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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article d'André GUNDER FRANK, Fonctionnalisme et dialectique.” In revue L’homme et la société, revue internationale de recherches et de synthèses sociologiques, no 12, avril-juin 1969, pp. 139-149. Paris : Les Éditions Anthropos.

[139]

André GUNDER FRANK (1929-2005)

Fonctionnalisme
et dialectique
.” *

In revue L’homme et la société, revue internationale de recherches et de synthèses sociologiques, no 12, avril-juin 1969, pp. 139-149. Paris : Les Éditions Anthropos.

Introduction [139]

1 - LA TOTALITÉ. [140]
2 - INTÉGRATION ET CONFLIT. [144]
3 - ÉVOLUTION. [146]
4 - ÉQUILIBRE. [148]

Conclusion [148]


Introduction

L'article de Pierre van den Berghe, Dialectique et Fonctionnalisme : vers une synthèse théorique paru en octobre 1963 dans l’American Sociological Review fournit un excellent point de départ pour un examen de quelques aspects élémentaires mais fondamentaux de l'analyse fonctionnelle et de l'analyse dialectique que l'auteur n'a pas jugé dignes d'être mentionnés et auxquels les fonctionnalistes en général prêtent peu d'attention dans leur analyse fonctionnaliste de la société ou dans leur analyse sociale du fonctionnalisme.

L'article cité prétend trouver quatre points de convergence et de synthèse entre fonctionnalisme et dialectique. Ces points sont :

1) que les deux approches sont totalisantes ;

2) qu'elles convergent dans le rôle qu'elles attribuent au conflit et au consensus social, à l'intégration et à la désintégration ;

3) qu'elles partagent une conception évolutionnaire du changement social ;

4) que les deux théories sont essentiellement fondées sur un modèle d'équilibre social.

Bien que l'examen du fonctionnalisme et de la dialectique, à partir de ces quatre points de convergence supposée, ne puisse pas constituer un pas scientifiquement important vers une analyse théorique profitable et équilibrée de la structure sociale, et du changement social, dont l'auteur en question revendique la « synthèse », il peut cependant nous permettre quelques éclaircissements sur les hypothèses théoriques, les bases empiriques et les implications politiques du fonctionnalisme et de la dialectique. Il peut aussi nous fournir un aperçu sur les limitations réelles de toute tentative de synthèse.

[140]

1 - LA TOTALITÉ.

Les théories fonctionnaliste et dialectique sont toutes deux totalisantes. Mais ici s'arrête la ressemblance. La totalisation fonctionnaliste et la totalisation dialectique diffèrent entre elles au moins de trois façons élémentaires mais fondamentales : premièrement dans leur approche de la totalité ; deuxièmement dans les questions qu'elles posent à propos de la totalité ; et troisièmement en ce qui concerne la totalité qu'elles choisissent d'étudier.

Les niveaux d'abstraction auxquels se situent la totalisation fonctionnaliste et celle de la dialectique sont très différents. Les dialecticiens, même les plus mauvais, commencent à étudier une société particulière et poursuivent son analyse théorique dans ses transformations, en la prenant comme une totalité. D'autre part, même les meilleurs fonctionnalistes évitent presque toujours l'étude de la société prise comme un tout. Dans les rares cas où ils analysent la totalité, ou bien ils laissent entièrement la réalité de côté, ou bien ils abandonnent la théorie fonctionnaliste...

L'archétype de l'analyse fonctionnaliste contemporaine est, bien sûr celle de Talcott Parsons. Mais l'analyse fonctionnaliste du système social à laquelle Parsons procède n'entend pas donner l'analyse d'aucun système social existant. La totalisation de Parsons, si du moins on peut l'appeler ainsi, est l'analyse d'une totalité abstraite ou d'un modèle abstrait supposé universellement valable pour toute société, existante ou imaginaire. Par conséquent, les interrelations globales et fonctionnelles qu'il développe avec tant de minutie sont celles d'un modèle idéal et non pas celles d'une société existante donnée. Par crainte de fourvoyer la pensée de son lecteur dans une mauvaise direction en prenant l'abstrait pour le concret, l'autorité fonctionnaliste contemporaine la plus renommée, Claude Lévi-Strauss, a de grandes difficultés à expliciter sa démarche : il dit seulement travailler à l'aide d'un modèle fonctionnaliste et allègue que tous les fonctionnalistes font et doivent faire de même, qu'ils y ajoutent foi ou non. Bien sûr, aucun d'entre eux, à notre connaissance, n'a jamais tenté d'élaborer une analyse parsonienne totalisante d'une société existant réellement, encore moins de la nôtre, car si quelqu'un était assez sot pour l'entreprendre, Lévi-Strauss l'en prévient, il échouerait certainement. Il n'y a aucun rapport, ni aucune convergence avec les dialecticiens qui essayent d'étudier notre société telle qu'elle est — et encore moins avec les meilleurs d'entre eux qui y réussissent.

La plupart des fonctionnalistes, parsoniens et autres, qui ont tant soit peut étudié la réalité, ont bien limité leur attention totalisante à une partie de la société de leur choix et se sont efforcés de montrer comment elle est fonctionnellement reliée à l'ensemble de la société. Quelques uns, bien qu'ils soient relativement peu nombreux, parmi les meilleurs fonctionnalistes, tels que Malinowski, Radcliffe-Brown, Evans-Pritchard, Meyer Fortes, Raymond Firth, Max Gluckman, Fred Eggan ou Edmund Leach, qui ne sont pas parsoniens et qui se sont consacrés à l'étude de la société existante totale ont trouvé qu'il était nécessaire d'abandonner le point de vue étroitement fonctionnaliste et qu'il existait un hiatus entre leur étude concrète des parties de la réalité sociale [141] et leur démonstration analytique, portant sur la façon dont toutes ces parties étaient fonctionnellement reliées entre elles (et à rien d'autre), dans un tout équilibré ; il s'agit là d'un hiatus qui, comme nombre de leurs propres disciples l'ont montré, n'est difficilement comblé que par leur propre foi fonctionnaliste et celle de leurs lecteurs. Cependant, aucune profession de foi n'a pu donner à ce jour, l'armement nécessaire et suffisant ou même le courage de tenter une telle analyse de notre propre société ou d'essayer de saisir le lien existant entré leur sujet d'étude favori et notre société. Radcliffe-Brown, par exemple, n'a jamais rendu justice à son compatriote, Cecil Rhodes. Lorsqu'on lit ses écrits, on ne penserait jamais que Rhodes ou son œuvre aient existé. Un monde les sépare des dialecticiens marxistes.

Ce qui différencie peut-être plus nettement la totalisation fonctionnaliste de la totalisation dialectique, c'est que la question posée sur la totalité n'est pas la même. Le fonctionnalisme fait appel à la totalité uniquement pour expliquer les parties, alors que la dialectique l'utilise pour expliquer la totalité — et les parties par voie de conséquence. Même à leur apogée, les fonctionnalistes et leur théorie ne parvinrent pas, ni même ne prétendirent analyser, discuter, comprendre et surtout annoncer l'existence — et encore moins l'apparition ou la disparition — d'un système ou d'une structure sociale particulière. Au contraire, en fonction de leurs vues théoriques, les fonctionnalistes tiennent toujours la structure sociale existante pour acquise ; de sorte que leur théorisation ainsi que leur intérêt pour la pratique sont limités par le postulat, selon lequel la structure explique l'existence des institutions particulières, auxquelles les fonctionnalistes aiment limiter leurs études scientifiques.

De façon encore plus explicite, on peut souligner que des fonctionnalistes tels que Merton, Davis, Durkheim, Radcliffe-Brown et d'autres commencèrent leur étude fonctionnaliste globale par celle des institutions sociales particulières (mais jamais par celle du système social global ou de la structure globale) en se référant à la fonction de ces fameuses institutions dans le système social. Après l'échec de cette tentative, ils battirent en retraite pour montrer, tâche beaucoup moins ambitieuse, comment ces institutions agissent à l'intérieur du système.

Ces premières tentatives des fonctionnalistes de rendre compte de l'existence d'institutions particulières en se référant à leur fonction dans le système social, échoua, bien évidemment, à cause de son fondement téléologique tout à fait inacceptable, ainsi que des philosophes critiques tels que Hempel et Nagel l'ont montré dans leur analyse ; cela ne peut conduire qu'à un débat de sophistes sur les mariages entre cousins croisés, entre Lévi-Strauss, Homans et Schneider, et les critiques de ce dernier l'ont confirmé amplement dans les faits. Cependant, même s'il était possible pour rendre compte d'une institution, et en dépit de la courageuse tentative et de l'échec de Homans et de Schneider, de substituer une autre cause efficiente à la conception classique mais inacceptable d'une cause téléologique qui oeuvrerait dans le sens de l'intégration sociale et du maintien du modèle social, néanmoins la tentative pour expliquer l'existence d'une institution par sa fonction, pataugerait encore dans les obstacles de l'argument post hoc, ergo propter hoc

La prise de conscience de ce talon d'Achille de la théorie fonctionnaliste a conduit plus d'un de ses adeptes à mener le combat sur un terrain où ils étaient [142] moins vulnérables. Au lieu de concentrer leurs efforts pour rendre compte de l'existence d'une institution par la vertu de sa fonction, ils cherchent actuellement à montrer seulement comment elle est fonctionnellement articulée avec d'autres parties du système social. Dans ce cadre plus limité, le fonctionnalisme s'est réellement révélé être un instrument adéquat dans des mains expertes. Mais en ce sens, également, Marx lui-même devrait être appelé fonctionnaliste, si nous nous souvenons, par exemple, de sa proposition selon laquelle « la religion est l'opium du peuple ». Dès lors, en ce sens limité et de moindre portée, identifier et analyser une fonction sociale fait intégralement partie du marxisme comme de toute autre analyse dialectique de la société. Comme Kingsley Davis le remarquait récemment, et pour paraphraser John Maynard Keynes, « à long terme », nous sommes tous fonctionnalistes. Par conséquent, essayer d'opérer une synthèse entre fonctionnalisme et dialectique à ce niveau, ce n'est pas aller au delà du marxisme dialectique, mais seulement le travestir, et travestir aussi d'autres analyses de la société et ce qu'elles ont de commun avec toute science sociale.

Mais ce déplacement de l'attention des fonctionnalistes sur la seule fonction d'une institution particulière, s'il n'est pas effectué en liaison avec une investigation scientifique, à la fois théorique et pratique, dans tous les autres domaines, comme c'est le cas chez les meilleurs marxistes, rend à son tour les fonctionnalistes vulnérables en un autre sens, car de ce fait, ils abandonnent la totalisation. Après tout, ce qui donne au fonctionnalisme son caractère totalisant, vient de ce qu'il traite de la totalité ou du moins qu'il interprète la partie en termes de totalité. Mais lorsque les fonctionnalistes, comme les économistes, relèguent la théorie de l'équilibre général au premier paragraphe de leur analyse (ou plus souvent, l'oublient tout à fait) ou lorsqu'ils ont recours à l'analyse d'équilibres partiels pour relier une partie du système social à une ou à quelques autres d'entre elles, dès lors ils abandonnent même le fondement totalisant de toute construction synthétique possible.

Il y a donc une grande différence entre les conceptions que le fonctionnalisme et la dialectique développent à propos de la totalité. Les fonctionnalistes, dans la mesure où ils n'abandonnent pas tout à fait le principe scientifique universellement accepté de totalité, ne parlent de la totalité que pour expliquer la partie. Mais sur la totalité elle-même, ils ne s'interrogent guère ; ils ne se demandent pas pourquoi elle existe ou quelle est son origine et ce qui peut lui advenir ; ils ne posent pas la question de savoir si elle est acceptable, telle qu'elle est, ou non ; ils acceptent tout bonnement le système global tel qu'il est et prennent pour argent comptant la structure sociale telle, qu'ils la trouvent. Au mieux, ils essaient de la comprendre et peut-être d'en réformer une partie. Pour les marxistes au contraire, la condition sine qua non de la science est tout d'abord, précisément, d'analyser et d'expliquer l'origine, la nature et le développement du système social dans son entier et sa structure comme un tout, et ensuite utiliser la compréhension de la totalité ainsi acquise comme la base nécessaire de l'analyse et de la compréhension des parties. C'est là que réside sa vocation totalisatrice. Nous voyons ainsi à quel point diffèrent, aussi bien sous cet angle, fonctionnalisme et dialectique, et combien contrefaite peut paraître toute tentative de synthèse.

[143]

D'autre part, on s'aperçoit que la ressemblance entre les totalités du fonctionnalisme et de la dialectique n'est réelle que si l'on se limite à la totalité que les fonctionnalistes choisissent d'étudier et aux critères de sélection utilisés par eux. Poser la bonne question, dit-on souvent, c'est déjà y répondre à moitié. Et poser une mauvaise question ou choisir une mauvaise totalité ne permet jamais d'obtenir la bonne réponse. Il est notoire, et certains pensent que c'est là une vertu, qu'il n'existe pas de restriction dans la théorie ou la pratique fonctionnaliste dans le choix comme objet d'étude de quelque vieille totalité. La famille, les associations, la communauté, l'industrie, la nation, le monde libre, les systèmes sociaux imaginaires, tout cela se vaut. Et tout critère de discrimination entre elles est déterminé, le plus souvent, par un simple intérêt ou une convenance personnelle. Même lorsque les meilleurs d'entre les fonctionnalistes désirent éliminer la cause du mal social : souffrance, ignorance, crime, pauvreté, exploitation, sous-développement, guerre ou tout autre fléau, ils essaient, sans perdre contenance, de la trouver dans la structure de la communauté tribale ou rurale, de la famille traditionnelle et, — poursuivant encore plus avant dans cette voie, — même au niveau des insuffisances individuelles.

On peut être amené à penser que l'application à la fois théorique et pratique de l'analyse d'une totalité sociale faite dans ce but n'est pas du tout pertinente. De plus, on peut se demander pourquoi les fonctionnalistes trouvent commode, ou du moins tellement intéressant, de prendre en considération précisément ces totalités-là, pour trouver des réponses aux problèmes brûlants de l'humanité. Quoi qu'il en soit quiconque s'est engagé dans une telle étude totalisante et veut encore conserver la perspective mondiale que lui présente son journal quotidien, doit sûrement voir que l'attitude qui consiste à chercher les causes et plus encore les remèdes à nos maux dans la structure sociale d'une seule communauté soi-disant isolée, dans une seule partie d'une société qu'on estime dualiste, ou seulement dans une société soi-disant nationale ou dans le seul tiers d'un monde que Wendel Wilkie avait déjà défini à juste titre comme formant un tout, est une méthode empiriquement fausse, théoriquement inadéquate et pratiquement absurde.

Les marxistes naturellement ne voient la totalité déterminante, empiriquement et théoriquement, que dans le seul système capitaliste mondial, et les meilleurs d'entre eux, dans la structure de la société mondiale qui ne contient pas seulement le capitalisme, mais aussi, maintenant le socialisme. Aucun marxiste sensé ne voudrait, au nom du matérialisme historique — qu'il faut distinguer du déterminisme économique, bien qu'on les confonde souvent — suggérer que la structure des moyens de production, ou les différences dans leur appropriation, au sein de la famille, de la communauté ou simplement dans l'Etat moderne, soient le seul fondement déterminant des conflits de classe, et de l'évolution historique.

La raison en est, bien sûr, que le critère de sélection qu'utilisent les dialecticiens marxistes pour la détermination de la totalité sociale qui doit être étudiée, ne provient pas de leurs propres intérêts et désirs, mais bien plutôt de la réalité sociale elle-même. Contrairement à ce que l'on dit d'eux dans certains cercles,  à cet égard tout au moins, les marxistes, à la différence d'autres [144] sociologues, ne substituent pas leurs désirs à la réalité. Bien mieux, ils prennent la réalité telle qu'elle est, mais la trouvant inacceptable, travaillent à la transformer ; et prenant un point de vue totalisant dans la conception qu'ils ont de la partie, en tant qu'elle est déterminée par le tout, ils ne cherchent pas à transformer le particulier, isolé de la totalité. À la différence des fonctionnalistes, ils cherchent à provoquer le changement social, c'est-à-dire en changeant la structure sociale du tout qui est déterminante pour la partie.

L'examen élémentaire du fonctionnalisme et de la dialectique marxiste que nous venons de faire, nous démontre donc qu'il existe des différences fondamentales entre la totalisation de l'un et de l'autre. La première synthèse du fonctionnalisme et de la dialectique est entièrement viciée par le fait que ces deux méthodes ne se réfèrent pas à la même totalité, ne parlent pas le même langage à son propos, et ne peuvent en traiter de la même façon.

2 - INTÉGRATION ET CONFLIT.

La deuxième synthèse proposée entre le fonctionnalisme et la dialectique est fondée sur leur convergence supposée à propos de l'intégration sociale et du conflit social. Le fait est que les fonctionnalistes, implicitement ou explicitement, rejettent toute considération sur la désintégration à long terme ; car la théorie fonctionnaliste nous assure qu'il y a, et qu'il doit y avoir, une tendance qui, à long terme agit en faveur de l'intégration sociale dans tous les systèmes sociaux existants. Mais l'analyse fonctionnaliste, qui ne prend en considération que le court terme, ne peut, de ce fait même, apporter de preuve empirique pour étayer son hypothèse d'une intégration à long terme. Alors sur quoi les fonctionnalistes fondent-ils leur analyse sur la nécessité supposée de l'intégration en y associant l'impossibilité supposée de la désintégration ?

C'est une autorité et non la moindre, puisque c'est Talcott Parsons lui-même, qui a traité ce problème très succinctement et, de ce fait, a aussi clarifié la divergence réelle et la synthèse imaginaire entre le fonctionnalisme et l'interprétation dialectique de l'intégration sociale. Pour commémorer le centenaire du Manifeste communiste Parsons a écrit un essai intitulé Classes sociales et conflits de classes à la lumière de la récente théorie sociologique (réimprimé dans ses Essais sur la théorie sociologique), où il expliquait :« .... les marxistes traitent la structure socio-économique de l'entreprise capitaliste comme une seule entité indivisible plutôt que de la décomposer analytiquement en un ensemble de variables distincts. C'est cette démarche qui s'avère, pour les besoins actuels, le trait le plus caractéristique de l'analyse sociologique moderne.... Il en résulte une modification de la vision marxiste… L'insistance sur l'infrastructure ne porte plus sur... la théorie de l'exploitation, mais plutôt sur la structure des rôles professionnels....« Par conséquent, » les conflits ne paraissent plus aussi inévitables ». Il découle de tout cela, comme Parsons le note bien plus loin, « que la stratification est une importante structure d'intégration dans le système social ». Dans ce contexte, la disposition des rapports sociaux est vouée nécessairement à la stabilité. Ainsi la base analytique de la soi-disant nécessité de l'intégration, que posent les [145] fonctionnalistes n'a pu être mieux clarifiée que par Parsons : si l'on se limite à l'étude des parties sans jamais partir de celle de la totalité sociale - ce que font en règle générale Parsons, d'autres fonctionnalistes et la plupart des sociologues modernes — les conflits sociaux internes semblent, dès lors participer à un processus d'intégration. C'est seulement si l'on part de la totalité sociale et si on la divise en ses parties constitutives, comme le font les marxistes, que le conflit apparaît, finalement, dans sa fonction désintégratrice. Des Chinois, étudiant la question, l'ont récemment résumée succinctement : est-ce que deux fusionnement en un, ou est-ce que un se divise en deux ? Il s'agit en fait de savoir si la réalité est une totalité intégrée ou seulement une série de parties isolées ? C'est-à-dire que des personnes qui font autorité semblent penser que si, dans la réalité, nous trouvons un système capitaliste entièrement intégré, alors nous trouvons sa désintégration.

En raison de sa conviction fonctionnaliste, van den Berghe nous dit, dans son article ci-dessus mentionné, que « l'utilité du modèle intégré ou stable suggère que ce système doit être conservé....Un minimum d'intégration doit certainement être nécessaire a n'importe quel système social pour subsister » (p.697). Nous pourrions nous demander quelle est l'utilité de ce modèle, si Parsons n'avait pas déjà fourni la réponse en des termes sans ambiguïté : « Il en résulte une modification de la conception marxiste.... l'accent mis sur l'infrastructure ne porte plus sur la théorie de l'exploitation ». Pourquoi l'intégration est-elle nécessaire et pourquoi le modèle doit-il être sauvé, c'est ce qui est expliqué très clairement dans la page suivante : « Je crois qu'il est correct de parler d'une tendance à long terme à l'intégration... cependant plutôt que de détruire le modèle nous devons tenter de le modifier ». Comme le système social existant, son modèle fonctionnaliste doit être préservé et ne peut pas être détruit. Après tout, comme Talcott Parsons l'a fait remarquer, il est très utile pour masquer la réalité de l'exploitation.

Cette prétendue synthèse entre le fonctionnalisme et la dialectique, qui prend l'analyse du conflit chez les dialecticiens et l'ajoute au fonctionnalisme, fait peu de cas des fonctionnalistes, en niant leur analyse du conflit social » n'ajoute rien de neuf à la théorie fonctionnaliste et déforme la dialectique marxiste dans sa méthode pour traiter des conflits sociaux et de la cohésion sociale jusqu'à la rendre méconnaissable.

Les fonctionnalistes ont toujours inclus une part de conflit social dans les fondements mêmes de leur théorie structurel-fonctionnaliste. Il nous suffira simplement de rappeler ce que Simmel a écrit sur le conflit, Gluckman sur le droit coutumier et les conflits, Leach sur les systèmes politiques, Durkheim et Merton sur l'aliénation ou même le plus intégrateur des fonctionnalistes, Radcliffe-Brown, sur les relations de plaisanterie ou les oncles maternels. Cependant, la fonction du conflit social réside, seulement, pour les fonctionnalistes, dans l'intégration sociale.

Étant donné cette limite du fonctionnalisme, on peut vraiment trouver une valeur supplémentaire dans la dialectique marxiste. À la différence du fonctionnalisme, il est clair que les dialecticiens marxistes analysent aussi le conflit social désintégrant et incorporant son existence et ses conséquences à la [146] théorie dialectique. D'ailleurs, en contradiction avec le point de vue fonctionnaliste, mais non pas avec la réalité, les dialecticiens distinguent différentes formes et divers degrés dans les conflits sociaux, au lieu de leur assigner sans discrimination plus ou moins le même poids théorique. Par conséquent, les dialectiques marxistes peuvent également inclure un type de conflit non désintégrant dans leur théorie (et en fait ils le font). Pour ne prendre qu'un seul exemple, et non un des moindres, les marxistes voient clairement que les rapports entre les classes sont socialement intégrants, comme l'a montré Durkheim dans un texte célèbre, et comme l'indique la citation de Parsons, dans la mesure où le procès de production est organisé de telle façon qu'il nécessite la coopération des classes dans la division du travail. Ce n'est pas pour rien que les marxistes ont tellement insisté sur le caractère social de la production. Mais la reconnaissance de ce fait n'empêche par les marxistes ou la théorie dialectique de reconnaître également la nature a-sociale de la distribution capitaliste de la marchandise, les interférences consécutives dans le procès de production dues à la même structure monopoliste qui l'engendre, ainsi que les conflits de classe désintégrants qui peuvent en résulter. C'est précisément cette capacité à reconnaître et à s'adapter à de telles contradictions qui rend la théorie dialectique marxiste tout à fait différente du fonctionnalisme. Est-ce cet aspect-là de la théorie dialectique que pourrait récupérer le fonctionnalisme ? Non, car il empêche et exclut à la fois, la dialectique du conflit et des contraires.

Cette question de la dialectique du conflit et des contraires, c'est l'interdépendance dans la totalité de pôles opposés — l'unité des contraires — au sein de la totalité, ce qui rend la réalité double et cependant unique, dualiste et en même temps moniste. Ainsi la dialectique marxiste conçoit-elle les classes sociales, ainsi que toutes les autres contradictions comme se déterminant mutuellement dans un rapport conflictuel, et non pas comme une addition mécanique d'éléments indépendants comme le fait la théorie fonctionnaliste de la stratification. La question est ici celle des rapports réciproques entre intégration et désintégration, entre structure et changement, et d'un point de vue dynamique, celle de la négation de la négation.

On ne trouve rien de cela dans le fonctionnalisme. Dans la « synthèse » que l'on nous propose entre l'intégration et les conflits sociaux, la tentative n'est pas tant de synthétiser le fonctionnalisme et la dialectique que de sauver à tout prix le fonctionnalisme, même si cela doit conduire non seulement à dénaturer la théorie dialectique mais à retirer tout crédit à la pratique fonctionnaliste.

3 - ÉVOLUTION.

Le fonctionnalisme et la dialectique ne convergent pas non plus, mais au contraire divergent en ce qui concerne la théorie de l'évolution. Comme c'est le cas en ce qui concerne le conflit social, les fonctionnalistes ont depuis longtemps incorporé le changement social au cœur même de l'analyse fonctionnaliste de la société. Une grande partie de la renommée de Raymond Firth, Marx Gluckman, Fred Eggan, Edmund Leach et même des structuralistes [147] les plus connus, Malinovski et Evans-Pritchard, repose précisément sur leur analyse du changement social. Il existait certainement un changement social à Tikopia, dans l'Afrique des Bantous, chez les Amérindiens, chez les montagnards birmans, chez les Trobriandais ou les Nuer. Est-ce que les fonctionnalistes qui les ont étudiés parlaient en prose dialectique sans le savoir ? La réponse est sans doute négative.

Ceux-ci et d'autres fonctionnalistes ont depuis longtemps parlé du changement social. Mais ils n'ont jamais abordé la question de l'évolution et encore moins ont-ils tenté de la soumettre à l'analyse dialectique. Comme ils ont procédé avec le conflit social, et comme Raymond Firth l'a clairement exprimé, avec un art consommé, sous le titre de : Organisation sociale et changement social dans son premier discours inaugural de président de l'Institut Royal d'Anthropologie, les fonctionnalistes ont limité leur analyse au changement social, et plus particulièrement à ce qui est déterminé par la structure sociale existante du système et se situe à l'intérieur de celle-ci. Ils ne prennent pas en considération le changement du système social lui-même et de sa structure. En réalité, ils ne peuvent pas faire autrement, puisque dans leur théorie, c'est la structure sociale qui est à l'origine du changement et non pas le changement qui est à l'origine de la structure sociale, comme le veut la théorie marxiste. C'est pourquoi un nombre assez grand de fonctionnalistes eux-mêmes, comme Dahrendorf et Leach, ont pour quelque temps abandonné cette théorie fonctionnaliste qu'ils ont jugée d'un parti pris utopique et conservateur à la fois, et ont tenté de s'en sortir en réformant la théorie — sans toucher, cependant, à chacun de ses postulats fondamentaux. Toute tentative d'établir un parallèle entre le changement social au sein de la structure sociale, cher aux fonctionnalistes, et le changement évolutionniste, tant du système lui-même qu'à l'intérieur de celui-ci, est certainement vouée à élargir la définition classique de l'évolution donnée non seulement par Morgan et Engels, mais aussi par Gordon Childe, Leslie White et Julian Steward, jusqu'à la rendre parfaitement méconnaissable. Bien qu'elle n'exclut pas des changements cycliques, fortuits ou spontanés, l'évolution est quantitativement et qualitativement différente. Selon la compréhension marxiste de l'évolution, non seulement la structure sociale permet le changement social ou lui donne naissance, comme dans la conception fonctionnaliste, mais, ce qui est encore plus important, le processus permanent du changement social détermine à chaque moment particulier la structure sociale. Le changement social et l'évolution ne sont pas conçues comme des abstractions, comme une succession mécanique de thèses, d'antithèses et de synthèses à partir de rien, mais plutôt comme l'existence réelle et simultanée au sein d'une réalité sociale particulière, de son passé, de son présent et de son futur. Et l'origine la plus importante du changement et de l'évolution réside dans la division dialectique de la totalité en contraires. Comment, dès lors, le fonctionnalisme pourrait-il analyser l'évolution de la totalité sociale si, comme nous l'avons vu, il ne prétend même pas étudier la totalité ?

[148]

4 - ÉQUILIBRE.

On peut surtout retenir de la totalité fonctionnaliste, de l'intégration et des changements intérieurs au système qu'il considère, que le fonctionnalisme est un modèle d'équilibre. Comme Raymond Firth le remarque dans son essai ci-dessus cité, portant sur l'organisation sociale et le changement social, l'analyse fonctionnaliste du changement postule que la structure sociale existante offre un nombre variable, mais limité, d'alternatives, et que le choix social portant sur l'une d'elles va toujours dans le sens de l'équilibre, d’où il résulte des changements sociaux cycliques qu'ils maintiennent l'équilibre au sein de la structure sociale stable et immuable où ils se produisent. Il en va autrement avec la dialectique. Loin d'être uniquement cyclique, et limité par la structure, le changement dans la théorie dialectique, pour ne pas dire dans la réalité, apparaît comme un mouvement en spirale qui transforme la structure de la société. Où réside dès lors, pouvons-nous nous demander, la convergence du fonctionnalisme et de la dialectique sur la question de l'équilibre social, où est la synthèse ? La réponse se trouve page 704 de la synthèse de M. van den Berghe : « le fonctionnalisme et la dialectique convergent vers un modèle d'équilibre qui est compatible avec l'hypothèse d'une tendance à long terme à l'intégration ». C'est dire que la convergence réside dans le postulat de l'intégration et que la synthèse repose sur la dénaturation de la dialectique, ou sur son ignorance, alors que c'est la condition sine qua non du marxisme, que la réalité sociale implique sa propre négation déséquilibrante et que la totalité sociale contienne les déséquilibres structurels qui constituent les germes de sa propre évolution et transformation.

Dans la mesure où ils veulent élaborer une « synthèse théorique » du fonctionnalisme et de la dialectique, les fonctionnalistes doivent supprimer de la théorie dialectique l'analyse de la formation, de l'existence et de la transformation de la totalité sociale déterminante. Ils doivent tenir pour impossible l'identification de ce processus avec le matérialisme historique, dénoncer la division et l'interpénétration dialectique des contraires comme confuse, et considérer toute influence extérieure au système comme incompatible avec la dialectique. Après tout cela, nous ne pouvons qu'espérer que les fonctionnalistes feront dès lors ce que M. Van den Berghe se déclarait lui-même « prêt à faire », c'est-à-dire « abandonner le terme de dialectique ». (p.701). Si les fonctionnalistes abandonnent non seulement la dialectique, mais aussi son nom, qu'y aura-t-il dès lors à synthétiser ? Seulement « la théorie sociologique moderne » elle-même.

CONCLUSION

La tentative de synthèse fonctionnaliste que nous avons passée en revue ici est un exemple significatif de l'hypothèse de la « théorie sociologique moderne », selon laquelle tous les hommes de sciences — les fonctionnalistes, les dialecticiens marxistes et d'autres encore — sont libres de trier, de choisir et de synthétiser leurs méthodes de classification et d'analyse scientifique, en [149] fonction de leur propre fantaisie personnelle ou de leurs intérêts sociaux. Le produit de cet effort de synthèse est un magnifique exemple des résultats scientifiques que produit cette liberté méthodologique. Mais le domaine de la science, comme tout autre domaine où s'exerce la liberté, est limité par la réalité et ne s'accommode pas d'une imagination débridée. Aussi les marxistes occidentaux « matérialistes » comme les philosophes « idéalistes » de l'Est, ont-ils achoppé sur ce point, car la véritable liberté réside dans la connaissance de la réalité et dans l'adaptation. Quoique nombre d'entre nous, fonctionnalistes, marxistes et autres, comprenions que la théorie fonctionnaliste, telle qu'elle est, est inadéquate pour analyser la réalité dont nous avons l'expérience et que nous connaissons, cela ne donne en aucun cas aux fonctionnalistes le droit de faire avec le fonctionnalisme et la théorie scientifique ce qu'ils veulent. Où les marxistes iraient-ils, s'ils négligeaient les sauts qualitatifs que la réalité dialectique leur impose sur le plan de la méthode et de l'analyse ; de même les fonctionnalistes, s'ils pensaient s'affranchir des limites que la théorie fonctionnaliste et la réalité imposent à leur analyse de cette dernière, ainsi que pour les physiciens s'ils ne tenaient pas compte de l'atome et de l’univers ? Peut-être, comme ces éminents métaphysiciens, anciens ou modernes, devraient-ils s'éloigner de notre pauvre monde de misère pour se pencher sur d'autres objets d'étude et achever la grande synthèse finale de la totalité, qui intègre tout et produit des anges de synthèse, faisant de l'équilibre sur quatre ou cinq jambes synthétiques.

Traduit par Nello Zagnoli

École nationale d'Économie
Université nationale autonome de Mexico
Mexico, D.F. Mexico.

Département d'Économie
Université Sir George Williams
Montréal 25, Canada



* Sur le même sujet, se référer aux écrits de Fernando Henrique Cardoso et Rodolfo Stavenhagen, sociologues latino-américains dont la vie et l'œuvre dans les sociétés sous-développées ont été si fécondes et ont été une aide précieuse dans l'élaboration de cet article.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 17 octobre 2017 7:44
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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