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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article d'André Gunder Frank, “Anthropologie = idéologie. Anthropologie appliquée = politique.” In revue L’homme et la société, revue internationale de recherches et de synthèses sociologiques, no 31-32, janvier-juin 1974, pp. 185-194. Paris: Les Éditions Anthropos.

[185]

André GUNDER FRANK (1929-2005)

Anthropologie = idéologie.
Anthropologie appliquée = politique
.”

In revue L’homme et la société, revue internationale de recherches et de synthèses sociologiques, no 31-32, janvier-juin 1974, pp. 185-194. Paris : Les Éditions Anthropos.


Anthropologie : Plus ça change, plus ça reste pareil. (proverbe)

Anthropologie appliquée : des changements doivent être introduits pour que les choses restent ce qu'elles sont.
(Le Léopard)

Présentant la communication de Maurice Freedman au IXème Congrès International des Sciences Anthropologiques et Ethnographiques qui s'est tenu à Chicago en septembre 1973, Sol Tax la qualifie de « performance remarquable qui mérite tout notre intérêt par sa largeur de vues et par sa qualité. Sa signification pour l'anthropologie, ajoute-t-il, exige un débat critique ». Oui et non, dirons-nous, avec des réserves. L'étude a de l'ampleur mais elle est superficielle. Des inconséquences, des confusions, noient et infirment des intuitions parfois intéressantes. Les développements se perdent dans des arguments fallacieux entachés de fausses distinctions et de fausses identifications. Le vrai problème, celui de la fonction et de l'avenir de l'anthropologie et de l'idéologie anthropologique, n'est pas traité et semble même avoir été évité avec soin. Il est en vérité extraordinaire que la collaboration internationale débouche parfois sur des résultats aussi embarrassants. Pour cette raison, l'étude de M. Freedman exige qu'on en débatte.

Les « coordonnées » et les « attractions opposées » dont il est question dans les deux premiers chapitres, les plus importants (A et B), et qui ré-apparaissent dans les derniers chapitres également, reposent, elles aussi, sur - ou plus précisément se perdent dans - une série de fausses distinctions et de fausses identifications.

[186]

Les oppositions entre description et théorie, science et art, comparaison et particularisme, structure et histoire, évolutionnisme et fonctionnalisme, reposent en vérité sur une sophistique anti-scientifique qui masque mal sa totale incompréhension et mystification de l'évolution et de l'histoire. « Nous sommes en droit de nous demander... si la catégorie de l'histoire a sa place dans l'anthropologie... » écrit M. Freedman (p. 27). Si l'histoire est ce que M. Freedman prétend, il n'y aurait pas, en effet, lieu de se le demander. Libérons-le donc de ses doutes en disant qu'elle ne s'y appliquerait en aucune sorte « ... si l'histoire était ce qui est propre au particulier, au descriptif, à l'élément humain et quand son opposé est la structure... » (pp. 27-28), si on admet avec l'auteur « ... que le récit historique, à l'exception des travaux de quelques théoriciens, n'est pas diachronique et ne concerne pas le changement... et n'est dans sa majeure partie qu'une diachronie rétrojectée dans le temps » (p. 97). Il serait difficile de concevoir un ensemble de termes plus faussement utilisés vis-à-vis de l'histoire concrète et des véritables écrits historiques dont l'essence fondamentale est précisément l'interaction diachronique entre la structure du changement et le changement de la structure qui détermine le cas particulier analysé et qui se produit dans le temps passé, présent ou futur — selon un développement combiné et inégal.

La totale occultation de l'approche théorique et la négation idéologique de l'histoire et de l'évolution auxquelles procède M. Freedman, lui permettent seules d'opposer histoire et structure et, cette dernière, à l'évolution(nisme) et à la fonction (au fonctionnalisme), pp. 27-31, et d'écrire : « ... dans une longue perspective de la vision évolutionniste, il existe un ordre merveilleux ; dans une perspective plus courte, une diversité récalcitrante ... » (p. 88), distinction absurde, à notre avis. Freedman identifie d'autre part évolutionnisme et fonctionnalisme et tente ainsi de lier, par des références à leur héritage commun, certains des prestiges mérités de l’évolutionnisme au discrédit croissant - tout aussi mérité — du fonctionnalisme (p. 30). Comme si des origines communes ne pouvaient pas déboucher sur des ouvertures différentes, voire même opposées, comme cela a été le cas en ce qui concerne l'évolution de la nature et l'histoire sociale. Freedman tombe ainsi dans le piège de l'idéologie anti-scientifique d'un « Radcliffe-Brown, archi-prêtre de l'anthropologie structuralo-fonctionnaliste », (p. 30) qui a fait croire à des générations entières que l'histoire n'entrait pas dans les cadres des pseudo-structures et des pseudo-fonctions de sa vision réactionnaire. Pas plus que dans « la structure du structuralisme, doctrine (sic) qui, poussant ses ramifications dans le royaume de la connaissance possède une branche dans l'anthropologie à laquelle le nom de Lévi-Strauss est associé (p. 28) de telle manière que le temps ne s'y applique pas, car il est neutre » (p. 30). En fait, comme le souligne Lévi-Strauss lui-même (ce que Freedman et d'autres avec lui sont enclins à oublier), le structuralisme ne traite que de la structure des modèles et jamais du concret, c'est-à-dire de la réalité historique. Ne nous étonnons donc pas que le temps n'y trouve pas sa place et que Freedman se demande si l'histoire est compatible avec le structuralisme quand, en vertu [187] d'une définition idéologique, l'histoire, vidée de tout contenu concret et de toute réalité, est laissée hors du champ de la réflexion.

Freedman ne craint pas de préciser encore son propos et nous met ainsi en garde : « ... et surtout, il existe un danger dans ces schémas de recherche réduits et appauvris qui, par exemple, opèrent à l'aide des notions élémentaires de classe sociale et d'exploitation de classe, ou comme c'est le cas dans certaines formes du néo-marxisme, avec les concepts tout aussi rudimentaires de « pouvoir » et de « domination ».

En vérité, nous devons de la reconnaissance à M. Freedman et à ses collègues pour cet avertissement et pour leurs schémas appauvris, comme par exemple, les coordonnées d'attractions opposées, les concepts rudimentaires, notamment celui d'histoire auxquels ils ont recours pour étayer leur mise en garde.

D'autre part, les « coordonnées d'étude dans le temps et dans l'espace » de M. Freedman, ne tiennent aucun compte de l'histoire et par conséquent la dénaturent dans un autre de ses aspects importants. Mettant en question et niant le rôle du temps, M. Freedman néglige le rapport étroit entre l'histoire du monde et l'histoire de l'anthropologie elle-même. Il omet le fait qu'une « grande partie de la sociologie classique est sortie du contexte d'un débat qui commence avec la pensée du XVIIIème siècle, est repris par les lumières et ensuite par leur véritable héritier au XIXème siècle, Karl Marx ». (Irving M. Zeitlin, Ideology and the Development of Social Theory, Préface, p. vii). Et qu'il a été dit que l'anthropologie s'est développée de manière entièrement indépendante du marxisme. Mieux encore, « l'anthropologie s'est développée au XXème siècle entièrement par réaction au marxisme ». (Marvin Harris, The Rise of Anthropological Theory in « Current Anthropology » : Vol. 9, N 3, décembre 1968, p. 520). M. Freedman et ses collègues, et l'anthropologie dont ils traitent, mettent sous le boisseau - c'est-à-dire considèrent comme non-pertinents non seulement l'histoire mais encore le matérialisme. Ils considèrent qu'il n'est pas vrai que la sociologie et l'anthropologie ont commencé en tant que réponse idéologique au matérialisme historique et qu'elles poursuivent dans cette même voie.

Il nous paraît par conséquent indiqué de ré-examiner cette fonction idéologique de l'anthropologie. Freedman nous donne lui-même quelques clés et aperçus pour une telle reconsidération que sa propre position idéologique (et ses limites) l'empêchent apparemment de pousser très avant : « Toute théorie anthropologique change selon le milieu auquel elle s'applique ; le changement est davantage encore perceptible pour l'anthropologie appliquée ... Il existe un point sur lequel les anthropologues s'accordent tous : l'anthropologie appliquée est plus proche du politique que du technique (engineering). Elle ne repose pas sur une théorie sûre et précise... » (p. 111). D'accord. Mais la nature politique de l'anthropologie appliquée n'est pas tant fonction de l'imprécision ou de la faiblesse de ses fondements ; elle est fonction de l'application qui est faite de l'anthropologie, elle-même une fonction. Et la théorie anthropologique sur laquelle elle repose est davantage idéologie que science d'autant plus (mais non exclusivement) que ses fondements [188] sont mal étayés et qu'elle manque de précision. Cette dimension de sa thèse, Freedman ne la traite pas. Il ne s'attache pas non plus à déterminer (bien qu'il consacre une partie de son texte à l'anthropologie appliquée) à l'usage de quelle politique cette anthropologie est utilisée et quels sont les responsables de cette politique. De plus, les coordonnées de l'espace et du temps adoptées par M. Freedman, n'indiquent pas comment ni pourquoi l'anthropologie change - ou demeure inchangée - selon le milieu concerné. « On dit souvent — et avec quelque raison - que le travail des anthropologues dans les sociétés coloniales ignorait totalement l'environnement politique et social au sein duquel ils pratiquaient leurs études sur les petites communautés ou les tribus. Dans les Etats indépendants, ils ne risquent pas de faire le même genre d'erreurs ... que dans la situation post-coloniale. L'ancienne optique... commence à être rectifiée... » (p. 119). « Des circonstances politiques nouvelles ont réduit l'intérêt porté par les Japonais à la Corée, la Mandchourie, la Mongolie, la Chine (y compris le Taiwan et la Micronésie) qui avaient fait l'objet d'importantes études ethnographiques. Depuis la Deuxième Guerre Mondiale, des générations nouvelles commencent à s'intéresser à d'autres territoires : Asie du Sud-Est, Inde, Afrique, Amérique Latine, région Arctique. Le nombre de ces études reste encore faible et les plus importantes que nous ayons portent sur le Japon lui-même. On a ici un exemple du blocage d'une anthropologie nationale, par manque d'intérêt à ce qui est exotique, dans l'accomplissement de son rôle dans la recherche mondiale ... L'évolution de la situation en Chine laisse l'avenir de son anthropologie incertain ... » (pp. 148-150). Certes, des intérêts exotiques entrent en jeu dans le rôle de l'anthropologie. Nous avons ici un exemple exotique d'une idéologie anthropologique qui fausse la perception et l'analyse de l'idéologie de l'anthropologie et de ses déterminants et fonctions politiques dans l'accomplissement de son rôle absolument non-exotique dans la recherche mondiale.

Dans ce contexte, nous proposerons une récapitulation rapide des sujets d'étude de l'anthropologie, de l'anthropologie comme objet d'étude et de l'essai de M. Freedman en tant qu'étude de l'anthropologie. Nous soulignerons le contenu idéologique, le but et la fonction de l'anthropologie, théorique et appliquée, classique et actuelle.

Freedman énumère lui-même et analyse les sujets classiques d'un siècle d'études anthropologiques. 1) Parenté et mariage ; 2) Politique et gouvernement ; 3) La loi dans le contexte du contrôle social ; 4) Économie ; 5) Religion et rituels ; 6) Art visuel ; 7) Musique ; 8) Littérature ; 9) Technologie. On reconnaîtra facilement que les points 5) à 8) ressortent substantiellement à l'idéologie ou servent de véhicules à l'expression de l'idéologie, sous d'autres appellations. Les points l)à 3) concernent bien, par contre, des institutions, des règles et des normes de ce que Freedman n'aime pas désigner du terme « pouvoir et domination » qui ont l'appui massif de [idéologie et lui servent d'expression. Pour M. Freedman cependant, ce concept élémentaire [189] d'idéologie semble être au moins rudimentaire. Le mot n'est employé par lui qu'une seule fois, dans les 163 pages de son texte (p. 113). On accordera à M. Freedman que son analyse est juste en ce qui concerne une grande partie de la profession anthropologique elle-même (à laquelle est destiné l'essentiel de son texte), mise à part, l'anthropologie elle-même, car l'idéologie est l'un des plus grands tabous de cette discipline (par exemple, dans l'Index cumulatif des Volumes 1 à 10 de Current Anthropology, le mot « idéologie » n'apparaît que quatre fois - le même chiffre que celui des groupes sanguins - et l'analyse de Marcus Goldstein sur la recherche anthropologique (Action and Education in Modem Nations : with special reference to the United States, Vol. 9, N. 4, « Current Anthropology ») n'y fait pas référence. Même dans un ouvrage aussi critique à l'égard de l'anthropologie que The Dialectics of Social Life, de Robert Murphy, le mot d'idéologie n'apparaît pas une seule fois dans l'Index très détaillé qui y figure. Cependant, la plupart des anthropologues cités ont écrit des textes idéologiques (certains, sans même le savoir, d'autres le sachant plus ou moins) et doublement tels : ils ont écrit sur l'anthropologie dans la mesure où ils ont séparé les domaines traités de leur contexte historique et économique jugé non pertinent ; et ils ont écrit de l'idéologie dans la mesure où ils adoptaient cette démarche. M. Freedman reste fidèle dans ses écrits à cette tradition idéologique.

Le penchant traditionnel de l'anthropologie pour l'ancien et pour l'exotisme des jours passés a été l'objet d'analyses récentes et nombreuses (Gough, Harris, Hymes, etc.) et M. Freedman observe lui-même que ce penchant a laissé des « connotations souvent malheureuses » (p. 151) en Afrique. Mais appeler cela une erreur est inexact ; et dire des anthropologues ainsi orientés qu'ils sont aveugles, c'est une exagération. L'auteur de A Black Byzantium, S. F. Nadel a, quant à lui, une vue assez claire du problème, pour parler de l'application de l'anthropologie à la politique coloniale : « ... alors que certains anthropologues préfèrent se tenir à l'écart de ces questions d'ordre pratique, d'autres considèrent que c'est leur droit et leur devoir d'appliquer l'anthropologie dans la pratique. Je me range parmi ces derniers ... On a dit de l'anthropologie moderne qu'elle est destinée à aider considérablement les gouvernements coloniaux en leur fournissant la connaissance de la structure sociale des groupes indigènes sur la base de laquelle une administration indigène saine et harmonieuse, telle que préconisée dans la formule de l’« Indirect Rule » (administration indirecte) devrait être établie. Laissez-moi dire que pour ma part je crois fermement en la possibilité d'une collaboration entre anthropologues et administrateurs ... À la fin de mon discours, quelques étudiants africains (West African) présents dans le public s'élevèrent violemment contre moi-même, mes collègues et en vérité l'ensemble de l'anthropologie... Ils m'ont accusé de faire le jeu des administrateurs réactionnaires et de donner la caution de la science à une politique visant à maintenir les Africains sous notre tutelle ... Une anthropologie pure, sans contenu valorisant, est une illusion » (cité et analysé par Farie, 1972). Ceci, [190] pour ce qui concerne l'aveuglement dont sont entachés les systèmes africains de la parenté et du mariage et les systèmes politiques africains. C'est ainsi que les intérêts exotiques (aujourd'hui disparus) et les travaux anthropologiques des Japonais dans les colonies japonaises avant la Seconde Guerre Mondiale, ont privé les Japonais à la fois de leurs colonies et de leurs intérêts exotiques. Oh, ces malheureuses connotations !

D'autre part encore, l'erreur consistant à croire qu'il existe des illusions sans contenu valorisant a eu diverses connotations que MM. Freedman et Co. considèrent peut-être comme moins malheureuses. Au-delà de l'application directe de la théorie anthropologique à l'administration indirecte des indigènes exotiques, on a vu son application directe par les impérialistes aux fins de leur suprématie directe. C'est une même anthropologie qui fait appel à la sanction scientifique pour le renforcement et la propagation de l'idéologie de l'impérialisme et pour en justifier la suprématie auprès des dominants et des dominés ainsi que des tierces parties. L'intérêt de l'anthropologie à l'égard des indigènes exotiques prête une sanction scientifique à la doctrine littéraire de Kipling édictant que l’Est est l'Est et l'Ouest est l'Ouest, les deux ne pouvant jamais se rejoindre sinon sous l'égide de l'homme blanc (le fardeau de l'homme blanc). Et les archi-prêtres de l'anthropologie britannique qui ont si généreusement contribué à assumer ce fardeau par leur rôle dans la recherche mondiale, appartenaient dans leur grande majorité, aux Dominions britanniques.

Devant la mise en question croissante du fonctionnalisme et la réapparition vigoureuse du marxisme, en particulier en France, M. Freedman pousse un cri d'alarme. Le nom de Lévi-Strauss associé à l'anthropologie structurale en France est repris et clamé à tous vents. Sa fonction idéologique ? Freedman la suggère implicitement : faire du temps, de l'histoire, du matérialisme, en vérité de toute réalité concrète, des termes vides de signification. Aux Etats-Unis qui n'avaient pour colonies que les Etats qui les composent, la politique impérialiste se taxait de politique de « porte ouverte ». Les catégories taxonomiques de Boaz, les modèles culturels de Ruth Benedict (ceux-là mêmes qui ont été appliqués aux Japonais si typiquement exotiques des Chrysanthèmes et du Sabre) et les modèles à la vogue croissante de Margaret Mead (Oh, ces Samoens et le bond qui les a menés d'un trait de l'Age de Pierre à l'Age Nucléaire, presque sans effort !) ont été adoptés tout autant par les réactionnaires La tentative de Margaret Mead de faire admettre son relativisme positiviste culturel par l'Association Américaine d'Anthropologie afin de justifier la formule : « une anthropologie vs. dix guérillas dans l'exotique Indochine » s'est révélée totalement inefficace lors du scandale thaïlandais (Wolf et Jorgensen), mais la fonction des modèles de l'idéologie culturelle de Margaret Mead, de ses maîtres et de ses étudiants, s'est affirmée beaucoup plus solide culturellement pour les professionnels de l'anthropologie que pour l'opinion publique en général.

Arrêtons-nous là. De peur que, comme on l'a fait pour Marvin Harris (Current Anthropology, vol. 9, N. 5, décembre 1968) on ne nous accuse de [191] nous acharner sur un cheval mort, car les anthropologues ne risquent plus aujourd'hui de renouveler les erreurs des jours anciens. Tournons-nous donc vers ce qui se passe maintenant, sur l'actualité immédiate de la théorie de l'acculturation en train de se moderniser et de se propager. Pour M. Freedman, les intérêts exotiques des Japonais, sans doute eux-mêmes exotiques portent maintenant sur leurs problèmes intérieurs et — quelle coïncidence — de plus en plus vers les secteurs exotiques du monde dont ils doivent recevoir leurs matières premières et dans lesquels ils s'efforcent d'accroître leurs investissements et leurs ventes. (L’Institute of Developing Economics de Tokyo, subventionné par le Gouvernement, est un bon exemple des secteurs de spécialisation dont parle Freedman). Et chez les Chinois, encore plus exotiques, Freedman voit l'anthropologie conditionnée par la situation politique. Ainsi, dans ces pays exotiques d'Extrême-Orient, l'anthropologie change avec les changements de la situation (en termes on ne peut plus concrets) ; on pourrait dire en accord avec les lois du matérialisme historique. Mais si « toute anthropologie change selon le milieu où elle se pratique », qu'est-ce qui conditionne son changement dans les pays impérialistes non-exotiques de l'Occident ? Cela, M. Freedman ne le dit pas. Mais certains autres le font. L'anthropologue Charles Wagley, par exemple, écrit sous les auspices du Social Science Research Council américain : « l'Amérique Latine a été, elle aussi, négligée par nos savants qui en dernière analyse fournissent les données de base à la consommation académique et publique. Tout autant que l'Afrique, l'Amérique Latine est restée à plusieurs égards, un « continent obscur » (dark Continent). La situation évolue maintenant. Il existe un intérêt nouveau de l'opinion publique pour l'Amérique Latine (l'Afrique et l'Asie également), stimulé par la prise de conscience de leur importance pour nos intérêts nationaux. Le National Defence Education Act apporte son soutien à ces études ... Des fondations privées ont subventionné des recherches ... » (Wagley, 1964 : 3). L'intérêt porté par les sciences sociales et par l'anthropologie dans l'accomplissement de « leur rôle dans la recherche internationale » est singulièrement exotique ! Dans la situation politique du néo-colonialisme - distinct du colonialisme du passé — le pouvoir est exercé de plus en plus par les bourgeoisies nationales montantes des nouveaux pays. Ne nous étonnons pas que Freedman note et applaudisse le fait que « l'ancienne orientation en anthropologie qui se tournait vers l'étude des paysans et des dominés soit aujourd'hui rectifiée ; des travaux sont en cours qui portent sur les élites, les hommes au pouvoir et sur leurs administrés. Le leadership et le pouvoir dans le Tiers-Monde sont exercés par des groupes sociaux dont les intérêts, dans un certain nombre de cas, sont différents des groupes au sort duquel ils président. Les modèles de développement économique sont parfois empruntés tels quels à des pays aux systèmes sociaux différents ... » (p. 113). Dieu préserve que « nous opérions à l'aide des simples notions de classe sociale et d'exploitation de classe ». Ces indigènes auparavant exotiques, ou du moins les « élites et les politiciens » qui « président » à leur sort, adoptent des modèles bourgeois de « modernisation », [192] y compris sans doute les schémas appauvris proposés par Freedman et Co. Et les anthropologues se hâtent d'étudier les processus de diffusion, d'acculturation et de modernisation tant qu'ils n'ont pas encore disparu. Qu'est-ce qui fait croire à M. Freedman que l'anthropologie néo-coloniale ne risque pas de renouveler les erreurs de l'anthropologie coloniale ? Comme preuve qu'elle continue à le faire, se référer, par exemple à Magubane (1969, 1971) et Frank (1967, 1969).

Dans quelle mesure les anthropologues du Tiers-Monde néo-colonial se sont-ils libérés et ont-ils libéré l'anthropologie, de cet héritage ? L'autosatisfaction de Warman et d'autres et le programme du symposium de Barbados, dont Freedman fait mention, (p. 155) font penser, avec d'autres preuves à l'appui recueillies sur le terrain, que les programmes adoptés sont loin d'être bons et que dans les pays nouveaux — c'est-à-dire, néo-coloniaux — l'anthropologie et les anthropologues ne sont pas tous aussi innocents que Freedman les voit. Celui qui paye les musiciens donne le ton. L'anthropologie néocoloniale doit encore être décolonisée (Stavenhagen). L'anthropologie appliquée demeure dans ces pays l'instrument de la politique du développement communautaire visant à l'intégration intensive des dernières tribus restantes dans la politique d'exploitation de classe, notion contre laquelle M. Freedman veut nous prévenir. Ici également, l'anthropologie appliquée est certainement politique, mais non à cause de l'affaiblissement de sa base théorique (voir Stavenhagen dans : « Décoloniser l'anthropologie appliquée »). Ainsi, la distinction que fait M. Freedman entre l'anthropologie classique des anciens jours et l'actuelle (Chap. 1 et suiv.) est tout aussi fausse que ses distinctions théoriques.

Finalement, M. Freedman tente de prophétiser l'avenir de l'anthropologie ; et il précise : prophétiser, c'est en quelque sorte dicter. Peut-être. Mais sur quelle base prophétise-t-il, dans quel but dicte-t-il ?

« Dans un petit nombre d'années, l'anthropologie aura peut-être besoin d'élaborer des projets encore plus importants afin de porter remède aux maux dont souffre le monde et d'internationaliser les peuples... C'est-à-dire, on commence à peine à percevoir le début d'une tendance à se servir de l'anthropologie comme d'un remède aux maux très répandus qui menacent en particulier la sensibilité des jeunes : la guerre, le racisme, la pollution de l'environnement, la misère, les inégalités sexuelles » (pp. 117-110).

Conformément à l'idéologie professée par MM. Freedman et Co. « les notions simples de classe et d'exploitation de classe — comme c'est le cas dans certaines formes du néo-marxisme — celles tout aussi rudimentaires de pouvoir et de domination » sans faire mention de l'impérialisme et du néo-colonialisme contre lesquels M. Freedman nous prévient en page 115, brillent par leur absence dans la liste qu'il fait des maux très répandus dont souffre l'humanité. Que veut donc dicter M. Freedman par sa conduite ? Réponse : Faire assumer à l'anthropologie une partie de la tâche idéologique consistant à engourdir la sensibilité des jeunes, et si elle ne peut pas en faire autant, détourner au moins idéologiquement leur « sensibilité » des dangereux concepts [193] marxistes et de leur contenu pour la réorienter vers ceux qu'il propose ; des programmes « grandioses » visant à l'internationalisation des peuples ! Bonne chance !

Mais si toute anthropologie change selon le milieu auquel elle s'applique et si « ... l'évolution politique... de la situation laisse l'avenir de l'anthropologie incertain », non seulement en Chine mais, pour parler scientifiquement et non idéologiquement, dans l'ensemble du monde, il faudra pour prophétiser l'avenir et « dicter » ses contenus, prévoir des programmes moins sommaires et utiliser des notions moins rudimentaires que ceux dictés par la boule de cristal dont se sert M. Freedman. Il faudra rechercher et définir les significations du processus historique — sinon celui de l'évolution — et ce qu'il réserve au monde et à ses divers secteurs. Le concept rudimentaire de l'Histoire dont se contente M. Freedman est nettement insuffisant pour une telle tâche. Il nous faudra étudier le processus historique de l'accumulation du capital dans l'ensemble du monde, et dans ses secteurs exotiques et non-exotiques, que le développement capitaliste a incorporés à ce processus. Nous trouverons peut-être alors que depuis les dernières années de la décennie 1960, le monde est pris dans les affres d'une crise d'accumulation analogue à celle des années 1873-1895 qui avait débouché sur l'ère du néo-impérialisme et du néo-capitalisme, ce que les anthropologues ont tellement tenté dé masquer ; et que, probablement, nous assisterons à des changements structurels profonds au seuil de cette nouvelle crise du capitalisme. Cette crise provoquera sans doute une dépression économique dans le monde capitaliste, assortie d'une crise politique dont la crise du dollar et la crise financière actuelle sont les premières manifestations. Les entretiens de Nixon avec Brejnev et Mao, sont l'amorce d'un renforcement de la politique des blocs économiques à polarités différentes, comme cela a été le cas lors des précédentes dépressions.

Nous découvrirons peut-être qu'en conséquence de cette crise, les pays impérialistes sont destinés à passer par des phases successives au cours desquelles on tentera d'augmenter à nouveau les taux de profit et des investissements — tombés depuis 1966 ; d'affaiblir le pouvoir des syndicats et du syndicalisme en augmentant le chômage et en abaissant les salaires, d'abord, par des pseudo-ouvertures à gauche (grâce aux socio-démocrates), ensuite, quand ces dernières auront échoué, on aura recours à des remèdes néo-fascistes évoquant ceux des années 1930. On encouragera d'autre part les régimes militaristes, la politique néo-fasciste des blocs économiques et les guerres du type Honduras-Salvador, Inde-Pakistan, dans le monde néocolonial, dont la sur-exploitation est également destinée à améliorer les taux décroissants de profit dans le monde impérialiste.

Dans une telle situation de dépression, l'accélération de la transformation de la division du travail aux niveaux national et international et la lutte politique concomitante entre néo-fascisme et corporatisme, quel sera le rôle des idéologies assignées à l'anthropologie — y en aura-t-il ? — par les classes dominantes et quelles directives politiques seront données à l'anthropologie appliquée ? Tout le problème est là.

[194]

Bien sûr, les forces néo-fascistes et les forces néo-démocratiques aux niveaux national et international, tenteront d'assigner à l'anthropologie et aux anthropologues — ainsi qu'à d'autres — les tâches de mystification idéologique des jeunes (et d'eux-mêmes), tout comme cela s'est déjà produit. À cette fin, MM. Freedman et Co. dans une remarquable performance de coopération internationale ont donné une première illustration des produits à proposer.

Mais de nouvelles fonctions idéologiques spécifiques seront-elles assignées à l'anthropologie et les anthropologues les assumeront-elles, dans les pays impérialistes et néo-coloniaux ? Quels concepts analogues à celui du fardeau de l'homme blanc des jours anciens nous réserve encore le relativisme culturel des années plus récentes ? Quelle sacralisation scientifique et quelle justification idéologique du corporatisme socio-démocrate et néo-fasciste, les pays néo-coloniaux et impérialistes nous proposeront-ils ? Quelles applications de l'anthropologie seront-elles proposées en politique intérieure pour remplacer les anciennes politiques de revenus et les diminutions des prestations sociales, par de nouvelles versions de camps CCC, Eintopfgerichte, de Kraft durch Freude et autres programmes pour les jeunes, les migrants ethniques, raciaux, étrangers ou autochtones, les chômeurs, les occupants des ghettos, et les entraîner dans une nouvelle guerre sainte contre la misère dans les pays capitalistes industrialisés ? Quelle sacralisation scientifique sera-t-elle proposée pour la croissance zéro ainsi déclenchée en vue d'abaisser les salaires dans les pays industrialisés et de contrôler l'industrialisation dans les pays sous-développés ? Quels nouveaux slogans cocardiers seront-ils invoqués pour masquer les nouveaux blocs économiques internationaux et justifier les guerres ? A quelle sanction scientifique et à quelle justification idéologique sera-t-il fait appel pour augmenter le développement capitaliste par le progrès de la révolution verte se substituant à la révolution rouge ? Quelle idéologie anthropologique et quelle application politique de l'anthropologie les forces révolutionnaires proposeront-elles alors ? Une telle crise politique mondiale fera-t-elle de l'anthropologie et des anthropologues non pas un luxe non-fonctionnel mais une sorte d'instrument fonctionnel utile à préserver ?

Traduit de l'anglais par Eddy Trêves



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 17 octobre 2017 7:36
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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