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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Richard FOURNIER, “«Dites à Mussolini que je n'oublierai jamais» “Il y a cinquante ans, le coup d'État par téléphone.” Un article publié dans la revue HISTORIA, no 495, mars 1988, pp. 5-13. [Autorisation formelle accordée par l’auteur le 27 septembre 2008 de diffuser toutes ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

Richard FOURNIER
Sociologue, poète, écrivain, journaliste et haïkiste.

“ « Dites à Mussolini que je n'oublierai jamais »

Il y a cinquante ans,
le coup d'État par téléphone.



Un article publié dans la revue HISTORIA, no 495, mars 1988, pp. 5-13.

II y a cinquante ans, les 11 et 12 mars 1938, Hitler concrétisait la première réalisation de son "grand dessein" d'où devait sortir le Grand Reich. Avec l'Anschluss, rattachement de l'Autriche à l'Allemagne, commençait véritablement le bouleversement de notre monde moderne. Richard Fournier, sociologue et journaliste canadien, membre du GIRICO (Groupe de Recherche Interuniversitaire en Informatique Cognitive des Organisations) a eu accès à un certain nombre de sources qui lui ont permis de donner un éclairage nouveau à cet événement dramatique.

Photo. Vienne, 12 mars 1938 : le coup d'état par téléphone a réussi ; le drapeau à croix gammée flotte sur la chancellerie.


Nous voici au printemps de 1938, le vendredi 11 mars. Ce soir-là, dans son bureau de l'ancienne chancellerie de la Wilhelmstrasse, à Berlin, le Führer et Chancelier de l'Allemagne nazie Adolf Hitler attend avec anxiété des nouvelles de Rome. Il est dix heures passées. A 22 h 25 arrive enfin une communication téléphonique de la villa Wolkonsky, siège de l'ambassade d'Allemagne à Rome. Au bout du fil, le gendre du roi d'Italie, membre notoire du parti, officier supérieur dans les SA, le prince Philippe de Hesse.

Il a pris l'avion à Berlin, le matin même, porteur d'une lettre personnelle de Hitler à remettre en mains propres à son allié Benito Mussolini, Duce de l'Italie fasciste.

Hitler, l'écouteur sur l'oreille, ne peut dissimuler sa joie et son soulagement à mesure qu'il prend connaissance du rapport de son envoyé :

— « Dites à Mussolini que je n'oublierai jamais cela ! »

À peine deux heures plus tôt, en [6] effet, à 20 h 45, le Führer a signé l’ordre de marche des troupes massées à la frontière sud du pays. Au moment où lui parvient l'engagement de Mussolini de se tenir coi, l'occupation de l'Autriche est déjà commencée.

Mais sur cet engagement du Duce s'amorce en même temps le dernier des dix coups de téléphone qui, ce jour-là, changèrent le monde des communications.

Car à travers l'action d'occuper un pays vient en effet de faire irruption dans l'histoire, le 11 mars 1938, la technique du coup d'État par téléphone.


Photo. Août 1938, Hitler et Mussolini, en arrière-plan Goering et Ciano : Unis et complices pour mettre le monde au pas du grand Reich.


On devait découvrir, en 1945, les registres du service d'écoute téléphonique de l'Institut Herman-Gœring (le maréchal, forcé de céder la Gestapo à Himmler, avait conservé son propre département de Recherches). On dispose ainsi d'un compte-rendu de cette conversation avec Philippe de Hesse. Elle nous mène tout droit à l'enjeu diplomatique de cette journée :

Führer : Jamais, jamais, jamais, quoi qu'il arrive. Je suis maintenant prêt à conclure avec lui un accord bien diffère ni.

Hessen : Oui, je le lui ai dit aussi.

Führer : L'affaire d'Autriche liquidée, je suis prêt à marcher avec lui contre vents et marées, tout m'est égal.

Hessen : Oui, mon Führer.

Führer : Écoutez. Je ferai maintenant n'importe quel arrangement. Je ne me sens plus dans l'effroyable situation où nous nous serions trouvés militairement, si un conflit avait surgi. N'hésitez pas à lui dire que je le remercie vraiment du fond du cœur, je ne l'oublierai jamais.

Hessen : Oui, mon Führer.

Führer : Je ne l'oublierai jamais, quoi qu'il arrive. Si, un jour, il a besoin d'aide ou se trouve en danger, il peut être convaincu que je ne lui ferai pas défaut, même si le monde entier se tournait contre lui.

Hessen : Oui, mon Führer.

Führer : C'est bon.


Le chef de l'Allemagne nazie n'est pas, à ce moment-là,
sans avoir soupesé les risques
d'une occupation militaire de l'Autriche.



Mais c'est pour faire la déduction correcte que les puissances européennes n'oseront intervenir. D'autre part, il sait aussi qu'à l'intérieur, le cabinet Schuschnigg au pouvoir en Autriche n'a pas l'appui des deux dixièmes de la population. Le chancelier autrichien, en effet, se trouve en butte à l'opposition souterraine des nazis locaux, opposition dirigée de Berlin, et s'est aliéné les sympathies des sociaux-démocrates (42 % de l'électorat) en les mettant hors-la-loi.

Reste l'Italie. Depuis trois ans (1935), une entente engage ce pays à protéger sa frontière commune avec l'Autriche au Sud-Tyrol. Il y a deux [7] ans, Mussolini avait bien approuvé, en juillet 1936, un accord entre Hitler et Schuschnigg où l'Autriche est définie comme « État allemand ». Mais que le Duce, évoquant l'entente de 1935, s'avisât de porter ses troupes au col du Brenner, et l'amitié anglo-française, à coup sûr, jouerait en faveur de l'Italie.

Photo. De g. à dr. Arthur Seyss-Inquart. Chancelier au soir de l'Anschluss exécuté après le procès de Nuremberg. Wilhelm Miklas. président de la république autrichienne. Kurt von Schuschnigg, chancelier depuis 1934. Déporté à Dachau, libéré en 1945, s'installa aux États-Unis. Philippe de Hesse. prince allemand et gendre de Victor-Emmanuel III d'Italie, le parfait intermédiaire entre Hitler et Mussolini.


Mussolini, pour sa part, chérit en ce moment des projets politiques en Méditerranée qui l'incitent à s'aligner sur l'Allemagne et à battre froid à la France et à l'Angleterre. Il ne peut qu'être hostile, par exemple, à un plébiscite qui apparaîtrait dirigé contre Hitler. À un semblable projet qu'un envoyé de Schuschnigg vient lui exposer, quatre jours plus tôt, le 7 mars, il répond donc : « C'è un errore ! » Le plébiscite, dit Mussolini, sera désavoué par Hitler s'il donne raison à Schuschnigg. S'il faut un prétexte pour se désengager à l'égard de l'Autriche, le prétexte est bien trouvé.

Mais un plébiscite est la seule riposte que le chancelier autrichien a pu trouver à l'humiliation du 12 février précédent à Berchtesgaden. Ce jour-là, Hitler avait obtenu de Schuschnigg, par intimidation et ruse, l'équivalent d'une véritable abdication. Les accords de Berchtesgaden assuraient en effet la réhabilitation totale du parti nazi autrichien, en y ajoutant l'entrée au cabinet de nazis secrets, dont Seyss-Inquart au poste de ministre de l'Intérieur chargé de la sécurité. De retour à Vienne, Schuschnigg imagina un grand coup : un plébiscite qui détruirait aux yeux de l'opinion mondiale la thèse de Hitler soutenant que la majorité du peuple autrichien était en faveur du rattachement à l'Allemagne. Schuschnigg en fit l'annonce le 9 mars et fixa la tenue du plébiscite au 13.


Hitler apprend la nouvelle deux jours après Mussolini, le jour même où l'annonce est faite. Pris de court il fulmine ! Schuschnigg a violé les accords du 12 février ! Puis son esprit fertile commence à saisir les possibilités de la situation.

Deux jours plus tard, la position de l'Italie est claire, comme nous l'a conservé la transcription réalisée par les services de Gœring :

11.3.38  FL  Zurich  22 h 25  - 22 h 29

Hessen : J'arrive à l'instant du palais de Venise. Le Duce a pris toute l'affaire très, très amicalement. Il vous envoie ses salutations cordiales. Il avait été mis au courant par l'Autriche. Schuschnigg l'avait prévenu (dès le lundi 7 mars). Il a dit, là-dessus, que [8] c'était une impossibilité totale, un bluff, qu'on ne faisait pas de pareilles choses. Il s'est vu répondre qu'il en était malheureusement ainsi et qu'on n'y pouvait plus rien changer. Mussolini a alors déclaré que l'Autriche ne le regardait plus.

Führer : Bon. S'il vous plaît : dites à Mussolini que je n'oublierai jamais cela.


À trois heures cette même nuit,
de faibles détachements de la Wehrmacht
s'apprêtent à pénétrer en Autriche par la frontière.



Et, à dix heures le lendemain, matinée du 12, les premiers avions de la Luftwaffe se seront posés sur un aérodrome à proximité de Vienne.

L'ordre d'opération de l'aviation est ainsi rédigé : « effectuer des démonstrations et jeter des tracts, occuper les aérodromes situés en Autriche en vue de la venue ultérieure d'autres unités, appuyer l'armée dans toute la mesure du possible, tenir en outre des bombardiers en alerte pour des missions particulières ».

La première de ces missions particulières a déjà eu lieu ; elle consiste à faire débarquer Himmler en Autriche. Les arrestations des ennemis du Reich à Vienne avaient déjà commencé à l'aube du 12, conduites par des SS et des SA du cru. Himmler les coordonne : à la fin, il y en aura 76 000.

Au même moment, en Allemagne, la radio du Reich diffuse une proclamation au peuple allemand. En ce samedi midi, 12 mars 1938, le prétexte pour l'occupation militaire est une longue profession de foi de la modération du Führer comparée à la provocation du plébiscite. Ce dernier n'offre pas en effet, pour Berlin, les garanties suffisantes de liberté et d'impartialité. Le Führer s'est donc décidé, devant une nouvelle provocation, à se porter au secours des Allemands d'Autriche, pour les libérer d'un gouvernement oppresseur.

En fait, l'intervention militaire a été improvisée deux jours avant. L'armée, le 9 mars, jour où parvint à Hitler l'annonce du plébiscite, ne possédait pas de plan d'action dans ses tiroirs. Le quartier général du haut-commandement allemand doit rédiger ses ordres en prenant comme brouillon un plan visant à défendre l'Autriche contre une éventuelle tentative de Otto de Habsbourg pour reprendre son trône. Hitler lui-même, en approuvant les plans soumis par les militaires au soir du jeudi 10 mars, répugne à se laisser lier les mains par sa première réaction. Il envahirait l'Autriche, dira sa directive à l'armée, seulement « au cas où d'autres mesures échoueraient ».

Le vendredi 11 mars, un grand bal de l'aviation est donné par Gœring. Les généraux présents sont inquiets. Ils savent que, plus tôt dans la soirée, l'ordre a été donné d'entrer en Autriche à l'aube. Aucun d'entre eux ne veut la guerre, mais ils n'ont aucun moyen de s'opposer à Hitler. « Ce caporal bohémien conduira le Reich à sa ruine » avait confié au chef de l'armée, cinq ans plus tôt, le général Kurt von Schleicher, dernier chancelier avant Hitler, en descendant l'escalier du bureau où il venait d'être démis de ses fonctions de ministre de la Défense.

Or, quoique ses intentions d'annexer l'Autriche fussent connues depuis longtemps de ses généraux, Hitler n'avait pas planifié l'opération. L'occupation de l'Autriche se fit, à coups de téléphone, depuis le bureau de Gœring.

Le maréchal lui-même s'est vanté d'avoir évité des incidents sanglants en Autriche ce jour-là, et d'avoir réussi une occupation pacifique à coups de téléphone.

Pour l'instant on le croirait volontiers, devant la faconde avec laquelle il illustre son arrivée, en fin de journée, à la Maison des aviateurs où se tient la réception qu'il a organisée. Il prend à part l'ambassadeur de Grande-Bretagne, Sir Neville Henderson, pour lui [9] donner sa parole qu'il n'arrivera rien à Schuschnigg (son prédécesseur, Dollfuss, avait été assassiné par les nazis).

Photo. 24 février 1938. En réponse aux menaces d'Hitler, le chancelier Schuschnigg prononce devant la diète son discours sur l'indépendance de l'Autriche.


À la même heure,
Hitler reçoit de Rome le coup de fil
qui lui assure l'accord de Mussolini,
et les ordres de mission sont partis.



Certains n'atteindront leurs unités qu'à 2 h. « Dès que la musique s'arrêtera, avait écrit Gœring sur une page de son programme qu'il fait passer à l'ambassadeur, je voudrais vous parler pour tout vous expliquer. » Les quatre derniers mots sont soulignés. Mais le coup d'État à cette heure est déjà accompli, dans la légalité, par simple intimidation.

À 9 h dans la matinée, en effet, un avion se pose à l'aérodrome d'Aspern, près de Vienne, en provenance de Berlin. En descend le notaire Hueber, beau-frère de Goering. Seyss-Inquart se trouve déjà sur place, venu accueillir un autre nazi en secret, son collègue du cabinet Glaise-Horstenau. Hueber annonce à Seyss-Inquart qu'un message est arrivé par courrier durant la nuit à l'ambassade d'Allemagne.

Seyss-Inquart répugne à entrer en contact avec du personnel de l'ambassade avant d'avoir pris connaissance du message. Hueber accepte d'aller le récupérer et l'apporte à l'aéroport. C'est une lettre à Seyss-Inquart de la main même du Führer.

La lettre comporte un projet de télégramme qui devra être signé par Seyss-Inquart. Dans ce télégramme, le ministre autrichien de la sécurité demande aux troupes allemandes d'entrer en Autriche pour rétablir l'ordre et la paix.

Le télégramme cependant ne devra pas être envoyé à Berlin si le gouvernement autrichien accepte avant midi de reculer de quelques semaines la date du plébiscite. Le rôle de Seyss-Inquart, dit la lettre du Führer, est d'obtenir l'assentiment de Schuschnigg avant midi.

À neuf heures du matin, le 11 mars 1938, le chancelier Hitler, toujours sous le coup de la surprise, ne veut donc encore que provoquer lui-même un plébiscite sur le modèle de l'« élection légale » (Hitler) qui avait ramené la Sarre dans le giron de l'Allemagne trois ans plus tôt.

Les deux ministres autrichiens se rendent aussitôt chez le chancelier Kurt von Schuschnigg, Ballhausplatz.

Ce dernier se montre inflexible.

Il est onze heures trente.


Seyss-inquart déclare alors au chancelier qu'il se voit dans l'obligation de donner sa démission, imité en cela par Glaise-Horstenau, car un refus d'obtempérer aux directives de Berlin ferait sans doute entrer les troupes allemandes en Autriche. Seyss-Inquart sait de quoi il parle : il a dans sa poche le télégramme donné par Hitler.

[10]

Mais il faut que Schuschnigg réunisse ses conseillers et confère avec le président Miklas.

« Il ne faut pas exciter Hitler, mais rester maîtres de nos nerfs, lui avait enjoint Wilhelm Miklas au lendemain des accords de Berchtesgaden. Nous nous en tirerons peut-être si les grandes puissances ne nous laissent pas en plan ».

Le délai de midi est prolongé jusqu'à 15 h.

À Londres, durant ce temps, le message de Schuschnigg sur les événements de la matinée atteint le premier ministre Chamberlain à l'heure du lunch, qu'il prend justement avec Ribbentrop, le nouveau ministre des Affaires étrangères du Reich.

La réponse de Londres, connue à Vienne vers 16 h 30, est une fin de non-recevoir. Schuschnigg s'en doutait déjà. Il ne demandait pas un appui, mais un conseil. « Le Gouvernement de Sa Majesté ne peut prendre sur lui, déclare le ministre Lord Halifax, de conseiller le chancelier sur toute mesure susceptible d'exposer son pays à des dangers pour lesquels le Gouvernement de Sa Majesté ne peut garantir de protection ».

À Paris, d'autre part, il n'y a plus de gouvernement. Le cabinet Chau-temps a démissionné la veille. Il n'y aura pas de gouvernement, à Paris, avant le dimanche 13.


Peu avant trois heures de l'après-midi, Schuschnigg annonce à ses interlocuteurs du matin que le plébiscite est ajourné sine die.

Seyss-lnquart pourrait, à ce moment, se féliciter d'avoir gagné du temps, rempli son rôle en quelque sorte, mais il n'en a même pas le loisir. Gœring, venu aux nouvelles, s'annonce derechef au téléphone avec une communication urgente. L'appel est daté de 15 h 05. Les exigences de la matinée ont changé. Seyss-lnquart prend l'appareil pour apprendre que Berlin ajoute à ses conditions la démission de Schuschnigg. « Depuis qu'il a violé les accords de Berchtesgaden, dit Gœring, nous n'avons plus confiance en lui ». L'instruction aux ministres nationaux-socialistes est donc de remettre sur-le-champ leur démission pour forcer la sienne. Gœring donne à Seyss-lnquart un délai d'une heure. « Si je n'ai rien reçu dans une heure, j'en déduirai que vous n'êtes plus en mesure de téléphoner ».


Gœring, lui, a d'autres raisons
de se sentir pressé par le temps.



Les nouvelles reproduites par les journaux allemands du matin rapportent que le sang est sur le point de couler dans les rues de Vienne sous la pression d'un complot communiste. La situation a donc besoin d'une action hardie, même si les rues, aux yeux du journaliste étranger William Shirer, sont calmes. Mais Gœring a convaincu le Führer de profiter de l'argument du plébiscite pour réaliser l'annexion (Anschluss) de l'Autriche ; et, à Vienne, des nazis parmi les plus actifs de l'aile autrichienne du Parti, improvisent un bureau dans l'édifice même de la chancellerie.

Au même moment, à 3 heures de l'après-midi, Hitler dépêche sur les lieux le secrétaire d'État aux affaires économiques Keppler, celui-là même qui, le 9 mars à midi, annonçait au Führer le projet de plébiscite. Sa mission est de réclamer le départ de Schuschnigg et la constitution d'un nouveau gouvernement « acceptable », dit le Führer, sous la direction de Seyss-lnquart au poste de chancelier.

Quelques minutes avant 16 h, Seyss-lnquart peut annoncer à Gœring la démission de Schuschnigg. Gœring s'enquiert aussitôt de la nomination de Seyss-lnquart. « Je vous le ferai savoir d'ici 17 h 30 », répond Seyss-lnquart. C'est que les négociations avec Miklas sont difficiles : le président est bien prêt à accepter de faire de Schuschnigg le bouc émissaire de la crise, à condition d'user de ses prérogatives constitutionnelles. Celles-ci lui imposent de nommer le successeur. Et Miklas [11] est loin d'être disposé à confier le poste à un nazi.

À 17 h, Schuschnigg est toujours chancelier. Mais quelqu'un à l'ambassade d'Allemagne y perd son latin et annonce prématurément à Gœring la nomination de Seyss-lnquart. « Parfait, dit Gœring. Keppler est en route. Il vous apporte la liste des ministres ».

Seyss-lnquart commence alors à penser à réunir autour de lui les partisans de l'indépendance autrichienne. Il s'en avise un peu tard. Car, à 17 h 26, nouvel appel de Gœring, bien détrompé cette fois : « L'entrée des troupes ne sera retenue que si nous sommes prévenus avant 19 h 30 que Miklas accepte de vous nommer chancelier. »


Photo. À Salzburg comme à Vienne, au lendemain de l’Anschluss, de jeunes nazis aux voitures pavoisées témoignent de leur joie après le rattachement de l’Autriche au Grand Reich.

Le prétexte du plébiscite est loin.

Dans les rues de Vienne, entre temps, des bandes de partisans nazis se sont mises à converger vers le quartier de la chancellerie sous l'œil paterne des policiers. « Faites donner les nationaux-socialistes dans tout le pays. Qu'ils descendent dans la rue », avait ordonné Gœring à Seyss-lnquart.

À 19 h 50, Schuschnigg s'adresse à la nation par la radio pour lui faire connaître sa démission devant les pressions considérables. « Je déclare à la face du monde que les rapports circulant en Allemagne sur le désordre ouvrier, les ruisseaux de sang et l'avènement d'une situation dont le gouvernement autrichien a perdu le contrôle sont des mensonges de A à Z », déclare le chancelier à cette occasion.

Mais le président Miklas n'a pas cédé.

Déjà, à 18 h 30, Gœring avait joint à nouveau Keppler par téléphone : « Remontez lui dire nettement, avait annoncé Gœring. que Seyss-lnquart va faire appel aux forces nationales-socialistes et que, d'ici cinq minutes, j'aurai donné l'ordre aux troupes de franchir la frontière ».

C'est du bluff, parce que Gœring est bien au courant des hésitations du Führer. Sitôt le discours de Schuschnigg terminé, nouveau coup de fil :

Gœring : — Ça va ! Je donne l'ordre aux troupes d'avancer. Arrangez-vous maintenant pour prendre le pouvoir.

Seyss-lnquart lui fait part que le cabinet démissionnaire a déjà ordonné à l'armée autrichienne de ne pas opposer de résistance.

Gœring : — Ça m'est égal : le président fédéral ne veut pas vous nommer chancelier, et ça aussi c'est de la résistance.

Seyss-lnquart :— Oui.

Gœring : — Bon, maintenant, c'est vous qui êtes chargé de constituer le nouveau gouvernement.

Scyss-Inquart :— Oui.

Gœring : — Alors bonne chance ! Heil Hitler !

Un mois plus tard, Hitler organisera un plébiscite dans une Autriche quadrillée par la police, après avoir dissous le parlement à Berlin et proclamé de nouvelles élections générales. Auparavant, il avait pris soin, le 13 mars, de faire entériner l'intégration de [12] l'Autriche au Reich par une loi allemande, à laquelle souscrivit unanimement le cabinet Seyss-Inquart.


La réponse électorale,
dans les deux pays, sera un oui massif
pour l'annexion au Reich grand-allemand
(Gross Deutsche Reich).



Les Autrichiens n'auront que peu de temps pour déchanter, avant que les pertes du front russe, trois ans plus tard, ne commencent à décimer leurs contingents.

Mais, pour l'instant, la journée de Gœring n'est pas finie.

À 20 h 48, nouvel appel de Berlin : Gœring communique alors à Keppler le texte remanié du télégramme du matin.

Par ce nouveau texte, Seyss-Inquart doit demander l'envoi de troupes « le plus rapidement possible » (l'ordre de marche a été signé par le Führer trois minutes plus tôt). Keppler objecte que tout se passe bien à cette heure-ci dans les rues, d'ailleurs gardées par les SS et les SA autrichiens. « Dites-lui qu'il n'a même pas besoin de nous l'envoyer, rétorque Gœring, qu'il nous dise simplement : d'accord ».

Une heure plus tard, à 21 h 45, l'attaché de presse du Führer, Otto Die-trich, rappelle à son tour. Il lui faut l'accord de Seyss-Inquart de toute urgence.

Keppler répond : « Dites au maréchal que Seyss-Inquart est d'accord ».

Car Seyss-Inquart n'enverra jamais le télégramme. Ni même son accord. Peu avant minuit, le président Miklas le charge enfin de former le nouveau gouvernement. Il ne voit pas pourquoi la troupe entrerait maintenant en Autriche.


Mais à Berlin, le lendemain samedi, tandis que le journal du parti, L'Observateur raciste (Voelkischer Beobachter) titre à la une : L'Autriche allemande sauvée du chaos, le D.N.B., agence officielle de nouvelles, diffuse le texte du télégramme de Seyss-Inquart.

Ce sont des fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères, qui introduiront après dans les dossiers les deux textes de télégramme de cette journée-là, pour rendre les archives du ministère conformes aux manchettes des journaux.

Car, à la fin de cette longue journée du 11 mars 1938, le télégramme n'était plus nécessaire.

À 22 h 30, Hitler avait laissé tomber la phrase fatidique.

— Dites à Mussolini que je n'oublierai jamais cela.

Il n'avait plus besoin d'excuse, puisque le monde l'approuvait.

Mais encore allait-il tenir sa promesse au Duce, et d'une façon bien spéciale.

En mars de l'année suivante, en effet, et presque jour pour jour, le mercredi 15 mars 1939, les troupes allemandes envahissaient la Tchécoslovaquie, à la barbe encore une fois de leur allié italien. Philippe de Hesse, bon prince, se retrouva de nouveau à Rome avec une lettre personnelle du Führer adressée au Duce.

Photo. Seyss-lnquart, à l'époque, ministre de l'Intérieur du gouvernement autrichien et le Führer : Déjà d'accord pour l'Anschluss.


[13]

Après le départ du prince, Mussolini se confia à Ciano, son gendre et ministre des Affaires étrangères. « Les Italiens vont se moquer de moi, dit le Duce. Chaque fois que Hitler occupe un pays, il m'envoie un message. »

« Les mots, avait dit un jour Hitler dans une conversation privée, jettent des ponts vers des régions inexplorées ».

La vanité du Duce était l'une de ces régions.

Une autre était l'invention du coup d'État par téléphone, il y a cinquante ans cette année.

L'un des protagonistes du drame, à l'époque, ne s'y était d'ailleurs pas trompé. « Ne me posez pas de questions ! Je ne suis rien de plus qu'un téléphoniste historique ! » devait laisser échapper dans un moment de sincérité cet après-midi là, devant les membres du cabinet, l'avocat Arthur Seyss-Inquart furieux...

RICHARD FOURNIER

BIBLIOGRAPHIE


1. DOCUMENTS

Tribunal militaire international, Procès des grands criminels de guerre devant le tribunal militaire international de Nuremberg, Nuremberg, 1947.

U.S. Chief of Counsel for the Prosecution of Axis Criminality, Nazi Conspiracy and Agression, Washington, U.S. Government Printing Office, 1946-1948, 11 volumes.

2. MÉMOIRES ET JOURNAUX

Puaux, Gabriel, Mort et transfiguration de l'Autriche, Plon, 1966.

Speer, Albert. Au cœur du Troisième Reich, Fayard, 1972.

3. OUVRAGES CONTENANT OU UTILISANT
DES DOCUMENTS ORIGINAUX.

Alan Brook-Shepherd, L'Anschluss, les nazis en Autriche, Presses de la Cité, 1964.

Allan Bullock, Hitler ou les mécanismes de la tyrannie, Gérard et Co., 1962.

Joseph Buttinger, Le précédent autrichien. Contribution à l’étude de la crise du mouvement socialiste, Gallimard, 1956.

Raymond Cartier, Hitler et ses généraux, Fayard, 1962.

Léonard Mosley, The Reich Marshal. A biography of Herman Gœring, Doubleday andCo., 1974.

William Shirer, Le troisième Reich, Stock, 1967.

John Toland, Adolph Hitler, Pygmalion, 1978.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 10 juin 2020 14:59
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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