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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article du professeur Michel Freitag, professeur de sociologie à l'UQAM, “Combien de temps le développement peut-il encore durer ?” Un article publié dans Les ateliers de l’éthique, la revue du CRÉUM, vol. 1, no 2, automne/hiver 2006, pp. 114-133. [Autorisation accordée mercredi le 23 juillet 2003].

 Michel Freitag (2006) 

“Combien de temps le développement
peut-il encore durer ?” 

Un article publié dans Les ateliers de l’éthique, la revue du CRÉUM,
vol. 1, no 2, automne/hiver 2006, pp. 114-133.
 

Table des matières 
 
 
Résumé / Abstract
 
Mise en garde introductive
 
1. Sur le plan économique
2. Sur le plan politique
3. Sur le plan culturel
 
Conclusion de nature ontologique : la condition humaine dans le monde
 

 

RÉSUMÉ

 

La forme générale qu’a prise le « développement » de l’humanité sous l’égide du capitalisme et des révolutions technologiques comporte elle aussi, d’ores et déjà, des conséquences irréversibles à très long terme, et l’avenir que nous pouvons entrevoir n’est pas tellement incertain qu’inquiétant. Cette inquiétude est évidemment renforcée par la dynamique qui s’impose à travers la globalisation néolibérale dont les conséquences les plus massives sont très prévisibles, à moins d’un renversement radical du mouvement et donc des impulsions qui le produisent. Ainsi, le choix qu’exige le très long terme s’impose-t-il désormais à nous en état d’urgence. Il y a là un paradoxe que ni la pensée spéculative, ni la praxis engagée ne peuvent surmonter sans être saisies par le dilemme de la légèreté cynique ou de l’accablement fataliste : n’est-il pas déjà trop tard pour rêver au bien commun, pour espérer un avenir meilleur plutôt que de seulement s’attendre au pire ? 

ABSTRACT 

The general form that the “development” of humanity took under the aegis of capitalism and technological revolutions also comprises irreversible consequences in the very long term,and the future which we can foresee is not as much dubious as it is very worrying. This concern is obviously reinforced by the essential dynamics of the neoliberal globalisation, whose worst consequences are already foreseeable, unless a radical inversion of this movement and thus of the impulses which produce it takes place.The choice which the very long term thus requires is, from now on, an urgent one. There is a paradox that neither speculative thought,nor the committed praxis,can overcome without being seized upon by the dilemma of cynical lightness or fatalism : isn't it already too late to dream of the common good, to hope for a better future rather than to solely expect the worst ?  

 

 

C’en est arrivé à un tel point que je voudrais déclarer que je suis un « conservateur » en matière d’ontologie, car ce qui importe aujourd’hui, pour la première fois, c’est de conserver le monde absolument comme il est.
 
Günther Anders

 

 

MISE EN GARDE INTRODUCTIVE

 

Les réflexions qui suivent ne peuvent faire sens que dans une perspective écologique et civilisationnelle de long terme et on leur reconnaîtra donc un caractère utopique. Cependant, la forme générale qu’a prise le « développement » de l’humanité sous l’égide du capitalisme et des révolutions technologiques, ce qui fait précisément l’objet de cette critique, comporte elle aussi, d’ores et déjà, des conséquences irréversibles à très long terme, et l’avenir que nous pouvons entrevoir n’est pas tellement incertain qu’inquiétant. Cette inquiétude est évidemment renforcée par la dynamique qui s’impose à travers la globalisation néolibérale dont les conséquences les plus massives sont très prévisibles, à moins d’un renversement radical du mouvement et donc des impulsions qui le produisent. Ainsi, le choix qu’exige le très long terme s’impose-t-il désormais à nous en état d’urgence. Il y a là un paradoxe que ni la pensée spéculative, ni la praxis engagée ne peuvent surmonter sans être saisies par le dilemme de la légèreté cynique ou de l’accablement fataliste : n’est-il pas déjà trop tard pour rêver au bien commun, pour espérer un avenir meilleur plutôt que de seulement s’attendre au pire ? 

Au lieu de questionner la durée du développement dans mon titre et dans ma démarche, j’aurais aussi pu, comme presque tout le monde, remettre seulement en question la nature de ce développement. Mais les mots ont des liens avec les représentations, les pratiques et les institutions courantes qui façonnent l’horizon d’un sens commun (dans la mesure où il en existe encore un, ce qui est postulé par l’écriture comme par la parole), et ils ne sont donc pas si élastiques que cela. Alors autant aborder de front le problème du développement durable en reconnaissant le sens commun de cette expression, telle qu’elle se rattache à nos manières habituelles de voir, de sentir et de faire. Je supposerai ainsi d’abord que « durable » désigne non seulement le développement lui-même, mais la perdurance indéfinie de l’humanité et du monde tels que nous les connaissons, et pas seulement leur usure lente, comme lorsqu’on parle de la durabilité d’une auto, d’un électroménager ou d’une prothèse. Je supposerai aussi qu’il concerne le maintien de la nature même de ces réalités fondamentales, et pas seulement les services qu’elles peuvent encore nous rendre, comme tous ces produits soi-disant « garantis à vie ». 

À titre de préambule, je ferai encore deux remarques concernant l’expression elle-même : le développement durable. 

La première remarque concerne le contraste entre le très long terme auquel renvoie, comme je le supposerai ici, l’adjectif « dura­ble » lorsqu’il désigne le rapport de symbiose entre l’humanité et le monde, et la courte histoire durant laquelle le concept de développement a fait son chemin et acquis le sens que nous lui donnons. Je parle ici du concept de développement en sociologue, et pas en économiste ou encore en linguiste soucieux d’étymologie. Certes, dans le temps socio-historique auquel je dois me référer, le concept de développement pourrait déjà être rattaché à la genèse de la révolution des Temps Modernes, puis, plus près de nous, à la philosophie des Lumières, mais on parlait alors de libération et de Progrès et non de développement. Pour nous rapprocher du sens contemporain, on pourrait le rapporter ensuite plus spécifiquement au développement de la société industrielle, ainsi qu’à la théorisation générale qu’en a faite l’économie politique moderne : il signifie alors la croissance indéfinie de la richesse à travers l’expansion des forces productives et de la consommation, lesquelles sont censées résulter « naturellement » et donc nécessairement de la recherche compétitive de la plus-value qui est la loi immanente du capitalisme. Mais il y a eu aussi un développement de type socialiste fondé sur des politiques volontaristes de planification et de gestion de l’économie. Par une équation mathématique qui reste indifférente au sens social et anthropologique des mots, on y associe alors une croissance continue, spontanée ou planifiée, de la « satisfac­tion des besoins », du « bien-être » et du « bonheur », et donc une diminution tendancielle de la misère, de la faim, de la pauvreté, de la peine, de la maladie, bref, de toutes les formes et causes matérielles de la souffrance [1]. Cette signification positive est maintenue dans la notion contemporaine du développement, elle en représente toujours encore le soubassement dans la conscience commune, même s’il se lézarde. 

Mais le concept de développement possède encore un sens beaucoup plus récent et plus spécifique, qui est désormais chargé de lourdes ambiguïtés, voire de scepticisme : il est né, après la Deuxième Guerre mondiale et pendant la période de la décolonisation, d’une prise de conscience d’un décalage cumulatif entre les pays « déve­loppés » et les « pays sous-développés », qui devinrent bientôt des « pays en voie de développement », qui devaient faire l’objet de politiques de rattrapage ou de décollage (le fameux take off[2]. L’« économie du développement » était alors devenue, du moins en Europe [3], un projet ou programme politique de gauche, à caractère réformiste, voire anticapitaliste [4], une économie de bonne volonté à laquelle on a agrégé la libération politique, le « développement social », le « développement culturel » et le « développement humain ». Elle a eu ses versions technocratiques et aussi ses versions humanistes, notamment chrétiennes [5] et marxistes, et bien sûr leurs hybrides [6]. Plusieurs ont vu aussi dans l’économie du développement, durant la guerre froide, une voie moyenne entre le capitalisme et le communisme, celle de la construction volontariste d’un « socialisme à visage humain ». On en est loin maintenant avec le néolibéralisme et les nouvelles formulations d’une troisième voie révisionniste, et on peut le regretter. 

En attendant, il faut constater que le concept de développement, même dans ses racines les plus anciennes, est très récent à l’échelle historique : il renvoie à la modernité (cinq siècles), aux Lumières (deux siècles et demi), à la révolution industrielle et à l’économie politique (deux siècles, dans lesquels on peut inscrire aussi la formulation d’une alternative socialiste et communiste), enfin à l’économie du développement (à peine plus d’un demi-siècle, ou trois-quarts de siècle en y incluant lord Beveridge et Keynes). Tout cela pour dire que c’est peu de chose en regard de ce qui est visé, ontologiquement (Anders), par le mot durable, et cela permet de se demander très sérieusement si le « développement » représente bien la bonne base et la bonne méthode pour assurer cette permanence qui est désirée [7]. 

Ma deuxième remarque préliminaire possède elle aussi un caractère rétrospectif. Il s’agirait de porter un jugement critique sur le bilan ontologique des quatre ou cinq siècles de « développement » que l’humanité et le monde ont déjà connus depuis que les bouleversements qu’ils ont subis ont été placés sous l’égide de la croissance économique et de sa logique. Je prends ici le mot au sens large, pour y inclure tout le procès de modernisation, la libération de l’individu ainsi que les révolutions politiques, économiques, sociales, culturelles, scientifiques, techniques ; mais je prends aussi le terme au mot, c’est-à-dire dans l’unité de son concept et, donc, selon l’idéologie fondamentale qui lui est propre et qui l’anime, celle du Progrès : tout ce mouvement, dans son inhérente cumulativité, est-il vraiment profitable à l’humanité et, donc, au moins idéalement universalisable ? Cela représente-t-il vraiment, et encore maintenant, la réalisation d’un idéal humain susceptible d’être justifié de manière réfléchie et donc indéfiniment poursuivi ? 

Je répondrai très brièvement : en vue de la généralisation du bonheur qu’il promettait, ce « développement » a déjà coûté, en le prenant au pire, un accroissement de l’injustice, de la misère, de l’exploitation, de la spoliation, des guerres, de la destruction des solidarités sociales, et ceci à une échelle beaucoup plus vaste que toutes les misères d’antan ; il a aussi déjà entraîné un bouleversement majeur de toute la biosphère, dont nous commençons seulement à mesurer l’ampleur et les conséquences ; mais, pardessus tout peut-être, il a également conduit à une perte du sens qui nourrissait symboliquement les diverses manières (culturelles, religieuses, politiques) de « vivre ensemble » auxquelles les êtres humains pouvaient se rapporter pour inscrire leur vie singulière dans un sens et un monde communs. Les réels progrès qu’il a apportés à ceux qui ont pu en profiter ont été payés très chers par le plus grand nombre, matériellement, culturellement, politiquement. S’agissait-il, dans tout cela (comme on l’a dit du communisme réel), d’une simple déviation, ou bien de « dommages collatéraux » qu’un peu plus d’attention, de rigueur ou de bonne volonté aurait permis d’éviter ou de réduire, ou s’agissait-il au contraire de la nature même du développement tel qu’il fut inspiré et mis en oeuvre dans la modernité occidentale, puis étendu à l’ensemble du monde à travers le déploiement de la nouvelle conception de la liberté individuelle et de l’économie qui en découlait ? 

Je viens de parler du pire, mais qu’en serait-il du mieux, si l’on parvenait à éviter ce pire en appliquant des politiques plus adéquates ? En réalisant par exemple un réel partage du développement et de ses bienfaits, en admettant que l’on puisse le corriger dans ce sens ; et que l’on puisse aussi ajouter le social à l’économique, et le culturel au social, et le personnel au culturel, et le spirituel au personnel, en nouant le tout dans l’interactif démocratisé : un tel développement idéal, juste, partagé, serait-il viable à très long terme, c’est-à-dire, en somme, pour toujours en autant qu’on puisse prévoir ses effets et ses conséquences à partir des conditions présentes ? 

Eh bien, il me semble qu’il faille répondre non, puisque c’est justement l’inaccomplissement du développement, le développement du sous-développement en compensation du sur-développement, le maintien sélectif d’une misère massive, de la sous-consommation, d’une mortalité excessive, et j’en passe, qui sauve maintenant la planète d’une dévastation plus vaste encore ! C’est pour cela que le développement de la Chine et de l’Inde fait peur, et pas seulement parce qu’elles envahissent les marchés en prenant nos jobs ! Il est devenu évident que plus le développement s’élargit, que mieux il se partage, et que plus il sera nécessaire de le freiner, voire de le renverser ! (Il y a quarante ans, on parlait de « croissance zéro » d’une manière qui paraissait alors très sensée !). 

La compréhension de la problématique globale (mondiale) est simple, et un conte arithmétique suffit à la résumer : c’est l’histoire des grains de riz déposés sur les cases d’un échiquier. On met un grain sur la première case, deux sur la deuxième, quatre sur la troisième, et ainsi de suite. La dernière case devrait alors accueillir plus de riz que n’en pourrait contenir le volume de la terre (264 grains de riz) ! Or, si l’échiquier a bien soixante-quatre cases, un avenir « durable » ne devrait-il pas encore laisser place à beaucoup plus de siècles devant nous, puisque le passé de l’humanité et du monde se comptent déjà en centaines, en milliers, en millions de siècles, et que la réalité qu’ils nous ont léguée est de toute évidence unique et irremplaçable ? La conclusion qu’il faut en tirer si l’on se soucie de la durée est tout aussi simple, puisqu’elle tient strictement à la logique mathématique de l’exponentiel : c’est que le seul « développement » qui puisse être vraiment durable, à l’échelle de la réalité qui devrait durer, serait un développement qui ne comprendrait plus globalement, dans son concept comme dans sa forme, dans sa finalité comme dans la logique opérationnelle interne qui l’anime, aucune dimension intrinsèquement ou formellement quantitative. Méchante vérité à dire aujourd’hui ! 

Comment en sommes-nous arrivés là ? En réalisant l’idéal qui a animé la modernité, mais d’un seul côté. Cet idéal unilatéral fut essentiellement celui de la liberté individuelle, et c’est lui qui fut au coeur des révolutions modernes : morale, politique, économique, scientifique, technique, culturelle, qui ont toutes participé, de manière solidaire et cohérente, à une même dynamisation indéfinie de l’ensemble de la réalité sociale, laquelle rompait radicalement avec la recherche de stabilité et d’équilibre qui était inhérente à l’ordre cyclique des sociétés traditionnelles et à leur mode de régulation « conservateur ». Il en est allé de même de nos rapports avec la nature, qui fut catégoriquement objectivée et instrumentalisée. Cette libération, qui s’opérait non seulement dans l’« esprit » des individus, mais aussi dans toutes leurs pratiques et donc dans la texture même des rapports sociaux, a conduit finalement à une « mobilisation généralisée » (la totale Mobilmachung de Jünger en est une expression synthétique) dont les flux eux-mêmes se sont maintenant autonomisés sous la forme des régulations systémiques autoréférentielles auxquelles nous nous soumettons (le marché, la spéculation financière, les technologies dont on ne retient pas le progrès, etc.). Or cette « extériorisation » pratique de la liberté métaphysique et abstraite des sujets, puis sa consolidation dans des « procès sans sujets ni fins », répondait finalement à l’aporie originelle de la liberté moderne, à savoir que dans son idéologie fondatrice, elle avait comporté l’affranchissement virtuel total des individus à l’égard de leur inscription ontologique dans la société et dans le monde, avec toutes les contraintes et obligations, solidarités et limitations que cela comportait existentiellement. Plutôt que d’inscrire leur vie dans une réalité donnée et finie, ils pouvaient désormais la projeter légitimement dans une virtualité infinie et exponentielle. Il s’agissait en somme d’une désincarnation du sujet qui, en s’accomplissant dans la société et dans le monde plutôt que dans le retrait et le renoncement (comme ce fut le cas en Inde, par exemple [8]), allait entraîner avec elle celles de la société et du monde. Mais le monde, dans sa finitude, restait là quand même comme notre assise irremplaçable, et les interdépendances sociales, matérielles et symboliques qui nous rattachent à lui n’étaient pas transcendées, mais plutôt dissoutes. [9] Sur le plan ontologique, la contradiction entre le principe de la liberté et le principe de réalité, virtuellement, était totale ; mais il a fallu du temps pour que cette contradiction, sans cesse relancée dans une fuite en avant, ne se manifeste concrètement dans la compression [10] finalement infranchissable de ses effets : la dissolution de la nature anthropologique des sociétés dans l’économie globalisée, alors que le monde s’affaisse ou se délite sous la charge de l’accroissement indéfini de l’emprise humaine et de son accélération continuelle. 

J’ajoute une dernière précision socio-historique à cette entrée en matière : j’y ai référé à la brève histoire du développement – relativement à l’histoire passée de l’humanité et à celle que nous devrions encore pouvoir espérer pour elle [11]. Mais il ne s’agit pas d’un procès uniforme et continu : il a comporté des seuils quantitatifs (l’accélé­ration) et qualitatifs (la novation des formes techniques et économiques et donc le déplacement des enjeux). Or, nous sommes maintenant parvenus à l’ère de l’accélération débridée et de la transmutation illimitée des formes et valeurs. Les révolutions sociales, industrielles et technologiques se suivent, mais elles ne se ressemblent pas – sinon qu’elles s’empilent les unes sur les autres, plutôt que de se substituer les unes aux autres. Les plus anciennes sont seulement délocalisées, mais leur nuisance propre ne disparaît pas. Je prends l’exemple banal de la consommation de papier avec la généralisation de l’informati­que : c’est une augmentation exponentielle ; même chose pour la consommation d’énergie, à laquelle ne s’est pas substituée la circulation de l’information ; ou encore à l’utilisation des métaux, de l’eau ou des terres ; le téléphone n’a pas diminué les déplacements en automobile : on téléphone en même temps qu’on roule ! À l’ère de la communication et de l’information, l’énergie et les matières premières restent le nerf de la guerre, c’est-à-dire du développement, c’est-à-dire de la guerre contre la planète. 

Ainsi tout le monde sait que la planète en a déjà par-dessus le dos de notre développement, en attendant que nous en ayons nous-mêmes pardessus la tête et trop plein les bras (car c’est dur et stressant, de suivre continuellement le développement pour ne pas se faire dépasser par lui !). Et, si même on lui donne un répit avec le développement durable, elle ne pourra digérer que lentement l’excès de charge déjà accumulé. Décalages exponentiels des temps et des rythmes ! Certaines des conséquences du réchauffement, de la déforestation, de la pollution chimique et biologique, des essais nucléaires et de Tchernobyl sont irréversibles. Dans toute la mesure où l’amélioration de la vie sur terre pour l’ensemble de ses habitants exige ou comporte encore un accroissement de la production des « biens », celui-ci devra se faire seulement localement et par transfert, selon un système généralisé d’équilibrages par compensation. On a déjà inventé un transfert des « droits de polluer » ainsi que leur mise en bourse, c’est-à-dire en orbite spéculative, et c’était évidemment prendre le problème par le plus mauvais côté : il aurait fallu commencer par le « droit à l’enrichisse­ment » ou, plus simplement, par le « droit au développement ». Et donc considérer que tous les droits sont devenus des « droits somme zéro » ! Cela nous permettrait de parler, enfin sans cynisme, du sur-développement plutôt que du sous-développement, et cela correspondrait de manière sérieuse à la nouvelle « conscience écologique » qui s’est heureusement développée depuis une trentaine d’années. On pourrait y intégrer une conscience sociale rafraîchie, rajeunie comme les populations du tiers-monde, recentrée sur un partage élargi non seulement des ressources matérielles, mais de la socialité et de sa richesse symbolique. 

Pour les sociétés les plus développées, il n’y a plus à espérer de progrès que dans la diminution de la consommation et du gaspillage et donc du « travail » qui va avec (il faudra trouver autre chose que des jobs pour vivre !). Cela implique une autre conception du bien-être, c’est-à-dire de la vie elle-même et de son épanouissement : un autre sens de la vie qui, de plus en plus, comme on le déplore, a perdu son sens ; et aussi une autre idée du bonheur, qui en soi est peut-être une idée déplacée parce qu’il ne saurait être mis en idée. Cela avait déjà été dit et bien compris il y a quarante ans avec le slogan de la « croissance zéro », mais c’était avant le coup de force (le coup de foudre) néolibéral et américain ! On peut encore revenir en arrière, pas pour mieux sauter, mais pour réfléchir, penser où l’on va. Et peut-être comprendre qu’il ne sert à rien de toujours vouloir aller ailleurs ; qu’on peut s’aménager sur place et plus tranquillement une meilleure vie. 

C’est à partir de ces constats, qu’on pourrait multiplier ad libidum et ad nauseam, que je peux aborder mon sujet, qui est le XXIe siècle et espérons-le, ceux qui le suivront. Entre un passé avéré et un avenir très problématique et surtout très inquiétant, il y a un moment présent qui s’étire depuis une trentaine ou une cinquantaine d’années, et qu’on hésite toujours à qualifier (modernité tardive —serait-elle crépusculaire ? — modernité avancée, postmodernité, hypermodernité, et même encore plus simplement modernité inachevée — quoiqu’on ne puisse plus imaginer quelle pourrait être la forme de cet achèvement !). Il y a déjà beaucoup d’irréversible accompli dans la période passée la plus proche, et une totale incertitude accumulée dans l’avenir qui nous tombe dessus désormais. Mais ce que j’appelle ici le moment présent est simplement celui du triomphe du néo-libéralisme [12] et de sa volonté de déconstruire, non seulement les concepts comme l’ont fait les philosophes, mais toutes les limites normatives, institutionnelles et identitaires qui entravaient encore le libre développement du capitalisme, à commencer par celles qui lui avaient été imposées par l’État social et l’État-providence, à travers leur capacité législative et réglementaire qui s’appuyait sur leur légitimité politique démocratique [13]. C’est en ce présent qui s’est condensé dans la globalisation du capitalisme [14] que deviennent visibles et éclatants tous les dangers, toutes les apories que portait en elle la modernité, et qu’elle n’a pas su conjurer en se maîtrisant et se limitant elle-même politiquement et culturellement ; mais c’est en ce présent aussi qu’il est encore temps de changer de route et de revoir la nature de nos espérances. Les cadres classiques de l’action politique comme de la retenue morale sont en train, j’exagère à peine, d’être pulvérisés (c’était formellement le programme tracé par l’Accord Multilatéral International – AMI ) le concept encore limité d’une économie de libre marché a changé de nature avec le triomphe d’un capitalisme financier globalisé et la suprématie de la régulation boursière spéculative ; la dynamique des développements technologiques a subi une mutation avec l’avènement de l’informatique, de la cybernétique, des biotechnologies, des médias et des loisirs de masse, mais aussi avec l’intégration de plus en plus directe de la recherche et de la formation universitaire dans le système économique ; avec sa mainmise sur la connaissance et le savoir par le biais de la propriété intellectuelle. Mais rien, dans tout cela, n’est encore définitivement irréversible, même si de nombreux effets d’une telle mutation le sont déjà devenus, et il faudra pour un temps vivre avec, comme avec des plaies et des cicatrices. 

Après avoir dressé ce bilan critique, je peux introduire la question qu’il faut bien aborder quand même de manière positive : quelle seraient les conditions et la nature d’un « développement » humain, social, culturel, économique, naturel, qui pourrait émettre la prétention d’être durable ? Pour baliser la question, disons d’emblée qu’à partir de quelques principes communs, il pourrait y en avoir de deux sortes. L’un serait de tout contrôler technologiquement-technocratiquement, et donc de cybernétiser le monde entier, tant social que naturel, en gestion directe, tout en imposant (à l’ordinateur global ou aux millions d’ordinateurs interactifs) le principe quantitatif premier d’une « croissance zéro », mais en admettant toutes les combinaisons qualitatives possibles. Ce serait une stratégie de survie, et l’on n’imagine guère qu’elle puisse prendre en compte autre chose que la survie de l’humanité. Elle aurait aussi, dans sa forme, un caractère totalitaire dans lequel les tendances présentes dans la globalisation contemporaine se trouveraient cybernétisées [15]. 

L’autre voie de développement serait de maintenir la structure qualitative de la vie sur terre telle qu’elle est (ou du moins ce qui en reste encore) tout en y améliorant la forme qualitative de l’expérience proprement humaine qu’elle accueille : vivre et laisser vivre. Mais pour cela, il faudrait bannir, dans la régulation et le contrôle de notre propre vie humaine, tous les mécanismes d’expansion quantitative, tous les régulateurs automatiques à caractère systémique et cumulatif, comme le marché, l’argent, la publicité, la culture de consommation, l’accumulation indéfinie de la puissance, le principe éthique de l’autonomie principielle du sujet à l’égard de la société, l’idée d’une supériorité ontologique absolue de la vie humaine sur la nature [16], etc. En appliquant fermement ces principes fondamentaux dérivant de la reconnaissance d’une solidarité générale entre l’humanité et la nature et de la finitude du monde, une telle stratégie resterait ouverte à toutes les améliorations qualitatives, non seulement pour les êtres humains, mais aussi pour le reste de la nature qui serait laissée à ses propres procès évolutifs, qui n’ont pas fait si mal jusqu’à présent puisque ce sont précisément eux qui l’ont créée dans sa diversité, sa richesse et sa beauté actuelles. Le développement de la vie humaine respecterait à nouveau les conditions essentielles de ce développement autonome du monde naturel : elle se contenterait à nouveau d’y prendre place sans prendre toute la place. Bien plus, l’humanité y retrouverait sa vocation, qui est la production et le développement de l’ordre symbolique qui, dans ses dimensions cognitive, morale et esthétique fonde seul sa spécificité. Cela n’empêcherait donc pas le « changement » ni les « progrès » compris dans la multiplicité de leurs formes et donc de leurs directions, laissant ouverts, indéfiniment, tous les espaces imprévisibles du hasard et de la création, tout en limitant celui de la probabilité de la catastrophe. Michel-Ange plutôt que Tchernobyl, la beauté des papillons plutôt que la valeur des titres qui s’envole en bourse, la « patience du jardinier » plutôt que la frénésie stressée de l’agriculture industrielle : voilà l’utopie à laquelle on pourrait rêver encore longtemps, à condition de nous réinscrire dans la durée, c’est-à-dire dans l’être, notre seul « infini ». Car l’être et la durée aussi sont d’essence qualitative, il n’y a qu’à regarder autour de nous. 

Entre ces deux voies, il y a l’opposition de deux concepts antinomiques de la liberté, de la personne, de la société, de l’humanité et du monde, donc aussi de l’être : l’un formel et abstrait, l’autre réel et concret, l’un qui tend vers l’absolu, l’autre qui cherche patiemment à trouver sa place. Penser à ces questions qui touchent à l’essence de la condition humaine, à notre place dans le monde, à la « nature du monde », à ce que nous sommes en mesure et en droit d’espérer, c’est de la philosophie. Et il faudra bien se remettre à faire de la philosophie sérieusement, comme une question d’ontologie pratique qui est devenue d’ordre vital – à moins que l’on attende que ce soit la religion, toutes les religions qui s’en chargent seules, avec des solutions premières et finales qui sont vouées à rester disjointes aussi bien entre elles que de la réalité du monde contemporain, puisque le monde est devenu effectivement le même pour tous, et qu’à la différence de Dieu, de tous les dieux, il est désormais devenu précaire et que c’est lui qui a besoin de respect et de soins, pourquoi pas d’amour. Il est temps de penser à nouveau que c’est bien lui, d’abord et avant tout, qui est « sacré » à nos yeux. 

Partant de ces constats ou de cette vision générale, je voudrais maintenant m’engager, pour baliser le chemin, dans l’énonciation de quelques principes qui me paraissent être de sens commun dès qu’on prend la peine d’y penser. Je procéderai de manière très schématique, en suivant pédagogiquement la traditionnelle division des instances de la vie sociale en sphères économique, politique et culturelle [17], même si, justement, c’est cette division elle-même qui devrait être dépassée (au sens hégélien du terme), comme elle l’est d’ailleurs déjà dans le sens non hégélien d’une simple dissolution sous l’égide des régulations systémiques. Mais alors que, d’un côté, il s’agit d’en réaliser à nouveau la synthèse sans perdre l’éclairage critique et l’approfon­dissement qu’ont permis leur différenciation institutionnelle au cours de la modernité, on n’assiste de l’autre, dans le cours actuel des choses, qu’à leur effacement : l’opérationnalité systémique ne fait pas de différence et elle avale tout de la même manière gloutonne, y compris les sujets au jugement et à la volonté desquels elle se substitue [18]. 

 

1. SUR LE PLAN ÉCONOMIQUE [19]

 

La dimension « économique » n’est pas première dans la constitution et le développement de la vie sociale, mais elle l’est devenue à mesure que la chrématistique se libérait normativement et expressivement de ce qui constitue ontologiquement la socialité, et qu’elle lui imposait sa loi. C’est dans cette émancipation de l’économique, qui a trouvé son épochè dans la globalisation néolibérale, que l’essentiel des problèmes urgents auxquels nous devons faire face à notre époque a son origine ou sa « cause », c’est-à-dire sa raison d’être. C’est donc aussi par là que je commencerai la brève tentative de prospective à laquelle je vais me contraindre maintenant. 

Ce que nous nommons l’économie dans le cadre d’une économie de marché telle que celle qui s’est imposée avec le capitalisme, tient encore son nom de la langue grecque, mais elle en a radicalement transformé le sens. Aristote distinguait, en les opposant normativement, l’oikonomia et ce qu’il nommait la chrématistique. La première vient de oikos, la maison ou la maisonnée, et elle désignait la saine gestion ou la bonne intendance de tous les aspects matériels de la vie commune, comprise sous son aspect privé (idion) plutôt que public ou politique (le koinon, qui forme la politheia), et c’est à cette dernière qu’était attachée la véritable dignité de l’être humain, sa nature propre (zoon politikon). L’oikonomia impliquait également l’intégration normative (nomos) de tous les éléments interdépendants qui y participent, et ceci selon un idéal d’autarcie qui n’implique les échanges extérieurs que de manière marginale pour la réalisation de la prospérité commune. L’oikonomia est donc centrée, non sur le marché, mais sur la communauté de vie, son bien-être et sa prospérité autonome. La chrématistique désignait, de son côté, le monde des échanges marchands régulés par l’argent, et soustrait à travers lui à l’emprise directe des normes communes, de même qu’au principe d’une commune appartenance sociale (généralement hiérarchique ou patriarcale) des protagonistes. Dans le champ des échanges marchands, les sujets ne sont pas liés par la solidarité, ils sont mus par leurs intérêts. C’est pourquoi Aristote pensait que l’activité du commerçant professionnel devait être laissée aux étrangers [20]. 

Le développement d’une économie de marché généralisée, à partir de la fin du Moyen Âge, a fini par vaincre les résistances traditionnelles, morales, religieuses et politiques que la chrématistique suscitait depuis l’Antiquité. Ce qui était alors devenu en fait une chrématistique généralisée a fini par consacrer sa légitimité en s’appropriant le nom de l’oikonomia traditionnelle qu’elle avait supplantée. C’est sous cette forme que l’économie a acquis progressivement son autonomie, à mesure qu’elle s’émancipait des structures normatives complexes qui caractérisaient la société traditionnelle [21]. Mais cette véritable libération de l’économie à l’égard de la société, qui s’est opérée à travers la reconnaissance sociale de l’individu « bourgeois » calculateur, n’a été réalisée de manière radicale que dans la théorie économique libérale dont elle représentait le postulat fondateur. Cependant, son imposition effective comme loi fondamentale de la vie collective a suivi le développement du capitalisme auquel elle avait fourni son terrain de naissance, et ceci est resté vrai à travers toutes les phases de son développement. 

C’est aussi exclusivement sur cette base, qui était originellement de nature éthique et métaphysique, que l’économie s’est trouvée en quelque sorte « naturalisée », et que la doctrine qui la soutenait, l’économie politique libérale classique (puis, les doctrines qui lui ont succédé) a pu prétendre être une science [22] dont la rationalité supérieure devait s’imposer à l’organisation d’ensemble des rapports sociaux, et surtout à leur révolution permanente. C’est ainsi aussi que la logique économique a pu se présenter comme la seule loi véritable de l’histoire. C’est encore dans cette perspective que la référence aux « contraintes » et aux « exigences » de l’économie et de ses « lois » a été pratiquement sacralisée non seulement dans les gazettes spécialisées et dans la presse populaire, mais désormais aussi dans l’action et les justifications des gouvernements, fussent-ils « socialistes ». Alors, le zoon politikon aristotélicien se trouvait effectivement réduit à l’homo economicus dans la vie politique elle-même [23], et, au bout du compte, c’est aussi au calcul des coûts et des bénéfices, des peines et des plaisirs, que tend à se réduire la conquête de la « réflexivité » [24] qu’on se plaît à reconnaître au bénéfice moral de l’homo democraticus, qui est devenu le simple synonyme politique de l’homo economicus. Le marché est ainsi devenu l’espace principiel de la liberté : le lieu de sa conquête, l’espace où elle naît, où elle s’exerce, et donc aussi finalement le seul espace où elle pourrait encore être réprimée, reniée ou abandonnée. Or, c’est cet espace qui a été conquis par les organisations et les corporations transnationales et par les fonctionnements systémiques impersonnels. 

Mais la réalité moderne n’a pas suivi uniquement ce chemin. C’est contre les conséquences de ce libéralisme sauvage qu’ont été édifiées, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, toutes les régulations sociales et économiques qui ont constitué ce qu’on a appelé l’État-providence. Et c’est de toutes ces structures normatives, législatives et réglementaires, de nature non plus traditionnelle mais proprement moderne et politique, que le néo-libéralisme veut maintenant affranchir l’économie, telle qu’elle s’est elle-même virtuellement unifiée au niveau de la circulation des capitaux. 

Quatre choses doivent alors être soulignées : 

a)  l’ancienne oikonomia possédait de part en part une structure sociale et normative, elle était centrée sur des réalités communautaires ancrées dans le monde concret, et dont le bien-être et la prospérité représentaient la finalité même ; sa prospérité comme son déclin gravitaient autour d’une structure de solidarité qui la transcendait, et dont l’harmonie lui servait en même temps de cadre et de limite ;
 
b)  elle restait aussi toujours centrée sur des réalités sociales particulières, et elle n’obéissait donc pas non plus, de manière uniformisée, à un principe immanent d’expansion universelle et illimitée. On pourrait dire qu’au contraire, à travers ses phases de prospérité ou de déclin, elle oscillait normalement autour d’un principe cyclique de stabilité ;
 
c)  l’oikonomia était, par conséquent, ancrée dans la diversité des formes de vie sociale établies localement dans leur histoire propre (comme les familles, les villages, les cités, les États), et les normes qui la régissaient localement étaient le miroir de cette diversité ;
 
d)  cette particularisation impliquait, de la part des communautés, une maîtrise elle aussi particularisée de leur environnement local et historique ainsi que de leurs relations sociales et économiques extérieures. Par contraste, la chrématistique est de nature abstraite et elle tend à l’homogénéisation systématique des conditions sociales d’existence, qui ne sont plus traversées que par les déchirures dues au retard et à l’exclusion [25].
 

Une ligne claire d’action se dessine ainsi à partir de cette opposition de l’oikonomia et de la chrématistique. Comme c’est seulement au cours des tous derniers siècles – et à travers toutes sortes de résistances culturelles mais surtout politiques- que l’économie s’est émancipée de la société et qu’elle tend maintenant à sceller cette émancipation au niveau mondial dans la « globalisation », il s’agirait principiellement, dans l’esprit de notre critique, de revenir à un véritable ordre oikonomique, avec tous les niveaux d’autonomie communautaire et tous les emboîtements concrets qu’il comporte. Mais il faudrait aussi bien sûr, désormais, prendre en compte l’exigence d’un aménagement d’ensemble au niveau mondial, qui irait principiellement de bas en haut : ce qui peut être assumé, aménagé et réalisé en bas de manière relativement autarcique en vue de la réalisation du bien commun n’a pas à être transmis plus haut. Cependant, il ne pourrait s’agir ici, comme dans la conception anarchiste classique, d’un pur mouvement ascendant de « fédération » à caractère réversible. En effet, les problèmes globaux qui se posent à nous sont désormais à l’échelle de la planète, et ils ne sont pas seulement perceptibles à partir du bas ; ils échappent donc largement à la saisie phénoménologique directe propre au monde vécu et, pour commencer, au niveau d’expérience qui est celui de l’individu. Le fractionnement des autonomies locales, qui est souhaitable, empêche notamment d’appréhender et de résoudre l’ensemble des problèmes qui ne naissent pas de la résistance de la nature aux actions locales, mais qui sont l’effet agrégé et cumulatif des modes de vie déjà largement globalisés ainsi que de la diffusion généralisée des technologies, notamment lorsque celles-ci transforment la nature dans sa substance même, comme c’est le cas de la radioactivité, des gaz à effet de serre, des biotechnologies, de l’informa­tique, etc. Certes, on peut rétorquer qu’il s’agit là précisément de tout ce qu’il faudra parvenir, à terme, non seulement à contrôler et à maîtriser, mais à interdire (comme on essaie de le faire pour les armes atomiques, les drogues ou... le tabac !). Mais, en attendant, il faut bien partir de là où nous sommes déjà collectivement pour renverser le mouvement, ce qui implique la création d’un véritable pouvoir qui, lui, devra s’exercer, comme toujours, de haut en bas [26]. 

Or, tout cela n’est plus d’ordre spécifiquement « économique », mais politique, et correspond d’ailleurs aussi à l’idée du socialisme, qui n’est pas une idée étrangère en Occident, ni ailleurs dans le monde. Le malheur pour le socialisme, c’est qu’il s’est historiquement moulé dans l’économie triomphante, plutôt que de réaliser une émancipation sociale à son égard, impliquant par conséquent l’assujettisse­ment des activités oikonomiques aux exigences plus larges et plus fondamentales de la vie sociale, qui reste avant tout d’ordre symbolique. 

Il découle de ce qui a été dit qu’il est aussi nécessaire d’arracher le concept de développement à sa prétendue unicité significative, qui ne lui a été conférée que par son rattachement unilatéral, non pas à la dimension oikonomique que je viens de décrire, mais à la logique uniforme qui régit la chrématistique capitaliste et qui oriente son expansion. Dans la mesure où la vie sociale est créatrice, et ceci d’abord en plan symbolique, les aspects qualitatifs du développement sont multiples et largement imprévisibles. Le terme unifié de développement est donc aussi un concept réducteur et trompeur, comme l’était déjà avant lui celui de Progrès, voire même celui d’émancipation. Il y a de nombreuses manières d’améliorer la vie, de l’enrichir, d’y réaliser plus de bien-être et d’harmonie, et aussi de tranquillité, d’y favoriser l’appro­fondissement de l’expérience existentielle et les arts de vivre, tout cela en respectant l’interdépendance des individus et des collectivités, ainsi que leur commune dépendance à l’égard du monde. 

Si l’on veut ouvrir, pour l’humanité qui est en train de se réunir (et qui d’abord commence de se rencontrer), des perspectives de développement vraiment durable, qui puissent s’intégrer dans le monde en respectant sa pérennité, il faut donc la libérer de la domination du capitalisme, et par là, je ne veux rien désigner d’autre que la logique de reproduction indéfiniment élargie qui le définit. Cette domination ne s’est imposée vraiment qu’au cours des deux derniers siècles, et les institutions qu’il lui a fallu détruire pour s’imposer sont encore présentes à toutes les mémoires lorsqu’elles ne lui opposent pas encore aujourd’hui leurs résistances. Il s’agit donc de reconnaître la valeur que ces résistances ont pour l’avenir, et cesser de les rattacher à un passé jugé moribond. Face à l’échec planétaire du capitalisme, le Progrès ne peut plus consister à aller encore plus vite dans le même sens, vers les catastrophes déjà escomptées ! Il faut donc légitimer les résistances à la globalisation en cherchant à les fédérer, mais sans abolir leur diversité et leurs particularités qui sont essentielles pour l’ordre qu’il s’agira de construire. C’est une première chose. Mais il faudra bien remplacer l’ordre capitaliste par un autre et, pour cela, il faut définir quelques perspectives communes, pour guider à long terme la reconstruction politique qu’exige la situation. 

 

2. SUR LE PLAN POLITIQUE

 

Depuis aussi loin que Crésus, puis Aristote, puis Thomas d’Aquin, Vitoria et Molina, Locke et Adam Smith, l’histoire de l’économie et de son autonomisation institutionnelle puis systémique a toujours été une histoire politique, voire théologique. La doctrine qui en préconisait l’autonomie s’est ainsi d’abord nommée, selon une contradiction qui n’était alors que virtuelle [27], économie politique. L’histoire du capitalisme, qui est ici directement en cause, fut, elle aussi, politique de part en part et dans les deux sens : celui de la politique d’émancipa­tion de l’économie à l’égard du social, du religieux et du politique, d’un côté ; celui de la réponse politique qui fut donnée pour essayer de réassumer collectivement les conséquences sociales et maintenant écologiques de l’économique, de l’autre. Ainsi, face à la marée du libéralisme économique ont été construites les digues de l’intervention­nisme économique, de la planification et de l’État social. Ceci fut réalisé, d’abord, dans le cadre de la structure politique dominante qui était celle de l’État national [28]. À l’économie politique abstraite (ou « manchestérienne »), se sont opposées les perspectives politiques et sociales plus concrètes de l’« économie nationale », de la National-Wirschaft, de l’économie sociale, qui formaient le cadre normatif de toutes les politiques économiques positives, « interventionnistes », qu’elles soient nationales ou internationales, et qui étaient contraintes d’intégrer alors la dimension locale (comme dans les politiques de gestion planifiée puis de « décentralisation du plan » qui ont fleuri, en France notamment, après la Deuxième Guerre mondiale), ou encore régionale (celle par exemple de l’Union économique européenne, etc.) et surtout mondiale (toutes les instances de régulation économique de l’économie instituées par accord (OCDE) ou directement dans le cadre des Nations unies (BIT, BM, FMI, GATT puis OMC). Dans toutes ces interventions, un double paradoxe s’est alors manifesté : 

a) celui de l’inféodation des politiques économiques aux dogmes de la croissance et de l’économie de marché, d’abord, puis

 

b) celui, plus radical, de leur subversion et de leur retournement par les politiques néolibérales de déréglementation. Le néo-libéralisme est maintenant revenu, unilatéralement, au dogme politico-idéologique d’une libération de l’économie à l’égard du social et du politique (laissez-faire, laissez-passer, dérégulez, ce sont là des injonctions et non des constats !). Mais le néolibéralisme n’effectuait ainsi en aucune manière un vrai retour à l’origine, hormis sur le plan idéologique. Le libéralisme classique, lockéen puis manchestérien, luttait pour affranchir l’économie capitaliste naissante de toute les institutions normatives traditionnelles (ou « féodales ») qui en entravaient l’essor, et il le faisait au nom du droit de propriété et du droit d’entreprise, qui étaient des droits individuels. Le néo-libéralisme contemporain brandit toujours encore le même discours sur la liberté individuelle et les lois naturelles et spontanées du marché ; mais il s’inscrit dans un capitalisme corporatif, organisé et systémique dont l’hégémonie n’a plus rien à voir avec la liberté de l’individu. C’est maintenant un capitalisme triomphant en tant que système impersonnel (et dont profitent évidemment certaines catégories d’individus, ceux qui détiennent la plus grande part du capital et de la puissance organisationnelle), qu’il veut libérer définitivement des entraves que représentent pour son expansion indéfinie et impersonnelle l’ensemble des institutions et des réglementations qui ont été mises en place, pour la défense de la société, par les États sociaux modernes. Et il est déjà parvenu à intégrer directement dans sa stratégie la plupart des institutions internationales. L’exemple de l’AMI reste, ici aussi, paradigmatique [29]. 

C’est de cette situation présente qu’il faut partir, ce qui conduit à distinguer, au moins théoriquement, deux phases dans la nécessaire reconstruction de l’instance politique : celle, actuelle, de la lutte contre l’hégémonie capitaliste, qui est en somme temporaire ; puis celle, qui devrait être durable, de la mise en place d’instances de régulation permanentes d’une oikonomia mondialisée. Là aussi prévaudrait le principe de la diversité et de la hiérarchie : ce qui pourra être ordonné à la base n’aura pas à être pris en charge plus haut. 

a) En ce qui concerne la présente phase, je peux reprendre ce qui vient d’être dit sur les mesures qui avaient déjà servi à l’encadrement du capitalisme dans le cadre des États sociaux interventionnistes, ainsi que dans celui des organisations politiques internationales, certaines datant de la fin du XIXe siècle, d’autres de la création de la Société des Nations à la fin de la première guerre mondiale, puis de l’ONU à la fin de la seconde. Certains de ces organismes avaient un caractère technique (postes et télécommunications, brevets, poids et mesures, etc.), d’autres beaucoup plus politique (BIT, UNESCO, FAA, UNRA, FMI, BM, OMC...). Ce qu’il faut retenir, c’est que des cadres normatifs, pouvant déjà intervenir à différents niveaux et sur différents types de problèmes, sont déjà en place ; il faut les maintenir et les renforcer, et, surtout, en réorienter radicalement les politiques. On pourra en créer d’autres (analogues à celui de Kyoto, par exemple, ou à celui de la tricontinentale, ou celui des sommets alternatifs, etc.). À ce niveau, où je ne peux entrer dans aucun détail, deux constats s’imposent. Le premier est qu’en termes de pouvoir effectif aussi bien que de légitimité, les formes qui structurent l’instance politique internationale (États-nations, ONU, accords internationaux et régionaux, domination d’une superpuissance, etc.) sont inadéquates (voire même absentes) pour réaliser le type de « révolution » institutionnelle (au sens de revolvere) qui s’impose, et il faudra donc en partie les inventer. Le second constat est complémentaire au premier : c’est que les mouvements alternatifs, dont la force s’accroît à travers leurs diversité, n’ont pour l’instant guère de prise sur cette rénovation politique et institutionnelle fondamentale. Une des raisons, qui tient précisément à l’hégémonie que le capitalisme exerce sur les instances internationales et sur les États (voire plus encore sur les unions régionales comme l’Union Européenne, l’ALENA, la ZLEA, etc.), c’est que leur action reste cantonnée et se cantonne elle-même, idéologiquement et pratiquement, dans ce rebut diffus de socialité et de moralité qu’on appelle maintenant la « société civile », laquelle, dans son existence réelle, n’est par ailleurs rien d’autre que le champ où s’exerce directement la domination de la logique capitaliste. Il est impératif que ces mouvements, avec leurs organisations déjà constituées, se fédèrent en un ou plusieurs véritables pouvoirs parallèles et alternatifs, imposant leur reconnaissance par l’ensemble des pouvoirs officialisés et capables de négocier avec eux l’ensemble des enjeux mondiaux et les voies institutionnelles de leurs résolutions. Pour y parvenir, et ce n’est pas rien, ce sont les principes qui régissent la légitimité et la participation démocratiques qu’il faut rénover. Ici, ce sont peut-être les unions régionales qui ont déjà un caractère politique (comme l’UE) qui pourraient servir de laboratoire expérimental, mais il faudrait d’abord qu’elles réorientent complètement leurs politiques technocratiques soumises aux lois dominantes du capitalisme. Et les technocraties qui les dirigent de fait ne le feront que sous la pression des États membres, puisque ceux-ci restent les seuls à reposer encore sur une légitimité démocratique autre que purement formelle. 

b) Pour ce qui est de la perspective d’avenir et ce qu’on peut déjà en entrevoir, je me contenterai aussi de deux remarques tout à fait générales et programmatiques. La première concerne cette hiérarchisation des niveaux de pouvoir, depuis la base locale jusqu’au sommet mondial, associée à la division sectorielle des pouvoirs, selon la nature des problèmes (citons, pour reprendre ce qui existe déjà : question climatique, question atomique, énergie, matières premières, communications de masse, recherche scientifique et technologique, santé, culture, etc.). Ces pouvoirs, en même temps hiérarchiques et transversaux, devront se partager ce qu’on nomme actuellement une souveraineté et, donc, ne plus dépendre directement ni de la puissance dominante, ni des délégations ponctuelles de pouvoirs réglementaires effectuées par les États. On a déjà inventé l’ONU, qui ne marche pas trop bien, on pourrait réinventer quelque chose qui marche mieux ou, du moins, qui puisse répondre aux problèmes au niveau où ils sont effectivement devenus ceux de l’ensemble de l’humanité. C’est, en somme, une question de vie et de mort, qu’il s’agit de prendre au sérieux. 

L’autre aspect concerne directement celui de la légitimité, et donc de la représentation. Je m’en tiendrai à l’idée de base : il est impératif de trouver les moyens d’une véritable représentation, non seulement des États, ou des milieux socio-économiques, ou des organisations transversales de la “société civile”, ou des regroupements régionaux et continentaux, mais des civilisations. On pourrait s’inspirer ici, au niveau mondial, de ce qui a déjà été fait dans de nombreux États nationaux avec la création d’une double instance législative, une chambre basse et une chambre haute, le Congrès et le Sénat, etc. 

J’ai fait ces remarques rétrospectives et projectives pour dire que l’intégration de l’économie, comme oikonomia, dans les formes politiques et culturelles de régulation et de reproduction de la société n’a rien d’exorbitant, même au regard de l’histoire moderne et contemporaine, mais aussi pour mettre en lumière le fait que les cadres nationaux de cette intégration (ou de cette subordination) sont désormais dépassés, et ceci du fait même des conséquences qu’a eues l’autonomisation relative de l’économie (en tant que chrématistique) sur le cours des transformations sociétales qui ont caractérisé la dynamique moderne tout entière. Il ne s’agit donc plus seulement de réaménager, dans le sens d’une politheia élargie, les formes d’emprise proprement politique sur la logique propre de l’économie : il faut désormais revenir, dans son principe même, sur la reconnaissance d’une telle autonomisation, en se référant désormais à la réalité d’un oikouméné devenu mondial. Comment faire correspondre des formes elles aussi mondialisées de politheia à l’existence devenue immédiatement effective de cet oikouméné mondial, voilà la question au pied de laquelle j’ai dû m’arrêter ici, non parce qu’il n’y aurait rien à dire de plus, mais parce que la place manque pour le faire. Tout ce que je pouvais dire, c’est qu’à travers leur diversité et leur hiérarchie (du plus local, voire du familial, au mondial), ces nouvelles formes politiques auront à « gérer et coordonner », à « diriger et orienter », l’ensemble des activités oikonomiques, tout en allant globalement dans le sens de la « croissance zéro », voire d’une décroissance quantitative, puisque le seuil auquel réfère le concept de durabilité est sans doute déjà dépassé : Kyoto l’a reconnu, mais en venant sans doute déjà trop tard, sans parler du cynisme qui domine ses applications. On doit souligner que cette nouvelle structure politique, à inventer avec sa diversification interne et ses hiérarchies, devra être investie d’un réel pouvoir de décision et de sanction, impliquant un aspect de souveraineté, puisqu’il lui reviendra d’imposer des mesures draconiennes (« spartiates ») de restriction, impliquant des obligations tout aussi radicales de redistribution, non seulement des ressources et des déchets (pollution), mais des « droits de production et de consommation ». Cela est utopiste, bien sûr, et pourtant urgent, tant sur le plan politique que sur les plans économique et culturel. Tâche impossible tant que ces différents plans ne sont pas réunifiés dans une dimension civilisationnelle partagée par l’humanité, au moins dans ses autorités représentatives les plus élevées. 

Comme le savait Platon, une politique a besoin d’être définie par des sages pour être bonne, et nous ne pouvons plus nous permettre, définitivement, que la politique menée au niveau mondial soit mauvaise pour l’avenir de l’humanité et du monde, et qu’elle ne soit menée que selon une logique des intérêts, privés et même publics. Les enjeux ne sont plus seulement de nature « idéale », ils sont devenus « matériels », physiques au sens de la phusis, de la vie qui anime le monde, et ceci, dès cette première instance qui est celle de l’irréver­sibilité de l’action présente, et non seulement celle de l’incertitude des futurs lointains.

 

3. SUR LE PLAN CULTUREL.

 

C’est peut-être dans la dimension culturelle que se trouve le coeur de la question que nous nous posons et de ses solutions : comment sortir de l’aporie du développement que je me suis efforcé de mettre en lumière jusqu’ici ? Je me contenterai, comme dans l’examen des deux précédentes dimensions, de dégager un horizon d’idéalité capable de nous servir de point de repère quant à la direction générale dans laquelle il nous faudrait aller, toujours dans la perspective d’une unification de l’humanité respectueuse de la diversité des formes d’expérience symbolique qui la constituent comme telle. Mais pour cela, il faut à nouveau partir de la situation de la culture et des cultures, en bref, des conditions civilisationnelles dans lesquelles nous sommes présentement, telles qu’elles se laissent appréhender de manière idéale-typique, c’est-à-dire du point de vue de la dynamique cumulative globalisée dans laquelle nous sommes engagés. 

Le problème principal est celui qui résulte de l’intégration de plus en plus étroite de l’univers culturel-symbolique dans les logiques technologiques et économiques à caractère systémique où il risque d’être englouti, du moins dans ses dimensions publiques qui sont le plus directement mises en cause dans le procès de globalisation [30]. D’un côté, il est clair que la dimension culturelle comprend déjà l’univers des techniques et technologies, et ceci, peut-on dire, depuis toujours. Mais de l’autre côté, qui est celui de la spécificité radicale de l’époque présente dans l’ensemble de l’histoire humaine, il est clair également que les technologies se sont désormais émancipées des cadres culturels-symboliques, et ceci par l’intégration directe de leur développement, de leur diffusion et de leur usage dans la logique chrématistique du capitalisme (notamment sous la nouvelle forme d’une production et d’une consommation qu’on dit encore « cultu­relles »). Aux fins de l’analyse, cette question peut être focalisée autour de celle des nouvelles technologies informatisées de communication et d’information, et de son couplage de plus en plus direct avec une « culture de consommation de masse ». On sait qu’elle déborde cet aspect, notamment avec le développement des nouvelles technologies du vivant, ou encore avec l’application massive des technologies de contrôle cybernétisé dans la gestion de nos rapports à l’environne­ment, dans le traitement technocratique (et en quelque sorte « à la carte ») de toutes sortes de problème sociaux, et même dans la gestion-de-soi existentielle des individus [31]. Mais, mutatis mutandis, ces autres aspects pourraient être traités en parallèle avec l’examen de la question de la mutation ontologique qu’implique la généralisation des technologies informatiques dans le champ culturel de la communication. 

La question de la société de communication de masse comprend celle de la publicité, à moins que ce soit cette dernière qui l’englobe du point de vue de son absorption dans la logique économique ; mais elle touche aussi à toute la question philosophique de l’individualisme et de l’idéal d’une autonomie individualisée, avec ses transformations au cours de la modernité (de l’individualisme transcendantal d’origine religieuse à sa laïcisation dans l’idéalisme philosophique des Lumières, puis, à sa réduction empiriste dans l’utilitarisme psychologique, jusqu’à sa mutation dans l’individu « singulariste » contemporain ou postmoderne [32]) ; on doit y rattacher enfin toute la question de l’éducation, vers laquelle convergent finalement toutes les autres [33]. Or, toutes ces questions, toutes ces dimensions comprises dans leur valeur ou leur puissance structurante dans la vie sociale mais aussi à l’égard de la formation ontologique des êtres humains, sont progressivement tombées sous l’emprise ou dans l’empire, non seulement idéologique mais pratico-opérationnel, de la logique économique et de la dynamique sociétale que cette dernière a engendrée. Il n’est donc plus guère possible de les examiner en elles-mêmes qu’en faisant l’effort de les en soustraire, c’est-à-dire de les libérer elles-mêmes à leur tour de cette emprise totalisante et totalitaire qu’a exercé sur elles la « libération de l’économique », à mesure qu’elle prenait la place d’une « libération de l’homme ». Et pourtant, c’est bien ce qu’il s’agira de faire, non seulement pour parvenir encore à les penser (anthropologiquement parlant) en leur signification et leur essence propre, mais encore pour parvenir à sauver effectivement la réalité qu’elles renferment, et qui est notre héritage proprement humain, celui dont il s’agirait par principe d’assurer la pérennité et le « développement ». Ce sera l’objet de ma conclusion, dans laquelle je glisse maintenant.

 

CONCLUSION DE NATURE ONTOLOGIQUE :
LA CONDITION HUMAINE DANS LE MONDE

 

Dans tout ce qui précède, il s’agissait de la sauvegarde de la « nature de la nature » et de la « nature de la culture », car ce sont là deux mondes uniques, et ils le sont précisément dans leur inépuisable diversité constitutive et dans leur lien inextricable. C’est pour cela que la question de leur existence et de leur pérennité, en leur nature ou leur essence même, est ontologique [34]. En effet, dans leur essence même, ces deux mondes uniques sont très intimement liés entre eux : ils le sont d’abord dans le sens que le monde de la culture ne pouvait pas émerger et se construire en dehors du monde de la vie, et qu’il porte ensuite celui-ci indéfiniment en son soubassement propre ; ils sont liés ensuite dans le sens que le monde de la vie n’apparaît à soi-même, dans sa qualité irréductible et virtuellement dans sa totalité, que dans et à travers les multiples prismes symboliques du monde de la culture. Or il faut donner tout son poids ontologique à l’unicité de ce double monde, qui est enraciné dans la singularité unique de la planète Terre [35], et sans doute déjà dans son procès originel de formation commencé il y a sept milliards d’années, dans la foulée de la formation de notre soleil, selon une divergence singularisante qui s’est prolongée ensuite dans le monde de la vie. 

La dimension ontologique est celle de l’en soi. Entérinant philosophiquement la démarche méthodologique de la science moderne et sa rupture d’avec la métaphysique classique (disons, pour schématiser, aristotélicienne), Kant a exclu la dimension ontologique du champ de la connaissance humaine possible (du moins celle de la science, qui se place formellement en dehors de la foi) [36]. Or, nous ne vivons effectivement dans le monde et dans la culture que parce que nous possédons la capacité de les reconnaître selon leur nature propre, de sorte que leur existence en soi ne peut être séparée, dans notre connaissance, de leur existence phénoménale ; ceci vaut dans toute la mesure où nous nous comportons à l’égard des êtres vivants comme à l’égard d’êtres vivants, c’est-à-dire sensibles, et à l’égard des êtres humains comme à l’égard d’êtres humains, capables de parole et de compréhension symbolique, c’est-à-dire ouverts à la culture ainsi qu’à des rapports de reconnaissance personnalisés. Ainsi, dans notre rapport à ces deux mondes uniques et solidaires à l’existence et à la prolongation desquels nous participons activement, le monde ontologique de l’en soi ne peut pas être épistémologiquement coupé du monde phénoménal, puisque c’est lui déjà qui habite le coeur de tout le procès de phénoménalisation, chez les êtres vivants d’abord, puis, à un niveau supérieur, dans toutes les cultures humaines ; à travers cette phénoménalisation, c’est donc l’en-soi de la réalité qui se construit en se révélant, selon l’ancien concept grec de la vérité comprise comme aletheia ou aletheuein, comme « dévoilement ». 

La référence faite à Kant m’incite à prolonger la réflexion amorcée dans une note précédente : la condition de la coupure épistémologique effectuée par Kant, mais déjà aussi par la science moderne, c’est le report idéologique de l’en-soi sur une instance ontologique extériorisée, celle de la création divine, alors que nous pouvons aussi comprendre, dialectiquement, ce moment créateur comme immanent au procès même du développement de la vie, puis de la culture, et donc de la subjectivité-dans-lemonde (Hegel). C’est donc également ce moment ontologique qui est en cause dans l’interférence « symbioti­que » et « symbolique » des pratiques humaines avec la nature. Ceux qui pensent et agissent selon le principe d’une souveraineté humaine sur la nature et sur le monde, continuent ainsi (sans doute sans le savoir) à s’appuyer sur la scission entre le monde et l’homme, puis entre ceux-ci et le concept de l’« absolu » ou de la totalité (assimilée à l’être et non à l’étant) qui fut réalisée par la théologie monothéiste et créationniste. Seulement, comme beaucoup répudient en même temps cette foi théologique, ils sont conduits au nihilisme, et c’est en tout cas ce nihilisme qui devient immédiatement pratique, ou plutôt immédiatement opérationnel, à travers son objectivation systémique globale. 

Contre cette attitude et ce mouvement nihilistes qui sont en quelque sorte « incorporés » et « objectivés » dans les logiques autoréférentielles de l’économie capitaliste et dans les développements technologiques qu’elle s’est assujettie, on peut certes commencer par se soucier de la pérennité de l’humanité et du monde en adoptant, comme principe de sagesse, ce que Hans Jonas a nommé une « propé­deutique de la peur » [37]. Je pense aussi que c’est cette attitude qui anime, à juste titre, la plupart de ceux qui se préoccupent maintenant d’un développement durable. Mais est-ce suffisant, comme motivation et surtout comme perspective, en autant que cette perspective doive s’associer intimement à la pratique humaine, c’est-à-dire aussi à l’ensemble du champ symbolique dans lequel elle se meut et se déploie ? L’application stricte du principe de la peur (ou de la prévention) à la « complexité » de l’univers « écologique » ne conduit-t-elle pas au renforcement d’une emprise technocratique directe sur les sociétés et sur le monde, aux fins de leur « conservation » ; et notre dépendance à l’égard d’une telle emprise qui conditionnerait la survie même de l’humanité ne conduira-t-elle pas, tout droit, à attribuer une puissance virtuellement totalitaire de vie et de mort, tant pour nous que pour le monde dont nous dépendons, aux systèmes de contrôle et de gestion ainsi mis en place « pour nous sauver » ? Ne faut-t-il pas plutôt chercher à ramener la nécessaire reprise en charge d’un respect du monde directement au niveau qui constitue notre humanité, celui du caractère symbolique de notre agir et de sa reproduction spontanée, parce qu’intériorisée cognitivement, normativement et expressivement par chacun ? 

Je me permettrai de jouer un peu sur les mots pour aller vite dans l’examen d’une question de très grande portée, qui exigerait de longs développement pour être un peu clairement élucidée. Alors je confronterai deux proverbes contradictoires, et qui néanmoins portent chacun une lourde charge de vérité, ou de sagesse. Hans Jonas dit en somme : la vérité est le commencement de la sagesse ; mais le frère jumeau de ce proverbe dit de son côté : la peur est mauvaise conseillère ! J’irai donc de l’un à l’autre, Nous savons ce qu’est la peur, mais qu’est-ce que la sagesse ? Platon nous laisse entendre que c’est la compréhension de l’unité essentielle du vrai, du juste et du beau, qui est le bien. Et il nous invite aussi à penser qu’à cette unité, c’est l’amour (eros, mais aussi le philein) qui nous donne accès. D’où le nom de la philosophie : philo-sophia. Alors, pour réaliser la sagesse dans notre rapport au monde, il s’agirait d’abord, subjectivement, d’aimer le monde, puisqu’on ne se dirige pas vers la sagesse sagesse sans amour. Comme notre subjectivité s’inscrit existentiellement dans l’univers symbolique de la culture et dans ses mises en formes civilisationnelles, c’est là qu’il s’agirait en somme d’instituer cet amour du monde, qui formerait le noyau de ce qu’on appelle « le sens de la vie », à la réalisation duquel chacun est appelé par sa formation en tant qu’être humain, par sa participation à l’humanitude. À l’appui de cette vision, on peut évoquer que le monde (naturel, mais aussi culturel) est ce qui nous accueille, ce qui nous a façonné dans toutes les fibres de notre chair, de notre sensibilité et de notre esprit, dans notre corps sensible et dans notre culture, tout cela avec quoi nous faisons, en somme, en même temps « corps et âme ». [38] Cela, nous le portons en nous, et l’accomplissement de notre vie est de le redécouvrir, indéfiniment, hors de nous. 

L’amour du monde ! Cela peut paraître abstrait, ou lointain, ou mièvrement sentimental par rapport aux préoccupations qui occupent quotidiennement la surface de notre vie. Mais pour comprendre de quoi il s’agit, il suffit de revenir à peine en arrière dans notre propre histoire, où la religion enseignait l’amour de Dieu (et aussi la crainte de Dieu : les deux faces du proverbe étaient déjà là !). Et la religion enseignait aussi, dans sa dogmatique dominante, que l’amour de Dieu devait nous détacher de l’amour du monde et de l’amour exclusif de nous-même. Or, nous avons là, déjà, tous les termes d’une même équation, à l’intérieur de laquelle peuvent s’opérer des substitutions. Je me permettrai alors de dire que si Dieu est la métaphore du tout, projetée hors du monde sensible, il est la même chose que l’amour du monde moins la projection. La question est de savoir, maintenant, si toute la valeur existentielle de cet amour tenait alors seulement dans la projection ? Et l’examen de l’histoire humaine témoigne du fait que cet amour à valeur existentielle a existé bien avant elle, sous d’autres formes, avec d’autres indices, mais non moins riches. Et on pourrait donc retourner la question : comment peut-on vivre bien sans aimer le monde [39] ? 

Nous pouvons, et peut-être devons nous, penser maintenant (maintenant que le monde est mis en danger par la substitution de l’attitude utilitaire à la quête et à l’expérience amoureuse) qu’ontologiquement nous appartenons au monde (plutôt qu’à Dieu) dans l’union existentielle avec le monde, et que l’expérience du monde, transfigurée dans le symbolique, englobe pour nous toute la richesse de la vie et donc aussi toute la richesse des échanges sociaux, qu’elle représente notre plus grand bien, celui qui nous comprend et que nous ne pouvons pas posséder autrement que dans la fusion dans laquelle alors nous disparaissons. Cette expérience la plus riche n’est pas dans l’assujettisse­ment utilitaire et possessif de tout ce qui nous entoure [40], ni seulement dans la connaissance distante de tout de ce qui seulement existe : elle est dans l’accès de notre être au tout qui nous comprend. En n’aimant que nous-mêmes, nous nous fétichisons nous-mêmes. En n’aimant que Dieu, nous fétichisons l’être en Dieu. 

Cet amour du monde que j’évoque ici n’est pas un sentiment platonique, il est « consommé » dans l’interpénétration du monde sensible et du monde symbolique qui s’accomplit dans la culture, cette fécondation réciproque dont la culture est le lieu, le récipient, l’agent et le réceptacle, la voie et le but. Dans son appropriation symbolique comme dans la fusion amoureuse, le monde n’est pas consommé-détruit mais exprimé et sublimé, et toutes les cultures représentent, dans leurs longues élaborations historiques qui sont à chacune particulières, de telles sublimations expressives dont peut se nourrir indéfiniment notre expérience singulière, notre art de vivre le plus intime et le plus personnel ; c’est là que peut s’accomplir la force du désir qui nous anime, s’apaiser le déchirement qui nous travaille au plus profond de la dualité corps/esprit qui compose notre être. Toute culture objective, toute culture réellement vécue et partagée, transcende ainsi dans une unité plus originelle d’essence esthétique la tension où s’opposent la recherche de l’utilité et de la satisfaction immédiate et l’exigence de la norme, l’une répondant à l’autre dans un perpétuel affrontement qui reste en soi-même stérile, qui ne produit rien et ne crée rien par lui-même, mais qui aide seulement à transmettre ce qui a été produit dans la liberté de l’invention, de la découverte, de la création animées par l’amour (eros, encore). C’est dans ce sens que l’on peut dire, avec Fernand Dumont, que « la culture est le lieu de l’homme » [41], à la jointure et dans la fusion du monde abstrait de l’esprit et de la concrétude unique du monde sensible. 

En n’aimant pas le monde, en nous contentant de l’utiliser, nous le méprisons et nous le perdons. Et lorsque ce rapport d’utilisation lui-même nous échappe, qu’il se réifie et se généralise dans des systèmes opérationnels qui agissent non plus pour nous mais à notre place, nous nous détruisons avec lui. Hors du monde tel qu’il est déjà depuis toujours avant nous, hors de sa reconnaissance, nous ne pouvons que vivre à côté de nous-mêmes (Anders). Mais la formation de cette capacité de reconnaissance qui ne s’exprime qu’au travers de tous les contenus sensibles et symboliques qui l’habitent, façonnant au coeur du sujet le véritable objet du désir (eros, le principe de vie), c’est justement l’affaire de la culture, l’affaire de la civilisation ; et l’accès à la vie de la culture, l’intériorisation de la civilisation, c’est l’affaire de l’éducation. L’humanisme occidental était un programme d’éducation, enraciné dans l’histoire, et il y en bien d’autres qui ont contribué à façonner l’humanité dans son unique et précieuse diversité, qui seule rejoint l’unique multiplicité du monde. C’est donc aussi cette diversité qui devra être mise en commun si nous voulons être en mesure d’affronter, autrement que par le partage d’une même peur, ce qui maintenant menace dans sa totalité le monde de la vie. La peur aura été bonne conseillère si elle conduit les traditions civilisationnelles qui ont formé l’humanité et sont maintenant menacées elles aussi, à se rejoindre dans une mise en commun de la part la plus riche de tous les désirs et de toutes les volontés qu’elles ont su former, et pas seulement leurs restes, leur plus petit dénominateur commun qui, comme on le sait, se réduit justement à l’utilité, et particulièrement maintenant à celle qui serait associée à la simple survie. 

Pour mettre encore en relief cette façon différente et positive de voir l’avenir, il est peut-être éclairant de faire une fois de plus allusion à cette autre compréhension du développement ou de la croissance qui avait été intégrée à l’antique conception de la nature comme phusis, qui était pourtant le lieu par excellence de la pérennité, transcendant même celui des dieux. Le terme grec de physis vient de phuein, qui signifie croître, et l’expérience du monde naturel comme physis est dont enracinée dans l’expérience du monde de la vie, où tout ce qui existe s’inscrit dans le rythme de la naissance, de la croissance et de la mort : seules les formes restent, indéfiniment reproduites à travers la multitude de tous ces mouvements cycliques. La modernité a transformé cette conception cyclique de la vie en lui adjoignant celle de l’évolution de l’ensemble des formes vivantes, et on peut considérer qu’il s’agit là d’un enrichissement exceptionnel si on ne le réduit pas, comme cela a été fait par le courant scientifique dominant, à un simple procès mécanique et déterministe (hasard et nécessité) [42]. C’est donc aussi, dans cette vie permanente qui anime la physis, ce qui est parvenu jusqu’à nous et qui nous comprend qui s’est « augmenté » et enrichi. J’ai déjà parlé de la vie dans ce sens, comme le développement et le déploiement infiniment diversifié de la capacité d’expé­rience, une capacité dont la nature qualitative transcende tous ses aspects quantitatifs qui restent finalement voués aux cycles virtuellement innombrables (et éventuellement réduits à un seul, définitivement globalisé), de la naissance et de la mort. En détruisant le monde de la vie, c’est nous-mêmes que nous détruirons en fin de compte, en tant qu’êtres d’expérience. À la limite, notre expérience finirait par n’être plus que l’expérience d’elle-même (faire l’expérience de l’experiencing, ce dont nous ne sommes pas très loin !). Alors une telle expérience, en sa plus intime subjectivité, deviendrait elle-même systémique : autoréférentielle, sans sujet ni fin. C’est d’ailleurs déjà le type d’expérience que nous faisons des mondes purement virtuels que nous créons technologiquement (enfin, que l’on crée pour nous, et surtout pour nous amuser), lorsqu’il nous arrive de nous y enfermer. Une telle expérience n’est plus participation à rien, à rien du moins qui s’inscrive encore dans un tout signifiant en lui-même et par lui-même, et qui puisse soutenir notre présence [43]. Mais pour avancer dans le sens d’une complétude de l’expérience, il faut aussi laisser ouverts tous les chemins symboliques qui conduisent à la réalité, il faut ouvrir l’accès à tous les chemins, à toutes les cultures, et donc nous y ouvrir nous-mêmes (ce qui exige sans doute un certain effort !). L’expé­rience humaine n’est pas totalisable à partir d’un seul point de surplomb, puisqu’il n’y a pas de point de surplomb en dessus de l’être, de la physis, du monde foisonnant de la vie, comme il n’y a pas de point de surplomb en dessus de toutes les cultures, en dehors de toute culture, puisque nous sommes toujours dedans, et cela est toujours déjà en nous. Il n’y a que des chemins de traverses, où l’on pourrait, indéfiniment, circuler de l’un à l’autre, d’une place à l’autre, d’un paysage à l’autre pour les découvrir et les explorer, tout en s’y reconnaissant soi-même de mieux en mieux. Il y a là la possibilité d’une « circulation » qui est à l’opposé de la circulation généralisée des marchandises et des capitaux (44). C’est un autre cheminement, un autre concept du développement qu’il n’est plus nécessaire de dire durable puisque l’espace qualitatif où il se trace, où il se découvre, où il se parcourt est déjà, nécessairement, celui de la pérennité de la durée qui tient en soi tout ce qui est, et où le matériel et le symbolique sont d’emblée noués ensemble sans s’y confondre, sans y disparaître l’un dans l’autre (comme le voulait la mise en alternative dogmatique de l’idéalisme et du matérialisme). 

Toute cette démarche conduit donc à une réflexion sur la condition humaine et sur ce qu’elle a réellement d’universel, au sens d’un Universum concret et non d’une abstraction généralisante, globalisante. Mais comment penser pouvoir s’engager, collectivement, sur un autre chemin que celui qui nous mène déjà vers la destruction du monde et des cultures, sans revenir à ce niveau de réflexion, sans réfléchir de nouveau sérieusement sur la nature essentielle de ce qu’il s’agit de préserver et de sauver ? Je me suis contenté d’en montrer la nécessité, ou c’est du moins ce que j’ai essayé de faire.


[1]     Voir par exemple Jeremy Bentham, « Le calcul des plaisirs et des peines », Revue du MAUSS No 5, 1989.

[2]     À partir des années soixante-dix, l’unanimité de cet optimisme s’est lézardé, et certains (comme Samir Amin et Ivan Illich) ont parlé plutôt du « développement du sous-développement », dans un sens non seulement différentiel et relatif, mais aussi absolu.

[3]     Il n’en va pas de même aux États-Unis où, sous l’impulsion de l’École de Chicago (les Chicago Boys) et des experts de la Harvard Business School, il est plutôt intégré dans les stratégies de l’expansion impérialiste américaine et de la lutte mondiale contre le communisme, l’une justifiant l’autre.

[4]     Idéologiquement et politiquement, en Europe du moins, un lien quasi-organique s’est établi entre le mouvement social réformiste interne et l’économie du développement tourné vers l’extérieur, et lui-même associé à la lutte anti-impérialiste (Tiers-Monde, Bandoung, etc.).

[5]     Économie et Humanisme, par exemple.

[6]     François Perroux, par exemple.

[7]     Ceux qui ont lu Serge Latouche ont déjà compris que ce que j’ai à dire ici ne se situe pas très loin de son scepticisme radical à l’égard du développement. Et pourtant comme lui, j’y avais cru durant ma formation en économie et avant de devenir sociologue. De cet auteur, voir notamment : La déraison de la raison économique, Paris, Albin Michel, 2000 ; La planète des naufragés. Essai sur l’après-développement, Paris, La Découverte, 1993.

[8]     On peut évoquer ici aussi bien Max Weber que Louis Dumont.

[9]     Voir à ce sujet mon texte « L’abîme de la liberté », à paraître dans Société, No 27-28, automne 2006.

[10]   Comme les ondes dont la compression sous l’effet de la vitesse forme le « mur du son » ! Le mur du son a été franchi, mais peut-on profiler la nature entière comme une aile d’avion ? Ou, inversement, qu’arrivera-t-il lorsque nous aurons « traversé la nature » en profilant adéquatement notre action sur elle ? Serons-nous parvenus, au delà de l’écran, dans l’éternité indifférenciée ? Ou dans les espaces intergalactiques de la science-fiction dans lesquels nous projettent déjà les jeux vidéo ?

[11]   Je me réfère à Hans Jonas, Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, trad. Paris, Éd. du Cerf, 1991.

[12]   Ceci est certes une vision unilatérale et alarmiste, et elle est justement unilatérale parce qu’elle se veut alarmiste ! On peut aussi penser que le déploiement du capitalisme a, d’ores et déjà, atteint son climax, sa krisis, son epoché en devenant précisément purement systémique, et que l’idéologie néolibérale n’est elle-même que son chant du cygne délirant. Mais il reste tant à faire pour renverser effectivement le sens du mouvement et pour clarifier les finalités qui permettraient d’unifier les multiples manifestations encore dispersées d’un contre-mouvement qui devra bien devenir triomphant, que je reconnaîtrai sans m’en excuser ce caractère unilatéralement alarmiste de mon analyse. La question reste, il me semble, de savoir qu’est-ce qui pourra être suffisant parmi toutes ces formes de résistance et toutes ces propositions et inventions d’alternatives ? Et je veux alors montrer, plus spécifiquement, l’insuffisance du développement durable.

[13]   On peut affirmer que cette légitimité démocratique est elle aussi déconstruite lorsque la capacité législative des États est répudiée et qu’on réduit la démocratie à la protection des droits individuels et de la liberté des marchés. Toute la dimension politique de la démocratie est reniée : le demos est remplacé par les « multitudes » dont la stratification est devenue hyperbolique, et le kratein a été englouti dans le trou noir des systèmes.

[14]   Cela signifie non seulement l’élargissement de son emprise au monde entier, mais aussi sa pénétration intensive dans toutes les sphères de la pratique sociale : l’assujettissement du politique et du droit, l’asservissement de la science, de la technique et de la recherche, l’intégration de l’éducation, la conquête intime de la culture et de l’intimité personnelle par les médias. A tout cela s’applique fort bien le concept hitlérien de Gleischschaltung, de “branchement uniforme”.Voir mon essai « De la terreur au meilleur des mondes. Genèse et structure des totalitarismes, archaïques et contemporain », in Daniel Dagenais (sous la direction de), Hannah Arendt, le totalitarisme et le monde contemporain, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2003.

[15]   Au sens philosophique et pas seulement technique que lui a donné NorbertWiener dans The Human Use of Human Beings, Cybernetics and Society, Boston, Avon Books, 1967. Mais il conviendrait bien sûr de parler plutôt de (In)human Use...

[16]   Il faut lire à ce sujet Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.

[17]   Je les énumère et je les traiterai dans cet ordre habituel, mais c’est l’ordre inverse qu’il faudrait suivre si l’on voulait se conformer à l’ordre ontologique de leur émergence.

[18]   Voir Arnold Gehlen, Die Seele in einem technischen Zeitalter (1958), trad. Man in the Age of Technology, New York, 1961. Voir aussi Günther Anders, L’obsolescence de l’homme, op. cit. Cette substitution des systèmes à la pensée, à la volonté, au jugement et à l’action (au sens de Arendt) des individus sociaux s’accomplit d’abord dans ce qu’on peut nommer, d’une manière qui est devenue déjà anachronique, la sphère publique de leur existence. Cette « dépublicisation » du jugement et de la volonté des individus laisse à ceux-ci, si l’on peut dire, la libre disposition de leur pensée dans leur vie privée ou leur sphère personnelle et interpersonnelle d’expression de soi. Mais alors le monde commun symbolique où s’accomplit cette vie expressive et « consommatoire » (Parsons), le monde des valeurs, des finalités et de la jouissance, prend aussi collectivement la forme d’un kaléidoscope dans lequel la réalité dynamique du monde du système ne fait que se réfracter de mille manières, sans plus pouvoir y être saisie ou recomposée.

[19]   Pour un approfondissement de cette dimension, voir mon texte « L’économie et les mutations de la société », in L’oubli de la société, op. cit., Chap.IV.

[20]   Les métèques - meta-oikos-, c’est-à-dire ceux que leur statut d’étranger et l’exercice de leur fonction placent en dehors des liens normatifs de l’oikos et de la polis.

[21]   L’échange des biens se substitue à l’échange symbolique entre des personnes (voir Aldo Haesler, « Passages de l’économique. De l’échange économique à la transaction singulative » Société, No 3, 1988), et l’ensemble des rapports sociaux sont désormais directement médiatisés par des rapports « sociaux » entre des choses (la valeur) et leur abstraction dans le capital et les investissements (Marx). Voir aussi la thèse de Marie- Pierre Boucher, Une histoire du droit au revenu. Le triomphe de l’efficacité sur la justice, UQAM, 2006, ainsi que son article dans le no 28 de Société, automne 2006.

[22]   D’où, encore maintenant, le prestige scientifique (idéologique) unique du « Prix Nobel d’économie », qui n’a aucun équivalent pour toutes les autres sciences humaines et sociales.

[23]   Voir le petit ouvrage récent de François Flahault, Le paradoxe de Robinson, Paris, Mille et une nuits, 2005.

[24]   Voir Anthony Giddens, qui brosse dans l’individu réflexif le dernier portrait de ce qu’est devenu le sujet transcendantal qui avait mené la lutte victorieuse de la modernité contre la tradition. Cela fait un peu penser au « dernier homme » de Zarathoustra (et F. Fukuyama y a pensé ! Voir La fin de l’histoire et le dernier homme, trad. Paris, Flammarion, 1992).

[25]   Il faut relever que cette homogénéisation par simple généralisation s’opère de manière purement pragmatique et empirique, et qu’elle ne possède plus en rien le caractère idéal et transcendantal qui était propre à l’universalisme moderne classique des Lumières. Les nouvelles déchirures qu’elle suscite sont donc elles aussi traitées comme de simples effets empiriques et circonstanciels qui sont désormais revêtus d’une objectivité immédiatement naturalisée (celle qui est liée tantôt au hasard, tantôt à des dispositions purement personnelles ou biologiques), sur lesquels seules des mesures également pragmatiques et circonstancielles peuvent encore agir légitimement.

[26]   C’est une question de définition sociologique. De bas en haut, il peut s’exercer de la pression, de la force, de la violence, mais pas un « pouvoir » puisque celui implique une monopolisation, une concentration. Alors le pouvoir peut très bien concentrer une puissance venue d’en bas, mais il s’exercera lui-même par en haut, à défaut de quoi il perd toute spécificité et toute raison d’être. C’est pourquoi les mouvements et les groupes « alternatifs » ont besoin de prendre du pouvoir, et pas seulement d’exercer de l’influence !

[27]   Cette dénomination était cohérente tant que l’économie politique se présentait encore comme une science morale à caractère normatif. Lorsque la prétention de positivité scientifique l’a emporté clairement au XIX e siècle, l’économie politique s’est convertie tout simplement en science économique, camouflant son idéologie spécifique dans l’idéologie générale du positivisme scientiste. Marx, qui prétendait lui-même au caractère scientifique de son analyse économique, en a sous-titré toutes les oeuvres « Critique de l’économie politique ».

[28]   On ne peut éviter de mettre en relation ce déclin des capacités politiques nationales, à tous les niveaux praticables, à contrôler et à diriger l’économie, avec l’établissement d’une nouvelle impérialité mondiale sous l’égide des États-Unis. Mais les États-Unis sont aussi, dans un certain sens, une nation particulière qui s’est dotée d’une forme de pouvoir politique interne également particulière. Alors, on peut aussi attendre (et espérer) que le changement de direction indispensable puisse venir de deux mouvements distincts, voire opposés : soit d’une transformation interne de la société américaine et de sa politique mondiale, soit d’une rupture du monde avec les États-Unis et leur politique (on sait bien qu’ils ne peuvent pas régner seuls sur le monde, qu’ils n’en ont ni les moyens, ni la volonté ou, en tout cas, qu’ils ne consentiront jamais à leur trop coûteuse mise en oeuvre, notamment sur le plan militaire).

[29]   Mais on pourrait lui accoter le projet d’une allocation universelle qui permettrait de régler une fois pour toutes la « question sociale » en rabattant tous les aspects sur l’unique dimension économique d’un « droit au revenu » ; cela reviendrait alors à sceller la souveraineté principielle de l’économique sur l’ensemble de la vie sociale – et à lier définitivement le sort des pauvres au seul accroissement de la prospérité des riches ! Voir à ce sujet la thèse de Marie-Pierre Boucher, Une histoire du droit au revenu. Le triomphe de l’efficacité sur la justice, UQAM, 2006, ainsi que son article dans le no. 28 de Société, à venir (automne 2006).

[30]   J’ai déjà relevé le fait que cette absorption de la dimension collective publique du symbolique peut aller de pair, et va effectivement de pair, avec le foisonnement des idiosyncrasies et des formes de créativité culturelle dans le domaine de la vie privée, qui comprend celui des interactions volontaires entre individus. Mais j’ai déjà souligné aussi que ce foisonnement créatif dispersé ne fait pas le poids lorsqu’il s’agit précisément de réinscrire, tant sur le plan de la diversité civilisationnelle qu’au niveau mondial, les formes de développement technologique et économique dans le champ des finalités et des valeurs de nature symbolique, en passant alors nécessairement par la médiation du politique compris comme mode socialement organisé de formation synthétique du jugement et de la volonté au plan collectif.

[31]   Je ne parlerai donc pas directement ici de l’intégration des « TIC » ( !) dans les systèmes de production et surtout dans les systèmes de gestion, publics et privés, c’est-à-dire au coeur des mécanismes de régulation et de reproduction et de leur mutation systémique.

[32]   Voir Günther Anders, L’obsolescence de l’homme, déjà cité, ainsi que mon article « La dissolution de l’identité transcendantale dans la mutation postmoderne de la société ». in P.-L. Assoun et Markos Zefiropoulos (sous la direction de), Les solutions sociales de l’inconscient, Paris, Anthropos, 2001.

[33]   Je reviendrai brièvement sur cette question cruciale dans ma conclusion. Pour l’instant, je me contente de relever que le « système éducatif » propre à l’Occident moderne - car il y en a bien existé un qui, par delà toutes ses variations locales et chronologiques, se distinguait de ceux de l’Antiquité et du Moyen-Âge, ainsi que de ceux de l’Inde, de la Chine ou du monde musulman - a trouvé dans l’humanisme qui faisait le pont entre l’Antiquité et les Temps Modernes une orientation dynamique et une énergie qui lui ont permis de se développer en suivant une idéalité propre, et donc sans s’intégrer directement dans les exigences de reproduction spécifiques de l’économie capitaliste. Or, c’est précisément ce modèle éducationnel - qui n’était certainement pas le seul au monde - qui tend à être directement sacrifié à travers les réformes récentes (je parle d’une trentaine ou d’une vingtaine d’années, avec une accélération extraordinaire au cours des dix dernières années, justifiée justement par les exigences ou les contraintes de la « globalisation économique et technologique »). Cette entreprise d’asservissement de plus en plus direct est faite entre autres au nom de la « nouvelle économie du savoir », de la nouvelle culture informationnelle et communicationnelle, de la nouvelle conception immédiatement opérationnelle de la connaissance et de l’action, etc. Tout ceci est exprimé avec une parfaite clarté dans un ouvrage collectif qui a inspiré, de manière extraordinairement synchronisée, aussi bien la plupart des Ministères de l’éducation que les grandes Agences internationales qui ont pris à charge (avec quel mandat ?) d’ordonner partout le « développement » dans la bonne direction, comme l’OCDE, le FMI, la BM et l’OMC. Cet ouvrage, qui a pris valeur de bible pour la nouvelle technocratie qui s’est donné la charge de réformer l’éducation, est celui de M. Gibbons, C. Limoges, H. Novotny, S. Schwartzman, P. Scott et M. Trowalter, The New Production of Knowledge. The Dynamics of Science and Research in Contemporary Societies, London, Sage Publications, 1994. Pour une synthèse critique qui fait magistralement le point sur tout ce mouvement, voir Gilles Gagné, « La restructuration de l’université », Société, No. 24/25, hiver 2005.

[34]   Simplement pour éclairer ce caractère ontologique, je dirais que, peut-être, cette question est celle qui maintenant a pris la place de celle de l’existence de Dieu (mais je ne me prononcerai pas sur ce point de manière personnelle). J’ajouterai cependant que, si la question ontologique est restée celle de l’existence de Dieu (qu’on y croie ou non), alors celle du développement et de son sens ne saurait nous préoccuper nous-mêmes : en fin de compte, c’est Dieu qui s’en chargerait, y compris de la fin du monde. Et si c’est de nous qu’il se sert encore pour accomplir sa volonté, que pouvons-nous y faire ?

            On sait par ailleurs qu’il existe une certaine collusion idéologique entre le programme de la globalisation à tout prix et l’intégrisme protestant radical du Bible Belt américain, où la croyance en une proximité de la fin du monde s’est étrangement réactivée. Or, cela influence 40% de l’électorat américain, ce qui n’est pas rien face à la dispersion idéologique du reste ! Cela nous a donné Bush, au niveau mondial.

[35]   Même s’il existe virtuellement, dans l’univers, des milliards d’astres analogues susceptibles de former un monde en eux-mêmes à travers leur évolution, aucun ne saurait être semblable aux autres en raison des contingences de leurs formations et de leurs temporalités, une contingence qui s’est, sur Terre (et peut-être ailleurs), immensément accrue dans le procès de développement de la vie, en raison de la subjectivation qu’implique ce procès auquel ont participé et contribué des myriades d’êtres vivants, depuis l’origine de la vie jusqu’à nous.

[36]   Il a tenté de le faire également avec la dimension normative, que sa démarche critique conduisit à reconnaître et à condenser dans le seul principe transcendantal de la liberté humaine - et ceci sous la forme d’un postulat qui était lui aussi de toute évidence d’origine théologique (voir mon texte déjà cité sur « l’abyme de la liberté »). Or, dans la démarche que j’ai suivie, cette dimension normative, de même que la dimension esthétique-expressive, sont directement incluses, ontologiquement, dans la dimension subjective inhérente au monde du vivant (sous le mode de la sensibilité) puis au monde socio-symbolique, culturel et civilisationnel. Cela signifie que l’”échelle transcendantale”, plutôt que d’être suspendue à un autre monde, est directement intégrée dans l’immanence du monde réel, sous le mode de son devenir contingent et de son incertaine pérennité.

[37]   Hans Jonas, Le principe responsabilité, op. cit.

[38]   Voir M. Merleau-Ponty, La chair du monde, et aussi Sens et non-sens.

[39]   Bien sûr, on dira que l’amour, en son concept, concerne d’abord d’autres êtres humains. Mais peut-on aimer d’autres êtres humains dans l’indifférence au monde ?

[40]   De tout ce qui nous entoure de manière plus prégnante qu’en nous tombant sous la main. C’est dans ce sens que Simone Weil a écrit : « prendre puissance sur c’est souiller, posséder c’est souiller » (La pesanteur et la grâce, Paris, Plon, 1948). Mais on peut ajouter que, dans l’exercice effectif de la puissance et de la possession, l’expérience de la souillure ne s’éprouve justement pas, et que celle-ci ne fait que ronger l’objet dont la réalité propre est méconnue. Alors, on pourrait peut-être faire se répondre Simone Weil et Georges Bataille, comme aux deux extrêmes d’un même arc tendu, selon une tension qui est aussi celle qui existe entre l’amour et le viol, entre lesquels il n’y a pas d’équilibre.

[41]   Fernand Dumont, Le lieu de l’homme. La culture comme distance et mémoire, Montréal, Éd. Hurtubise-HMH, 1968.

[42]   Cette interprétation mécaniste et déterministe du procès de l’évolution (qui se rattache à l’oeuvre majeure de Darwin, même si c’est en lui faisant subir certaines distorsions) a été, dès le départ, doublée d’une interprétation et d’une recherche de nature herméneutique et phénoménologiste, qui reconnaissait la dimension subjective attachée à la sensibilité des êtres vivants, et donc leur espace (ontologique) d’autonomie créatrice : à cette compréhension alternative peuvent être associés les noms de Lamarck, Üexkhul, Goldstein, Strauss, Portmann, Piaget (en partie du moins), Hans Jonas (déjà cité), Michael Polanyi, Merleau-Ponty, Canghilem, Pichot... Il se joue ici, dans le champ des sciences naturelles, le même débat concernant le développement de la vie que celui qui porte dans les sciences humaines sur la nature du développement social-historique. Les enjeux cruciaux, fondamentalement, sont les mêmes, et il en va de même en ce qui concerne la manière de concevoir les problèmes liés à l’ « environnement », qui est le nom un peu réducteur et un peu trop sociocentrique, voire endosystémique, qu’on a maintenant donné au monde. « Venir au monde », cela jusqu’à présent n’a jamais signifié « tomber dans l’environnement » !

[43]   Anders encore, qui dit que nous sommes devenus absents à nous-mêmes.


Retour au texte de l'auteur: Michel Freitag, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 18 novembre 2007 7:33
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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