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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Julien Forgues Lecavalier, Marcel Fournier et Jacques Hamel, “Marcel Rioux, sociologue critique.” Un article publié dans la revue SociologieS, Découvertes / Redécouvertes, Marcel Rioux, mis en ligne le 06 juillet 2011. [En ligne] consulté le 23 mars 2013. URL. [Autorisation accordée par Monsieur Marcel Fournier le 12 décembre 2002 de diffuser ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

Julien Forgues Lecavalier,
Marcel Fournier et Jacques Hamel

“Marcel Rioux, sociologue critique.”

Un article publié dans la revue SociologieS [En ligne], Découvertes / Redécouvertes, Marcel Rioux, mis en ligne le 06 juillet 2011, consulté le 23 mars 2013. URL.

Résumé
Présentation
Marcel Rioux, libre penseur en sociologie
La sociologie aseptique et la sociologie critique
Qu’est-ce que la sociologie critique ?
En guise de conclusion
Bibliographie



Résumé

Présentation de l’article de Marcel Rioux : « Remarques sur la sociologie critique et la sociologie aseptique », d’abord paru en 1969 dans la revue Sociologie et sociétés, vol. 1, no 1, pp. 53-67, et publié ici avec la permission des Presses de l’Université de Montréal.

Anglais
Marcel Rioux, critical sociologist
Introduction and presentation of Marcel Rioux’s text: “Remarques sur la sociologie critique et la sociologie aseptique” first published in 1969 in Sociologie et Sociétés, vol. 1, no 1, pp. 53-67, and published here with the kind authorization of the Presses de l’Université Laval.

Espagnol

Marcel Rioux, sociólogo crítica
Introducción y análisis del escrito Marcel Rioux: "Remarques sur le sociologie critique et la sociologie aseptique", publicado por primera vez en Sociologie et Sociétés en 1969, vol. 1, no 1, pp. 53-67, y aquí publicado con la amable autorización de Les Presses de l’Université Laval.


Présentation

La pensée de Marcel Rioux refait surface avec la publication récente d’un imposant recueil publié aux Presses de l’Université de Montréal sous le titre éloquent La Culture comme refus de l’économisme (Hamel, Forgues Lecavalier & Fournier, 2010).

L’occasion est donc donnée de revenir à la réflexion de cet éminent sociologue québécois qui, on le découvre au fil de la lecture de l’ouvrage, reste d’une brûlante actualité vingt ans après sa disparition.

Les articles et ouvrages de l’auteur continuent de circuler en librairie et aujourd’hui sur le Web où défilent plus d’un million d’entrées à son nom repérées au moyen des moteurs de recherche comme Google. Le recueil a pour objectif de faire connaître des écrits, théoriques et politiques, aujourd’hui passés sous silence ou relégués aux oubliettes pour diverses raisons. Il vient ajouter une pierre à cette vaste entreprise qui s’emploie à établir le corpus des œuvres fortes des figures de proue de la sociologie québécoise que sont Marcel Rioux, Fernand Dumont, Guy Rocher et également Michel Freitag. La Culture comme refus de l’économisme paraît en effet dans la foulée de la publication de l’œuvre intégrale de Fernand Dumont (Beauchemin, Cantin, Dumont, Goyette, Harvey & Lucier, 2008) et vient donc enrichir le corpus des écrits signés par l’un et l’autre au cours des dernières décennies.

SociologieS prend prétexte de cette publication pour permettre à ses lecteurs de découvrir ici ou de relire l’article « Remarques sur la sociologie critique et la sociologie aseptique » qui lui a valu sa renommée internationale. D’abord paru en 1969 dans Sociologie et Sociétés, revue nouvellement créée à l’Université de Montréal, l’article a été ensuite publié en anglais (Rioux, 1970) et largement diffusé. Il donne un premier aperçu des positions que notre auteur s’évertuera à développer à propos de ce qu’est l’objet de la sociologie et que celle-ci représente comme entreprise génératrice de connaissances susceptibles d’expliquer et de changer la société dans laquelle évoluent eux-mêmes les artisans de la discipline. Comment « prendre pour objet un objet dans lequel on est pris » selon la formule consacrée (Bourdieu, 1984, p. 11) ? Comment l’élaborer en théorie en faisant preuve de rigueur sans prendre parti, ni afficher ses valeurs ? Comment rester neutre face aux ratés de la société ou à l’inégalité sociale ? Comment concevoir l’explication sociologique sans véritable intention de changer la vie sociale ? Comment ne pas être critique en formulant la théorie sociologique ? Bref, la sociologie peut-elle être « science à l’indicatif » ? Voilà les questions envisagées dans l’article qui suit ce préambule.


Marcel Rioux,
libre penseur en sociologie


Les thèses que Marcel Rioux défend bec et ongles, on le verra, se forment au fil d’une trajectoire intellectuelle singulière. Étudiant à l’école des Hautes Études commerciales, qu’il quitte rapidement, Marcel Rioux, après une brève formation en philosophie, se tourne vers l’anthropologie qu’il découvre grâce à Marius Barbeau, ethnologue avant la lettre, et qui, devenu son beau-père, l’encourage à entreprendre un séjour d’étude à Paris afin de pouvoir parfaire sa formation dans le domaine. Sur place, en 1946, devenu socialiste par admiration pour Léon Blum et familier de Paul Rivet, alors directeur du Musée de l’Homme, il lit avidement Émile Durkheim et Marcel Mauss et dans cette voie se fait fort de vouloir envisager la culture comme « fait social total ». L’anthropologie, balbutiante à l’époque, lui semble la discipline requise pour conduire les enquêtes de terrain qu’il a déjà en tête et qu’il mènera dès son arrivée au Musée national du Canada qui a pignon sur rue à Ottawa. Il s’établit dans la capitale fédérale par la force des choses. Le pouvoir politique alors en vigueur au Québec voit d’un mauvais œil le retour de ce socialiste agnostique dans une société qui n’a pas encore entrepris sa « Révolution tranquille ». Le vent de modernisation qui souffle avec l’arrivée de l’« équipe du tonnerre », les dirigeants politiques soucieux de mettre le Québec à l’heure du changement social, lui permettent en 1961 d’être nommé professeur de sociologie à l’Université de Montréal, non sans avoir dû présenter ses lettres de créance au Chancelier de l’institution, prélat de l’Église, enclin à fermer les yeux sur son engagement dans le Mouvement laïque et sa volonté d’enseigner Karl Marx dans les murs de l’établissement.

Il vient à peine d’être nommé à sa chaire de sociologie que Marcel Rioux professe devant les étudiants manifestant bruyamment leur « désir de changer le monde ». Il emboîte le pas et profite de la leçon inaugurale qu’il doit prononcer afin d’être élu professeur titulaire pour envisager la jeunesse sous l’optique de la sociologie critique qu’il se fera fort d’afficher à visage découvert. Fidèle aux chercheurs de l’École de Chicago qui ne se font pas faute de concevoir la délinquance comme une « qualité », celle d’être « étranger » à la culture ambiante et de ce fait apte à former de nouvelles normes et valeurs qui, en faisant boule de neige, vont donner corps à une « nouvelle culture » dans laquelle Marcel Rioux, comme Margaret Mead à cette époque, voit germer les mutations de la société.

La culture, conçue en théorie sous l’optique de la sociologie critique qu’il s’emploie à mettre au point, comme vecteur de changement social, devient l’objet principal de sa réflexion. Il la conçoit d’abord sous les traits de l’art, des œuvres d’art, qui, sous la forme des chefs d’œuvres, pointent les « possibles » susceptibles d’orienter la société. En d’autres termes, elles engendrent une vision « de la bonne vie et de la bonne société » qui, en faisant tache d’huile, vient lier sous des formes originales les parties de la vie individuelle et collective. Celle-ci crée en fait l’« imaginaire social » (Castoriadis, 1975) capable de donner corps à l’orbite sociale dans laquelle gravite tout un chacun. Sous cette perspective, la culture, sous les traits de l’art, n’a rien d’accessoire en société : elle s’en révèle le principal agent.

Voilà pourquoi, en 1965, à la demande de l’État québécois, Marcel Rioux accepte volontiers de présider la Commission d’enquête sur l’enseignement des arts. Sa réflexion, on le devine, outrepasse le mandat qu’il s’est vu confier : pas question de se borner à réformer les écoles chargées de former les artistes, mais engager l’art dès l’enseignement primaire afin de voir naître chez les futurs citoyens que sont les élèves et les étudiants l’esthétique capable de féconder leur perception et leur sensibilité et, par-delà, donner à leur expérience humaine et sociale les traits de l’ouverture d’esprit et de la sociabilité. Sous ce chef, la culture se conçoit en théorie – selon les termes de Georges Canguilhem – comme code de mise en ordre de l’expérience humaine et, pour Marcel Rioux, « il faut que cette expérience humaine soit la plus totale possible et laisse libre cours à toutes les virtualités de la perception, de la sensibilité et de l’imagination. En d’autres termes, il faut que l’homme s’engage dans la vie avec tous ses pouvoirs, toutes ses facultés ; aucune n’est superflue pour qu’il réalise sa vocation de liberté et de création » (Rioux, 2010, p. 256). Les dirigeants politiques de l’époque resteront de marbre face aux recommandations proposées dans le rapport officiel, publié en trois tomes, et resté lettre morte depuis 1969 bien que l’actualité politique y fasse continuellement référence  [1].


La sociologie aseptique
et la sociologie critique


Cette vision théorique de la culture prend rapidement des couleurs politiques. Outre le fait que la culture se conçoit en théorie comme vecteur de la vie sociale et, dans les termes d’une anthropologie philosophique, comme ce qui donne tout sens à l’expérience humaine, bref, l’expérience spécifique à l’espèce humaine, la culture élaborée sous ce chef requiert l’engagement des sociologues comme Marcel Rioux afin qu’elle puisse jouer non seulement son rôle de premier plan, mais qu’elle soit considérée à ce titre sur le registre de la théorie. La sociologie critique qu’il s’évertue à concevoir ne doit donc pas se faire faute de prendre parti, de prendre fait et cause pour la culture vue notamment comme agent d’égalité sociale et de démocratie.

Écrit au lendemain de sa présidence de la Commission d’enquête sur l’enseignement des arts, l’article « Sociologie critique et sociologie aseptique » qu’on s’apprête à lire ici a été produit dans cette veine et dans cette intention : démontrer que les sociologues peuvent difficilement être neutres ou impartiaux. L’objet et la démarche de la discipline les forcent à expliquer à visage découvert, c’est-à-dire à rendre raison sur la base de la théorie, certes, mais sans néanmoins pouvoir dissimuler ou gommer leurs motivations et leurs valeurs, celles qui les animent en tant que chercheur, mais également comme membre de la société, laquelle correspond habituellement au pays dans lequel ils évoluent d’office.

En bref, dans cet article, devenu classique, Marcel Rioux s’emploie à distinguer deux optiques en vertu desquelles se forme la théorie sociologique : la sociologie critique inspirée de la théorie élaborée par Karl Marx et la sociologie aseptique fondée sur l’œuvre de Max Weber. Sous l’égide de la première, la méthode dialectique se fait vecteur d’une analyse propice à l’émancipation susceptible de neutraliser l’aliénation en vigueur dans les sociétés capitalistes. La sociologie critique cherche à débusquer la domination à laquelle sont sujets les groupes sociaux et les individus et, sur la lancée, veut créer les moyens requis pour s’en soustraire. La sociologie aseptique, quant à elle, correspond chez Max Weber à la science pure, exempte de valeurs et réfractaire à l’idéologie, afin d’établir uniquement les faits et de les concevoir comme objets. Le fonctionnalisme et le relativisme culturel en constituent les exemples parfaits.

Sur ce plan, la sociologie se conçoit comme science positive susceptible d’expliquer ce qu’elle prend pour objet sur la base de notions et de méthodes grâce auxquelles l’objectivité se fait jour et de mise du fait qu’elles se révèlent précisément et univoquement réglées. L’épistémologie incarnée par Karl Popper a largement contribué à cette conception de la science, celle d’une entreprise fondée sur des énoncés et des moyens techniques ouverts à la « falsification » en vertu de laquelle ils échappent d’office aux valeurs et aux inclinations de ses artisans, les chercheurs scientifiques capables ainsi de faire preuve d’objectivité.

La sociologie élaborée selon cette perspective peut être qualifiée d’aseptique puisque imperméable aux « microbes » que représentent les valeurs et les jugements de valeur susceptibles de compromettre l’objectivité de rigueur. Les sociologues peuvent apparaître, comme leurs vis-à-vis en science, des laborantins habillés de sarreaux blancs et œuvrant selon toute vraisemblance « avec rien dans les mains et dans les poches ». Émile Durkheim, en voulant considérer les « faits sociaux comme des choses », vient paver la voie à ce positivisme en sociologie. Max Weber n’est pas en reste puisqu’il cherche pour sa part à vouloir expliquer la société, à en rendre raison, à la lumière de « causes » dont les sociologues doivent exhiber l’enchaînement l’une à l’autre sous forme de « déterminismes sociaux ». Dans l’article, Marcel Rioux s’évertue d’ailleurs à retracer le positivisme latent de Max Weber, lui qu’on associe pourtant à la sociologie interprétative capable de « comprendre » les faits à la lumière de la « subjectivité des valeurs » individuelles et collectives.

Selon Marcel Rioux, la dérive de cet auteur se manifeste avec éclat dans la sociologie américaine qui, pour lui, depuis les années 1930, est devenue la sociologie et, de ce fait, une science purement américaine. Voilà pourquoi dans l’article il se fait un devoir d’examiner en détail « cette sociologie et la société qui la secrète » (Rioux, 2010, p. 320) afin de pouvoir situer et expliquer le triomphe de la sociologie aseptique. En effet, la domination de la value-free sociology s’explique autant à la lumière de l’histoire des sociétés, principalement occidentales, que de celle du développement interne de la discipline aux États-Unis comme ailleurs. Elles témoignent l’une et l’autre d’un véritable jeu de bascule en vertu duquel la sociologie aseptique, qui a détrôné la « sociologie critique » née de la théorie formulée par Karl Marx et les penseurs socialistes du XIXe siècle afin de pouvoir analyser le capitalisme, sera elle-même prochainement remplacée par la sociologie critique dont Marcel Rioux anticipe le retour.

En effet, à ce chapitre, Marcel Rioux s’emploie à dresser un parallèle entre l’histoire de la société américaine, fondée sur les développements fulgurants de la science et de la technique et l’éclosion de la sociologie aseptique devenue aux États-Unis le parangon des sciences sociales. Le progrès scientifique a permis à bien des égards la maîtrise de la nature. Sur l’élan, « vouloir maîtriser et manipuler le milieu humain » est vite apparu au programme, notamment pour remédier aux problèmes de l’industrialisation rapide, de l’urbanisation sauvage et de l’immigration massive sur lesquels s’est d’ailleurs penchée la sociologie dès le départ, dans les murs de L’École de Chicago par exemple. Il n’est guère étonnant de constater dans ce contexte que « de nombreux sociologues prêtent leurs talents et leurs techniques à ces vastes entreprises qui veulent connaître la société pour mieux la manipuler » (ibid.) sous le couvert de l’engineering social. La sociologie se forme dans la foulée sous ce chef, celui de vouloir contrôler et, de fil en aiguille, prend aux États-Unis le visage d’une discipline « anhistorique, analytique, fonctionnelle, théoriquement aseptique et conformiste en fait » (ibid.). Les sociologues doivent s’interdire de porter des jugements de valeur dans cette perspective et cette disposition en vigueur dans leurs rangs se conforme à la tendance générale de ne jamais mettre en cause la société qui a, depuis la fin de la guerre, engendré l’american way of life. La sociologie aseptique devient ainsi canonique et se répercute sur l’évolution de la discipline à l’échelle internationale dans les sociétés, comme aux États-Unis, où l’on proclame la fin des idéologies (Bell, 1962).


Qu’est-ce que la sociologie critique ?

Or, selon Marcel Rioux, en voulant l’expliquer en théorie, « la sociologie ne peut jamais juger une société sur les pièces ou l’image que la société en question fournit sur elle-même (Rioux, 2010). Elle doit fonder l’explication qu’elle produit sur la rigueur et l’objectivité, certes, mais sans s’interdire de l’étendre également à un « jugement de valeur » fondé, quant à lui, sur l’optique que toute société change et changera. La théorie sociologique se formule par conséquent au fil de la vision philosophique que l’« évolution des sociétés et des hommes » est essentiellement mue par « des buts spécifiques qui visent à réaliser des possibilités d’amélioration de la vie et existent aussi des moyens pour réaliser ces possibilités » (ibid.).

Il découle donc que la sociologie reste toujours « indexée à des configurations historiques », pour reprendre la formule de Jean-Claude Passeron (1993), sur lesquelles les sociologues ont droit de porter un jugement de valeur afin de pouvoir concevoir la sociologie critique requise pour expliquer, certes, mais également prendre le parti de penser que la société peut et doit changer notamment à la lumière de la théorie sociologique qui, sur cette base, prend valeur réflexive selon le terme en vogue de nos jours.

La société américaine correspond en fait – à la fin des années 1960 – à un pays riche et mu par l’essor continu de la science et de la technique grâce auquel les besoins et les « réclamation élémentaires ont été satisfaites pour une majorité de citoyens » et où « le consensus est devenu général sur cette société » (Rioux, 1970, p. 324). Or, le philosophe qu’est Herbert Marcuse ne s’interdit nullement de porter sur celle-ci un jugement de valeur voulant que « l’homme nord-américain est devenu unidimensionnel et que la société américaine est devenue totalitaire » (Marcuse, 1968). Sous l’apparent consensus à son propos, surgissent les contestations et les luttes sociales qui, inextinguibles, viennent rappeler que la société doit et peut changer en vertu des « possibilités d’amélioration de la vie » (ibid.), formulées notamment en termes de jugements de valeur. Impossible dans cette voie d’opposer faits et valeurs et de se garder d’induire des jugements de valeur dans l’élaboration de la théorie formulée au nom de la sociologie critique.

En 1969, au moment où Marcel Rioux le publie, il paraît judicieux de conclure son article en posant la question du « retour de la sociologie critique ? » en ayant soin d’indiquer un point d’interrogation. Il l’appelle de ses vœux et s’emploie en conclusion à donner corps à ce courant théorique qui correspond en bref à « une sociologie qui est en réalité une espèce d’hybride, de bâtard qui apparaît comme un croisement entre la science et la morale ; la première ne s’occupe que de ce qui est et la seconde, de ce qui devrait être » (Rioux, 1978).

La sociologie critique se conçoit donc chez lui en liant d’office faits et valeurs en termes de dialectique susceptible de représenter en théorie le « mouvement de la société humaine » à l’œuvre dans le développement et dans l’idéologie, amalgamée ici à la culture, qui donnent forme à la société. Si le développement, sous les traits de l’économie, s’orchestre selon la congruence entre moyens et fin, cette fin se fonde cependant sur des valeurs aux couleurs de l’idéologie ou de la culture. Inversement, l’idéologie s’incarne dans des valeurs qui, en faisant figure de normes, acquièrent une forme positive, instrumentale. Il ressort donc que faits et valeurs se « retrouvent dans le développement et l’idéologie où le positif et le normatif sont en relation dialectique, comme mouvement concret de la dialectique entre les déterminismes sociaux et la liberté ». La sociologie aseptique et l’engineering social, contrairement à la sociologie critique, « amputent la réalité d’une partie de la réalité objective, c’est-à-dire de l’affirmation des valeurs qui se retrouve dans l’idée de développement et dans l’idéologie » (Rioux, 2010, p. 327).

La sociologie critique conçue dans cette voie, empruntée par Marcel Rioux, tranche par rapport à la critique que Pierre Bourdieu associe d’office à la sociologie, lui permettant de qualifier de sociologie critique la théorie qu’il a soin d’élaborer. En effet, pour lui, la sociologie paraît indissociable de la critique. Si le terme brille pratiquement par son absence sous sa plume [2], il l’utilise à une occasion afin de pouvoir démontrer qu’elle se révèle la pierre de touche de la sociologie au sens où il la conçoit. « Si la sociologie est une science critique, écrit-il, c’est peut-être parce qu’elle est elle-même dans une position critique » (Bourdieu, 1982, p. 20). Elle correspond à cette position par définition, en vertu de ce qu’elle est en tant que science dont Gaston Bachelard a parfaitement exprimé le principe en affirmant à son époque qu’« il n’est de science que du caché ». Sous cette optique, la sociologie se conçoit donc chez Pierre Bourdieu comme une entreprise positive cherchant à dévoiler ce qui est « censuré et refoulé », ou tout simplement ignoré, en faisant preuve de rigueur et d’objectivité, comme en toute science, mais sur le coup elle ne manque pas d’être critique en fragilisant d’emblée les idées qui ont valeur de credo pour justifier l’ordre social. De ce fait, en sociologie « le seul fait d’énoncer [les explications sociologiques] est dénoncer » (Bourdieu, 1992, p. 159).

La sociologie pragmatique de la critique que Luc Boltanski met de l’avant pour s’opposer à la théorie de Pierre Bourdieu prend certains traits de la sociologie critique que Marcel Rioux n’a cessé d’élaborer sur le plan théorique. En effet, fondée sur les « capacités critiques des acteurs dont elle entend d’abord utiliser les moyens offerts pour les rendre explicites », la sociologie pragmatique de la critique se donne pour objet de mettre en place des positions normatives – par conséquent d’ordre métacritique – en prenant appui sur la modélisation de ces critiques ordinaires et du sens moral ou du sens de la justice qui s’y manifestent » (Boltanski, 2009, p. 84).

Or, pour Marcel Rioux, la sociologie critique, loin de se borner à la « critique » qu’exprime le sens de la justice à l’échelle individuelle ou collective, s’appuie plus largement sur la culture conçue théoriquement comme source de dépassement et d’émancipation et, par conséquent, productrice de « pratiques émancipatoires » toujours propices à aiguiller la société dans la bonne direction. Dans cette perspective, la sociologie critique au sens où il l’entend commande une démarche destinée à expliquer, semblable à la science positive à laquelle souscrit Pierre Bourdieu, mais dont l’objet et la finalité se plient derechef sur la vision proprement philosophique de l’« idée de bonne vie et de bonne société » voulant, dans les termes d’une anthropologie philosophique, que l’« évolution des sociétés et des hommes » soit gouvernée par « des buts spécifiques qui visent à réaliser des possibilités d’amélioration de la vie et qu’existent aussi des moyens pour réaliser ces possibilités ».

Sous cette perspective, on l’a vu, la sociologie critique prend la culture pour objet privilégié du fait que celle-ci fait office de véritable vivier de connaissances et d’expériences, humaines et sociales, susceptibles de féconder l’action humaine formée à l’échelle individuelle ou collective et de donner le cap à la société pour que se manifeste en son sein le pouvoir d’être libre et d’agir de son propre chef.

Aux yeux de Marcel Rioux, il n’est de sociologie que sociologie critique comme on le constatera dans l’article qui suit. Il nuancera toutefois sa position en développant sa réflexion sur le sujet (Rioux, 1978). À peine dix ans après la publication de « Remarques sur la sociologie critique et la sociologie aseptique », il renoue avec la théorie critique, celle de l’École de Francfort, incarnée notamment par Jürgen Habermas (1973, 1976). Sous son influence, la sociologie critique ne se conçoit plus en opposition avec les démarches positive et interprétative qui trouvent également leur droit et leur légitimité en sociologie. Elle correspond dans cette perspective à un « intérêt de connaissance » comme le veut l’héritier de ce courant théorique que Marcel Rioux remet au goût du jour.

La sociologie est dans cette voie gouvernée par l’un et l’autre de ces intérêts de connaissance afin de pouvoir rendre raison des objets à son menu. Elle s’orchestre ou peut s’orchestrer avec l’intention d’expliquer positivement comme le veut la science, afin de pouvoir connaître exactement et objectivement l’action humaine et sociale, ou avec l’intention d’interpréter le sens que celle-ci recèle afin de déceler les « possibles » en germe ou finalement avec l’intention de la mettre en cause au nom de la critique de la domination et de l’aliénation qu’elle engendre selon les contextes ou les configurations historiques que la sociologie contribue largement à éclairer. La sociologie se fonde alors sur l’intérêt de connaissance dit émancipatoire sur fond duquel se forme la sociologie critique. Selon Michael Burawoy, celle-ci trouve plus que jamais aujourd’hui sa raison d’être et sa vigueur en se donnant pour « tâche d’examiner les fondations – tant implicites qu’explicites, tant normatives que descriptives – des programmes de recherche » conduits sous l’égide à l’expertise sociologique, proche de l’engineering social, et de la sociologie académique élaborée en vase clos dans l’orbite intellectuelle et universitaire qui, « fortement spécialisées et obsédés par les questions techniques, ont abandonné la responsabilité qui était la leur de se confronter aux problèmes culturels et institutionnels de leur temps » (Burawoy, 2005, p. 428).


En guise de conclusion

Sur cette base, on le constate, « Remarques sur la sociologie critique et la sociologie aseptique » mérite amplement d’être redécouvert par les lecteurs de SociologieS qui, d’autre part, ont intérêt à connaître les autres articles réunis dans le recueil dont le titre, La Culture comme refus de l’économisme, témoigne éloquemment de leur pertinence et de leur actualité. Les futurs lecteurs de cette œuvre pourront ainsi devenir familiers avec une partie du thésaurus de la pensée sociologique élaborée par les figures de proue de la discipline que sont notamment Fernand Dumont, Michel Freitag, Guy Rocher et Marcel Rioux qui, au Québec, lui ont donné ses lettres de noblesse.


Bibliographie

Hamel J., Forgues Lecavalier J. & M. Fournier (2010), La Culture comme refus de l’économisme, Montréal, Presses de l’Université de Montréal.

Beauchemin J., Cantin S., Dumont F., Goyette J., Harvey F. & P. Lucier (2008), Œuvres complètes de Fernand Dumont, Québec, Presses de l'Université Laval, 5 tomes.

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Bourdieu P. (1984), Homo Academicus, Paris, Éditions de Minuit.

Bourdieu P. (avec Loïc Wacquant) (1992), Réponses, Paris, Éditions du Seuil.

Bourdieu P. (2002), « Instituer efficacement l’attitude critique », dans Interventions 1961-2001. Science sociale et action politique, Marseille, Éditions Agone, pp. 470-475.

Burawoy M. (2005), « For Public Sociology », American Sociological Review, n° 70 ; trad. franç. « Pour la sociologie publique », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 176-177, 2009, p. 129.

Castoriadis C. (1975), L’Institution imaginaire de la société, Paris, Éditions du Seuil.

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Habermas J. (1976), Connaissance et intérêt, Paris, Éditions Gallimard.

Marcuse H. (1968), L’Homme unidimensionnel, Paris, Éditions de Minuit.

Passeron J.-C. (1993), Le Raisonnement sociologique, Paris, Éditions Nathan.

Rioux M. (1970), « Critical Versus Aseptic Sociology », Berkeley Journal of Sociology, vol. 15, pp. 33-47.

Rioux M. (1978), Essai de sociologie critique, Montréal, Éditions Hurtubise HMH.

Rioux M. (2010), « La société contemporaine et la culture », Rapport de la Commission d’enquête sur l’enseignement des arts au Québec, dans Hamel J., Forgues Lecavalier J. & M. Fournier (2010), La Culture comme refus de l’économisme, Montréal, Presses de l’Université de Montréal.



[1] Voir dans Le Devoir du samedi 8 janvier 2011 l’article de Thierry Haroun, « 42 ans plus tard le Ra (...)

[2] Hormis dans Pierre Bourdieu (2002).


Retour au texte de l'auteur: Marcel Fournier, sociologue, Université de Montréal Dernière mise à jour de cette page le dimanche 24 mars 2013 15:14
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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