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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

La société : réalité sociale-historique et concept sociologique. ” (2003)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir de l'article du professeur Michel Freitag, professeur de sociologie à l'UQAM, “ La société: réalité sociale-historique et concept sociologique ”. Montréal: juin 2003. TEXTE INÉDIT. [Autorisation accordée mercredi le 23 juillet 2003].

Introduction

Introduction

La question 4. de l'invitation du GÉODE est formulée ainsi:

"
Pensez-vous que l'objet de la sociologie a un lien avec le concept de société et que ce dernier n'a pas de consistance effective en dehors de l'idéal de l'État-nation? Pensez-vous que l'identité de la sociologie a été mise en question par le procès de globalisation? Qu'est-ce que la sociologie a à dire en propre sur ce procès de globalisation? Est-ce que la "société globalisée" pourrait être un nouveau cadre de référence pour la sociologie? Cela comporterait-il un nouveau départ pour la discipline, ou est-ce que l'insistance sur ce niveau représente la naissance d'une nouvelle discipline? Est-ce qu'une «sociologie globale» est encore de la sociologie?"

A) Historicité et caractère générique du concept de société.

B) Le fondement de l'existence objective de la société: le symbolique, la réflexivité de l'action humaine et la construction d'un monde commun.

C) Le fondement "écologique" de la société : la différenciation et l'interdépendance fonctionnelle des pratiques sociales.

D) Globalisation systémique et mondialisation sociétale: les nouvelles frontières incertaines de l'intégration et de la reproduction de la société.

E) Le maintien de la sociologie comme discipline critique face à la globalisation.

F) L'engagement pour la mondialisation sociétale (plutôt que pour une société mondialisée fortement intégrée ou encore un "État mondial homogène" - F. Fukuyama) comme projet d'une sociologie critique contemporaine.

Pour voir les notes, cliquer ici.
Introduction
"À la différence de l'économie, de l'histoire et de la philosophie, la sociologie se présente de plus en plus comme une discipline éclatée, déchirée entre de multiples écoles et courants de pensée. La perspective d'une unification paradigmatique apparaît de plus en plus lointaine avec le progrès de la globalisation et la dissolution de l'idée même de société." (...)

"Quelles sont maintenant les perspectives d'une théorie sociologique générale, dans la mesure où cette question engage l'identité même de notre discipline?"


Il y a plusieurs manières de comprendre ce constat (la dissolution de la société) et de saisir le sens de la question (la perspective d'une théorie sociologique générale). Quelle est la nature de la réalité qui subsiste après la dissolution de la société, ou se substitue à celle-ci? Qu'implique l'idée d'une unification paradigmatique de la sociologie dans une perspective de sociologie critique? Le déclin de la théorie générale est-il une question de fait (difficilement contestable) ou une question de droit (ayant valeur d'injonction épistémologique et politique)? D'une manière générale, le développement des «sciences» représente-t-il désormais, pour l'épistémologie puisque c'est bien sur son terrain que se posent ces problèmes [note 1], une question purement empirique dans laquelle s'abolirait, à travers le bouclage de la science empirique sur elle-même, toute la dimension d'idéalité ou de régulation normative qui soutenait le projet de connaissance scientifique moderne, toute distance réflexive et critique entre ce projet et ses divers objets «positifs» parmi lesquels elle viendrait finalement se placer elle-même en tant que simple méthodologie et pure procédure opérationnelle de recherche? S'agissant des sciences sociales et en particulier de la sociologie, le renoncement - empiriquement motivé - à toute visée de théorisation générale ne coïnciderait-il pas précisément (dans un nouveau bouclage "cybernético-systémique") avec un renoncement analogue de la société à se saisir elle-même réflexivement dans ses procès de transformations, qui se trouveraient du même coup immédiatement naturalisés ou, en tout cas, «technologisés» et «artificialisés»? Le thème de la disparition de la société qui est évoqué dans le document d'invitation au symposium ne représenterait-il pas alors une nouvelle forme radicalisée de la self fullfilling prophecy qui menace constamment la vigilance critique des sociologues, et dont la «science économique» nous fournit déjà le plus bel exemple? Faut-il alors transformer cet exemple en modèle indiscutable? La globalisation qui est également évoquée dans la mise en scène de la question générale à laquelle nous sommes invités à répondre, dans la mesure où elle est d'abord une réalité économique, technologique et médiatique, est-elle elle aussi un simple fait plus ou moins incontestable, ou une nouvelle menace du «destin» dont la concrétisation, comme dans le drame d'Oedipe à la croisée des chemins, engage encore la responsabilité de notre inconscience collective - pour ne pas parler ici abusivement de notre Inconscient? Ces problèmes, auxquels on pourrait en ajouter plusieurs autres de même ampleur, suffisent déjà à jalonner, à structurer et à ouvrir ou polariser dans un sens déterminé l'espace dans lequel nous sommes conviés à développer notre interrogation.

Pour prendre mieux la mesure de ces questions et sans prétendre leur apporter des solutions, je commencerai par répondre à la quatrième question, puisqu'elle porte précisément sur la réalité problématique de la société et sur le statut en même temps scientifique et idéologique de la sociologie. J'y consacrerai la plus grande partie de ma réflexion, et les réponses que je ferai aux autres questions n'auront ensuite qu'une valeur de complément.

* * *

La question 4. de l'invitation du GÉODE est formulée ainsi:

"4. Pensez-vous que l'objet de la sociologie a un lien avec le concept de société et que ce dernier n'a pas de consistance effective en dehors de l'idéal de l'État-nation? Pensez-vous que l'identité de la sociologie a été mise en question par le procès de globalisation? Qu'est-ce que la sociologie a à dire en propre sur ce procès de globalisation? Est-ce que la "société globalisée" pourrait être un nouveau cadre de référence pour la sociologie? Cela comporterait-il un nouveau départ pour la discipline, ou est-ce que l'insistance sur ce niveau représente la naissance d'une nouvelle discipline? Est-ce qu'une «sociologie globale» est encore de la sociologie?"

A)
Historicité et caractère générique du concept de société.

Le concept de société, tel qu'il est ou a été utilisé en sociologie mais aussi dans les autres sciences sociales ainsi que dans la compréhension et la conversation communes est une production moderne. Il en va d'ailleurs de même en ce qui concerne le sens qui est donné au concept beaucoup plus ouvert du social qui possède de manière évidente une géométrie extrêmement variable: la réalité sociale, le déterminisme social, le contexte social, les rapports sociaux, la structure sociale, la question sociale, les classes sociales, la stratification et la mobilité sociales, les problèmes sociaux, etc. Toutes ces expressions représentent d'abord des concepts sociologiques, mais ils sont aussi d'usage tout-à-fait commun et ils traversent toutes nos représentations de la vie collective, aussi bien privée que publique, administrative, bureaucratique et même culturelle et littéraire. [note 2] Les concepts modernes de la société et du social sont corrélatifs: la société désigne en effet le tout du social, en tant qu'il est, en tous ses aspects, structuré ou organisé d'une manière objective, cohérente ou consistante et donc intelligible (ce qui n'exclut pas, vu la réflexivité de l'action humaine significative, l'existence de conflits intersubjectifs et de contradictions structurelles, mais au contraire leur donne précisément une assise objective, un lieu d'articulation et un sens). Le concept de société désigne ainsi l'ordre d'ensemble qui régit toutes les manifestations et accomplissements sociaux particuliers selon un rapport d'appartenance ou de co-appartenance spécifique: la société représente le champ objectif dans lequel se déploient toutes les interactions sociales et où s'opère l'intégration réelle de toutes les manifestations sociales diversifiées selon leur forme, leur nature ou leur sens. Ainsi, le concept de la "spécificité du social" (chez Durkheim, par exemple) implique-t-il déjà le concept de la société, car à défaut de cette référence réaliste à un mode et un lieu de totalisation, il n'y aurait en dernière instance (c'est-à-dire "en réalité") dans l'activité humaine que du "moral", ou du "psychologique", ou du "biologique", ou du "physico-chimique", et la notion même du "social" perdrait tout le sens objectif global, ou globalisant, qu'il possède au fondement même de l'intuition sociologique. Il faut ajouter que le concept originel de la société implique la pluralité des sociétés comprises comme des identités particulières, constituées ou instituées selon un principe de réflexivité et d'autoréférencialité identitaire. La sociologie a certes d'abord emprunté à la forme de l'État-nation la représentation qu'elle s'est donnée de cette autoréférencialité de la société, c'est-à-dire précisément de son caractère unitaire (l'État) et identitaire (la nation). Mais ce caractère unitaire et identitaire de nature autoréflexive n'était pas spécifique à cette forme historique particulière, il y était seulement expressément mis en relief dans son procès particulier, et spécifiquement politique, de construction et d'institutionnalisation. Les sociétés traditionnelles ou archaïques se resaisissaient également elles-mêmes de manière réflexive à travers des récits, sans s'attribuer en propre la responsabilité de leur auto-institution et auto-reproduction.

Il est aussi évident que l'État-nation est une forme spécifiquement moderne d'organisation, de régulation, d'intégration, d'orientation et de constitution identitaire de la vie collective. [note 3] La formation du concept moderne de société et la constitution moderne de l'État-nation sont donc deux phénomènes congruants, d'où il résulte aussi que c'est de manière privilégiée le cadre de l'État-nation, avec sa double intégration politique et territoriale relativement univoque, qui s'est imposé dans la formation de l'image et de la perception concrètes de cette réalité objective positive qu'était la société pour la sociologie qui se proposait de l'étudier. C'est notamment à partir du modèle de l'État-nation que s'est formée l'idée - problématique on va le voir, puisque le réalisme qu'il faut conférer au concept de société a un tout autre fondement et est donc d'une tout autre nature - d'une coïncidence au moins potentielle de la société avec un cadre politico-territorial qui permettrait de se la représenter comme une réalité circonscrite, définissable à partir de ses limites et possédant en soi un caractère relativement unifié et continu - en somme à l'image de tout autre objet matériel positif, et particulièrement à l'image d'un organisme vivant. Il faudra donc "ouvrir" cette image substancialiste vers celle d'une réalité dont le mode de constitution et d'intégration dialectique est beaucoup plus diffus et irradie à partir d'un centre, en exerçant une puissance d'assujettissement variable sur ce qui tombe ou entre dans son champ de polarisation. Et il faudra s'interroger sur la nature (le mode existentiel et phénoménal) de ce champ de polarisation et d'intégration, de diffusion et d'attraction, dans la mesure où il n'est pas simplement d'ordre physique, biologique et psycho-biologique, mais précisément social et sociologique [note 4].

Mais cette congruence, cette réciprocité ou ce parallélisme entre le concept de société et la réalité socio-historique de l'État-nation ne sont aucunement impliqués dans l'intuition sociologique, ni par conséquent dans les descriptions sociologiques des objets sur lesquels porte la sociologie et qu'elle unifie conceptuellement. La formation et la reconnaissance de la réalité politique et même (parfois) culturelle de l'État-nation a bien précédé la construction du concept moderne de société, et elle a largement - mais non exclusivement - servi de cadre à ce dernier. Mais ce concept était à peine constitué qu'il fut utilisé pour désigner des réalités «globales» autoconsistantes (et pas seulement certaines dimensions institutionnelles particulières) qui ne coïncidaient pas avec les cadres, les structures, les espaces propres aux États-nations. Ainsi, on a pu parler - assez tardivement - de la société moderne (ou de la forme de société propre aux Modernes), de la société capitaliste et de la société féodale, et ceci non seulement au pluriel mais au singulier, pour désigner par là des formes globales de la vie collective, intégrant plus ou moins étroitement l'ensemble de ses aspects (ou presque) de manière relativement cohérente et réflexive. [note 5] On a parlé de la même façon de la société chinoise, ou de la société de l'Égypte ancienne, ou de la société Ashanti, ou de la société grecque [note 6], alors qu'il ne s'agissait pas de toute évidence d'États-nations. Ainsi le concept, dès sa naissance, ne coïncidait pas avec le complexe des institutions caractéristiques de l'État-nation, il n'était d'aucune manière redondant avec celles-ci, et il n'en perdait pas pour autant son caractère moderne, en tant que nouvelle manière de comprendre, de percevoir, d'objectiver de manière réflexive toute la dimension "sociale" ou collective de la vie spécifiquement humaine, c'est-à-dire précisément de la "vie en société". Ainsi, le concept n'avait plus rien à voir, principiellement, avec son sens traditionnel de "bonne société" (cela n'empêche pas qu'on puisse les mettre sociologiquement en rapport de manière critique, structurelle et historique, mais alors la "bonne société" devient un élément ou aspect particulier des "sociétés traditionnelles", un fait ou un trait spécifique de leur structure). Je tenterai de montrer pourquoi, malgré toutes ces difficultés qu'il faudra aborder, il est principiellement insatisfaisant de refuser au concept de société une portée ou une valeur réaliste pour en faire, éventuellement, un simple concept régulateur à caractère purement méthodologique. À défaut de désigner une réalité objective, il ne possèderait aucune portée heuristique.

Le concept de société est donc d'origine moderne en tant que concept, mais son intuition fondatrice débordait d'emblée son cadre de formulation originel, et il s'est acquis une portée ou une valeur cognitive rétrospective sur le plan historique. Il comportait d'emblée la reconnaissance au moins virtuelle d'une pluralité de modalités de constitution des sociétés, et donc de leurs formes. Ainsi, dans son application rétrospective ou extensive, il a pu être rapidement sujet à un dédoublement. Mais je n'ai pas à entrer ici dans la présentation et la justification de l'opposition qui a été proposée entre la Gemeinschaft et la Gesellschaft: disons seulement que cette opposition est intérieure au concept de la société entendu dans son sens sociologique le plus large et le plus réaliste. D'ailleurs la question qui nous est posée ne revient pas sur cette extension retrospective qui a été donnée au concept moderne de la société, mais elle pose par contre le problème de la validité d'une application prospective de ce même concept à la réalité nouvelle qui se déploie à travers ce qu'on nomme la «globalisation», une réalité dont je ne contesterai pas la nouveauté virtuellement radicale. Je traiterai plus loin de cette question, en relevant explicitement le caractère problématique qu'elle acquiert lorsqu'on la ressaisit dans le cadre d'une reconnaissance de la dimension normative et expressive ou identitaire qui est impliquée dans la nature même de la réalité sociale. La réalité de la société peut-elle disparaître (notamment à travers l'extension généralisée d'une réalité systémique opérant selon des mécanismes autorégulateurs et autoréférentiels, par exemple) en laissant subsister la socialité?

À cette dimension normative, expressive et identitaire de la vie collective et donc de l'objet réel qu'est la société selon le point de vue que je défendrai ici, se rattache aussi la question de l'unité paradigmatique de la sociologie, et donc celle de la légitimité épistémologique d'une visée d'unification théorique. Le caractère normatif et donc conflictuel et contingent qui est inhérent à la réalité sociétale ne justifie-t-il pas, voire n'impose-t-il pas, la reconnaissance d'un inévitable ou nécessaire pluralisme théorique dans la discipline qui vise à connaître cette réalité sociale selon son propre mode social d'existence, et qui ne peut pas soustraire sa propre démarche cognitive de la réalité conflictuelle qu'elle prend pour objet? [note 7] La reconnaissance d'un tel pluralisme théorique - où les théories prennent valeur de doctrines [note 8] - n'implique-t-elle pas à son tour un effort de synthèse et de dépassement critiques de deuxième ou troisième degré, dont on doit alors reconnaître qu'il est indéfiniment à reprendre puisque ses propres résultats transitoires se réinscrivent continuellement et doctrinairement dans la réalité qu'il lui appartient non pas tant de décrire positivement que de comprendre et de "transformer", de "réformer", et même simplement de "conserver" face au risque permanent de sa dégradation ou même de sa dissolution? Et cet effort de compréhension synthétique et critique ne s'apparente-t-il pas dès lors au sens le plus élevé qui a été donné au concept grec de la praxis, ou encore au concept arendtien de l'action, qui impliquent un engagement solidaire et réfléchi dans la poursuite d'un idéal de vie commune?

* * *

La formation de l'État-nation est un procès historique concret, mais la construction du concept de société possède d'abord un caractère épistémologique qui s'apparente à une «découverte». Cette découverte n'est cependant pas spécifique à la sociologie - même si celle-ci vient greffer sur elle son projet de connaissance objective et lui rattache par conséquent sa spécificité - elle correspond d'abord à la nouvelle forme que prend la connaissance de soi de la réalité communautaire lorsqu'elle se redéfinit comme projet de reconstruction de l'ensemble de ses régulations (normes, valeurs, institutions, principes de légitimation), et ceci dans tous les domaines de la vie collective, qui se trouvent du même coup formellement distingués et spécifiés de manière systématique les uns à l'égard des autres: le politique, le juridique, l'économique, le culturel, l'idéologique, etc. La "découverte" de la société (le "continent du social", pour parler comme jadis les althussériens) coïncide donc avec le procès réel de cette différenciation institutionnelle des "instances" et il lui sert de référent unificateur subjectif, donc en quelque sorte d'"idéologie" [note 9]. La nature de cette «découverte» n'est en effet pas identique à celles qui s'opèrent dans le domaine de la connaissance de la nature, elle reste intérieure à l'objet lui-même, elle s'inscrit, tout en la développant et en l'unifiant de manière critique et systématique, dans la réflexivité qui caractérise déjà ontologiquement toutes les interactions significatives qui forment la substance de la pratique humaine. La "découverte de la société" possède donc non seulement une portée cognitive, tant pour le sujet de la connaissance scientifique que pour la société qui se ressaisit à travers elle en intégrant dans la praxis [note 10] qui la constitue la conceptualisation sociologique dont sa propre intuition originelle a fait l'objet: elle acquiert aussi directement une valeur normative-expressive et identitaire, c'est-à-dire politique au plus haut sens du terme.

Ce qui, au cours du procès de la modernité, vaut pour la société prise dans son ensemble, vaut aussi et d'abord pour chacun des domaines institutionnels que le même procès, en tant que praxis, va recomposer de manière réfléchie. La substitution (lente et jamais achevée) d'une référence nouvelle à des principes universalistes aux anciennes références intégratives qui étaient faites à des récits particuliers est vraie tout d'abord pour la dimension politique, puisque c'est précisément autour d'elle et largement à partir d'elle que s'opère la recomposition moderne des normes qui régissent la vie collective, et qui vont prendre la forme d'un système juridique principiellement unifié par la concentration du pouvoir législatif et judiciaire dans le pouvoir d'État (le concept de souveraineté territorialisée), et où s'opère en même temps une spécification systématique des domaines et des formes du droit (droit privé et droit public, droit substantiel et droit procédural, droit naturel universaliste et réglementations particulières et contingentes...). C'est pourquoi le débat sociétal qui a accompagné la construction de la modernité et qui portait en même temps sur son contenu substantiel et sur sa légitimité a pris d'abord la double forme d'un révolutionnement de la philosophie politique (contrat social et représentation) et de la philosophie du droit (droit naturel subjectif), que l'on peut considérer l'une comme l'autre en même temps comme des "théories" et comme des "doctrines". Cela restera vrai de toutes les productions institutionnelles dans lesquelles s'expriment le projet d'auto-production de l'ordre social et la nouvelle réflexivité consciente et systématique qui caractérisent la société moderne, et cela vaut donc également pour la "science économique" [note 11] et pour la sociologie, et même pour l'histoire (qui ne raconte plus des histoires mais veut établir méthodiquement des faits historiques et leurs enchaînements), pour la philosophie générale (qui prend conscience dès la seconde moitié du XVIIIe siècle de son propre positionnement socio-historique et normatif dans la volonté d'appréhension de l'"universel", ce qui caractérise non seulement les Lumières mais déjà toute la philosophie moderne depuis Descartes) et pour l'esthétique (qui après la Renaissance cherche à atteindre, à travers son rejet de l'esthétique symbolique médiévale et grâce à l'élaboration d'un espace unifié de la représentation, l'universalité des principes qui doivent régir l'expression subjectivement véridique du beau, comme la philosophie grecque l'avait déjà anticipé). Mais cela est aussi vrai pour la science moderne de la nature, dont la visée de positivité s'inscrit polémiquement dans l'idée normative du Progrès et participe à l'essor doctrinal des Lumières, en prétendant éventuellement le résumer et le dominer.

* * *

Admettons donc qu'il se pourrait bien que tout ce qui caractérise spécifiquement la réalité qui est désignée par le concept de société soit effectivement menacé de disparition par l'extension généralisée du procès de globalisation, tel que nous le connaissons, et que cela coïncide effectivement avec la perte de légitimité et de puissance intégrative qu'avait possédée la forme sociétale typiquement moderne qui s'était incarnée dans l'État-nation. Mais il faut voir alors que la réalisation de cette éventualité reste encore dépendante d'un choix collectif que la sociologie, comme la philosophie et les autres sciences sociales, ont précisément pour vocation essentielle d'éclairer, en intervenant en tant que telles [note 12] dans ce qu'on nomme un débat de société. Confrontées au risque de disparition ou d'étiolement d'une forme historique particulière de la société et de la socialité, et donc à l'exigence de participer à la formation d'une nouvelle modalité intégrative de la vie humaine dans le monde, il leur revient aussi, comme à l'ensemble de l'humanité qui est confrontée à cette "crise" de la modernité et à ses conséquences, de faire preuve d'imagination créatrice dans leur praxis. Mais encore faut-il d'abord mettre en lumière ou en relief les raisons qui peuvent justifier un éventuel refus de ce qui se présenterait effectivement comme un procès de dissolution de la société en tant que cadre objectif où s'accomplit la vie humaine, et ces raisons, tout en étant absolument pertinentes pour la sociologie et les sciences sociales, sont d'abord et essentiellement de nature philosophique ou ontologique. C'est pourquoi je ne pense pas qu'il soit possible de répondre à la question de manière vraiment significative, ni même d'en mesurer la portée, sans se porter sur le terrain d'une compréhension philosophique et ontologique de la nature de la vie humaine, et donc spécifiquement de la nature de cette dimension sociale et "politique" (Aristote) qui la constitue de manière spécifique. En répondant à cette question en tant que sociologue plutôt que comme philosophe, je montrerai seulement que la sociologie possède déjà en elle-même un caractère éminemment philosophique, et que ce caractère se manifeste expressément lorsqu'elle ne se contente pas de décrire son objet, mais qu'elle doit finalement s'interroger sur la possibilité de sa disparition, ce qui l'amène nécessairement à se poser la question de ses conditions les plus générales de possibilité. Il se peut que les initiateurs de ce symposium n'aient pas désiré ce déplacement de la problématique sur le terrain de la philosophie, mais il se trouve que la question qu'ils nous ont posée est de nature philosophique puisqu'elle est celle de la nature de la société, et la question de la nature ou du destin épistémologique de la sociologie se greffe nécessairement à cette question ontologique dès qu'on veut la formuler clairement et l'approfondir.

Le fondement de l'existence réaliste de la société peut être rapporté à deux dimensions qui se recoupent et se superposent dialectiquement dans la constitution de la réalité sociale: la dimension symbolique et celle de la solidarité ou de l'interdépendance fonctionnelle. Je commence par la première qui est seule spécifique à la réalité humaine et lui est exclusive, la seconde appartenant aussi à l'ensemble du vivant.

B)
Le fondement de l'existence objective de la société:
le symbolique, la réflexivité de l'action humaine
et la construction d'un monde commun.

Les êtres humains se distinguent [note 13] des choses physiques et des autres êtres vivants par le fait que leurs interactions, les rapports et échanges qu'ils ont entre eux et avec le monde, se déploient dans l'ouverture du champ symbolique, qui est l'espace de la réciprocité ou solidarité de la reconnaissance et de la construction d'un monde commun fondé sur cette reconnaissance et cette solidarité. C'est donc cette question de la reconnaissance symbolique qui est au cœur originel non seulement de la socialité et de l'humanité des individus, mais de la constitution de l'espace commun de vie dans lequel ils réalisent ensemble cette humanitude et cette socialité : c'est dans la participation à cet espace symbolique que l'homme s'affirme en même temps comme animal sapiens (ce que la philosophie nomme l'entendement) et comme zoon politikon (Aristote). Or, ce que désigne, à partir de sa formulation moderne, le concept objectif et réaliste de société, c'est cet espace de vie commun en tant qu'il est objectivement constitué ou institué par le symbolique en dehors des individus, et ceci vaut pour l'ensemble des formes particulières qui lui ont été données à travers l'histoire. [note 14]

La question ici décisive est que le symbolique n'est pas simplement un médium formel [note 15], une simple modalité abstraite et générale de la communication et de la représentation [note 16] humaines et que, concurremment, la socialité et la rationalité ne sont pas simplement des dispositions ontologiques ou des "facultés" des sujets humains. Comme le langage qui n'existe que dans la forme et la matière de langues concrètes particulières, comportant chacune leurs règles grammaticales et leurs lexiques (ou du moins leurs règles de construction lexicale) déterminés et donc un arrangement propre de tous leurs contenus significatifs virtuels, le symbolique en général est une forme qui se trouve toujours déjà structurée dans son contenu ou sa substance sémantique, et il n'"opère" en tant que mode de représentation et de communication qu'à travers des formes substantielles déjà déterminées. [note 17] Or si l'individu humain possède "génériquement" cette ouverture au symbolique (qui est aussi un appel ontologique au symbolique qui répond à l'incomplétude de son animalité immédiate), la parole n'est pas seulement pour lui une faculté subjective, c'est une réalité sui generis qui possède son existence et sa consistance propres en dehors de chaque sujet pris individuellement, et que tous ne partagent principiellement qu'à la condition d'en avoir acquis la maîtrise, d'y être entrés en se recréant en quelque sorte eux-mêmes à son image, pour être comme pétris de sa substance. C'est toujours déjà formé et institué hors de lui que l'être humain découvre l'univers symbolique en s'y engageant et en l'assumant comme forme et condition de son identité concrète d'être humain, en tant qu'être social et être de raison. A la naissance biologique de l'être humain s'ajoute donc le procès de l'acquisition d'un langage et d'une culture, d'une parole "participée et participante" à travers laquelle seulement il accède au monde proprement humain. Or cette parole, en même temps mythos et logos, détermine l'espace de la socialité, et c'est elle qui institue en étant toujours déjà structurée de manière déterminée, substantielle et consistante, la forme concrète la plus élémentaire mais toujours fondamentale du "commun" (koinon), c'est-à-dire en langage sociologique de la société. Et cette forme est ainsi liée à un espace. Le concept substantiel, réaliste, de la société ou de la communauté se trouve ainsi toujours déjà impliqué dans celui de la socialité, en tant qu'il désigne une réalité englobant en même temps les actions et interactions individuelles (en tant qu'elles sont significatives), et l'humanité ou l'identité spécifique des êtres sociaux. La société n'est pas l'ensemble des faits sociaux, elle en représente la condition ontologique ou existentielle.

On est ici en présence de la figure matricielle de l'existence réelle de la société extérieurement aux individus, et cette existence est toujours nécessairement déjà déterminée et particularisée concrètement, quelles que soient les formes diverses que peut prendre cette particularisation. [note 18] Or il n'y a pas que la réflexion philosophique et sociologique qui accède à la découverte de ce domaine ontologique, toutes les sociétés l'ont fait en se donnant une représentation d'elles-mêmes à travers des "récits", dont les formes on le sait ont significativement varié à travers l'histoire (mythes, cosmogonies et cosmologies, religions, lois, formes de légitimation de l'autorité et du pouvoir social qui ne se réduisent pas à celles de l'assujettissement direct ou de la violence nue, énoncés de normes, de valeurs et de principes fondateurs et régulateurs, etc.). [note 19] Cette objectivation réflexive de l'ordre social n'a pas eu et ne possède pas toujours encore aujourd'hui une simple valeur représentative et cognitive: elle possède d'abord une portée normative et expressive, c'est-à-dire une force constitutive à l'égard de l'identité collective. En tant que nouvelle modalité des discours objectivant la réalité sociale pour elle-même et à partir d'elle, la sociologie et l'ensemble des sciences sociales s'inscrivent à leur tour dans cet enchaînement des formes d'objectivation productives de la société. La question se pose alors éventuellement de savoir si leurs nouveaux discours, qui se sont largement substitués aux anciennes "mythologies fondatrices" (qu'il s'agisse des mythes, des religions, des morales traditionnelles et des éthiques rationnelles, ou encore des discours idéalistes des "humanités" et des anciennes "sciences morales"), assument encore effectivement la responsabilité de cet héritage, comme les fondateurs de la discipline sociologique l'avaient encore généralement fait (voir la question I et la question V).

À travers ces représentations narratives et leurs élaborations normatives et esthétiques, c'est la forme même du "commun" qui s'offre en objet pour la conscience et pour l'action des sujets sociaux. Cela signifie que le "commun" ne se présente pas seulement comme le partage factuel d'une même réalité subjective et d'un même horizon objectif: il est intériorisé par chaque individu comme condition de son appartenance à la communauté et comme forme instituante de sa propre humanité ou socialité. Le discours philosophique nous éclaire aussi sur la nature de cette intériorisation, sans doute mieux que ne l'a fait la sociologie. Pour le montrer, je me contenterai ici d'ouvrir une page de la philosophie grecque, en me servant de la réflexion que Dario de Facendis a consacrée à la manière dont le véritable accomplissement de l'être humain en tant qu'être de raison et que citoyen est présenté par Protagoras dans le dialogue de Platon. [note 20] Selon Protagoras, cette intériorisation possède une double forme, celle du sentiment de solidarité (aidos) et celle du sentiment de la justice (dike). Ces deux sentiments président à toute relation proprement humaine, elle en établissent spécifiquement l'humanité. Par l'aidos, chaque individu se saisit lui-même à travers la reconnaissance de l'Autre, il subordonne l'appréhension intime de sa propre identité et l'orientation de son propre désir à cette reconnaissance dont il est objet par autrui compris comme alter ego (son désir est le "désir du désir de l'autre", dit Hegel). [note 21] C'est encore ce sentiment de partage d'une commune nature, médiatisé par un engagement subjectif dans la reconnaissance réciproque, qui se trouve au fondement dialectique de l'impératif catégorique de Kant et qui lui sert de postulat. Mais ce sentiment de solidarité ontologique suspendu à l'acte de la reconnaissance ne suffit pas à fonder à lui seul la commune humanité des sujets sociaux, il faut encore qu'il vienne s'inscrire dans la commune reconnaissance de la Loi (nomos), qui désigne ici, par delà toute forme juridique spécifique et tout contenu substantif particulier, la reconnaissance et l'intériorisation d'un ordre normatif commun en tant que fondement des rapports sociaux. La nature anthropologique de l'être humain est ainsi liée à cette reconnaissance partagée (à travers la réciprocité) d'un ordre commun ayant pour tous valeur de norme objective, et c'est seulement à l'intérieur de cette reconnaissance fondant la communauté que peut s'accomplir la reconnaissance mutuelle des individus comme sujets des rapports sociaux et donc comme êtres proprement humains.

Le lien qui se noue dans la (re)connaissance de la Loi (on pourrait dire dans cette "connaissance partagée du bien et du mal", en évoquant cette fois-ci cet autre discours fondateur qu'est la Genèse) est ce que l'on nomme le "lien social", et celui-ci a donc aussi son assise dans l'existence objective de la Loi en dehors de chaque individu particulier qui doit la reconnaître comme ce qui fonde sa propre identité d'être humain et sa capacité d'agir en tant que tel dans tous ses rapports avec autrui. Pour changer encore de domaine de référence, c'est encore cette reconnaissance de la Loi commune fondatrice que Freud désigne sous le nom du "principe de réalité" auquel tout individu se trouve confronté pour accéder à la maîtrise de sa propre identité et à son unité, par delà son abandon au principe de plaisir qui régit sa simple "animalité". Bien sûr, en tant qu'elle désigne une normativité objective, la Loi est ici entendue comme un concept qui transcende et intègre dans son sens anthropologique générique toutes les formes particulières, historiques, de son énoncé; elle intègre ce que les Grecs nommaient les Lois "écrites et non écrites" et donc aussi leurs conflits (Antigone), elle désigne en fin de compte toute mise en forme objectivée et sanctionnée de la normativité qui régit les interactions humaines à l'intérieur d'une appartenance sociale impliquant le moment réflexif d'une reconnaisance et d'un engagement subjectif inconditionnels [note 22], et qui fonde ainsi l'identité proprement humaine, qui est toujours une identification de soi à l'autre médiatisée par une reconnaissance réciproque à l'intérieur d'un monde commun.


On voit ici que l'être humain individuel ne coïncide pas immédiatement avec ce qui constitue son genre spécifique: il s'en tient à distance dans le mouvement même où il s'y rapporte pour l'intérioriser dans son identité, une identité qui se trouve structurée réflexivement par le rapport en miroir à travers lequel il advient à sa propre subjectivité humaine sous le regard d'Autrui. C'est la condition fondatrice du caractère proprement humain des relations empiriques qu'il entretient avec les autres individus particuliers qui sont a priori déjà liés avec lui comme "membres" de la société, c'est-à-dire d'une société qui est précisément la sienne. Ainsi il appartient ultimement à l'être humain de choisir son être ou d'y adhérer, mais l'enjeu de ce choix ou de cette adhésion ne le concerne pas de manière seulement particulière ou singulière: il touche directement à la construction collective du «commun», du champ symbolique global dans lequel chaque sujet inscrit son existence, son identité, ses valeurs, bref les conditions de sa reconnaissance comme être humain et de la reconnaissance de son action comme action humaine significative.

Ceci vaut de manière générale autant pour les représentations normatives et expressives qui sont culturellement transmises et reprises que pour celles qui résultent partiellement de l'expérience personnelle du sujet, ou qui sont les effets de sa propre réflexion "critique". Cela signifie que la "socialité" n'est pas seulement une capacité du sujet (sociabilité), mais une donnée objective de son être effectif, que le sujet individuel intériorise parce qu'elle lui est d'abord donnée, proposée ou imposée extérieurement, et qu'en raison de cette objectivité même, elle est aussi sujette à son adhésion, à son jugement et à son action. Sa propre socialité ne lui est donc jamais donnée seulement comme une forme virtuelle, mais toujours aussi comme un contenu substantiel, à caractère cognitif, normatif et expressif ou esthétique. Cette réflexivité constitutivement associée à l'objectivité des médiations signifiantes (ce que nous nommons la société) est impliquée dans le concept wébérien de l'orientation significative de l'action, un concept qui n'est d'ailleurs que la reprise sociologique d'une conception philosophique beaucoup plus ancienne qui portait directement sur l'essence sociale, symbolique et "politique" de l'être humain. C'est cette configuration dialectique de l'expérience socio-symbolique qui représente la matrice originelle de ce que nous nommons la liberté humaine, et c'est à elle que nous sommes renvoyés, ultimement, chaque fois que nous parlons de la société. Mais rien ne nous autorise - comme Weber tend à le faire - à la rabattre unilatéralement sur le sujet individuel, puisqu'elle est le lieu et le mode de sa constitution comme sujet humain, c'est-à-dire social.

C)
Le fondement "écologique" de la société:
la différenciation et l'interdépendance fonctionnelle
des pratiques sociales.

Une des premières images qui s'offre à la représentation réaliste de la société est fournie par l'analogie organique, ou organiciste. Une autre, qui en est dérivée, est celle de l'interdépendance fonctionnelle des diverses instances ou modalités différenciées de la pratique qui "concourent" de manière spécifique à l'existence et à la perdurance de la vie collective. Toutes deux font référence au soubassement biologique de la vie humaine, la première à travers la métaphore du "corps social" avec ses organes, la seconde à travers celle de la solidarité de genre qui s'exprime dans la coopération des individus au maintien de l'existence collective, à commencer dans le procès de reproduction. En tant qu'analogies organiques, toutes deux réfèrent également à l'exigence d'un échange sélectif avec le milieu extérieur qui découle de l'autonomie caractéristique du vivant. [note 23] Cette exigence vitale d'échange avec le milieu extérieur détermine les "conditions de vie" propres à chaque genre animal (où elles sont prises en charge par les orientations comportementales "instinctuelles" et par la structure physiologique particulière qui résulte de l'évolution [note 24], et c'est d'abord elle, sous sa double dimension de la réalisation d'un être-dans-le monde spécifique et de la formation d'une identité générique, qui forme l'objet de la symbolisation. Celle-ci réassume donc à son propre niveau représentatif et normatif l'accomplissement cette exigence biologique d'inscription dans le monde, qui s'y trouve désormais médiatisée par l'élaboration des formes communes de représentation du monde et par la constitution d'une solidarité médiatisée par la reconnaissance identitaire. Ce que réalise le symbolique, c'est donc d'abord la mise en commun de la dépendance biologique à l'égard du monde, qui prend à travers lui une valeur conditionnelle et peut désormais se déployer dans une ouverture inventive indéfinie, alors qu'elle représente pour l'animal une donnée immédiate de son genre aussi bien sur le plan physiologique que comportemental. Disons que sous cette double forme, le genre de l'animal est "en lui", alors que pour l'être humain il est hors de lui et qu'il doit y accéder en y prenant place, ce qui lui impose aussi de participer à sa perpétuelle recréation et lui permet d'agir en vue de sa transformation. Mais si cette ouverture du symbolique est indéfinie, elle reste toujours attachée à son point d'origine

Mon propos n'est pas ici d'analyser les implications de cette métaphore organique qui caractérise le fonctionnalisme sociologique, mais seulement de montrer sous quelle condition son application à la connaissance de la réalité sociale est justifiée et à vrai dire inévitable. Ce qui rend cette métaphore inévitable coïncide avec ce que Durkheim a nommé "la division du travail social" qui est au fondement de la "solidarité sociale" qui est elle-même objectivée dans la "structure sociale", le tout balisant précisément les contours du concept réaliste de la société. Mais tous ces concepts tourneraient simplement en rond en se renvoyant les uns aux autres les réalités qu'ils désignent si les "faits" qu'on peut leur faire correspondre dans la description "positive" des pratiques, des relations et des échanges sociaux n'étaient pas tous déjà inscrits dans le cadre des médiations symboliques qui régissent subjectivement l'ensemble des accomplissements sociaux. C'est donc pour les êtres humains la structuration concrète du "champ symbolique" et son intégration significative qui circonscrit l'unité du domaine empirique de la solidarité fonctionnelle-structurelle qui correspond au concept de la société, de telle sorte que cette unité est continuellement reprise en charge de manière structurante dans chaque pratique sociale particulière, en autant que cette pratique soit effectivement orientée significativement (Weber). Si c'est le concept de "culture commune" qui correspond à la forme élémentaire de cette mise en pli structurelle du champ symbolique, les sociétés humaines se sont complexifiées en procédant, au long de l'histoire, à une diversification des modalités des pratiques qui s'inscrivaient dans leur procès de reproduction global, en les assujettissant à des régulations institutionnelles spécifiques. À travers cette institutionnalisation, la symbolisation de la solidarité qu'implique la vie collective se trouve réalisée au second degré, de manière explicitement réflexive, puisque chaque domaine différencié de la pratique sociale s'y trouve régi par des normes spécifiques, dont l'intégration est réalisée par la référence qui y est faite à des principes ou à des modèles idéaux spécifiques, qui assurent la relative autonomie des pratiques particulières que leur différenciation même rend interdépendantes. C'est ainsi dans l'autonomie relative [note 25] des instances ou des institutions, et spécifiquement dans la référence à une finalité idéale qui régit chacune d'elle en fondant sa spécificité et son identité sociétale, qu'est désormais accomplie la solidarité qui caractérise l'ensemble de la société. Ainsi, dans la modernité, et nonobstant les théories ou doctrines qui peuvent affirmer le contraire, il n'y a sociologiquement de droit que par référence à une représentation commune de la justice; il n'y a de connaissance scientifique que par rapport à une référence épistémologique aux conditions de la vérité [note 26] ou du moins de la connaissance objective; il n'y a de pouvoir que relativement à un principe de légitimité; il n'y a d'économie que par référence à une reconnaissance commune des besoins, ou au moins de la valeur et de l'utilité. Par dessus toutes ces modalités "fonctionnellement" différenciées des idéalités partagées qui sous-tendent la reconnaissance du caractère social des instances ou institutions qui sont consacrées à leur réalisation et qui reçoivent d'elles leur sens commun, c'est-à-dire précisément leur dimension de socialité et d'humanité, il y a leur commune inscription dans le symbolique, qui coïncide principiellement (et non pas toujours factuellement) avec celle des sujets sociaux, ou plus profondément encore, avec le caractère symbolique de leur constitution en tant que sujets sociaux à travers la reconnaissance.

C'est donc à travers le partage d'une référence symbolique unifiante que se trouve défini et circonscrit le "cercle" des interrelations sociales qui sont intégrées dans un même champ d'interdépendances structurelles-fonctionnelles, correspondant au concept réaliste de la société. Le problème est alors, pour l'anayse sociologique, de se mettre en mesure de "lire" comment est instituée cette référence symbolique unifiante, ou plutôt, comment se trouve concrètement réalisée l'unification des références significatives qui régissent l'ensemble des pratiques sociales constitutives d'une même société. L'histoire humaine nous met ici en présence de deux modèles qui possèdent chacun un caractère limite, ou idéal-typique. D'un coté, il y a le modèle de la société "primitive" qui serait entièrement régie par l'intériorisation d'une même culture significative par tous ses membres. De l'autre, on aurait précisément le modèle de l'État-nation moderne, considéré lui aussi de manière idéale-typique et non dans ses multiples variantes empiriques soit locales, soit historiques. Dans le cas de l'État-nation, l'ensemble des institutions régulatrices de la vie sociale fortement différenciée se trouvent unifiée de deux manières complémentaires: d'une part parce que leur définition et leur sanctionnement en dernière instance est réalisé par le pouvoir d'État unifié, cette responsabilité suprême et exclusive correspondant au concept de la souveraineté; d'autre part parce que les institutions sont déjà, en elles-mêmes, placées sous l'égide de principes régulateurs de type universaliste, qui les harmonisent entre elles en tant qu'expressions particularisées d'un même "principe de raison" (ou principe de rationnalité) à valeur transcendantale. L'État, dans l'exercice de son pouvoir législatif, juridictionnel et administratif ainsi que dans son action en tant que représentant de la société (de la "volonté générale") trouve lui-même sa légitimité dans sa capacité à justifier ses interventions par leur correspondance à ce même principe de raison. Dans un cas, c'est donc la culture qui institue l'unité de la société et qui en définit les limites, dans l'autre c'est la souveraineté dont est investi le pouvoir d'État, qui place sous son autorité univoque l'ensemble des régulations institutionnelles qui régissent la vie sociale, ou du moins son procès global de reproduction. Dans ces deux cas limite, et bien qu'ils renvoient à des modalités d'unification différentes de la sphère des relations sociales qui sont inclues dans le champ d'une société déterminée, l'identification de la société découle directement de son mode de constitution, et elle est donc évidente par principe: il suffit de nommer soit la culture, soit le pouvoir d'État. Mais dans la réalité, les choses se présentent toujours de manière beaucoup plus complexe, et l'identification empirique d'"une" société cesse de correspondre à un ensemble restreint de paramètres univoques. Les sociétés traditionnelles, par exemple, comprennent de nombreux degrés de régulation des pratiques sociales, qui n'y sont pas tous subsumés à une même modalité d'intégration. Les pouvoirs traditionnels ne pénètrent pas en effet la totalité de la texture des pratiques et des rapports sociaux, qui obéissent aux régulations traditionnelles ou coutumières qui leurs sont propres et qui ne se recoupent le plus souvent pas, ni dans un même domaine d'action, ni sur un même espace géographique ou écologique. On a alors des sociétés locales communautaires qui s'inscrivent, de manière plus ou moins contraignante (ou contrainte) dans une société "politique" plus large, ou encore, des domaines d'action qui échappent plus ou moins à l'emprise des instances d'autorité unificatrices les plus puissantes formellement, soit pour se référer à des systèmes de régulation plus particuliers et vernaculaires, soit au contraire pour s'inscrire dans des espaces normatifs beaucoup plus larges et ouverts (comme ceux qui régissent les échanges économiques ou la vie religieuse, ou encore ceux qui correspondent à l'idée de "civilisation", qui transcende les diverses sociétés historiques qui vivent plus ou moins sous leur "influence" et lui servent de manière plus ou moins probante d'illustration). Il faut donc admettre que le concept de société, sans cesser d'être compris dans un sens réaliste, possède lui aussi une "géométrie variable" et qu'il désigne des réalités dont les modalités et les formes d'intégration ne se recoupent pas nécessairement sur un même espace social, ni sur l'ensemble des champs de la pratique. A mon sens, cela ne pose aucun problème en ce qui concerne la reconnaissance sociologique du caractère réel de la société: il suffit d'en rapporter le concept à l'existence effective de structures (variées, multiples et pas nécessairement toutes intégrées dans un même domaine de sens ou sous une même autorité exclusive et souveraine) de régulations objectives des pratiques sociales. Le degré d'intégration de l'ensemble des régulations normatives et expressives-identitaires qui régissent les rapports sociaux dans une société donnée représente ainsi une caractéritique particulière de sa structure sociale. Je dirais donc que la conception réaliste de la société correspond tout simplement, et de manière anthropologiquement très générale, au constat de l'objectivité, pour les acteurs particuliers, des médiations significatives qui d'un côté régissent ou orientent significativement leur agir social, et de l'autre assurent la reproduction d'un ordre d'ensemble à travers l'accomplissement de ces pratiques. Et il faut rappeler ici que l'existence de modalités d'intégration globale des pratiques sociales particulières, dans la mesure où ces modalités se déploient dans l'espace symbolique et où elles n'opèrent qu'à travers leur intériorisation dans l'orientation significative de l'action sociale subjective, n'excluent en aucune manière mais postulent au contraire l'autonomie de cette action et sa capacité d'auto-orientation et auto-organisation locale, avec toute la potentialité de contradictions et de conflits que cela comporte. Ce critère (ou cette définition) de l'existence de la société permet d'aborder de manière claire la question théorique de son éventuelle disparition dans le procès contemporain de la globalisation.

D)
Globalisation systémique et mondialisation sociétale:
les nouvelles frontières incertaines de l'intégration
et de la reproduction de la société.

La globalisation fait partie du procès de formation d'une société élargie au niveau mondial (mondialisation), tout en représentant, par les modalités de régulations systémiques et opérationnelles qui la caractérisent actuellement, une forme de dissolution de la société et de la socialité. Dans l'usage courant que nous faisons actuellement des termes de globalisation et de mondialisation, on les utilise souvent comme des équivalents, mais l'analyse sociologique gagnerait à les distinguer, voir à les opposer. Le terme "mondialisation" réfère encore à l'idée d'un monde commun (world, Welt, cosmos) qui possède une unité et une ordonnance propres. C'est le monde concret, social et naturel, qui nous entoure et que nous habitons. Par contre le mot "globalisation" me semble désigner le procès et le résultat d'une activité de généralisation, comme la généralisation de la régulation par le marché ou la généralisation extensive de certaines procédures, de certaines techniques, de certaines règles appréhendées d'un point de vue strictement opérationnel. On a ici d'abord l'idée d'un phénomène à caractère processuel, qui se produit de manière autonome (autoréférentielle) et virtuellement automatique, notamment dans les domaines de l'économie, des technologies, des systèmes de communication et d'information. Il n'y est plus fait référence à une exigence ou une finalité d'intégration harmonieuse du divers et du multiple, d'unité synthétique des contraires, d'ouverture sur la diversité et d'élargissement des horizons: c'est au contraire l'idée d'une homogénéisation qui prévaut, à l'encontre de la diversité qui a caractérisé jusqu'à présent les sociétés.

C'est donc de manière critique que j'utiliserai ici le concept de globalisation pour désigner un procès historique qui tend à assujettir la totalité de l'espace social (et largement aussi naturel) à certaines logiques formelles et abstraites qui sont celles de l'économie de marché, des développements technologiques, des moyens de communication et d'information. Ces logiques "systémiques" régissent des processus impersonnels et auto-référentiels qui tendent vers leur propre développement illimité et leur extension indéfinie, sans égard à la complexité et à la richesse concrète du monde social et naturel qu'elles ont la puissance de transformer, de bouleverser et virtuellement de détruire en le réduisant à l'"environnement" qui tombe directement sous leur emprise. Je réserverai par contre le concept de mondialisation pour désigner un procès qui viserait à un réaménagement des structures normatives (culturelles et politiques) qui régissent réflexivement la vie collective au niveau mondial, en réponse à l'élargissement des champs de l'expérience collective et des solidarités qui résultent d'une commune confrontation aux problèmes nouveaux qui résultent précisément de la globalisation économique, technologique et médiatique. Il s'agirait ici de jeter les bases d'une organisation sociale qui permette la réalisation de finalités humaines réfléchies, comme l'accroissement de la justice, de la liberté, du bien-être, et d'abord dans la reconnaissance du partage d'une même dignité humaine et de l'obligation de son respect.

On peut croire que la mondialisation, telle que je la situe, répond encore à un idéal universaliste qui fut déjà celui des Lumières, mais il se trouve que l'universalisme abstrait et formel des Lumières a précisément ouvert la voie à l'extension illimitée de la logique instrumentale dont témoigne le procès définalisé de la globalisation contemporaine. Habermas a justement constaté que le développement de la rationalité instrumentale dans tous les champs de la vie sociale impliquait la consommation-consummation accélérée des "réserves non renouvelables de tradition" qui nourissaient la vie individuelle et collective en valeurs et finalités substantielles, à commencer par cette valeur première de la solidarité qui est au fondement de l'humanitude. Les progrès de la modernité ont ainsi été nourris d'humanisme, mais ils ont conduit à la déshumanisation virtuellement radicale des "procès sans sujets ni fins" auxquels la globalisation nous forcerait maintenant à nous soumettre pour survivre. Si les philosophies anti-humanistes de la déconstruction peuvent nous enseigner quelque chose, c'est précisément cet échec de l'émancipation négative et non pas la victoire sur l'aliénation et la voie de la liberté. Ce n'est donc pas dans l'horizon de l'universalisme abstrait des Lumières que doit être cherché le chemin qui pourrait conduire vers la construction des institutions réalisant effectivement une solidarité humaine élargie et approfondie. C'est plutôt à partir de toutes les formes de socialité et de toutes les modalités, traditionnelles et modernes, de structuration de la société qui résistent encore à la dissolution systémique. La globalisation est un mouvement où nous sommes enjoints de nous laisser entraîner sous l'emprise d'une idéologie bien spécifique, qui est l'idéologie néo-libérale; la mondialisation est de son côté une tâche à accomplir avec patience dans l'incertitude, puisque cette tâche devra être menée non dans le vide, mais à travers l'affrontement des traditions et des sociétés qui occupent l'espace diversifié du monde social-historique, et que cet affrontement devra (et il ne va pas de soi qu'il le pourra) être régi par la reconnaissance des altérités et polarisé par une volonté partagée de construction d'un monde commun accueillant pour tous. Le procès de la globalisation et le projet de la mondialisation sont deux mouvements qui font partie de la réalité du monde social contemporain, mais ils y sont radicalement antinomiques, même si le second trouve sa nécessité dans l'exigence humaine de répondre à l'extension massive du premier et de refuser la nouvelle menace de domination totalitaire qu'elle comporte.

Pour appuyer et justifier cette mise en contraste, il est peut-être nécessaire de référer ici à ce qu'on peut d'ores et déjà considérer comme des expressions idéales-typiques du régime de réalité vers lequel pointe le procès de la globalisation, et de la forme théorique qui en représenterait une description adéquate. Dans la réalité, c'est le programme de l'AMI qui a le mieux illustré l'orientation caractéristique de la globalisation économique qui est préconisée par l'idéologie néo-libérale. Dans le domaine de la théorie sociologique, c'est la théorie systémique de Niklas Luhmann qui préfigure le plus rigoureusement le mode de régulation immédiatement opérationnel auquel obéirait une humanité dont la vie collective serait dominée par des logiques économiques, technologiques et organisationnelle rendues autoréférentielles par la suppression de toutes les régulations normatives de nature synthétique qui pourraient interférer avec elles et en limiter l'expansion.

Par opposition à la mondialisation, la globalisation apparaît en effet d'abord comme la généralisation de l'idéologie économique libérale, qu'il faut comprendre ici malgré son nom comme une pure chrématistique [note 27] depuis qu'elle fut formulée par Adam Smith. Le slogan de la "main invisible" peut lui servir de résumé: c'est le libre jeu du marché, où les acteurs individuels sont mus par la recherche exclusive de leur intérêt immédiat ou "égoïste", qui est seul susceptible de réaliser le "bonheur" auquel tend l'humanité et qui est la finalité de la vie en société; c'est donc à la loi naturelle du marché que doit s'en remettre exclusivement tout législateur soucieux du bonheur de l'humanité. Or comme cette loi s'impose d'elle-même à travers la logique du profit qui régit les transactions marchandes pourvu que soient garanties partout la propriété privée et la liberté de contracter, le rôle du législateur consistera exclusivement à reconnaître l'inviolabilité de ces libertés, et à lever partout les obstacles qui pourraient s'opposer à leur exercice effectif. Parmi ces obstacles, il faut placer en première ligne toutes les régulations et limitations supposément arbitraires et irrationnelles auxquelles les pouvoirs traditionnels et les coutumes avaient soumis ces deux fondements d'un ordre social vraiment naturel et rationnel. Cela paraît sociologiquement tout à fait grossier mais correspond pourtant au ressort essentiel du libéralisme classique et des politiques qui furent menées en son nom pour faire libre place au développement du capitalisme d'abord mercantile puis industriel dans les sociétés modernes.

Le néo-libéralisme contemporain n'a pas changé de credo, mais seulement de contexte sociétal et d'adversaire, puisque la cible que vise sa doctrine n'est plus un ordre socio-politique dont les assises restaient traditionnelles et médiévales, mais l'ensemble des mesures que les sociétés modernes nationales ont été amenées à prendre pour répondre aux conséquences sociales de l'application débridée du libéralisme "manchestérien" et au "capitalisme sauvage" qui en était résulté. Cette cible a reçu un nom: c'est l'État social ou l'État providence qui est né des luttes sociales-démocratiques menées à partir du milieu du XIXe siècle, au nom du maintien de la solidarité sociale et sociétale dans un environnement capitaliste qui tend à l'abolir. Cette action politique fut menée et a conduit à des résultats effectifs dans le cadre des États-nations, mais dans une perspective qui était clairement internationaliste ou universaliste. Il n'y a aucune raison sérieuse de juger que le résultat de ces luttes fut un échec tant sur le plan économique que social (les "trente glorieuses"!), en évoquant par exemple les difficultés fiscales qu'éprouvèrent sous le régime social-démocratique les États capitalistes les plus développés; mais il y a de bonnes raisons de penser que les institutions régulatrices créées sur une base qui est restée pratiquement purement nationale (puisque c'était seulement dans le cadre des États nationaux que pouvait s'exercer une vie politique démocratique) [note 28] ont été débordées par l'internationalisation effective du capitalisme qui mettait directement les différents États en concurrence les uns avec les autres [note 29], et n'avait à répondre de son mode de fonctionnement spécifique et de son expansion devant aucun corps social constitué, ni à assumer aucune responsabilité à l'égard d'une exigence concrète de solidarité sociétale (qui implique, répétons-le, le partage d'un même univers symbolique et l'intégration dans une même structure d'interdépendances fonctionnelles, définie en dernière instance par la participation à une même référence identitaire et à un même système de valeurs).

Le projet de l'AMI devait consacrer l'autonomie du capitalisme, et plus spécifiquement du capitalisme financier, à l'égard de l'ensemble des pouvoirs d'États existants, et donc abolir la souveraineté des membres de la communauté politique internationale en toutes les matières pouvant interférer directement ou indirectement avec les "lois du marché" qui sont censées régir l'économie. C'était du même coup vouloir établir la souveraineté du marché capitaliste sur l'ensemble du monde. Je ne peux pas résumer ici les dispositions fondamentales de ce projet d'Accord sur les Investissements, qui a échoué très peu avant sa conclusion mais qui fixe encore le programme qui est suivi dans tous les projets, désormais plus locaux et plus partiels, qui ont toujours pour objectif la réalisation du libre marché [note 30] au niveau mondial, à quoi se résume ce dont il est concrètement question lorsqu'on parle de globalisation. [note 31] J'en relèverai cependant les aspects les plus radicaux. L'AMI définissait les droits unilatéraux des "investisseurs" à l'égard des États, et soumettait les litiges à un tribunal arbitral dont tous les membres devaient être choisis parmi le personnel dirigeant des grandes corporations, des organisations patronales et des organismes économiques internationaux déjà inféodés au capitalisme transnationnal. Il établissait le droit des investisseurs à maximiser le rendement de leurs investissements hors de toute entrave politique, législative ou réglementaire: toute mesure ayant pour effet possible de diminuer le rendement escompté d'un investissement y était considérée comme équivalente à une expropriation. [note 32] Les décisions du tribunal arbitral institué par l'AMI devaient avoir préséance sur celles des tribunaux nationaux, y compris des Cours Suprêmes (ceci en application expresse du principe pacta sunt servanda). Ainsi, c'en était fait de la souveraineté législative et judiciaire des États à l'égard des "investisseurs" (et donc du monde économique en général), puisque toutes les interventions de l'État dans le domaine des droits sociaux, de la protection de l'environnement, des politiques économiques nationales tombaient virtuellement sous le couperet de la responsabilité instituée par l'AMI. Cela ne signifiait pas pour autant la disparition des États, puisque précisément c'est eux qui devenaient responsables vis-à-vis des investisseurs (pratiquement : vis-à-vis des multinationales). Au contraire, ils voyaient renforcées leur autorité et leur responsabilité répressive. Le texte de l'accord prévoyait en effet que les États étaient responsable non seulement concernant leurs propres législations et réglementations, mais aussi des "troubles sociaux", avec référence explicite aux troubles politiques et aux grèves qui devaient donner droit à une indemnisation. En somme, conformément à la doctrine libérale, l'État se voyait cantonné à son rôle d'État gendarme, la différence relativement à la tradition étant que cette fois-ci, ce n'est pas en vue de la protection de leurs propres citoyens [note 33] qu'ils devaient assumer ce rôle de police, mais au service de la sécurité des investissements!

La signature de l'AMI (en 1999) aurait été un gros coup, mais le projet a succombé finalement à sa divulgation (Citizen Watch, etc.) et donc à son excessive prétention, où la candeur se mêlait à l'arrogance. Il n'en éclaire pas moins encore le sens réel qu'il faut donner au procès contemporain de la globalisation, à celle qui se déploie effectivement à travers toutes les négociations qui invoquent ce terme à titre de justification. Rien n'y est plus aussi global ni aussi systématique que dans le projet de l'AMI, dont la réalisation s'est trouvée stratégiquement décomposée (par régions et par domaines) et a été soumise à des échéanciers plus flexibles et plus réalistes. Mais la portée radicale des enjeux est restée la même, notamment à travers la concentration des objectifs sur des questions aussi cruciales à long terme que le sont la "propriété intellectuelle" (les brevets et les marques), l'extension de la propriété et de la gestion privée aux domaines de la santé, de l'éducation, de la recherche, l'appropriation privée des ressources communes vitales comme l'eau, les êtres vivants, le génome humain, etc. Or, et il est absolument essentiel d'insister là-dessus, il ne s'agit pas dans tout cela d'établir à un niveau supra-national un ensemble de réglementations visant à protéger la vie sociale et naturelle en harmonisant des politiques dont la portée se restreignait jusqu'ici aux espaces couverts par des souverainetés nationales ou étatiques, mais tout au contraire de soustraire uniformément la logique immanente du capitalisme (et spécialement sa logique financière spéculative) à la puissance législative des États particuliers, tout en étendant au maximum l'emprise de cette logique sur les domaines les plus larges de la vie collective. En un mot, le procès de la globalisation telle qu'elle est activement pratiquée vise à assurer l'hégémonie de la logique économique sur l'ensemble de la vie collective au niveau mondial, et le mode de fonctionnement d'une économie autonomisée de manière globale n'est précisément plus une "logique sociale", mais une logique systémique! La réalisation de la globalisation telle qu'elle est allée et telle qu'elle va jusqu'à présent [note 34] implique ainsi la dissolution des sociétés dans des régulations systémiques auto-référentielles, qui fonctionnent de manière virtuellement informatique et automatique, comme c'est le cas notamment dans la spéculation financière qui régit les investissements et par là commande tous les mouvements économiques, qui se ramènent à une chrématistique généralisée. Le procès réel de la globalisation coïncide donc, dans le champ économique qui est son domaine privilégié, à la réalisation effective d'une politique de conversion systématique de l'économie (oikos, encore) en chrématistique, ce qui était déjà impliqué dans la doctrine économique libérale de la main invisible, mais cette main invisible cesserait alors d'être un argument de légitimation pour désigner la domination parfaitement observable d'un système sur l'ensemble des sociétés - et ceci correspondrait alors aussi à une incapacité politique des sociétés contemporaines à s'engager dans cet élargissement de leurs références normatives et identitaires qu'exige une "véritable" mondialisation. [note 35]

La globalisation économique n'est pas la seule forme ou ne représente pas le seul champ où se manifeste le procès contemporain d'une globalisation systémique: celle-ci opère également dans le domaine des développements techno-scientifiques et culturels-communicationnels-informatiques. Dans chaque domaine, une nouvelle "raison systémique-opérationnelle-autoréférentielle", n'impliquant référence à aucun moment de synthèse tant subjectif qu'objectif [note 36] se substitue aux formes classiques et universalistes de la raison symbolique moderne: cette nouvelle modalité de la raison systémique - à caractère cybernétique - se substitue ainsi à la rationalité intrumentale dans le domaine de l'économie (qui impliquait la distinction entre les moyens et les fins), à la raison cognitive [note 37] (qui restait orientée vers la vérité) dans le domaine techno-scientifique où s'efface la référence à une réalité existant hors de nous, et même à la raison "communicationnelle" telle que reformulée par Habermas et Apel (qui implique encore une référence constitutive à la reconnaissance intersubjective, fondée elle-même sur la mise en commun d'a priori "quasi-transcendantaux") dans le domaine de la culture médiatique dominé par le déploiement programmé d'effets réactifs (le remplacement du sens symbolique par l'opérativité, et le remplacement de l'action raisonnée par le comportenment réactif, selon Zijderveld). Il faut ajouter cependant que la spécificité de ces trois domaines tend elle-même à disparaître dans la mesure ou c'est la logique systémique spéculative de l'"économie" qui domine le tout à mesure qu'elle s'assujettit l'univers de la culture médiatique et celui de la recherche, incluant tendanciellement celui de l'éducation. Cette logique acquiert donc un caractère totalitaire. [note 38]

Si la globalisation promet la conversion de la société en systèmes (ou plutôt en fonctionnements systémiques), alors la théorie des systèmes luhmannienne représente, elle aussi, la description idéale-typique de la réalité qui résulterait de cette conversion. Non pas qu'elle soit la seule théorie contemporaine à participer à cette conversion d'objet, [note 39] mais c'est à mon sens de loin la plus puissante, la plus cohérente, et par conséquent virtuellement - mais virtuellement seulement! - la plus "objective" ou la plus "réaliste". Bref, celle qui peut le plus légitimement prétendre au titre de théorie générale, mais en renonçant alors à celui de sociologie.

L’œuvre de Niklas Luhmann est certainement mieux connue ici que le détail de l'ex-projet d'AMI, et je me contenterai donc de relever ici quelques implications majeures de son analyse systémique sur le double plan ontologique et épistémologique. Ces implications caractéristiques renvoient toutes les unes aux autres de manière extrèmement cohérente sur le plan formel, quoique la réalité qu'elles permettent de décrire soit alors de nature radicalement aporétique sur le plan humain, social et historique. La première proposition ontologique que je soulignerai ici concerne le caractère auto-référentiel et auto-poiétique des systèmes luhmanniens. Le mode opératoire systémique n'implique référence à aucune "altérité" possédant une consistance et une cohérence ontologiques propres : les systèmes produisent et reproduisent d'eux-mêmes et en eux-mêmes la césure autour de laquelle ils construisent leur opposition à tout ce qui se présente dans leur "environnement", et cet environnement se réduit aux "informations" que le système doit traiter pour assurer sa propre reproduction. [note 40] Ces informations virtuelles sont alors toujours en excès par rapport au degré de complexité informationnelle que le système est en mesure de traiter ou de gérer et il est condamné à "internaliser" une part de son environnement en accroissant sa propre complexité, ce qui ne lui est possible qu'en s'engageant dans un procès indéfini de différenciation interne, qui coïncide avec son "propre" procès de reproduction. Un système est donc de manière radicale un procès sans sujet ni fin. Il faut noter déjà que par delà toute référence à une "métaphysique du sujet", cette auto-référencialité conférée aux systèmes par la théorie luhmannienne abolit dans la description de leur opérationnalité toute référence à un lieu quelconque de totalisation, interne ou externe: ainsi, le systémisme se détache-t-il aussi du fonctionnalisme sociologique, et en particulier du fonctionnalisme parsonnien dont Lumann s'était partiellement nourri. [note 41] La "vie" du système est purement processuelle (au sens du processing informatique), opérationnelle, réactive et intégrative. Il faut donc aussi noter que la "systémicité" est, dans son opérativité effective, entièrement dépendante des technologies communicationnelles et informatiques qui sont les seules à pouvoir intégrer la multiplicité des informations en des réponses (ou "choix", ou "décisions") opérationnelles déterminées. En sont capables soit les nouvelles technologies du traitement de la communication et de l'information, soit le "cerveau" conçu précisément comme un système informatique (brain et non pas mind). La connaissance dans un cas comme dans l'autre est "artificielle" puisqu'elle se passe de lieu de synthèse réflexif, comme dans les théories de l'intelligence artificielle.

Un deuxième caractère de l'univers systémique luhmannien est qu'il exclut ou du moins fait entièrement abstraction de tout lieu ou moment de synthèse subjectif, et donc de toute reflexivité, à laquelle est substituée une réactivité informationnelle de type bio-réflexuel. [note 42] Bien sûr, on trouve encore des individus et des personnes dans les systèmes, mais ils n'ont aucune part en tant que tels à leur fonctionnement, ils ne font qu'y errer ou y naviguer chargés de leurs représentations d'eux-mêmes, d'autrui et de la réalité, des représentations qui n'ont plus, vis-à-vis de la réalité systémique, d'autre valeur qu'obsessionnelle ou phantasmatique puisqu'elles ne se tissent plus toute ensemble pour former un monde phéménologique objectif. Et c'est pourtant sur de tels sujets (comme par exemple sur le "sujet-support" de l'expérience amoureuse, qui n'est d'ailleurs essentiellement qu'un sujet du discours littéraire) que Luhmann peut broder toute la richesse descriptive et interprétative dont son oeuvre abonde. Mais sur le plan proprement conceptuel, le sujet disparaît de l'univers systémique et avec lui le sujet collectif qu'est la société avec ses "objectivations réflexives" et ses "médiations". La réalité selon Luhmann est radicalement a-symbolique et non synthétique. Dans la réalisation (le devenir réel) de l'aliénation systémique disparaît donc aussi toute dialectique de l'aliénation et de l'émancipation, avec sa référence centrale au sujet a priori de la sensibilité et du jugement et son ouverture critique.

On connait bien le reste : l'intégration des théories de l'information, de la communication, de l'autopoièse et de la cybernétique dans le cadre conceptuel systémique. Cela est intéressant puisque cela permet justement à la théorie de mettre la main, si l'on peut dire, sur les caractéristiques opérationnelles qui sont formellement dominantes dans l'extension des mécanismes autorégulateurs (le marché, etc.) avec laquelle coïncide la globalisation. Cela me conduit à une dernière remarque concernant Luhmann: il a intégré dans sa théorie la conception parsonienne des media régulateurs autour desquels se réalise de manière non réflexive l'unification et la spécification des différents champs de la pratique sociale, et par le jeu desquels s'accomplit également la désocialisation de ces champs, leur pseudo-naturalisation. Or chez Parsons, c'est à l'image du medium régulateur qu'est l'argent (qui représente une réalité bien concrète dans le fonctionnement et le développement d'une économie chrématistique comprise comme un sous-système particularisé) que sont construits, c'est-à-dire en réalité abstraits, les concepts des média régulateurs universels qui spécifient et unifient à travers leur circulation les autres sous-systèmes (ainsi l'"influence" pour le système politique, etc.). Le sens dans lequel a été effectuée cette construction par analogie ou par dérivation n'est évidemment pas indifférent: c'est le monde de l'économie - de la chrématistique - qui a fourni la métaphore qui a été reprise dans la représentation du fonctionnement opérationnel des autres sous-systèmes sociaux. Or il se trouve que le principe de l'économie chrématistique est précisément de réguler les relations entre des "étrangers" (Aristote, mais aussi Simmel, puis Haesler), telles qu'elles peuvent s'établir en dehors de la participation à une même structure normative et en faisant abstraction d'une identité commune. C'est donc l'hypothèse de la désocialisation radicale des relations interindividuelles qui a présidé, d'un côté à l'autonomisation du système économique que réalise le capitalisme, et de l'autre à l'élaboration d'une théorie qui non seulement en rend compte, mais veut la généraliser à la totalité de la vie sociale, comme le font par exemple la théorie de l'action rationnelle de Becker, le "cognitivisme", et beaucoup plus largement l'idéologie néo-libérale. Cela tourne en rond, mais ce cercle n'est pas vain, il est extrêmement productif comme le sont toutes les self-fullfilling prophecies des sciences sociales. On a la même mise à plat de toutes les structures sociales dans la théorie des systèmes, mais elle y est encore plus radicale que chez Becker qui doit encore construire sa théorie autour du postulat "métaphysique" d'un sujet rationnel dont il refuse de penser le mode de constitution synthétique, alors que Luhmann fait l'économie d'une telle présupposition en substituant directement au sujet calculateur une rationalité systémique impersonnelle de nature purement informatique, qu'il lui suffit d'investir d'une exigence opérationnelle interne de "réduction de la complexité informationnelle". [note 43] Or il existe effectivement un modèle d'action concret qui obéit virtuellement à cette seule exigence, c'est celui de la spéculation boursière, et on sait que cette activité spéculative et surtout l'unification de son champ d'exercice (par la déréglementation des marchés financiers et par l'intégration informatique de toutes les informations et transactions) est maintenant au cœur de la dynamique de la globalisation. Si nous devions admettre que telle est, positivement, la réalité en devenir, alors nous devrions aussi conclure à la disparition effective de la société dans ce processus, à sa mutation en système, et par voie de conséquence reconnaître que la sociologie n'a plus d'objet propre. Et la théorie de Luhmann serait la dernière théorie qui permette encore de faire sociologiquement [note 44] le lien entre la réalité disparue et celle qui est en train d'advenir, parce qu'elle est encore énoncée depuis le lieu où la société a fait naufrage en emportant la sociologie avec elle. On sait que Luhmann a appliqué sa conceptualisation systémique à de multiples champs de la vie et de l'expérience sociale, mais la spécificité de ces différents champs n'est plus fondée dans la théorie elle-même ni dans le mode d'existence de la réalité qu'elle décrit (comme c'était encore le cas dans le fonctionnalisme parsonnien qui a été répudié): avant qu'elle ne les réduise à de l'information, ces objets qualitativement différenciés parviennent à la théorie luhmanienne comme l'écho ou la mémoire du passé institutionnel et culturel de la société [note 45], et la reconnaissance que leur consacre encore Luhmann dans son oeuvre ressemble aux couronnes jetées sur l'océan au lieu où a sombré le Titanic.

La globalisation correspond ainsi à la diffusion généralisées aussi bien extensive (suppression des frontières entre les sociétés) qu'intensive (puisqu'elle pénètre dans toutes les sphères de la vie sociale et de l'expérience humaine) des régulations systémique, telles que Luhmann en a fait la description théorique. Au cœur de l'opérationalité systémique, on a donc la dissolution "ontologique" de la régulation symbolique et de toute la dimension synthétique qui lui correspond, et cela s'enracine dans la dissolution plus profonde encore de la dimension synthétique de l'expérience sensible propre à la vie en général, et qui renvoie elle-même à une intégration fonctionnelle subjective des rapports des êtres vivants avec le milieu extérieur (intégration d'un biologisme systémique - Varella, Maturana, - et même physique - Atlan, Prigogine, Costa de Beauregard - dans la théorisation luhmanienne). Les modalités de cette dissolution varient encore en fonction des formes et des champs institutionnalisés de l'expérience sociale et existentielle où elle s'applique : dans l'expérience symbolique en général, il y a suppression de la représentation dans la communication opérationnelle et informatique; dans le politique, il y a la dissolution du pouvoir et de l'action politique réfléchie (la praxis) dans des systèmes et de procédures de contrôle; dans l'économie, il y a l'abolition de toute référence à une structure des besoins et à toute finalité extrinsèque dans la régulation financière spéculative; dans la culture, il y a dissolution des formes signifiantes synthétiques dans des procès médiatiques dominés par une logique comportementale; dans la connaissance scientifique, il y a l'abandon de la finalité cognitive au profit d'un principe d'efficience opérationnelle qui est intégré dans les programmes de recherche techno-scientifiques, etc..

Cette dissolution laisse toujours un reste ou des résidus, tout particulièrement au niveau de l'expérience existentielle des individus et dans les formes construites de l'expression symbolique(les formes linguistiques et littéraires, artistiques et techniques: mais ces formes de nature essentiellement expressives et esthétiques sont déconnectées des procès de régulation d'ensemble sur lesquels elles n'exercent plus aucune puissance d'intégration et d'orientation effective). Ces «résidus» tendent ainsi à être atomisés et éparpillés, ils perdent leur capacité d'intégration au profit des fonctionnement systémiques globaux qui assument de plus en plus directement l'ensemble des fonctions de la reproduction de la vie sociale (qui perd toute orientation de sens) et de la communication sociale, qui devient un chatting "insignifiant" lorsqu'elle ne se confond pas directement avec le milieu ou la matière première informationnelle de l'opérationalité systémique). Cette décomposition a été exprimée, annoncée et publicisée par le courrant postmoderniste en philosophie et en esthétique (déconstruction, mort du sujet, etc.). Paradoxalement (puisque la France reste par ailleurs un des pays ou une des sociétés nationales qui adhère le plus à son identité nationale, à son unité étatique et à sa tradition républicaine), c'est en France que ce courant s'est exprimé le plus fortement et de la manière la plus cohérente : Foucault, Deleuze et Guattari, Attali, Maffessoli, etc. et c'est à ce courant de pensée français que se rattachent aussi les auteurs italiens qui se sont placés dans la même mouvance "post-nietzschéenne" : Agamben, Virno, Negri, etc.). [note 46] Dans le monde anglo-saxon, ce courant postmoderniste s'exprime plus spécifiquement dans le pragmatisme (Voir Rorty), dans la philosophie analytique [note 47] et dans leur transposition anarcho-libérale (Nozik, etc.). L'interpénétration de la philosophie et de la sociologie est ici attestée par la spontanéité avec laquelle de nombreux sociologues ont "embarqué" dans ces mouvances philosophiques déconstructivistes, analytiques et pragmatistes, pour mouler sur elles leurs attitudes épistémologiques, méthodologiques et finalement théoriques.

Pour le moment, ce mouvement d'extension des régulations systémiques possède encore un caractère politique dans la mesure où ce que nous appelons la globalisation, par delà l'idéologie néolibérale qui postule son caractère spontané, naturel et inévitable, est encore de toute évidence appuyé - sinon créé et imposé - par des politiques et des programmes qui ont pour objectif direct l'élimination de tous les obstacles politiques et institutionnels - et même culturels - qui se dressent devant elle et contre elle. C'est d'ailleurs, comme je l'ai fait ressortir tout à l'heure dans mon commentaire sur l'AMI, ce caractère encore politique de la globalisation, en tant que programme, qui laisse subsister l'espoir qu'une autre politique, anti-systémique, pourra être développée, et qui, par delà le maintien des réalités sociétales existantes, viserait l'élargissement de toutes les formes de solidarité et d'interdépendance qui caractérisent la vie en société. Je nommerai mondialisation un tel procès de coordination et d'intégration progressive des sociétés, où la nature sociale et sociétale de la vie collective serait reconnue et respectée, mais qui en renouvellerait nécessairement les formes et les cadres, comme cela s'est déjà produit à plusieurs reprises dans l'histoire humaine. Il faut d'abord s'en donner le temps, et en concevoir non seulement les voies de réalisation, mais la nature même, en tant que projet d'institution d'un nouvel oikouméné.

Dans ce paragraphe, je me suis surtout servi du projet de l'AMI et de la théorie systémique de Luhmann pour saisir, à travers deux de ses expressions les plus radicales, l'une pratique, l'autre théorique, quelle est la nature du procès contemporain de la globalisation. On peut en effet considérer que leur signification exemplaire offre une chance à l'analyse qui tente de saisir théoriquement la portée du phénomène, et le sens qu'aurait l'avenir pour l'humanité qui s'y trouve engagée. Mais cette compréhension n'a rien d'une prévision puisque la globalisation reste l'effet d'une politique, celle du laisser-faire néo-libéral assisté par la politique de puissance des États-Unis. Cette conjonction n'est pas inévitable, d'autres politiques peuvent être poursuivies - ou encore simplement reprises tout en étant nécessairement rénovées: l'idéal social-démocratique n'est pas mort ni suranné, même si nombre de ceux qui ont récemment agi en son nom l'ont dénaturé.

E)
Le maintien de la sociologie
comme discipline critique face à la globalisation.


La mise en lumière du procès de la globalisation impliquant la mutation de la société en systèmes auto-référentiels et des rapports sociaux en relations communicationnelles-informatiques-opérationnelles représente l'objet "global" par excellence d'une sociologie critique contemporaine [note 48], mais une sociologie purement descriptive et positive qui se contente de constater le mouvement dominant de la réalité serait par contre condamnée à assister passivement, au centre même de son champ d'observation, à la dissolution de son objet spécifique, et il lui faudrait, pour rester objective, se muer elle-même, par une reconversion "paradigmatique", en analyse systémique, informatique, opérationnelle ou cybernétique. À moins qu'elle ne se contente d'étudier au niveau des relations interindividuelles les modalités de recomposition d'une socialité résiduelle qui ne ferait plus que survivre dans les pores ou plutôt désormais dans les mailles du système en n'ayant plus aucune prise sur son déploiement. N'est-ce pas ce qui est en train d'arriver pour nombre d'écoles "sociologiques" dont le cordon ombilical qui les rattache encore à la sociologie classique et à ses concepts s'étire jusqu'à la rupture? C'est aussi à l'acceptation résignée d'une telle rupture que nous invite Habermas lorsqu'il met en opposition quasi substantielle et en tout cas non dialectique le "monde de la vie" et le "monde du système" [note 49] tout en reconnaissant comme inexorable la colonisation de l'un par l'autre. La seule chose que l'on puisse dire ici, c'est que nous sommes en présence d'un choix qui concerne non seulement l'avenir de la sociologie, mais l'avenir du monde, et les vraies difficultés commencent lorsque, ce choix ayant été fait sur la base de raisons ontologiques et existentielles, la question, alors essentiellement politique, se posera de savoir quelle peut être la contribution cognitive et normative de la sociologie et des autres sciences sociales à la "reconstruction de la société" au niveau mondial qui est précisément déjà celui que recouvre en l'unifiant la globalité techno-systémique. Cela implique que l'on soit aussi parvenu à endiguer l'expansion quasi-naturelle de l'univers systémique, une expansion tout azimuts qui résulte d'abord de l'acceptation de l'autonomisation de la logique opérationnelle qui le caractérise, et qui a été rendue possible et a été systématiquement soutenue par la dérégulation (la "déréglementation") et la désinstitutionnalisation qui ont été imposées par les politiques néo-libérales. Le choix en faveur de la société, contre le système, et l'orientation de l'action collective qui peut en résulter, sont donc entièrement de nature morale (normative-expressive) et politique. C'est toujours encore un choix humain, social et historique de nature collective. Le problème, c'est que les cadres culturels et politiques de l'action collective doivent maintenant être réinventés [note 50], puisque ceux de l'État-nation sont devenus de toute évidence trop étroits et trop étriqués (ce qui ne veut pas dire qu'il ne puissent pas être réintégrés dans une structure politique plus large, comme tente de le faire depuis la fin de la première guerre mondiale toute la problématique de l'Organisation des Nations Unies. Mais celle-ci se heurte à un problème de représentation et donc de légitimité qui ne tient pas seulement à l'inégalité des États membres de la "communauté internationale", mais peut-être surtout à la définition même des fondements de cette légitimité. La civilisation occidentale, qui a produit le modèle, n'est plus seule au monde.

F)
L'engagement pour la mondialisation sociétale
(plutôt que pour une société mondialisée fortement intégrée
ou encore un "État mondial homogène" - F. Fukuyama)
comme projet d'une sociologie critique contemporaine.
[note 51]

Le problème qui vient d'être évoqué est un problème qui est posé à l'action sociale (au sens totalisant de la praxis sociétale) et que la sociologie pourrait éclairer, et une des dimensions les plus ardues de ce problème réside dans la conception et la définition des cadres sociaux structurels et identitaires d'une société mondialisée, étant entendu que ces cadres ne peuvent plus coïncider essentiellement avec ceux des États-nations, ni même éventuellement avec le cadre moderne classique des relations internationales. En effet, les problèmes auxquels doit répondre cette restructuration sociétale ne sont pas tous de même nature, et souvent ils ne se laissent guère territorialiser - puisqu'ils résultent précisément de processus de diffusion systémiques qui - comme c'est le cas dans le déploiement des technologies, des formes de la communication médiatique et de la logique chrématistique de l'économie - n'assument eux-mêmes aucune exigence de synthèse, que ce soit sur le plan fonctionnel ou encore sur le plan de l'intégration symbolique et identitaire. Mais l'aspect le plus difficile sera sans doute lié à la définition des fins, qui renvoie elle-même à celle de la constitution de l'identité collective et de la solidarité qu'elle implique. [note 52] Ce problème n'est peut-être pas très aigu au niveau infra-étatique puisque nous sommes habitués depuis un certain temps à reconnaître la participation de regroupements identitaires particuliers à la vie politique nationale, mais il se pose de manière plus radicale au niveau transnational et supranational. On se contente alors souvent d'appeler au renforcement de la "société civile", mais ce concept perd tous son sens s'il ne s'articule pas à une société politique qui soit elle aussi organisée au même niveau - et c'est là précisément que le procès de la globalisation fait apparaître un gigantesque déficit politique, que la création de l'Organisation des Nations Unies n'a pas permis de combler et qu'il ne pouvait précisément pas combler en s'appuyant encore exclusivement sur les sujets du droit international que sont les États.

On a donc plutôt assisté à la formation d'une nouvelle "impérialité" au niveau mondial, fondée sur la puissance de fait et non sur un ordre juridico-politique réfléchi, et qui consiste dans le couplage d'une puissance géo-politique dominante (il s'agit des États-Unis, évidemment) avec la puissance expansive des logiques systémiques auto-référentielles (en économie, dans le développement et la mise en oeuvre des technologies, dans les systèmes d'information et de communication qui submergent et dissolvent les cultures synthétiques). [note 53] Dans cette situation, les discours sur le renforcement de la société civile masquent le fait que cette nouvelle forme de domination s'exerce précisément directement dans et sur la "société civile", et ils escamotent l'exigence de la constitution de nouvelles modalités participatives à des instances ou institutions politiques au niveau mondial, y compris le problème crucial de la reconnaissance des identités collectives qui seraient appelées à y être représentées légitimement, et celui des formes de cette reconnaissance et des modalités de cette participation. Par ailleurs le fonctionnement en réseaux de la "société civile" accentue la tendance à la privatisation et à la particularisation de toute les exigences de valeurs, de normativité et d'identité qui s'y expriment, et fait au moins indirectement le jeu du système en lui permettant de s'imposer comme l'unique instance d'intégration où l'exigence de l'universel parvient encore à s'affirmer, mais seulement sous la forme dégradée de l'immédiate généralité, puisque l'espace dans lequel se déploie le système est précisément celui de la "société civile", et il parvient à la dominer quasi souverainement lorsqu'elle se trouve affranchie de tout contrôle et de toute forme d'intégration politiques. A défaut de se convertir en mouvements politiques, et lorsqu'ils ne se transforment pas en ghettos protectifs de n'importe quels particularismes [note 54], les organismes qui participent à la vie de la société civile tendent donc naturellement à se transformer en organisations de type technocratique qui se consacrent à la gestion de toutes sortes de problèmes particuliers, sans pouvoir agir directement sur les conditions structurelles-systémiques qui produisent continuellement ces problèmes en les amplifiant (dans le domaine écologique, dans celui de la justice sociale, dans celui de la culture et de l'éducation, par exemple).

La simple énumération de toutes les difficultés qui sont inhérentes à une reconstitution de la société ou des cadres d'une vie sociétale significative et cohérente au niveau mondial montre l'ampleur des tâches qui s'offrent à une sociologie qui s'engagerait de manière critique et prospective pour répondre à l'effet dissolvant de la globalisation systémique, et c'est seulement le refus d'un tel engagement qui peut la mettre sur la voie de sa disparition. Il est vain d'imaginer l'avenir si son invention imaginaire ne répond pas aux problèmes qui se posent ici et maintenant: à défaut, il n'y a que rêverie. Or l'exigence d'une mondialisation sociétale répond justement aux problèmes posés par la globalisation systémique, et ces problèmes ne sont communs à l'humanité que dans la mesure où ils portent sur les conditions mêmes de la perpétuation de la vie socio-symbolique dans l'horizon d'un monde commun, et ils touchent aux deux dimensions qui participent de l'existence spécifiquement humaine: symbolique et identitaire d'un côté, bio-fonctionnelle de l'autre, et qui sont liées ontologiquement entre elles sous le mode de la solidarité sociétale. Ces problèmes sont donc eux aussi de deux ordres: il y a ceux qui tiennent dans les effets destructeurs que le déploiement incontrôlé des procès systémiques a sur les conditions fonctionnelles et environnementales de la vie humaine et de la vie en général sur la terre: en un mot sur la biosphère; il y a ensuite ceux qui portent directement sur la constitution symbolique et identitaire de la solidarité sociale dont le systémisme dénie opérationnellement la valeur ontologique et l'existence même. Et le problème le plus crucial est alors celui de la manière dont peut être assuré, dans une praxis effective, le lien entre ces deux dimensions: il est donc celui des formes que peut prendre cette praxis au niveau mondial.

Dans sa première dimension, le problème de la survie "écologique" a une portée inconditionnelle et universelle, et comme il résulte de la domination universelle qui découle de l'autonomisation des mécanismes systémiques auto-référentiels, il peut se résumer dans la reconnaissance universelle d'une obligation de contrôle. La main invisible ayant révélé qu'elle n'est pas de nature providentielle et donc "divine", mais qu'elle a une portée destructrice et "diabolique", il s'agit de la détacher radicalement de son mythe justificateur pour la rattacher et l'assujettir à un ordre humain volontaire et réfléchi, ce qui signifie simplement un ordre politique. Et cet ordre politique doit lui-même être universel (c'est-à-dire mondial) dans la mesure où la volonté commune qui s'y constitue ou institue a pour objet et mandat cette mise sous contrôle de l'opérationalisation systémique de l'économie. Cela signifie qu'il faut reconstruire une économie à caractère normatif et intégrateur au niveau mondial, entendue de nouveau au sens d'une oikonomia, en lieu et place de la réification de la logique chrématistique avec laquelle coïncide la globalisation, et que cela doit s'appliquer également au contrôle des développements technologiques et communicationnels-médiatiques, qu'il s'agit impérativement d'intégrer dans une stratégie non de mise en marché, mais de développement humain et culturel. Cela signifie qu'il faut refinaliser les technologies et les média.

Cette forme politique universalisée ou mondialisée qu'il s'agit d'instituer ne devrait donc obligatoirement répondre qu'à cet ordre d'exigences qui est lui aussi universel. Pour assurer sa légitimation, ce nouveau pouvoir de niveau mondial devrait intégrer dans ses conditions de formation et d'exercice les idéaux de la libre discussion et de la communication sans entraves que Habermas avait reconnues au fondement de la constitution du "monde de la vie" [note 55], mais il y aurait alors deux différences majeures relativement au modèle habermassien: d'une part elles concerneraient la constitution du monde commun public et politique qui doit prendre la place du monde purement environnemental du système, et de l'autre, ce ne sont pas les interactions entre des sujets individuels qu'elle aurait à régir de manière "transcendantale": elle définirait plutôt la forme que doivent prendre les rapports entre des corps sociaux déjà constitués s'ils veulent participer à la constitution politique d'un monde commun au niveau mondial. [note 56] Les manières dont cette instance politique mondiale pourrait être créée sont diverses, mais la plus simple et la plus réaliste - admettant que son autorité soit limitée au champ qui vient d'être désigné - est de poursuivre la mise en place d'une instance de pouvoir effective et représentative dans le cadre historique déjà existant des Nations Unies, à condition qu'il échappe à l'hégémonie de certains États qui, de plus, sont directement engagés dans l'imposition de la logique systémique comme mode d'expansion de leur puissance propre. En un mot, il s'agirait de convertir l'"Organisation" des Nations Unies en une "Institution" mondiale, c'est-à-dire de réaliser ce qui était visé de manière idéaliste à l'origine de leur fondation, mais qui n'a guère été fait au niveau de la Realpolitik qui s'est imposée dans le contexte de la Guerre froide, et encore moins depuis qu'elle a pris fin suite à l'effondrement de l'Union soviétique. Mais la condition de cette transformation de l'ONU en une véritable instance politique mondiale est l'autolimitation de sa constitution identitaire et représentative et de sa compétence politique aux champs des problèmes que l'ensemble de l'humanité affronte réellement. La nature de ces problèmes n'impose aucunement que soient repris les principes de l'unicité du pouvoir et de la souveraineté dont la reconnaissance avait coïncidé avec l'affirmation de l'État-nation. La société mondiale qui en résulterait conserverait donc la forme d'une association entre plusieurs communautés identitaires, mais à la différence des associations privées, elle aurait un caractère irrévocable puisque la participation à sa vie conditionnerait l'interreconnaissance des communautés instituées qui en seraient membres.

Le second ordre de problèmes concerne l'effet dissolvant de la globalisation sur la constitution symbolique-identitaire des communautés sociales, et en particulier sociétales, tant au niveau culturel que politique. Ce problème est lui aussi général puisqu'il possède un caractère formel, mais à la différence de celui qui se pose dans l'ordre écologique, il n'est vécu que de manière particulière et diverse puisque les formes synthétiques de référence symbolique à travers lesquelles s'est développée la vie sociale ont toutes été jusqu'ici également particulières, diverses et contingentes, et que ce sont elles - et non la liberté abstraite des individus, par exemple - qui se trouvent menacées par le procès de globalisation. La mondialisation qui veut lui répondre doit donc elle aussi être fondée sur la reconnaissance de cette constitution historique plurielle des formes sociétales d'intégration normative et identitaire qui sont appelées à y participer, et elle ne peut que prendre la forme de la construction d'un Universum intégrant des altérités qui y possèdent et conservent leur autonomie. En contrepartie, ces entités sociétales particularisées devraient être comprises comme des microcosmes participant à la constitution d'une même harmonie d'ensemble (Cosmos), et aucune ne saurait donc prétendre dominer l'ensemble, ni conférer directement une valeur d'universalité à ses propres caractères spécifiques. La formation d'une structure sociétale mondiale devrait donc comporter au minimum la reconnaissance de deux niveaux d'intégration totalisante, mais qui ne se recouperaient pas dans la mesure où l'autorité qui leur reviendrait ne porterait pas sur les mêmes dimensions de l'agir collectif ou sur la régulation des mêmes problèmes, et que dans son champ propre, celui des conditions écologiques de la vie humaine sur terre, la première devrait y avoir préséance sur la seconde.

Le troisième niveau de problèmes impliqué par la mondialisation est celui des conditions et des formes de la participation des sociétés particulières à la formation des instances régulatrices mondiales. Ce problème inclut celui de la définition et de la reconnaissance des entités participantes. Je me contenterai ici de quelques remarques qui peuvent baliser la réflexion. En ce qui concerne la constitution même d'un pouvoir mondial dont la compétence serait limitée comme je l'ai dit, il n'y a aucune raison de l'envisager sous une forme monolithique. Déjà dans de nombreux États nationaux a été reconnu un large degré de séparation des pouvoirs législatifs, exécutifs et judiciaires, dont les modalités et procédures de constitutions peuvent différer. [note 57] Par ailleurs, de nombreux États connaissent aussi, souvent pour des raisons historiques, une division du pouvoir législatif entre une "chambre basse" et une "chambre haute", entre une Assemblée" et un "Sénat", etc. dont les composantes ne répondent pas aux mêmes principes de représentation. De même, l'AMI avait imaginé soumettre les États, pour le règlement de leurs litiges avec les investisseurs, à une "cour suprême" formée exclusivement par des représentants des milieux économiques dominants. Après que la "communauté mondiale" soit passée tout près de se voir imposer une telle instance ultime de régulation, on ne devrait pas exagérer la difficulté d'en créer de plus pertinentes: il doit être possible d'imaginer autre chose, qui réponde mieux au concept de la justice et soit aussi mieux inscrit dans la réalité historique! Il s'agit là de questions pratiques (au sens fort), qui soulèveront des controverses et attiseront des antagonismes, mais dont la solution peut néanmoins être éclairée par quelques principes ou être inspirée par quelques modèles. L'essentiel de ce que je voudrais dire ici , c'est que ces principes et ces modèles ne pourront pas tous être déduits ou dérivés de l'expérience de la modernité et de la philosophie universaliste qui l'a inspirée, et ceci justement parce que c'est elle qui a conduit en fin de compte (ou en fin de course) à l'aporie systémique. L'expérience faite de cette crise, de cette limite ou de cette aporie [note 58] doit elle aussi être reconnue dans sa portée critique. Je conclurai en essayant d'énoncer déjà quelques-uns de ces principes ou de ces modèles auxquels pourrait obéir ou dont pourrait s'inspirer la formation d'une forme d'autorité mondiale respectueuse de la diversité des sociétés, de leurs traditions et des courants civilisationnels qui constituent encore l'humanité réellement existante.

La première remarque est que la création d'instances politiques mondiales (et pas seulement internationales) ne correspondrait pas à la création d'un État universel, mais plutôt à l'établissement d'une "impérialité mondialisée", si l'on reconnaît que la particularité des empires a été, dans le passé, d'intégrer en leur sein ou sous leur domination une pluralité d'entités politiques, culturelles et identitaires qui conservaient, dans leur subordination, un plus ou moins large degré d'autonomie, une capacité plus ou moins grande d'autorégulation et d'intégration normative particulière, et qui restaient capables par conséquent de cultiver leurs propres traditions et de maintenir au moins partiellement leurs propres formes et structures internes d'autorité. [note 59] L'établissement d'une sorte d'impérialité mondiale, exerçant de manière limitée une domination mondiale au nom de la survie de l'humanité paraît maintenant nécessaire pour répondre à la logique menaçante du système. Mais encore faut-il qu'elle soit désirable ou du moins acceptable pour les entités collectives actuelles et leurs populations, et ceci tant dans ses modalités de formation que dans les formes d'exercice de son pouvoir. Les États-Unis sont actuellement les seuls prétendants à une telle impérialité, mais leur prétention est totalement inadéquate puisque leur puissance tend à se confondre avec celle qui est à l’œuvre dans l'extension indéfinie du système. S'en remettre à leur puissance, c'est demander au loup d'être le gardien de la bergerie. Une autre prétention pourrait venir de la Chine dans un avenir prévisible, mais rien n'indique qu'elle soit humainement plus valable et puisse être mieux reçue par la "communauté internationale". Le principe directeur devrait donc être que le pouvoir qui appartiendra à l'impérialité mondiale n'émane directement de l'expansion d'aucune puissance particulière, mais qu'il résulte des délégations et concessions faites au cours de sa formation par toutes les puissances établies, et ceci devrait être justement en proportion de la puissance qu'elles détiennent déjà et sont susceptibles d'exercer autours d'elles comme un arbitraire. Je pense ici par exemple au pouvoir arbitraire, peu acceptable à long terme, qui est reconnu au Conseil de Sécurité des Nations Unies, relativement à l'Assemblée générale et à d'autres agences spécialisées qui en dépendent.

Un autre principe régulateur devrait découler de la reconnaissance du fait que toutes les "sociétés" (au sens réaliste qui est donné ici à ce terme et qui recoupe la pluralité des formes sociétales auxquelles il s'applique, et pas seulement à celle de l'État-nation), reposent dans leur constitution identitaire sur l'interprétation qu'elles font de leur propre tradition, c'est-à-dire sur leur capacité à la prolonger ou même à s'en créer une. Il n'y a pas de communalité sans enracinement dans une durée propre, que celle-ci soit réelle ou imaginaire (et toute durée collective est toujours en même temps l'une et l'autre, elle comporte toujours un aspect "historique" et un aspect "mythique" puisque toute "histoire" doit placer un moment fondateur substantiel au début de sa narration, cette dernière fût-elle ensuite purement descriptive). Ceci me paraît aller de soi sociologiquement, mais n'est pas du tout évident idéologiquement. Et c'est aussi valable - mais alors seulement entre autres - en ce qui concerne la spécificité des sociétés occidentales. Pour elles, la lutte contre la tradition est devenue leur propre tradition spécifique, fondatrice de leur identité proprement moderne, mais cette tradition de la modernité et la légitimité qui en découle n'est pas partagée par l'ensemble de l'humanité. La tradition commune aux sociétés occidentales doit donc aussi maintenant entrer en dialogue avec d'autres, elle ne s'impose pas légitimement à toutes les autres traditions comme une condition de leur appartenance à l'humanité ou de leur inclusion dans l'humanité contemporaine. D'ailleurs la tradition de l'Occident remonte bien au-delà des Temps Modernes, elle a ses racines (continuellement revivifiées et "revisitées", réinterprétées et réassumées) dans l'Antiquité gréco-romaine et le judaïsme, qui ne furent pas eux-mêmes sans rapport formateurs avec les anciens "Empires orientaux" d'Égypte, de Mésopotamie et de Perse, et même, à travers eux, avec le monde Hindou. Le Moyen-Age chrétien fut aussi fécondé par le pensée élaborée par les Arabes au contact de l'héritage grec. Et il n'y a pas de raison d'exclure ici la participation du monde tribal germanique dans sa formation. Ainsi l'Occident a (lui aussi!) intégré dans sa constitution identitaire des "moments historiques" multiples, comme l'Antiquité, le Moyen-Age et la Renaissance, et leur apport ne se réduit aucunement à la contribution qu'ils ont pu apporter à l'"invention de la modernité". L'histoire religieuse en témoigne, comme le font aussi l'humanisme puis le romantisme. Il ne s'agit pas ici seulement de reconnaître des "dettes", mais d'abord de voir qu'à travers le prisme de cet héritage multiple, l'Occident est toujours resté en contact intime avec d'autres "origines" et d'autres richesses civilisationnelles que celles qu'il a retrospectivement associées à la seule modernité, et dont il s'est dogmatiquement attribué l'exclusivité en même temps qu'il proclamait leur valeur universelle pour s'attribuer en leur nom un droit d'aînesse et un droit de domination sur l'ensemble de l'humanité, associés à la monopolisation de son historicité. Ce sont, au niveau de leurs formes, ces origines multiples qu'il peut maintenant partager avec les autre sociétés humaines qui sont appelées comme lui à s'engager dans la construction d'un univers sociétal commun (encore une fois un Universum) dans lequel pourrait être reconnu aussi le partage d'une même tradition humaine qui s'est déployée dans des voies diverses, idiosyncratiques, mais qui peut et doit maintenant être réappropriée de manière commune sans exclure la diversité des formes de cette réappropriation.

Cela implique donc que soit revue de manière critique la manière - ultimement aporétique - dont la modernité occidentale s'est non seulement construite à travers une lutte contre la tradition, mais en a conclu au dépassement en quelque sorte substantiel de tout ancrage traditionnel, même réinterprété de manière critique et donc réassumé à travers cette critique. Cela a coïncidé avec l'idée d'une re-création ex-nihilo de l'ordre sociétal, à partir de purs principes formels et abstraits qui tous se rattachaient à l'affirmation de la souveraineté de la Raison. Mais cette raison est immatérielle et non substantielle, et si elle a pu se remplir, au début, d'un contenu religieux qu'elle se contentait d'épurer en le renforçant ou le condensant, elle s'était dès l'origine condamnée à ne pouvoir trouver finalement en soi d'autres "raisons d'agir" que celle qui renvoyait à l'arbitraire de l'individu libre de toute attache sociale, normative et identitaire, et dont le seul contenu commun - lié à l'impulsivité du désir - à été recueilli dans le concept d'utilité dans lequel il trouvait son plus petit commun dénominateur social.

Cela m'amène à l'énoncé d'un deuxième principe. Puisqu'il y a nécessairement délégation d'un pouvoir ou d'une autorité sociétale - et des formes de légitimation qui leur correspondent - dans la constitution d'un pouvoir ou d'une autorité mondiale, aussi délimitée soit-elle, aucune société participant à sa constitution ne peut prétendre en y adhérant conserver l'intégralité de sa tradition, de ses institutions, de ses principes de légitimation et même de ses valeurs. La constitution d'un ordre commun implique toujours un sacrifice. La participation à la mondialisation exige donc de chaque tradition sociétale ou civilisationnelle un retour critique sur elle-même, et l'acceptation d'une confrontation ouverte avec les autres en vue d'une reconnaissance mutuelle. On pourrait appeler cela l'exigence de faire preuve de "bonne volonté"! Cet effort de bonne volonté ne conduit pas nécessairement à l'abandon des valeurs particulières auxquelles une société a attaché son identité, mais au moins à un effort d'interprétation herméneutique (de métaphorisation et de traduction) qui permette d'en assouplir les expressions pratiques de manière à les rendre au moins virtuellement compatibles avec les pratiques issues d'autres traditions et qui sont appelées à cohabiter dans un monde commun concret. Ce que chaque tradition civilisationnelle participante doit ainsi abandonner, c'est la prétention non de détenir un système de valeurs universellement valable, mais le modèle exclusif de leur codification en normes positives. Les valeurs doivent donc être comprises pour ce qu'elles sont : des sources d'inspiration, et rien n'empêche alors que soit non seulement reconnue mais aussi pratiquée au niveau mondial la pluralité des références qui sont faites à de telles sources, de manière en quelque sorte polyphonique. Je ne crois pas qu'un tel principe corresponde seulement à une valeur occidentale: toutes les civilisations ont connu de l'intérieur des moments de résistance critique à l'"intégrisme", et ces moments ont souvent coïncidé avec leurs périodes de plus grande richesse et de plus grand rayonnement. L'Occident a produit sa part d'intégrismes (qu'ils soient religieux ou rationnalistes), on le sait assez, et la manière dont s'impose maintenant idéologiquement la globalisation économique et systémique n'en représente que le dernier exemple, mais non le moindre. Mais l'Occident a aussi produit un humanisme qui était le contraire de l'intégrisme, et il n'est pas le seul a l'avoir fait. C'est donc dans leur humanisme que les sociétés et les traditions peuvent se reconnaître et se rejoindre. Car s'il y a un humanisme occidental, il y a aussi des humanismes hindous, chinois, islamiques, africains et amérindiens, et ils ont toujours su se reconnaître lorsqu'ils se rencontraient - même si c'était dans les pires des conditions (je pense à Bartalomeo de Las Casas, auquel ont répondu des voix amérindiennes). Malheureusement, dans l'Occident dominant le monde, des voix philosophiques importantes ont voulu répudier radicalement tout humanisme, et le moins qu'on puisse dire c'est qu'elles l'ont fait à contre-temps (unzeitmässig), ou encore comme le dit la traduction française du titre de Nietzsche, de manière "intempestive". Mais le Temps auquel elles s'adressaient n'était pas le bon : c'était le temps de la "bourgeoisie" - qui avait déjà "fait son temps" ou qui du moins l'avait entièrement escompté dans l'avènement du capitalisme - et non celui de la durée de l'humanité. Et c'est ce temps qui est notre Temps maintenant.

C'est déjà beaucoup plus qu'il n'en fallait dire ici en réponse à la question, et tout ce que cet excès veut finalement exprimer, c'est qu'il existe des voies pour aller vers une mondialisation sociétale représentant une alternative à la globalisation systémique. Ces voies sont d'abord politiques et elles peuvent être explorées quand bien même leur aboutissement reste incertain et largement imprévisible. On ne pouvait prédire ce que deviendrait l'État-nation lorsque sa construction a commencé entre le XIIe et le XIVe siècles en France et en Angleterre et, entre le XIVe et le XVIe siècle, ce sont des doctrines politiques et juridiques qui ont largement contribué à lui donner une forme cohérente. Le dialogue des sociétés, et par-dessus lui le dialogue des civilisations, peut permettre maintenant de créer une alternative à leur disparition, et aussi une alternative à leur guerre (Huntington), bien qu'en cours de chemin le risque de guerre ne puisse être exclu. La reconnaissance de ce risque est aussi une reconnaissance de la pluralité humaine qu'il s'agit de sauvegarder dans la recherche de l'édification d'un monde commun. Exclure a priori guerres et conflits, c'est priver l'autre de son humanité propre, et rejeter toutes les expressions de son altérité dans l'exclusion, comme le fait l'actuelle rhétorique de la lutte prophylactique contre le "terrorisme" et contre l'"axe du mal" des "États voyous". Accepter cette perspective, c'est consentir à la domination totale d'un autre Empire global, qui ne règnera pas sur des sociétés, mais sur la "multitude" atomisée et indifférente. [note 60]

Il appartient à la sociologie, en dialogue avec les autres sciences humaines, de réfléchir sur ces questions en cherchant à leur donner une formulation claire, cohérente et réaliste, et non d'en décider au nom de la science! Il s'agit d'éclairer des choix et des actions collectives, et non de procéder à une gestion technocratique du monde, qui serait complémentaire du système et finirait par s'y intégrer. Mais la place de la sociologie parmi les sciences sociales qui se sont spécialisées dans l'étude des différents domaines et des différentes formes de la pratique sociale reste singulière : il lui appartient de faire la synthèse de leurs résultats du point de vue synthétique de la société qui est le sien, et c'est donc dans la praxis qu'elle se trouve engagée pour l'éclairer.

Retour au texte de l'auteur: Michel Freitag, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 22 janvier 2007 8:03
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cégep de Chicoutimi.
 



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