choyés, rebelles ou chiens de garde, ceux qui exercent la vocation de la Culture dans la société de production. puis de consommation, ont du mal a connaître leur identité et il leur est souvent plus facile de la faire reconnaître, risquant de se dévoyer en une reconnaissance déplacée. Et c'est pourtant dans cette contradiction que résidait objectivement le statut social de la Culture au sens classique, c'est là qu'elle possédait sa consistance historique : d'être tout à la fois moment fonctionnel de compensation, mémoire du passé, et désir de ce qui n'est pas encore advenu ; révolte et fidélité ; luxe de privilégiés et exigence élémentaire de réalisation d'une vie commune simplement décente, parce que proprement humaine. C'est pourquoi cette « bonne conscience » de la société était en même temps la voix la plus poignante et la plus impitoyable où s'exprimaient le déchirement et les exigences de sa « conscience malheureuse », dans l'orgueil qu'elle tire de sa singularité rare et précieuse, quasi « sur-humaine » et en quelque façon toujours inhumaine.

(C'est aussi au nom de cette exigence suprême de la Culture que Nietzsche plus tard la condamnera radicalement par anticipation de mouvement intellectuel critique de tout le siècle qui s'ouvre devant lui,)

Michel Freitag

À suivre ; nous vous présenterons dans le prochain numéro de Conjoncture la suite de ce texte, qui s'intitulera La dissolution de la Culture classique dans la société "décisionnelle" ».

Notes :

1. C'est pourquoi le fonctionnalisme et le structuralisme se répondent si bien, au plan proprement théorique, dans leurs analyses respectives des « sociétés de culture ». Leur divergence fondamentale n'est située qu'au plan méthodologique (ou « épistémologique », en autant qu'on se réfère à une critique épistémologique de la méthode scientifique et non du mode d'être de la réalité), et a alors son origine dans le développement du formalisme moderne, dont on reparlera plus bas. C'est pourquoi les critiques à caractère fondamentalement théorique et ontologique que l'on peut adresser à l'un peuvent toujours aussi être aussi tournées contre l'autre : dans les deux cas, elles touchent à leur égale incapacité d'attribuer un caractère d'objectivité positive à la réflexivité, ce qui entraîne l'impossibilité d'une conceptualisation directe de l'historicité et des conflits sociaux. L'histoire n'est pour eux que « changement » ou « rupture », les conflits, que « déviance » ou « arbitraire ». Mais cela même ne fait que souligner l'affinité de ces deux approches avec les sociétés dont la reproduction est essentiellement assurée selon le mode culturels-symbolique, et dont la « société primitive » représente le prototype. L'extension du fonctionnalisme, puis du structuralisme, à l'étude des sociétés « politiques » implique donc une dénégation idéologique (et conservatrice) de leur caractère propre.

2. On peut préciser. La « norme » agit en vertu d'une représentation intuitive immédiate. la « règle » par l'effet d'une « déduction ». La cohérence en vertu de laquelle un ensemble de normes assure la reproduction de la société peut alors être qualifiée de « structurelle », alors que celle des « règles », en autant qu'elle existe, possédera nécessairement un caractère « systématique ». (J'admets que ces « éclaircissements » ont eux-mêmes ici une base plus structurelle que systématique. Il serait en effet trop long de procéder à une définition systématique, ou proprement conceptuelle. Il faut donc accepter parfois de se laisser guider par de simples notions sans prendre la peine de les ressaisir en concepts.) D'ailleurs, tous les concepts ne peuvent fonctionner que comme notions dans le langage commun : ils y tiennent simplement leur « conceptualité » en réserve ou en puissance celle-ci n'étant en oeuvre que dans la proposition qui leur sert de définition.


3. Sur le concept de transcendance et la portée de ces dualismes voir le quatrième paragraphe ci-dessous.


4. Je procède schématiquement, en accentuant les contrastes structurels. Il est par ailleurs évident que dans le métier et la corporation bourgeoises les formes de structuration ultérieures du travail et de l'échange se trouvent déjà au moins en germes. Inversement, il ne faut jamais oublier non plus que les « lumières » de l'Antiquité (qui représentait sur bien des points un état sociétalement plus « avancé ») n'ont jamais cessé d'éclairer les concepts et même les pratiques médiévales, non certes comme le soleil en plein jour, mais plutôt comme d'incertaines et intermittentes aurores boréales. D'ailleurs, il faudrait étendre l'analyse au champ entier des pratiques sociales, examiner non seulement les statuts respectifs et corrélatifs du serf, du seigneur, du clerc, du bourgeois, ceux du domaine, de la communauté rurale, de la commune et de la corporation, de l'église et des monastères. Il faudrait encore tenir compte des rapports entre la vie quotidienne « communautariste » et les formes d'intégration beaucoup plus larges de la Chrétienneté, de l'Empire, de la féodalité, des royautés. Plus spécifiquement, il conviendrait d'examiner en détail l'évolution de la dissociation traditionnelle entre travail manuel et travail intellectuel, entre les « arts de l'utile » et les « arts libéraux » qui vient directement de l'Antiquité et qui préexiste comme telle à la dissociation du « travail » et de l' « Art », à l'opposition de l' « ouvrier » et de l' « artiste », de l' « Oeuvre » et du « produit », et qui dans le contexte de la Haute culture humaniste, ne déterminera jamais fondamentalement ces oppositions puisque précisément l'activité manuelle et intellectuelle resteront associées dans l'art.


5. Thomas d'Aquin reprend la distinction aristotélicienne entre l' « économique », définie comme ci-dessus, et la « chrématistique », science de la richesse mobiliaire, i.e. de la valeur d'échange. C'est elle seulement qui prélude à la science économique moderne. La première est l' « art de la dépense », la seconde, l' « art de l'accroissement de la richesse » abstraite, monétaire, de son accumulation.


6. La distinction faite par la justice distributive - concept nouveau - et la justice rétributive - concept traditionnel, reflète une période de transition, comme c'était déjà le cas dans la Grèce d'Aristote. Elle s'applique non seulement aux personnes, mais aux choses, et à l'évaluation de l'activité productive de biens. Les objets, selon la justice rétributive, sont évalués selon leur degré de conformité à leur « nature ». Là où il n'y a pas de standard commun de besoin, ni d'abstraction des besoins par la médiation d'une « demande » purement marchande, chaque produit trouve sa perfection particulière dans une adéquation qui lui reste immanente, et ne procède pas d'une comparaison généralisée. C'est la comparabilité formelle de la « valeur d'échange » qui va entraîner une hiérarchisation continue de la « valeur d'usage », et de l'appréciation technique-esthétique de celle-ci. Parallèlement, le « maître d'oeuvre » deviendra « propriétaire-usager » (avant de se décomposer lui-même comme on le verra en « consommateur » et en « amateur » - et qu'on n'aille pas alors les confondre sous prétexte que les deux n'ont fait qu'«acquérir» en vue de la satisfaction de leurs « besoins » !). Il faut le marché et la production marchande pour que naisse la catégorie unitaire du « besoin », qui sert alors de médiation univoque entre le monde de la marchandise et ceux de la « culture » ou de la « nature » (qui deviennent équivalents du point de vue de la marchandise : l'un et/ou l'autre lui servent de fondement, au sens qu'ils permettent à la « marchandise » et au symbolisme abstrait de la « valeur » de s'articuler sur l'univers concret de la « société », pour devenir lui-même ainsi une réalité sociale et/ou naturelle. Car la marchandise ne trouve sa « réalité » que dans son caractère instrumental, qui doit ainsi lui-même pouvoir être unifié par référence aux « besoins ».


7. Cela est aussi partout attesté par le développement d'un « expressionnisme » subjectif, voire subjectiviste (à ce sujet : Élie Faure, L'Esprit des formes, Ed. J.J. Pauvert, Paris, 1964, 4 vol.), et par la distinction qui s'établit désormais entre la conception et la réalisation, en architecture. Alors, le « client » cesse aussi d'être le Maître d’œuvre (cf. E. Panofsky, Architecture gothique et pensée scholastique, Paris.)


8. Cela ne signifie pas que la splendeur de certaines oeuvres d'art n'ait pas été reconnue auparavant, ni le mérite créateur propre de leurs auteurs. Mais on pourrait souligner le contraste qui existe entre l'ancienne et la nouvelle conception de l’œuvre et du créateur en confrontant le statut de Brunelleschi ou de Michel-Ange à celui du constructeur de la Grande Mosquée d'Andrinople dont l'histoire n'a pas conservé le nom mais dont la légende dit qu'on lui creva les yeux sur ordre du Prince afin qu'il ne puisse nulle part ailleurs reproduire son chef-d’œuvre.


9. Voir tout spécialement à ce sujet Raymond Williams, Culture and Society et The Long Revolution, Londres, Penguin Books, 1961 et 1963.


10 La référence à la « nature » et au « naturel » est donc commune à la légitimation institutionnelle et à la contre-légitimation culturelle, mais elle comporte une inversion de sens. Pour l'une la nature est d'abord inorganique, mécanique, elle est pensée sous le mode de la légalité formelle, de la nécessité rationnelle, du déterminisme matériel. Pour l'autre, elle prend la figure de la vie organique, de la croissance, en même temps puissante et contingente, harmonieuse et aveuglément obstinée. La science « post-moderne » va chercher à intégrer de diverses façons ces deux conceptions. Il en va de même pour la référence qui est faite de part et d'autre à la notion d' « autonomie » ; d'un côté il s'agit de la libellé abstraite et négative du choix rationnel, de l'autre, de l'auto-orientation positive vers une finalité concrète qui, pour être intériorisée, n'en est pas moins entièrement prédéterminée, puisqu'elle est intégrée dans une structure globale, comme telle relativement rigide.


11. C'est chez les philosophes des Lumières que cette association entre la nouvelle conscience scientifique et la nouvelle conscience politico-historique a été réalisée de la manière la plus étroite, la plus explicite, avec en toile de fond, la généralisation de la société marchande et de la société civile libérale, que théorisait de son côté la théorie physiocratique. Or, c'est justement par opposition à cette synthèse philosophique du rationalisme historique, politique, économique et épistémologique que le concept moderne du Culture a également trouvé, dans le Romantisme, sa formulation la plus radicale.


12. Pour ce qui est de la connaissance de la nature comprise d'ailleurs comme seule connaissance positive, l'épistémologie va alors prendre la place de l'ontologie, qui ne gardera d'autre domaine que celui de l'homme compris comme « être moral ». Elle deviendra donc philosophie éthique alors que l'ontologie scientifique restera purement implicite.


13. On verra plus loin que l' « art moderne » s'efforcera de toutes les façons imaginables de se détacher de cette orientation réaliste, et qu'en cela s'exprimera dans l'art l'effacement du concept classique et synthétique de culture, et la transformation de l'art en une pratique spécialisée, quoique alors de plus en plus sublimée et mythifiée.


Retour au texte de l'auteur: Michel Freitag, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 22 janvier 2007 8:14
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cégep de Chicoutimi.
 



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