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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Marcel Fournier, “Table ronde. La sociologie contemporaine et ses perspectives critiques.” Participants: Fernand DUMONT, Gabriel GAGNON, Nicole LAURIN-FRENETTE, Greg NIELSEN et Marcel RIOUX. Un article publié dans la revue Sociologie et sociétés, vol. XVII, no 2, octobre 1985, p. 119-132. Montréal: Les Presses de l'Université de Montréal. [Autorisation accordée par l'auteur le 12 décembre 2002 de diffuser, dans Les Classiques des sciences sociales, cette oeuvre et toutes celles publiées au Québec.]

[119]

Marcel Fournier (animateur)

Table ronde.

La sociologie contemporaine
et ses perspectives critiques
”.

Participants : Fernand DUMONT, Gabriel GAGNON, Nicole LAURIN-FRENETTE, Greg NIELSEN et Marcel RIOUX


Un article publié dans la revue Sociologie et sociétés, vol. XVII, no 2, octobre 1985, p. 119-132. Montréal : Les Presses de l'Université de Montréal.



S'il est une coutume dont nous ne savons plus que faire dans nos milieux universitaires, c'est bien celle de rendre hommage, souvent avec la formule des « Mélanges », à un professeur éminent au moment de sa retraite. Et il est loin d'être certain que M. Marcel Rioux se serait plié de bonne grâce à un tel rituel : encore actif au plan de la recherche, de la réflexion et de l'écriture, celui-ci s'est par ailleurs montré intéressé à participer à un débat intellectuel avec quelques collègues.

La rencontre a eu lieu à Québec dans les locaux de l'Institut québécois de recherche sur la culture *. Parce que le débat s'est déroulé sous le signe de l'amitié et de la complicité, la confrontation ne s'est pas transformée en polémique. Les participants étaient moins préoccupés de faire valoir une idée ou de défendre une thèse que de partager des interrogations, pour ne pas dire des inquiétudes communes face au devenir de nos sociétés modernes et au rôle que peuvent y jouer les intellectuels.


ÉTAT CRITIQUE DE LA SOCIOLOGIE

MARCEL FOURNIER : L'objectif de cette table ronde n'est pas d'abord d'analyser l'oeuvre de Marcel Rioux ni d'évaluer sa contribution à la sociologie critique, mais bien plutôt de discuter avec Marcel Rioux de la question suivante : qu'est-ce que les sociologues peuvent dire, dans une perspective critique, des sociétés contemporaines (dont le Québec) et de leur avenir ? Pour amorcer la discussion, je vous suggère deux thèmes ou sous-questions. La première concerne les grandes perspectives sociologiques qui se sont développées ou qui sont en voie de se développer au Québec : qu'est-ce, en ce sens, qu'une perspective critique en sociologie ?, et en quoi cette perspective s'est-elle développée d'une manière originale au Québec ?

Dans la deuxième partie de cette discussion, j'aimerais que nous abordions la question de l'apport spécifique de la sociologie, en regard du rôle des intellectuels, dans les sociétés occidentales et de manière plus particulière dans la société québécoise. Dans l'analyse de cette question, nous pourrons, si vous le souhaitez, aborder des thèmes ou des problèmes auxquels s'est intéressé Marcel Rioux au cours des dernières années ; par exemple, la spécificité culturelle, les pratiques émancipatoires, et la place de la création artistique dans nos sociétés.

Au moment de l'organisation de cette table-ronde, j'avais invité Marcel Rioux à nous présenter au début de cette discussion quelques propositions ou éléments de réflexion. Il a cependant décliné [120] l'invitation, prétextant, tout comme Churchill, qu'il ne pouvait penser sans son cabinet. En d'autres termes, il préférait nous voir engager cette discussion dans la spontanéité, sous un mode « automatiste » par référence à Borduas et Riopelle. Je me permets cependant de lui donner d'abord la parole en lui demandant de nous dire ce qu'il pense de l'évolution récente de la sociologie.

MARCEL RIOUX : Peut-être ne suis-je pas suffisamment informé des courants nouveaux qui se sont développés ou sont en voie de développement au Québec, mais il m'apparaît qu'il serait utile de nous demander, avant d'aborder cette question-là, si la sociologie aura toujours une place importante, éminente dans les décennies à venir. Je me souviens personnellement d'avoir assisté à un colloque où les musiciens se demandaient ce que sera la musique en l'an 2000. Inutile de vous dire que les sociologues ne se sont jamais posés cette question, mais eux, les musiciens, se la posaient. J'avais trouvé cela extrêmement intelligent.

Étant donné ce qui se passe dans le monde, étant donné le rôle insigne de la musique, l'on n'a pas besoin de suivre les thèses d'Attali pour souscrire à cette idée-là. Ce qui me préoccupe, c'est de savoir si la sociologie, née avec la société industrielle, ne va pas s'effilocher à mesure que cette société industrielle change, qu'elle rentre dans une période de transition où, pour reprendre l'expression de Gramsci, du neuf veut naître. Si je devais donner une opinion au sujet de la sociologie et de son avenir, je dirais qu'il faut regarder du côté de la pluridisciplinarité. Je ne crois pas que l'on ait avantage à s'en aller dans une niche presque écologique en se disant, « Ça appartient à la sociologie ». Plus je lis, plus je réfléchis là-dessus, plus il me semble que d'autres disciplines seraient bienvenues pour épauler, pour travailler avec la sociologie. Je ne veux pas me faire ici un défenseur inconditionnel de la sociologie, croyant qu'elle va continuer d'exister comme elle a existé auparavant. Je poserais la question de manière beaucoup plus radicale : Est-ce que la sociologie va toujours exister ?

GABRIEL GAGNON : L'on peut se poser la question surtout à propos de ce que j'appelle les anciennes sociologies, de celles qui ont montré leurs limites et qui aujourd'hui sont au cœur du débat sur les insuffisances de la sociologie ; je parle de la sociologie positiviste et de la sociologie marxiste. Pour ma part, je pense que la sociologie critique, que Rioux a contribué à construire au Québec, nous permet d'avoir une vision de l'avenir plus intéressante parce que cette sociologie critique permet justement de prendre en considération plusieurs dimensions, d'avoir une perspective holiste et de tenir compte de l'ensemble de pratiques émancipatoires. Je ne vois pas seulement cela dans la pluridisciplinarité parce que d'autres disciplines comme les sciences politiques, l'anthropologie et l'économie sont aussi confrontées aux mêmes problèmes. C'est plutôt la sociologie critique qui permet pour les 20 ou 25 prochaines années d'avoir une ouverture, de travailler sur un certain nombre de choses alors que les autres perspectives, le positivisme et le marxisme en particulier, m'apparaissent épuisées.

MARCEL FOURNIER : À la suite des interventions de Gabriel Gagnon et de Marcel Rioux, nous pouvons nous demander si le pluralisme souhaité au plan disciplinaire peut aussi être réalisé au plan théorique. Pour Marcel Rioux qui est allé du fonctionnalisme en anthropologie à la sociologie critique en passant par le marxisme, le pluralisme théorique au sein d'une même discipline est-il souhaitable ?

MARCEL RIOUX : La sociologie critique est une sociologie chaude, comme on peut dire d'un marxisme qu'il est chaud ; selon l'expression d'Ernst Bloch, il faut dans les périodes de transition essayer de dépasser la critique de l'existant pour voir ce qui se pointe à l'horizon. Dans la perspective d'Ernst Bloch, l'accent est mis sur l'utopie, le principe « Espérance », sur ce qui veut naître en somme. Je me réfère encore à Gramsci qui dit : « L'ancien a du mal à mourir et le neuf ne veut pas arriver. » Je crois qu'en cela l'on est dans un marxisme chaud, que l'on suit quand même Marx. Marx disait qu'il n'était pas philosophe, qu'il n'était pas historien. Ce qui l'intéressait était au-delà de tout ça. Bien qu'il ait maîtrisé, en partie si vous voulez, l'histoire, l'économie et la philosophie, sa démarche voulait, je pense, aller au-delà du capitalisme qu'il croyait condamné. C'est peut-être venu plus tard qu'il ne l'espérait...

FERNAND DUMONT : Si l'on jette un regard superficiel sur la situation actuelle, en 1985, de la sociologie, et j'ai l'impression que cela vaudrait non seulement pour le Québec mais pour d'autres pays occidentaux, l'on a d'abord le sentiment d'un extraordinaire éparpillement : éparpillement de spécialisations, d'intérêts, de théories. Parallèlement, l'on n'a pas l'impression d'en avoir terminé avec ce que j'appellerais les doctrines sociologiques, pour ne pas employer le mot théorie. Il est [121] vrai que des courants comme le marxisme, par exemple, sont relativement en veilleuse. Mais c'étaient des théories officielles, pour ainsi dire. Les tendances d'aujourd'hui sont moins affirmées, moins mises en forme de théories générales. C'est pourquoi il est difficile d'en tenter le repérage et la classification. Par ailleurs, on constate un retour aux sources. Je suis frappé par le nombre de sociologues qui se mettent à relire les classiques, Montesquieu, etc. Nous assistons d'une part à une sorte de piétinement et, d'autre part, à une sorte de période plus réflexive. Cela s'expliquerait, me semble-t-il, par une série de phases historiques qu'a traversées la sociologie au Québec. Je vais être encore là extrêmement superficiel. Il y a d'abord eu la période des origines, qui est plus ou moins élastique, et qui a été celle de l'affirmation scientifique. C'est celle que j'ai connue à l'Université Laval quand j'ai commencé mes études ; on était positiviste mais dans un sens très large, pas dans le sens d'une école particulière. Je pense que Robert Sévigny a aussi connu cette période. La deuxième période fut celle de l'affirmation sociale de la sociologie : oui, je veux dire que la sociologie a pris alors la suite de mouvements sociaux divers, nationaux et autres qui ont connu leur grand essor dans les années 60. À ce moment-là la sociologie était à la remorque des grands mouvements sociaux même si elle se pensait parfois en avant. Il était normal qu'elle parut alors incontestable dans son existence et assez facilement orientée dans un sens ou dans un autre selon que les mouvements sociaux l'y incitaient. Actuellement nous sommes, dans une troisième période où personne ne s'emballe pour les mouvements sociaux, en tout cas pas pour le nationalisme, ni pour le syndicalisme, ni pour tel ou tel parti politique. Les mouvements sociaux ne sont donc plus là pour inciter la sociologie à prendre place dans la société, soit pour critiquer ses grandes orientations soit pour les devancer. Je crois qu'on se trouve aujourd'hui dans une période réflexive qui ressemble singulièrement à l'état actuel de notre société.

MARCEL FOURNIER : Mais qu'elle serait là si vous me le permettez, Fernand Dumont, la signification du développement d'une sociologie dite critique, dans ce contexte.

FERNAND DUMONT : Avec un mauvais jeu de mots, je dirais que cette sociologie critique est dans un état critique parce qu'il ne peut pas y avoir une sociologie critique qui trouve en elle-même son point de départ si elle n'est pas incitée, comme je le disais tantôt, par des mouvements sociaux assez facilement discernables. Et quitte à ce que la sociologie le remette en question, il faut bien que la sociologie parte de quelque part et d'une incitation qui ne lui vient pas que d'elle-même. Cette incitation, je ne la vois pas sous une forme un peu observable, sauf pour ce qui est de telle ou telle enquête, de tel ou tel secteur de recherche.

GREG NIELSEN : J'aime bien le débat qui nous réunit ici. Voir à la même table Nicole Laurin-Frenette, Fernand Dumont, Marcel Rioux, Gabriel Gagnon et Marcel Fournier, c'est extraordinaire pour un anglophone néo-québécois qui a été invité à l'intérieur du cercle intime de la sociologie critique au Québec. Il y a une chose qui me frappe, qui est plus générale et un petit peu plus abstraite ; le plus important pour la perspective critique en sociologie c'est ce que C. Wright Mills a appelé dans les années 50 l'imagination sociologique, c'est-à-dire la capacité de faire la liaison entre la contextualisation de l'acteur historique et la distinction de son altérité (au sens culturel ou anthropologique) afin de discerner la dimension proprement critique ou esthétique de sa praxis. L'imagination sociologique c'est, il me semble, le leurre qui attire toujours les étudiants vers la sociologie, qu'ils fassent ou non partie d'un mouvement social. Cette imagination sociologique donne à la sociologie critique un autre sens, elle fait naître chez les sociologues qui l'exercent une passion. En ce sens-là, la sociologie critique est à la fois une passion et une science. Et c'est très important, à un moment où les débats se font moins entre les marxismes historiciste et structuraliste, entre l'herméneutique et le positivisme, entre la sémiotique et la sociologie critique. Ces grands débats des années 60 et 70 sont eux-mêmes remis en question. Aujourd'hui les questions sont plutôt, qu'est-ce que la sémiotique peut faire pour la sociologie critique ?, qu'est-ce que l'herméneutique peut faire pour le positivisme ? et vice versa. Je suis d'accord avec Monsieur Dumont en ce sens. Les anciens débats qui ont séparé le marxisme et le fonctionnalisme, par exemple, sont dépassés. Aujourd'hui, on s'interroge plutôt sur le rôle de l'idéologie féministe dans une sociologie qui en émerge, qui analyse la division des sexes ; on s'interroge sur l'écologisme ou le pacifisme qui développe une vision de la totalité auparavant peu considérée. Il y a beaucoup de nouvelles idées qui sont en train de passer en sociologie, mais il n'y a pas vraiment de nouvelles perspectives, au sens scientifique, qui émergent. Moi, j'aimerais savoir si quelqu'un connaît une nouvelle perspective en sociologie. Selon moi, la sociologie critique doit s'appuyer sur l'imagination sociologique, ce qui me rapproche de Marcel Rioux, de ce qu'il défendait tout à l'heure ; à savoir le caractère [122] pluridisciplinaire non seulement entre les sciences sociales mais aussi entre les belles lettres (théorie littéraire du texte, histoire de l'art, critique iconographique et cinématographique, etc.). Il me semble que nous avons un besoin urgent d'aller au-delà de la sociologie critique jadis fondée sur la philosophie de la conscience vers une nouvelle théorisation du discours ou du dialogue social. Au sens de Bakhtine, la critique dialogique peut nous mener dans la profondeur du monde-vécu quotidien et ainsi permettre la critique de sa « dépoétisation ». Il faut d'abord reconnaître la domination avant de la dépasser.


DE LA DIFFICULTÉ
DE PENSER LE SOCIAL

NICOLE LAURIN-FRENETTE : J'ai tendance à penser qu'on est dans un moment de flottement, il y a un vide. Au fait, j'ai l'impression que l'on n'a pas beaucoup besoin des sociologues dans la société en général. Le projet de la sociologie est probablement toujours du côté soit du pouvoir, soit de la révolution. La sociologie qu'on pourrait appeler critique devrait être liée à des mouvements de contestation, à des mouvements sociaux. L'une des causes du vide actuel est le fait que le pouvoir, les institutions qui forment, qui gèrent et qui dirigent la société, ne font plus tellement appel aux sociologues, n'ont pas beaucoup besoin d'eux. Par ailleurs, les gens qui voudraient contester, les groupes ou les mouvements qui voudraient un nouveau type de société ou une transformation de la société actuelle sont en ce moment relativement peu organisés et peu perceptibles ; et ils n'ont pas non plus de projet et de lieu où avancer une réflexion sociologique. Je pense que le projet de la sociologie est quelque chose qui est très beau, qui était très beau ; c'était le projet de comprendre « rationnellement ». Cette démarche intellectuelle implique ou mieux, laisse la possibilité ouverte à plusieurs méthodes d'approche. L'objectif est de comprendre la société, son fonctionnement et son devenir. On cherche non seulement à savoir ce qui est en émergence mais comment on peut transformer la société. Ce projet de compréhension globale échappe en ce moment à la sociologie. Si l'on veut relancer la sociologie et lui redonner un nouveau souffle, je pense que l'on ne peut pas faire l'économie d'un retour aux sources. Il faut prendre appui sur ces acquis-là quitte à les adapter ou à les transformer. Mais le plus grave problème en ce moment, c'est l'absence de demande sociale ou de lieu où pourrait s'ancrer une démarche de sociologue.

GABRIEL GAGNON : Je ne suis pas si pessimiste à propos de la disparition des mouvements sociaux ou sur la critique de la sociologie critique. Ce n'est pas parce que les mouvements sociaux auxquels nous nous sommes particulièrement attachés ces dernières années, par exemple le nationalisme et le syndicalisme, ont atténué leur présence dans la société, que n'existent plus dans la société, de façon souterraine, les prémisses ou, disons, les éléments de mouvements sociaux. Il y a ce que l'on appelle le mouvement alternatif, le mouvement autogestionnaire et le mouvement pour l'autonomie. Ce qui est intéressant avec la sociologie critique, c'est qu'elle privilégie des méthodes moins lourdes que les anciennes sociologies. Comme Marcel Rioux le dit dans ses écrits, le social n'est pas théorisable de part en part ; il faut que la sociologie aille auprès des gens, auprès des groupes et qu'elle suive de très près les pratiques émancipatoires sans nécessairement chercher à les théoriser. C'est pour cela que Rioux oppose la sociologie critique à la théorie critique. Tant qu'il y aura une société ou des sociétés, il y aura de la sociologie. Mais évidemment, il va falloir adapter les instruments, adapter les concepts aux transformations dans la société. L'intérêt de la sociologie critique est qu'elle permet d'aller du côté des nouvelles pratiques, de les faire comprendre, de les mettre en évidence. Le devoir des sociologues comme intellectuels est de donner voix à des gens ou à des groupes qui n'ont pas de voix dans la société, qui sont mal connus et aussi, ce qui est peut-être l'aspect le plus important, de prendre des risques. Marcel Rioux insiste beaucoup sur cet aspect, le sociologue doit accepter maintenant de prendre des risques auprès des groupes. Non plus s'asseoir sur des théories et des méthodes très scientifiques et très bien éprouvées, mais aller avec les groupes et faire des œuvres qui, même si elles apparaîtront pour certains moins sociologiques ou moins scientifiques que d'autres, sont des œuvres et des travaux dont on a besoin maintenant. Si l'on attend la demande de l'État et des groupes, l'on risque bien sûr de se retrouver dans une période de vide ou d'insatisfaction. Il faut aller au-delà de ça, la sociologie critique doit aller au devant des demandes et créer elle-même une demande de critique dans la société. Si les sociologues avaient toujours attendu que les groupes sociaux leur demandent de travailler sur leur société, j'ai l'impression que l'on n'aurait pas eu Marx, et un certain nombre d'autres sociologues critiques.

FERNAND DUMONT : Pour moi, ce n'est pas simplement une question de demande ; lorsque dans la société des courants divers s'affrontent et s'affrontent ouvertement, la sociologie trouve pour ainsi [123] dire une pré-sociologie déjà à l'œuvre. Dans le passé les grandes sociologies sont toujours nées dans des conjonctures comme celle-là, que ce soient les bouleversements de la Révolution française ou les bouleversements de la révolution industrielle, avec l'émergence des mouvements ouvriers pour Marx, l'émergence de l'État laïque pour Durkheim et l'apparition subite d'une société démocratique pour Tocqueville. Il y a toujours eu une sorte de pré-sociologie à l'œuvre dont la sociologie a pris la suite et dont elle s'est faite la critique. Je ne suis pas désespéré de voir que ce n'est plus aussi net ; je suis au contraire amené à me demander où dorénavant la sociologie va trouver son départ. Je parierais que ce sera plus en profondeur. La sociologie va se radicaliser, dans le sens étymologique du terme, c'est-à-dire descendre un peu plus bas vers ses racines, étant donné que les suggestions ne lui viennent pas aisément de la société qui l'entoure. Et cela, à mon avis, est vrai aussi bien pour la sociologie critique que pour la sociologie dite positive qui va continuer d'exister bien entendu. Comme Marcel Rioux le souligne dans son ouvrage, Essai de sociologie critique, la sociologie positive a aussi besoin de redescendre beaucoup plus profondément vers les fondements de ses schémas explicatifs.

MARCEL FOURNIER : Si la première perspective qui s'offre àla sociologie est celle de la radicalisation, quelle est, M. Dumont, la seconde ?

FERNAND DUMONT : Ou bien la sociologie se radicalise, ou bien elle devient un outil comme un autre du fonctionnement de nos sociétés, une des pièces de la production de nos sociétés. On multipliera les enquêtes utiles pour tel ou tel besoin social, pour tel ou tel pouvoir, pour tel ou tel organisme d'intervention. C'est d'ailleurs ce qui se fait de plus en plus, il suffit de regarder autour de nous pour constater qu'il y a une banalisation de la recherche sociologique.

GREG NIELSEN : Ici vous distinguez deux aspects de l'institution de la sociologie. Il y a, d'une part, sa fonction organisatrice, qui l'amène à développer une infrastructure technique et discursive (revues, maisons d'éditions, centres de recherches, structures administratives et pédagogiques) et à élaborer le discours officiel de la sociologie (les règlements de sa scientificité, la hiérarchisation de ses agences, le sacré de la permanence). D'autre part, nous pouvons discerner sa fonction régulatrice qui donne les normes et valeurs instituantes de la sociologie (la critique de sa scientificité, la mise en question de la sous-représentation des femmes, la création des programmes de travail partagés). Alors que les fonctions instituées et instituantes travaillent toujours ensemble dans la tension d'une condition de production, c'est peut-être dans l'écart entre les deux que se trouve la dimension esthétique de l'imagination sociologique et que se situe aussi la sociologie critique, celle que Marcel Rioux a développée. Ici l'instituant s'oppose à l'institué. Le défi de la sociologie critique qui, par définition, se radicalise, c'est d'aller chercher la dimension instituante de l'activité sociale malgré les tendances instituées de ses propres fonctions organisatrices.

NICOLE LAURIN-FRENETTE : Lorsque j'ai parlé de demande sociale, je voulais en parler non pas au sens courant du terme, c'est-à-dire des besoins qui s'expriment sous forme de demande de travail sociologique sur un point précis, mais au sens plus vaste du terme, au sens de ce qui serait en voie de constitution et demanderait à être pensé. Et en référence à ce que Gabriel Gagnon disait, il me paraît intéressant d'aller voir dans des lieux, dans des points précis où se passent des choses et d'essayer de les comprendre, de les analyser. Mais ce qui me parait l'enjeu peut-être le plus important en ce moment, c'est de penser dans le sens de la totalité. Ce qui pose problème à la sociologie actuellement, c'est de penser la totalité du social, de penser l'ensemble. Nos racines, les théories classiques dont on s'est nourri comme sociologues, étaient des systèmes de pensée sur la totalité de la société, non seulement la totalité de son fonctionnement, de sa cohérence, mais aussi celle de son devenir dans le temps. Aujourd'hui l'on est devenu aveugle et, revenant sur ce que je disais auparavant, je préciserais que tout cela est lié aux mouvements profonds dans la société ou, en tout cas, à l'absence de traduction de ces mouvements profonds : tout autant du côté du pouvoir que du côté de sa contestation, il n'y a pas de demande d'être pensé.

Pour ce qui est de la contestation, il faudrait y revenir. Limitons-nous pour l'instant au pouvoir, nous sommes dans une période politique où précisément le pouvoir a comme caractéristique de ne pas demander d'être pensé, de ne pas demander de rationalisation, de légitimation, de théorie sur sa cohérence et sa présence. C'est un pouvoir qui cherche à s'épargner d'être pensé, c'est une des raisons du vide dans lequel l'on flotte. Moins l'on pensera « la société », à la fois la société politique et la société civile, en termes de cohérence et de globalité, mieux ce sera du point de vue du pouvoir. Cette situation actuelle nous influence beaucoup, l'on est exactement là où le [124] pouvoir nous veut. Enfin, je suis comme toujours désespérée et pessimiste, et je m'en excuse, car il y a sûrement d'autres types de force qui sont à l'oeuvre. Mais en fait, c'est comme cela que je vois actuellement les choses.

GREG NIELSEN : Y a-t-il actuellement des utopies possibles ?

NICOLE LAURIN-FRENETTE : Avant de parler d'utopies, moi je commencerais par essayer de penser ce qui est là actuellement. Qu'est-ce que c'est que cette société ? Comment peut-on comprendre la société québécoise, la société occidentale ou la société mondiale ? C'est actuellement mal vu d'essayer de penser l'ensemble, c'est quasiment obscène. Devant des efforts, des démarches ou des tentatives dans ce sens là, les gens ont la même réaction que celle qu'ils ont devant l'obscénité. Il est devenu ridicule en sociologie d'essayer de penser la société dans le sens de son devenir. Tout cela m'apparaît assez inquiétant.

MARCEL RIOUX : J'aimerais ajouter une notule à ce qu'on a dit tout à l'heure ; que les penseurs, les sociologues reviennent sur des auteurs anciens, cela fait un peu partie de la mode rétro et du désenchantement qui a commencé avec Weber et les membres de l'école de Francfort, Adorno, Horkheimer, ... Nous subissons aussi ce désenchantement, nous avons le sentiment que le peuple n'accomplit pas les prophéties, et Dieu sait si, dans nos disciplines, il y en a eu des prophéties. Aussi sommes-nous désenchantés, nous nous retournons vers tout autre chose. À l'époque de l'école de Francfort par exemple, on était retourné à l'idéal de l'honnête homme de la Révolution française ou d'après la Révolution française. Aujourd'hui aussi on se désespère du social et au lieu, comme certains d'entre nous le préconisent, d'aller voir chez les gens eux-mêmes, chez les groupes, chez les collectifs, ce qui se passe et ce qui peut ou pourrait être émancipatoire, on retourne à d'anciens auteurs. Il y a une floraison d'études historiques sur d'anciens maîtres. Moi je n'ai rien contre les anciens maîtres, bien au contraire, mais je ne pense pas que ce soit la solution au problème, je prétends toujours avec Glucksman que les maîtres-penseurs étaient des gens qui ne croyaient pas beaucoup à la pratique. On rapporte qu'Althusser aurait dit : « Que les ouvriers s'occupent de la nature, nous, on va passer aux théories. » Le retour aux maîtres-penseurs, c'est peut-être un effet de notre siècle rétro ; si les gens vont chercher dans le passé, c'est qu'ils sont un petit peu découragés, débobinés par tout ce qu'ils voient comme mode, musique, etc. Je me demande si certains théoriciens, sociologues ou philosophes ne suivent pas aussi cette mode rétro : c'était le bon temps, les maîtres-penseurs pensaient et prédisaient... Dans nos sociétés contemporaines, si tant est qu'on met l'accent sur la pratique, la théorie ne peut plus occuper la place qu'elle a eu du temps des maîtres-penseurs, elle doit laisser place à la pratique. Mais ce changement ne s'est pas fait.

GABRIEL GAGNON : J'ai un certain nombre de doutes sur l'idée de Nicole Laurin-Frenette au sujet de l'obscénité de faire de la théorie, je me rallierais plutôt à ce que disait Marcel Rioux il y a quelques instants. J'ai l'impression qu'un certain nombre de gens aujourd'hui (peut-être plus en France qu'au Québec) sont en train de se réfugier non pas seulement dans le passé mais aussi dans des reconstitutions assez théoriques sur la république, la société, le social, la société civile, etc. Ce que nous devons faire, c'est retourner à quelque chose de plus profond et de ce point de vue je suis d'accord avec Dumont. On ne sait plus ce que pensent les travailleurs, ce que pensent les jeunes, ce que pensent les gens qui sont en train de créer de nouvelles organisations. Cela dépend peut-être de notre âge, nous sommes une génération qui a fait d'autres choses ; cela dépend peut-être aussi des grands instruments théoriques que l'on s'est donnés et qui n'étaient peut-être pas des instruments assez souples pour saisir dans leur essence les mouvements et les pratiques. Et c'est là qu'est l'intérêt de la sociologie critique. Il nous faut donc une sociologie plus portative, plus près du terrain, plus près de la naissance des nouvelles choses parce que si on s'aventure avec Althusser, Poulantzas, Parsons ou même Habermas pour essayer de saisir ce qui se passe actuellement de nouveau dans notre société, on risque de passer à côté, on va avoir beaucoup de difficultés à adapter cela. Peut-être faut-il essayer de le faire quand même en oubliant ou en mettant temporairement de côté ces auteurs-là ? La sociologie critique nous invite à ne plus avoir nécessairement de grands maîtres. La sociologie, ça se fait aussi au ras du sol, ça se fait aussi en observant ce que les gens font. À ce moment-là je serais d'accord avec l'idée d'une radicalisation de la sociologie. Il faut cesser de voir les gens tout simplement comme des supports de la structure ou des supports du pouvoir, il faut les voir comme des agents, comme des gens en train de produire des choses. On va regarder ce qu'ils sont en train de produire et on verra bien ; si on a l'impression qu'ils ne [125] produisent rien, on aura au moins fait un effort. Si on ne fait que se réfugier dans la lecture de Kant, de Marx ou dans la fabrication de grandes théories, je pense qu'on passe à côté de la conjoncture actuelle qui en est vraiment à un point de rupture. On doit être présent et non pas attendre qu'il en sorte un mouvement social qui nous ferait une demande globale pour que l'on puisse faire une nouvelle grande théorie.

FERNAND DUMONT : Je ne pense pas que la sociologie critique doive être définie de façon négative, je ne pense pas que la sociologie critique soit la négation des grandes théories. Au contraire, à partir de ce qui bouge dans une société, le sociologue est fatalement conduit à se demander quel en est le contexte. Pensons simplement à tel ou tel groupe qu'on appelle novateur : est-ce que la novation qu'il annonce a une promesse de durée ? Il faut bien l'évaluer car, si on fait de la critique, on ne peut pas seulement prendre la suite de ce que les gens critiquent. Il faut l'évaluer du point de vue de sa portée historique, l'évaluer aussi, j'oserais même dire, du point de vue de sa valeur. Pour y arriver, on peut difficilement éviter de reconstituer ce que j'appelle le contexte. C'est cela pour moi la fonction de la théorie ; ce n'est pas de s'élever dans le ciel platonicien. Dans le même sens j'ajouterais ceci, la sociologie critique n'est pas simplement un morceau de la sociologie à côté d'une sociologie positive, d'une sociologie herméneutique. C'est une lecture d'ensemble du social, comme d'ailleurs l 'est aussi la lecture positive, comme l'est aussi la lecture herméneutique. Mais qu'est-ce qui distingue une sociologie herméneutique ou une sociologie critique d'une sociologie positive ? C'est la place qu'elle fait au sujet, à ce qui après tout fait bouger le social, ce qui le fait avancer. Le sujet peut être tout aussi bien un sujet collectif qu'un individu. L'herméneutique est plutôt tournée vers une récupération du sens perdu dans le passé, dans les institutions dont nous ne comprenons plus la signification et qu'il faut pour ainsi dire se réapproprier. En comparaison, la sociologie critique me paraît être, tout autant que la sociologie herméneutique, une sociologie du sujet mais du sujet tourné vers l'avenir. C'est pourquoi elle débouche fatalement sur l'élucidation d'utopies, d'abord, comme le dit Gabriel Gagnon, par la récupération des utopies, la lecture des utopies qui se dessinent plus difficilement aujourd'hui qu'il y a 10 ou 15 ans, mais aussi par une reprise de ces tendances par référence à une utopie plus globale ; c'est là aussi la tâche de la sociologie critique mais je ne suis pas sûr que ce soit votre avis. Il s'agit d'une tâche globale, et quand je dis que la sociologie doit se radicaliser, c'est à cette tâche que je pense. On ne peut pas se contenter de faire (je caricature un peu) le catalogue de ce qui paraît être novateur ici ou là. Prenons l'exemple de la multiplication des sectes religieuses, de la remontée extraordinaire du religieux. Est-ce qu'on va prendre cela pour argent comptant en disant que c'est novateur ? C'est novateur, mais en quel sens, et cela peut mener jusqu'où ? Il y a des choses qui paraissent novatrices et qui ne sont en réalité que de simples résurgences rétro. La tâche critique, cela ne consiste pas simplement à déceler, à observer ce qui est neuf ; cela consiste aussi à évaluer, à nos risques et périls. Mais évaluer par rapport à quoi ? Par rapport, je pense, à une sorte d'utopie globale que nous répugnons évidemment tous, les uns et les autres, à préciser mais qui est au bout fatalement de la tâche de la sociologie critique.

GREG NIELSEN : Mais je vois une distinction nette entre le discours sur la sociologie critique que vous êtes en train de développer et celui de M. Rioux. La sociologie critique, ce n'est pas, il faut l'admettre, n'est pas Marcel Rioux... ; tant en Angleterre, aux Etats-Unis, en France qu'ailleurs, il y a divers types de sociologie critique. Certaines sont plus néo-wébériennes, d'autres plus néo-marxistes, d'autres plus néo-culturalistes, etc. ; M. Rioux qui a toujours été plus ou moins lié aux courants chauds et aux courants culturalistes du marxisme, me semble avoir été de cette logique, de cette tradition. M. Dumont et M. Rioux arrivent pourtant à une conclusion un peu semblable alors qu'il y a une différence radicale entre leur épistémologie. Comment l'expliquer ? Est-ce que vous avez une idée là-dessus ?

MARCEL FOURNIER : Peut-être faudrait-il demander à M. Rioux ce qu'il pense de la conclusion à laquelle vous arrivez ?

MARCEL RIOUX : Bien, je vais y arriver peut-être indirectement ; dans l'acception de la notion de sociologie critique, il y a plusieurs maisons. On voit ces différences si l'on prend pour exemple deux livres seulement, deux excellents livres, ceux de Norman Birnbaum et de Tom Bottomore, dont les titres sont Toward a Critical Sociology et Social Criticism. Je crois, pour ma part, que la sociologie critique telle que je la comprends et que j'essaie de la pratiquer, vient plutôt de la notion d'intérêt de connaissance chez Habermas. Pourquoi étudie-t-on le social historique ? Quel [126] est l'intérêt de connaissance ? Selon Habermas, il y a d'abord le point de vue positif, la description de l'existant : volente/nolente ; on est un petit peu ramené à Durkheim qui disait « fastidieuses les choses que vous observez de l'extérieur », d'un point de vue positif ; le point de vue herméneutique c'est, comme Fernand Dumont l'a dit tout à l'heure, une espèce d'exégèse. Il y a des vérités qui ont été dites ou écrites mais qui se sont perdues, il faut, par une espèce de régression dans le temps, chercher à savoir où est la vérité ; c'est donc de l'interprétation et de la compréhension. Je crois que Habermas a dévié de son projet initial. L'intérêt de connaissance dont il est question dans sa sociologie critique se rapproche de Marx. Marx ne se voulait ni philosophe, ni économiste, il se voulait le défenseur de la classe ouvrière, de cette classe qui, disait-il, allait remplacer la bourgeoisie comme celle-ci l'avait fait pour l'aristocratie. Mais Habermas lui-même a éliminé certains concepts qui, pour moi, sont à la base de la sociologie critique, dont celui de praxis. Savez-vous, le titre de la traduction française de Theorie und Praxis, est Théorie et pratique ; praxis est dans le titre original en allemand. C'est pour moi très significatif. Vous pouvez, si vous le voulez, effacer un bon bout de ce qui faisait l'assise théorique du marxisme... Par ailleurs, je voudrais discuter du concept d'émancipation qui existait chez les Anciens ; il était alors question d'une émancipation individuelle par laquelle on devait combattre le dogmatisme des mouvements irrationnels. Montaigne est allé jusqu'à dire qu'il faut s'émanciper de l'amour parce que, selon plusieurs théoriciens, c'était l'aberration suprême qui nous fait connaître les pires moments de notre existence. Je pense que l'émancipation collective est davantage le fait de la tradition marxiste. Qu'est-ce que Marx voulait ? Il voulait que s'émancipent les travailleurs, ceux qui n'avaient que leur force de travail à offrir. Moi, je garde l'émancipation comme intérêt de connaissance. L'émancipation, qu'est-ce que ça veut dire ? Les hommes n'ont pas encore réussi à combler tous les grands désirs, par exemple de ceux qui sont morts à la Révolution française pour l'Égalité, la Fraternité, la Liberté. Dans le fond, c'est la grande question que se posait l'école de Francfort. Jusqu'à l'école de Francfort, nous, les sociologues ou les philosophes, nous étions tous plus ou moins les petits-fils de la Révolution française qui avait posé toutes ces questions. Examinons la situation actuelle. Je viens de lire un livre que quelques-uns d'entre vous ont lu, la Démocratie contrariée, qui prend pour exemple les États-Unis. À comparer les grands desseins des fondateurs avec les pratiques contemporaines, y a-t-il démocratie ? Évidemment vous pouvez aligner des chiffres sur, si vous voulez, les grandes transnationales, les quelques oligarchies qui mènent les États-Unis. Je l'avais déjà observé à propos de la domination culturelle où l'on se rend compte qu'au niveau culturel, ce sont les mêmes mécanismes, les mêmes institutions qui sont à la base de l'impérialisme américain. Dans son ouvrage, la Démocratie contrariée, publié aux éditions Rencontres, M. Astre dit qu'on peut prendre à contre-pied certaines observations de Tocqueville. Mais Tocqueville est aussi venu au Québec après être allé aux États-Unis, aptes avoir écrit la Démocratie en Amérique. Il a aussi écrit un petit volume en 1850 qui s'intitule l'Ancien régime où il dit qu'à regarder, qu'en essayant de comprendre ce que ces gens-là avaient en mains pour s'informer, que l'on pouvait prévoir ce qui est arrivé. Les économistes d'aujourd'hui suivent le modèle économiste et ont les yeux sur le taux d'intérêt de la semaine prochaine, le taux de chômage, etc., à telle enseigne, comme je le disais à un économiste, que l'on a oublié les fameux mouvements Kondatrieff, les cycles de 50 ans. Il faut des réponses à mettre dans l'ordinateur : quel va être le taux d'intérêt à telle date ? Alors on ne suit plus le conseil de Tocqueville qui suggérait de regarder les grands mouvements. Quels sont les grands mouvements de nos jours ? Ça va peut-être éclater. Dans la Démocratie contrariée, Astre dit que ça ne peut plus durer comme cela. La démocratie en Amérique, celle décrite optimalement par Tocqueville, s'est bousillée en cours de route.


UTOPIES ET PRATIQUES ÉMANCIPATOIRES

MARCEL FOURNIER : Par cette dernière intervention, Marcel Rioux nous invite à aborder la question centrale de cette table ronde, qu'est-ce que la sociologie aujourd'hui a à dire sur le devenir de nos sociétés contemporaines ? Il s'agit moins de se demander ce que pensait Tocqueville de sa société que de dire, en tant que sociologues, ce que nous pensons de la société dans laquelle nous vivons.

MARCEL RIOUX : Il faut le noter, c'est probablement la première fois dans son histoire que la sociologie est confrontée à un tel problème. Déjà Saint-Simon, avant Marx, cherchait à voir quels étaient les mouvements sociaux qui naissaient. On était au lendemain de la Révolution. Le concept assez extraordinaire que développe Saint-Simon est celui de rupture. Si l'on pouvait dire : il y a rupture à tel niveau, dans tel domaine, dans telle couche sociale, on ferait un peu comme Saint-Simon [127] qui, déjà, sous l'Ancien Régime avait observé une rupture entre ce qui était normatif et ce qui était pratiqué ou vécu. C'est probablement la tâche des sociologues et aussi des anthropologues et autres spécialistes en sciences sociales de savoir, de prévoir ce qui peut arriver. On n'a pas de modèle. Pour Saint-Simon et Marx, c'était déjà arrivé. Et à fortiori pour Weber, Durkheim ou l'école de Francfort. Tous étudiaient ce qui était déjà arrivé. Pour la première fois dans l'histoire, cette jeune discipline qu'est la sociologie est amenée à examiner une société en déliquescence, en transition vers autre chose et on ne sait pas trop, comme Fernand Dumont l'a lui-même remarqué, vers quoi nous nous dirigeons. Je ne suis pas d'accord avec Toffler qui croit que ta troisième vague va tout améliorer. Au contraire, ça va absolument dans le sens d'une diminution du pouvoir des individus et surtout de la disparition des endroits de contestation, comme l'usine par exemple. Les ouvriers n'ont plus besoin d'une usine, ils vont pitonner à la maison. Vous comprenez, à l'école l'enfant va aussi pitonner. On a connu des mouvements de rébellion, de révolte : c'étaient des ouvriers qui étaient ensemble. En 68, c'étaient des étudiants. Mais le jour où vous aurez supprimé tous ces « nous » et tout ce qui en faisait l'infrastructure, où chacun « pitonne » tout seul dans sa maison, le mari pitonne la nuit, la femme, le jour ; finies les grandes familles.

GABRIEL GAGNON : Bien, en revenant là-dessus il y a l'idée d'utopie qui semble être commune à Marcel Rioux et à Fernand Dumont et qui est fort intéressante. Mais, quelle peut être la liaison entre sociologie et utopie dans la société contemporaine et dans la société québécoise ? Je lisais récemment un livre intitulé le Socialisme romantique qui essaie précisément de s'intéresser à Saint-Simon, Fournier et à tous ces penseurs qui, au XIXe siècle en voulant faire de la sociologie, ont développé aussi des utopies, des pensées utopiques. Ces penseurs-là ont été laissés de côté par rapport à Marx. Je me demande si la période dans laquelle on vit n'est pas une période où les sociologues vont être obligés de se risquer et d'élaborer eux aussi des utopies même si parfois cela peut apparaître ridicule, pas tellement scientifique et contraire au virage technologique que de jouer dans l'utopie. Personnellement, je ne me sens plus en possession de théories ou d'instruments qui me permettent de dire où les sociétés contemporaines s'en vont, dans quel sens elles vont se développer. Les gens qui aujourd'hui osent dire cela n'ont vraiment pas ce qu'il faut pour le faire. La seule chose qu'on peut faire, c'est d'admettre et d'accepter que plusieurs des propos qu'on peut tenir sur nos sociétés sont des propos utopiques. Comme Marcel Rioux, c'est l'utopie autogestionnaire qui m'intéresse ; je veux jouer là-dessus, essayer d'inventer un avenir possible par rapport auquel on jugera des pratiques. J'ai aussi souvent discuté avec M. Rioux de son concept de nouveauté car tout ce qui naît dans une société n'est pas nécessairement émancipatoire. J'ai parfois l'impression, en le lisant, que tout ce qui est nouveau, est en soi émancipatoire ; que toute pratique individuelle, différente de ce qui se fait, serait émancipatoire. Il faut, je pense, trouver un critère. Mais quel critère ? On ne va pas prendre le critère scientifique et cela d'autant qu'à mon avis, il n'y en a pas. Est-ce qu'on peut prendre un critère moral ? Je ne pense pas que l'on soit justifié de le faire, le seul critère qui reste c'est une sorte d'utopie qui soit elle-même désaliénante et autour de laquelle on puisse travailler. Ce qui veut dire qu'un sociologue devrait être aussi poète, écrivain et faire autre chose qu'une sociologie strictement empirique ou théorique. Cela va dans le sens d'une pluridisciplinarité, non pas au sens de la discipline mais plutôt d'une sorte de travail pluridisciplinaire sur la société dans laquelle on n'a plus de garantie. On ne peut plus dire ni aux étudiants ni au public, ni au demandeur : « Voici, nous, nous sommes sociologues, nous pouvons vous dire ce que sera l'avenir de la société québécoise dans vingt ans, comment évolueront les sociétés contemporaines. » On ne peut plus oser dire de telles choses aujourd'hui avec les instruments que l'on a. Si l'on fait cela, on fait de la démagogie et on fausse la réalité. Alors moi, je suis un peu orienté vers l'utopie. Mais faisant cela, je ne vois pas très bien non plus en quoi la sociologie est meilleure pour construire des utopies que ne l'est la poésie, la musique ou bien l'art.

GREG NIELSEN : Nous revenons à la difficulté d'envisager la totalité sociale. La question à laquelle on doit répondre est celle-ci : est-ce que des pratiques émancipatoires sont possibles dans la société actuelle ? Et s'il y en a, les retrouve-t-on dans le féminisme, le pacifisme, l'écologisme ou la cogestion-autogestion ? Qu'est-ce que vous en pensez, Nicole Laurin-Frenette ?

NICOLE LAURIN-FRENETTE : Oui, je pense que dans les pratiques émancipatoires, il y a des enjeux de libération, d'émancipation, un peu partout, dans toutes sortes de groupes, de circonstances et de lieux. C'est intéressant et important d'essayer de les repérer, de s'engager avec les gens dans leur définition, de donner une forme à cela mais en même temps c'est aussi, je pense, un risque, un terrain dangereux. Qu'est-ce que c'est que l'émancipation ? Quand peut-on parler d'émancipation ?

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On est dans une société où le pouvoir lui-même crée des invitations à l'émancipation et engage les gens dans des démarches qui semblent émancipatoires mais sont en fait pseudo-émancipatoires. Tout cela est très difficile à démêler et je ne pense pas que ce soit seulement en demandant aux gens ce qu'ils pensent ou en les observant qu'on puisse dire des choses pertinentes là-dessus. Il faut aussi réfléchir et réfléchir en particulier sur le comment de l'émancipation, sur le comment cela fonctionne. Notre « job » principal comme sociologues, et en ce sens je me situe dans la tradition de Marx, c'est d'abord et avant tout d'essayer de comprendre comment cela fonctionne, d'essayer de comprendre l'exploitation et la domination pour d'abord savoir comment ça marche et ensuite dénoncer. Je trouve qu'il est très important de dénoncer. C'est un sens de la critique qui est mal vu en ce moment, ce n'est pas beau de dénoncer ; on l'a dit à propos du syndicalisme, on l'a dit à propos du mouvement féministe. Maintenant les vraies féministes ne dénonceraient plus l'oppression des hommes, les vrais communistes ne dénonceraient plus le capitalisme, on aurait dépassé ce stade-là. On ne l'a pas dépassé. Je suis inquiète lorsqu'on me dit que c'est dépassé. Il faut d'abord comprendre comment ça fonctionne, le démontrer, l'analyser et dans une perspective critique, c'est-à-dire pour dénoncer. Ce qui me parait le plus frappant dans l'état actuel de la société québécoise et des autres sociétés, c'est l'importance et l'efficacité des mécanismes d'intégration, d'oppression des gens, dans différents secteurs, dans différents groupes. Cela est vrai non seulement de la société occidentale mais aussi du Tiers-Monde. Et parler d'utopie me semble un peu prématuré ; comme sociologue, ça ne me paraît pas la tâche prioritaire. L'important, c'est de comprendre et c'est ce que Marx a fait. Il est vrai que Marx se situe dans une perspective de libération, d'émancipation, qu'il est lié, dans son intérêt de connaissance, au mouvement ouvrier. Mais c'est une perspective, une démarche qui passe par un effort de compréhension rationnelle de la société capitaliste. Si on lit le Capital, ce n'est pas une œuvre morale ; c'est motivé par une inquiétude, par un désir de transformation, de révolution mais c'est quand même un effort de compréhension rationnelle du fonctionnement de la société. C'est un premier pas important qu'on néglige.

FERNAND DUMONT : Pour revenir à l'utopie, ce qui m'a toujours frappé dans les sociologies du passé, c'est une constante : toutes ces sociologies ont véhiculé une utopie plus ou moins dissimulée selon qu'elles étaient plus ou moins ouvertement positivistes. Il y en a une chez Marx, c'est la société sans classe. Il y en a une chez Durkheim contrairement à ce qui apparaît à première vue ; quand Durkheim parle de l'effervescence sociale, de la créativité du social, il est clair que c'est là son utopie. Il y en a une chez Freud ; dans l'Avenir d'une utopie, il dit à peu près : « Un jour, notre Dieu logos à force d'étendre son effort finira par triompher. » Il y a toujours eu des utopies apparentes aux théories sociologiques, comme si celles-ci n'avaient pu exister sans se nourrir d'une dimension principale de l'utopie, en la dissimulant plus ou moins, selon les idéologies scientifiques de l'époque. Il me semble que c'est un premier point important ; il en a toujours été ainsi - ce qui ne veut pas dire que c'est légitime qu'il en soit encore ainsi - et cela nous montre que si on faisait un effort réflexif sur le développement de notre discipline, et même sur celui de toutes les sciences humaines, on s'apercevrait que la sociologie critique, relève d'une longue tradition. On peut maintenant se demander si nous aurons toujours besoin d'une utopie, et dans quel contexte situer ce besoin. Malgré la faiblesse actuelle des mouvements sociaux, quels sont les courants dominants de nos sociétés ? Sans nous engager dans une élaboration théorique, cela me parait clair que, d'un côté, vous avez un mouvement de plus en plus accentué d'institutionnalisation, c'est-à-dire d'organisation, de systématisation du social avec le développement des technocraties. Et de l'autre côté, vous avez cet immense courant de privatisation, de refuge dans la vie quotidienne, de culture du Moi, etc. Si on voulait situer quelque part ces mouvements novateurs dont on parle sans se demander d'abord s'ils sont prometteurs pour l'avenir, s'ils sont bons ou mauvais, ce serait sûrement entre ces deux courants. Qu'il s'agisse des sectes religieuses, des mouvements coopératifs, des mouvements gestionnaires, ils ont tous un sens premier, être opposé au vaste mouvement d'institutionnalisation et de vouloir faire passer dans le social les valeurs qui ont été entrevues dans la vie privée. Il me semble que c'est dans ce paysage que vont se dessiner les grandes explications sociologiques et les utopies dont on parlait tantôt.

MARCEL RIOUX : Je voudrais enchaîner sur ce que Nicole Laurin-Frenette a dit et faire une réflexion plus générale. Marx a voulu comprendre le capital, le système économique en tant que système. Mais il y a des différences entre ce qui se passe aujourd'hui et les contradictions économiques analysées par Marx. Pour moi le grand changement c'est la contradiction culturelle qui est internalisée [129] et qui est assez immédiatement comprise par le tout venant, parce qu'on dit aux gens : « Soyez de bons travailleurs pendant le jour mais le soir « swinguiez ». Dépensez aujourd'hui, payez demain. » On en est rendu là. Personnellement je pose comme postulat que les contradictions économiques ne sont pas dépassées loin de là ; elles sont exarcerbées à l'heure actuelle par les contradictions culturelles, les contradictions dans les normes et c'est probablement là et en cela que je serai d'accord avec Daniel Bell, un droitier célèbre qui a écrit The Cultural Contradictions of Capitalism. Dans le Besoin et le désir, j'ai écrit que les sociologues comme les institutions veulent faire dire le besoin aux individus et non pas le désir, comme le suggère Marc Guillaume. Il y a seulement les psychanalistes, les psychiatres qui font dire le désir à leurs patients et c'est pour les en guérir ; il faut qu'ils aillent s'insérer dans le système de production où il n'y a que des besoins. Je me souviens d'une recherche sur la fête que j'avais faite avez Zaïda Radja et Murielle Garon et dans laquelle on avait essayé de mettre au point une façon d'aller chercher le désir. Par exemple, en interviewant des gens et en leur demandant « Avez-vous vu telle chose ? Avez-vous fait telle chose ? Qu'est-ce que ce serait pour vous la fête ? » Il y a quand même moyen d'aller chercher, miette par miette, des éléments d'utopie, mais les fonctionnaires qui nous payaient n'ont pas voulu d'histoire : ils voulaient nous faire dire que la signification de la fête, c'est la solidarité - ils étaient probablement péquistes - et surtout pas la transgression. L'une des fonctions de la fête c'est la transgression, notion que nous avions prise chez Bakhtine. Il y aurait toutes sortes d'avenues, mais on est contrarié par une bureaucratie, par des technocrates qui ne trouvent pas sérieux de donner des fonds pour faire dire le désir des gens. Alors, je ne sais pas, il y aura peut-être un effort d'innovation à faire pour aller chercher par exemple de quoi payer nos étudiants.


LA SPÉCIFICITÉ CULTURELLE DU QUÉBEC

MARCEL FOURNIER : Dans cette dernière partie de la discussion, j'aimerais que nous revenions au contexte immédiat de la société québécoise et vous demander à quels débats vous invitez les sociologues ? Quels problèmes aimeriez-vous les voir analyser ? Quelles utopies les sociologues peuvent-ils offrir à cette petite société tricotée serrée, selon l'expression de Marcel Rioux ?

GABRIEL GAGNON : Ce qui est intéressant dans la société québécoise, c'est l'importance du culturel. On a l'impression, a priori, qu'elle offrira les traits particuliers pour le développement d'une sociologie critique, pour la sociologie critique de M. Rioux en particulier, parce que c'est ici que le culturel, dans le continent nord-américain, semble avoir joué un rôle important. Ce rôle a été mis en évidence notamment par le mouvement nationaliste. Maintenant que ce mouvement-là est en train de s'effondrer, du moins au niveau collectif, on peut essayer de reprendre la question. La question qui m'a toujours préoccupé est celle de la spécificité culturelle, question qui a donné lieu à un débat entre Fernand Dumont et Lise Bissonnette et qui, je pense, pourrait aussi donner lieu à un débat entre Marcel Rioux et Fernand Dumont. Qu'est-ce qui constitue la spécificité culturelle d'une société ? Qu'est-ce qui constitue la spécificité culturelle du Québec ? Est-ce que ce sont des contenus culturels, des aspects et des traits culturels ? Ou est-ce une façon différente de voir le monde, la réalité, les gens ; ce que l'on pourrait appeler un imaginaire ? Ce n'est pas tout à fait clair dans les écrits de Rioux. Je lui pose donc la question : est-ce qu'il y a une spécificité culturelle ? Et comment une sociologie critique pourrait-elle essayer de la définir ?

MARCEL RIOUX : Je ferai deux remarques. La première est très personnelle. Comme vous le savez, je vis durant de longs mois de l'année dans une région qui s'appelle la région des Basques, dans le Bas du Fleuve, et ce que je remarque depuis déjà quelques années, c'est une espèce de fierté d'être de ce pays-là, de mise en valeur des traditions, de mise en valeur de ce que les gens produisent eux-mêmes. La poissonnière est fière du présalé de Kamouraska, une autre, de la laine filée à Ille Verte. Ce sont des choses faites au pays et peu coûteuses. Dans plusieurs domaines, c'est comme cela. Pendant tout le printemps et une bonne partie de l'été, à Trois-Pistoles et dans les environs, on a vendu des tomates de serre de la région et c'était bien affiché. Comprenez-vous ? Au lieu d'attendre les tomates de l'Ontario ou du reste du Québec, on a des tomates locales et quand vous arrivez chez l'épicier, il vous offre des produits locaux. La spécificité culturelle, et là je serai peut-être en désaccord avec Fernand Dumont, c'est moins des contenus que des contenants ; c'est une façon de voir le monde qui a été, si vous voulez, nourrie d'histoire, nourrie de traditions. Ce qui fait que les Québécois portent attention différemment que le autres à la réalité. Ce sont des contenants. Il y a des gens de droite qui disaient - « Eh ! on n'a plus rien, on n'a plus la fertilité. » Pierre Georges dit : « Comment le Québec peut-il fonctionner [130] après avoir perdu trois roues ? Il y avait la ruralité, la fertilité des femmes et la religion ; on a perdu les trois, il ne reste que la langue française et elle n'est pas forte. » Cette conception de la culture se fonde sur l'anthropologie culturelle américaine alors que moi j'essaie de m'inspirer de celle de Piaget qui considère la structure comme quelque chose qui contient en elle-même son système de transformation, et il est loin d'être immobile. Il demande à Lévi-Strauss : « En quoi les structures seront-elles mieux honorées si on parle des structures qui se forment au lieu des invariants mentaux qui sont derrière les structures ? » Je suis donc partisan du contenant. Même si l'on a perdu la religion et la campagne, et je le déplore pour ceux qui sont croyants et pour ceux qui aimaient les grandes familles et qui aimaient y vivre (remarquez que j'aime bien cela moi aussi), on peut être Québécois sans avoir ces traits manifestes. Donc si vous voulez, la structure, la spécificité culturelle, la structure culturelle en un mot, ce sont ces comportements ou ces traits latents. C'est ce qui me sépare de la sociologie culturelle américaine où l'on alignait des traits manifestes et disait « Bon, les Iroquois c'est la matrilocalité, la matrilinéarité », etc. On s'est rendu compte que bien qu'ils aient beaucoup changé, il reste toujours, si vous voulez, une vue de la réalité spécifique aux Iroquois.

FERNAND DUMONT : Voilà toujours la grosse question pour laquelle les réponses sont difficiles. J'enchaîne directement avec ce que dit Marcel Rioux. C'est un fait que, surtout dans les périodes de grandes transformations, si l'on peut repérer quelque part des caractères spécifiques, c'est la forme, la matrice des traits culturels qui compte plutôt que le contenu concret. Il n'en reste pas moins qu'il y a là une sorte de cercle vicieux : on peut difficilement énumérer des formes et des structures sans analyser des traits. Là-dessus, Peter Berger, dans un article sur la nation, dit des choses à la fois banales et importantes : voulez-vous savoir ce qu'est la culture française, demandez-vous ce que perd un Français en quittant son pays ; vous décèlerez ainsi une première assise du sentiment national. Berger va même jusqu'à dire avec humour qu'il n'est pas certain que les poilus de la guerre de 1914 à Verdun ne défendaient pas tout autant le pain français que le drapeau tricolore. Ce serait une analyse extrêmement difficile à faire, et qu'il faudrait essayer de conduire au ras du soi, que de voir comment, à partir de traits spécifiques, se font les mutations qui nous mènent du contenu à ce que Rioux appelle un contenant. Il y a évidemment un autre niveau que l'on ne peut pas négliger : celui de la conscience historique. Essayer de voir comment s'est faite la construction de cette conscience historique à travers le temps, c'est aussi une façon d'approcher le problème de la spécificité d'une société, d'une culture.

GABRIEL GAGNON : Après avoir entendu Marcel Rioux et Fernand Dumont, ce problème continue de m'obséder. Même si on parle de structures qu'on peut dire mentales, ces structures-là ne m'apparaissent pas, et en cela je rejoins Piaget, immuables, elles sont toujours liées aussi à une certaine référence au milieu. Lorsque le milieu change, à mon avis les structures mentales vont rester plus longtemps, pendant un certain temps elles vont persévérer. Mais si on avait changé complètement le milieu, comme par exemple avec le virage technologique, si on avait une transformation totale du milieu technologique, à mon avis ces structures-là aussi seraient appelées à disparaître. Donc, ce n'est pas un fondement sûr pour la spécificité culturelle, pas plus que ne l'est le retour au passé qui est un autre élément. Je me demande, et c'est là encore une obsession chez moi, s'il ne faut pas revenir encore à la notion d'utopie. Il faut à partir de ces structures-là, chercher quelque chose qui serait plus porté vers l'avenir, il faut chercher dans la spécificité culturelle un projet, une utopie. Mais les projets qu'on avait, on a l'impression qu'ils sont disparus. On se demande si à défaut d'un projet utopique, cette spécificité culturelle, qu'elle soit liée à des traits qui sont disparus ou qu'elle soit même liée à des structures, n'est pas appelée aussi à disparaître si on se lance dans le libre échange avec les États-Unis dans lequel ont l'air de se jeter les péquistes, on ne comprend pas pourquoi. Dans le virage technologique qu'il nous propose pour se mettre au goût du jour, le mouvement national pourrait engendrer des monstres qui contribueraient à le détruire. Libéralisme économique, alliance avec les États-Unis, virage technologique, voilà des dimensions qui, à mon avis, sont susceptibles de faire disparaître une certaine spécificité culturelle plutôt que de la raffermir si il n'y a pas derrière tout cela une utopie culturelle et non pas strictement technologique ou économique.

MARCEL FOURNIER : En d'autres termes, la spécificité culturelle du Québec se définirait, non seulement par des traits culturels, mais par un projet ?

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GABRIEL GAGNON : Ni seulement par des traits ni seulement par des structures. J'essaie d'ajouter un autre élément parce que les deux autres ne me semblent pas satisfaisants, suffisants. C'est là mon propos.

FERNAND DUMONT. C'est ce que j'essayais de distinguer en parlant de traits culturels à la base, comme Marcel Rioux, et puis de construction de la conscience historique.

GABRIEL GAGNON : Oui mais ça, c'est pour le passé. Moi je voyais quelque chose de projeté dans l'avenir. La conscience historique, j'ai peur qu'on s'y emprisonne. Il y a une conjoncture pour laquelle la conscience historique ne m'apparaît pas apporter les instruments parce qu'elle est basée sur des traits culturels anciens alors qu'on est vraiment pris dans une conjoncture tout à fait nouvelle. On est jeté dans le virage technologique, le libre échange, etc. qui nous oblige à inventer quelque chose. Regarder derrière nous, à mon avis, ne me parait pas suffisant. D'ailleurs la preuve, c'est que les gens n'adhèrent plus aux projets, il n'est pas suffisant, pour les jeunes, pour les nouvelles générations, de défendre cette spécificité-là.

GREG NIELSEN : Mon expérience, ma trajectoire, c'est d'être sorti de la sociologie canadienne pour chercher à comprendre la sociologie québécoise et à pratiquer une sociologie critique. Dans un certain sens, et malgré cette crise dont parle Gabriel Gagnon, je vois toujours dans la sociologie québécoise, un peu comme dans le cinéma ou le roman québécois, une dimension ou un aspect critique qui la différencie du type de sociologie qui se développe actuellement aux États-Unis et ailleurs dans le nord de ]'Amérique. Je ne peux pas dire que la sociologie québécoise est une grande école comme telle. Vue de l'intérieur, elle n'est pas du tout homogène ; voire elle semble se développer à partir des jalousies institutionnelles ainsi que des différences politiques insurmontables. Mais comme dans le cinéma ou le roman, il y a quelque chose, peut-être la sociabilité des gens du Québec qui, déjà présente dans le monde vécu du peuple québécois, se manifeste aussi dans la sociologie québécoise. Et à mon avis, ce fut toujours la façon pour la sociologie québécoise de sortir de ses crises. Ce n'est pas la première fois que la sociologie québécoise est en crise. Aujourd'hui, on vit, dans la sociologie, une crise institutionnelle. Comment va-t-on sortir de cette crise-là ? Comment les gens de ma génération et ceux qui me suivent, vont-ils reconstruire la société québécoise ? Dans un certain sens, comme le dit Touraine, la société n'existe pas, on la construit.

MARCEL FOURNIER : Le numéro de Sociologie et sociétés est consacré à un thème important qui a passionné Marcel Rioux : c'est celui de la création artistique. Pourquoi et comment la sociologie peut-elle s'y intéresser ? Est-ce une façon de réfléchir, d'analyser d'une manière nouvelle les sociétés contemporaines ? Parler d'utopie ou de projets collectifs, n'est-ce pas une façon de mettre en évidence la capacité créatrice de l'humanité, qui évidemment se manifeste dans les arts, la littérature...

MARCEL RIOUX : Comme le disait Fernand Dumont à propos d'autres choses, là non plus ce n'est pas facile. Prenons l'exemple historique de B. Cendrars qui annonçait au début des années 20 à Paris, une nouvelle sensibilité, de nouvelles valeurs qui allaient contre celles de l'académisme et contre celles d'un peu tout le monde. Si un sociologue avait analysé les œuvres de Cendrars et de ses amis Appolinaire, Picasso et les autres, il aurait pu observer certaines ruptures qui amenaient la société vers une nouvelle sensibilité. Qu'on le croie ou non, une nouvelle société c'est aussi et pour beaucoup une nouvelle sensibilité, c'est-à-dire une nouvelle façon de s'appréhender soi-même, les autres et l'univers. Mais la difficulté à l'heure actuelle c'est qu'il y a tellement de mouvements de désintégration. Avant on a détruit l'espace, tout ce qui entourait le capitalisme. Pensons au théâtre qui était un microcosme et qui représentait la société ; ça été défait. Picasso a œuvré là-dedans de même que Gatti et Ionesco aussi, dans le théâtre et dans les mots ; ce sont des œuvres de déconstruction de ce qui s'était bâti autour du capitalisme. Mais comment peut-on voir des œuvres de reconstruction ? Il n'est pas facile de trouver les mouvements prometteurs qui annoncent justement une nouvelle sensibilité.

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RÉSUMÉ

Table ronde organisée pour souligner la carrière du sociologue québécois Marcel Rioux. Les participants ont été invités à aborder la question suivante : « Qu'est-ce que les sociologues peuvent dire, dans une perspective critique, des sociétés contemporaines (dont le Québec) et de leur avenir ? » Ces participants ont exploré plus particulièrement les trois thèmes suivants : 1) Quelles sont les principales perspectives sociologiques qui se sont développées ou qui sont en voie de développement au Québec ? En quoi chaque perspective présente-t-elle - ou non - une orientation critique ? 2) Qu'est-ce qu'une perspective critique en sociologie ? Comment cette perspective s'est-elle développée au Québec, quelle est son originalité ? 3) Quel est l'apport spécifique de la sociologie en général - et de la sociologie critique - en regard du rôle des intellectuels dans notre type de société ? A part Marcel Rioux, les participants sont : Fernand Dumont, Marcel Fournier, Gabriel Gagnon, Nicole Laurin-Frenette, Greg Marc Nielsen.

SUMMARY

Round table organized to highlight the career of the Quebec sociologist Marcel Rioux. Participants were invited to address themselves to the following question : -What do sociologists have to say in a critical perspective about contemporary societies (Quebec included) and their future ?. The following topics were explored in greater detail : 1) What are the main sociological perspectives which have developed or are developing in Quebec ? How does each perspective present - or not present - a critical orientation ? 2) What is a critical perspective in sociology ? How has this perspective developed in Quebec and in what does its originality lie ? 3) What is the specific contribution of sociology in general - and of critical sociology - in relation to the role of the intellectual in our type of society ? In addition to Marcel Rioux, the participants were : Fernand Dumont, Marcel Fournier, Gabriel Gagnon, Nicole Laurin-Frenette, Greg Marc Nielsen.

RESUMEN

Mesa redonda organizada para destacar la carrera del sociólogo quebequense Marcel Rioux. Los participantes han sido invitados a responder a la siguiente pregunta : « ¿Qué pueden decir los sociólogos, dentro de una perspectiva critíca, sobre las sociedades contemporáneas (como Quebec) y su porvenir ?. Los participantes han explorado particularmente los tres temas siguientes : 1) ¿Cuáles son las principales perspectivas sociológicas que se han desarrollado o que están en vías de desarrollo en Quebec ? ¿De Qué mariera cada perspectiva presenta-o no-una orientación crítica ? 2) ¿Qué significa una perspectiva crítica en sociologia ? ¿Cómo se ha desarrollado esta perspectiva en Quebec ?¿ Cual es su originalidad ? 3) ¿Cual es el aporte específico de la sociología en general- y de la sociología crítica en relación al rol de los intelectuales en nuestro tipo de sociedad ? Además de Marcel Rioux, los participantes son : Fernand Dumont, Marcel Fournier, Gabriel Gagnon, Nicole Laurin-Frenette, Greg Marc Nielsen.



* Nous remercions M. Dumont de son hospitalité. Nous remercions aussi M. Gilles Houle qui a participé à la tâche de révision du texte, et Mmes Geneviève Paquette et Pascale Perrault qui avec rapidité et diligence ont transcrit ces deux heures de discussion.


Retour au texte de l'auteur: Marcel Fournier, sociologue, Université de Montréal Dernière mise à jour de cette page le dimanche 27 janvier 2013 19:26
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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