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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Marcel Fournier, Les générations d'artistes (1986)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Marcel Fournier, Les générations d'artistes. Suivi d'entretiens avec Robert Roussil et Roland Giguère. Québec: L'Institut québécois de recherche sur la culture, 1986, 202 pp. Collection: La pratique de l'art au Québec. [Autorisation accordée par l'auteur le 12 décembre 2002 de diffuser, dans Les Classiques des sciences sociales, cette oeuvre et toutes celles publiées au Québec.]

Introduction

Dans sa définition contemporaine, l'art est largement identifié à une activité de création, qui s'est différenciée d'autres activités sociales (artisanat, loisirs, etc.), pour acquérir un caractère autonome, voire même « professionnel ». Si, en référence à l'histoire et à la situation des professions libérales, la notion de « professionnalisation » apparaît claire, elle crée, lorsqu'elle est appliquée au domaine des arts plastiques, ambiguïtés et confusions. Tout au plus peut-on parler d'une « professionnalisation de la pratique artistique » d'une manière analogique pour donner sens, comme le fait l'historien américain J. C. Taylor [1], à un ensemble de transformations diverses : mise sur pied de programmes et d'écoles d'art, organisation d'institutions vouées à la diffusion et à la conservation des œuvres d'art (musées, etc.), constitution d'un « milieu » artistique (avec lieux de rencontre, endroits de villégiature, revues, etc.), participation des artistes à d'importantes activités publiques (expositions internationales, foires, etc.).

Aux États-Unis, ces diverses transformations s'effectuent au tournant du siècle : le Metropolitan Museum of New York, le Boston Museum of Fine Arts et le Philadelphia Museum of Arts en 1870, l'Art Institute of Chicago en 1879, la Photo-Secession Gallery of New York en 1905, etc. Se modifient alors les conditions d'accès à la carrière artistique et aussi les conditions d'exercice de l'activité artistique. Certes, l'artiste se retrouve peut-être toujours seul dans son atelier, face à son chevalet ou à son bloc de pierre, mais le contexte social dans lequel il réalise ses œuvres est fort différent : présence d'instances d'évaluation et de gratification (critique dans les journaux, enseignement universitaire, prix, etc.), apparition de nouvelles formes de mécénat, privé et public, intervention des gouvernements (politiques culturelles, subventions aux artistes), ouverture de postes d'enseignement des arts aux divers niveaux du système scolaire, etc. L'une des modifications les plus importantes est sans aucun doute l'apparition d'intermédiaires entre l'artiste et son public comme on l'a vu en France avec un Paul Durand-Ruel [2] : le directeur de galerie délaisse les tâches traditionnelles du marchand de tableaux (vente de fournitures, encadrements, vente d'objets de luxe) pour s'associer à des groupes d'artistes et assurer la diffusion de nouvelles formes esthétiques. Non seulement en aval mais aussi en amont, les conditions d'exercice de l'activité artistiques sont profondément modifiées puisque changent et le type de formation des artistes (habiletés techniques, culture générale et esthétique) et le mode de diffusion ou de circulation de leurs œuvres.

Sans remettre en question la pertinence d'une histoire de l'art en termes purement esthétiques, il convient de rappeler ce que les « périodes esthétiques » doivent aux conditions sociales d'accès et d'exercice des activités artistiques : ces périodes traduisent l'effet de génération [3], c'est-à-dire le poids qu'exerce sur un groupe d'intellectuels et d'artistes un espace temporel et social commun. Pour un artiste, le poids du moment où il entreprend sa carrière – date d'obtention d'un diplôme d'une école d'art, date des premières expositions collectives et individuelles, etc. – est indéniable puisqu'il le confronte à des problématiques et à des enjeux artistiques spécifiques, lui impose des contraintes institutionnelles particulières et lui fournit des « chances » différentes (ressources financières, lieux de formation et de diffusion, état du marché de l'art).

Dans la brève présentation qu'il fait de son projet d'une «ethnographie de la pensée moderne » [4], l'anthropologue Clifford Geertz identifie, de la pratique intellectuelle, trois aspects qui unissent les membres d'un même milieu intellectuel d'une façon telle que l'on puisse dire, en empruntant une formulation d'Alfred Schutz, que « ces gens ont vieilli ensemble ». Ces trois liens tout particulièrement pertinents sont : l'usage de « données convergentes », c'est-à-dire une « communauté » de connaissances non seulement intellectuelles mais aussi politiques, morales et largement personnelles ; la maîtrise du vocabulaire (dont les catégories linguistiques) qu'élabore chaque discipline pour parler d'elle-même et de ses relations aux autres disciplines (sciences / humanités ; hard / soft, etc.) ; enfin l'insertion dans un cycle de vie, c'est-à-dire les rites de passage, la définition des rôles d'âge et de sexe, des relations intergénérationnelles (maître / apprenti, etc.).

Aussi différentes que soient leurs productions artistiques, les artistes ont aussi, habituellement en fonction du moment où ils entreprennent leur carrière, un univers commun de références intellectuelles et maîtrisent un même système de classification artistique (art / artisanat ; art figuratif / non figuratif, etc.), ils participent à un même ensemble de relations sociales (et aussi d'oppositions) et enfin, sont inscrits dans un cycle de vie semblable (durée de la formation, relations avec des maîtres ou des professeurs, âge des premières expositions et de l'accès à des positions, etc.). Mais parce que la pratique artistique est l'une des plus individualisées et aussi l'une des plus imprévisibles, l'« effet de génération » ne se manifeste pas toujours d'une façon claire ; elle n'enferme d'ailleurs pas les artistes dans une même démarche artistique : à une « génération » d'artistes correspondent non seulement des modes artistiques mais aussi et surtout un mode de constitution de l'identité d'artiste et un mode de réalisation de la « vie d'artiste ». Et parmi les modalités mêmes d'exercice d'une activité artistique, celle qui apparaît la plus associée à l'« âge professionnel », c'est précisément celle du rapport qui lie et oppose les générations d'artistes entre elles et aussi les membres d'une même génération entre eux : selon le cas, les artistes se voient, par exemple, invités soit à la fidélité à un maître et à l'adhésion à une école, soit à l'acquisition d'un « langage » propre, soit même à l'expérimentation et au renouvellement continuels.

Présente en histoire de l'art, la notion de « génération » ne concerne habituellement que la dimension proprement esthétique. On le voit bien, pour ne prendre qu'un exemple, avec l'importante exposition réalisée au moment des jeux Olympiques en 1976 par le Musée d'Art contemporain : l'objectif est de présenter les « tendances majeures de l'art québécois contemporain » au cours des trois dernières décennies. Le titre de cette exposition est « Trois générations d'art québécois : 1940, 1950, 1960 » [5]. Dans son texte d'introduction au catalogue, Fernande Saint-Martin, directrice du musée, tente de donner un sens à la fois à la sélection des œuvres et au découpage en périodes. La première période (1940), celle « des pionniers de l'art abstrait », est celle de la remise en question radicale d'une conception de l'art fondée sur un mimétisme des apparences des choses ; elle est aussi une période essentiellement annonciatrice d'une mise en place de préoccupations formelles : Borduas (et le groupe des Automatistes) et Pellan en sont les principaux représentants. La deuxième période (1950) est largement identifiée au Mouvement plasticien qui, en opposition à « l'expressionnisme gestuel et lyrique de l'Automatisme surréaliste », propose un « expressionnisme structural ». Divisé en deux tendances, celle des « premiers plasticiens », auteurs du Manifeste de 1955 (Jauran, Toupin, Belzile, Jérôme) et celle des membres d'« Espace dynamique » (Molinari, Tousignant, etc.), ce mouvement domine la scène artistique au début des années 60 ; s'y trouvent aussi associés les peintres Charles Gagnon, Jacques Hurtubise, Yves Gaucher et d'autres. Enfin, au milieu des années 60, apparaît une jeune génération d'artistes qui subissent le choc en retour du Pop Art et de la contestation culturelle de Berkeley aux États-Unis et de Mai 68 en France : ce mouvement de protestation (anti-art, anti-culture, anti-objet) dont la dimension sociale et politique est manifeste fait resurgir un « surréalisme anti-formaliste », provoque l'apparition de diverses formes d'« art éphémère » (happenings, festivités collectives, explosion du geste, etc.) et favorise le développement de la « jeune gravure québécoise ».

Ici et là, Fernande Saint-Martin fait référence au contexte social, mais jamais elle ne prend systématiquement compte des caractéristiques sociales, scolaires ou professionnelles des artistes pour construire les diverses générations artistiques. Or tout porte à croire, et c'est l'hypothèse que nous formulons, qu'à ces générations artistiques correspondent des générations d'artistes ; ces générations se différencient à la fois par le mode d'accès à la carrière artistique (relation à un maître, séjour à l'étranger, démarche collective, etc.) et par les relations qu'elles entretiennent avec les institutions scolaires (comme lieux de formation et d'exercice d'un emploi rémunéré) et avec les instances de diffusion (marché de l'art) et de gratification.

La seule analyse des itinéraires sociaux et professionnels des artistes présents à l'exposition de 1976 permet de cerner quelques différences qui les opposent en fonction même de leur « génération ». Si, aux fins de l'argumentation, l'on divise ces artistes en deux groupes (ceux nés avant 1930 et ceux nés après), il apparaît que la proportion des artistes qui occupent ou ont occupé un emploi dans l'enseignement est beaucoup plus élevée chez les « jeunes » que chez les plus « âgés » : 63 % (19 sur 30) chez les premiers, en comparaison de 30 % (19 sur 42) chez les seconds. De même, le rapport à l'étranger est fort différent : les séjours prolongés à l'étranger sont beaucoup plus fréquents chez les artistes nés avant 1930 (28,5 %) que chez les plus jeunes (3,5 %), qui limitent leurs voyages à l'étranger à des stages d'études d'un à trois ans. Sauf Marcelle Maltais, tous les artistes qui ont vécu un exil prolongé ou définitif à l'étranger, et principalement en France, sont nés avant 1930 : Paul-Émile Borduas (de 1955 à sa mort en 1960), Alfred Pellan (de 1926 à 1940), Fernand Leduc (à partir de 1947), Jean-Paul Riopelle (à partir de 1947), Marcelle Ferron (de 1953 à 1965), Rita Letendre (de 1965 à 1970), Marcel Barbeau (de 1962 à 1974), Jean Dallaire (de 1959 à sa mort en 1968), Robert Roussil (à partir de 1954), Roland Giguère (de 1954 à 1963), Kittie Bruneau (de 1950 à 1958), etc. Enfin, même si pour la plupart, tous ces artistes ont été formés dans une école d'art, principalement l'École des Beaux-Arts de Montréal, leur mode d'accès au marché de l'art est loin d'être identique : l'analyse des lieux des premières expositions individuelles et collectives permet de constater qu'au cours des décennies récentes (1960 et 1970), les artistes bénéficient de l'expansion du marché des galeries d'art, de l'intervention plus grande des institutions universitaires, des gouvernements (Centre culturel canadien à Paris, centres culturels municipaux, etc.) ou même des entreprises privées (La Sauvegarde, Centre S. Bronfman, etc.) et enfin de l'apparition d'organismes à caractère collectif et de « galeries parallèles » (Média, Véhicule, Graff, etc.).

L'enjeu principal est évidemment, pour un artiste, de faire de l'art « son métier », de « vivre de son art », et idéalement, sans compromis. Mais les conditions de réalisation d'un tel objectif, et par là, les contraintes que doit gérer un artiste, les compromis qu'il doit faire et les stratégies qu'il doit élaborer varient considérablement en fonction même des périodes ou conjonctures pendant lesquelles il entreprend sa carrière artistique. Relation avec un « maître », études à l'étranger, obtention de subventions et bourses, accès à un poste dans l'enseignement supérieur, insertion dans un groupe ou collectif de travail, etc., autant d'aspects qui différencient les itinéraires sociaux de chaque génération d'artistes. La génération ou l'âge professionnel n'est évidemment pas le seul facteur explicatif des différences observables dans la pratique des artistes et des groupes d'artistes, mais chaque conjoncture sociale leur offre des « chances » et des difficultés particulières, elle leur impose aussi diverses modalités d'acquisition du statut social d'artiste et d'exercice de l'activité artistique.

Si l'analyse de la pratique de l'art peut, pour des raisons méthodologiques et théoriques, être « individualisée », il devient nécessaire, lorsqu'il s'agit du mode d'insertion socio-historique de l'artiste, de « contextualiser » cette pratique et de tenir compte de l'ensemble de la dynamique sociale, intellectuelle et artistique où celui-ci inscrit sa pratique et que par sa pratique, il contribue à infléchir, à transformer. Plutôt que de présenter quelques biographies d'artistes, nous nous proposons dans notre étude, de constituer, pour chaque période de développement des arts au Québec, des « biographies collectives », selon la méthode dite de la posopographie.

Le matériau réuni et analysé provient à la fois des interviews réalisées auprès d'une quarantaine d'artistes [6] et de tout un ensemble de documents produits par et au sujet d'artistes québécois : autobiographies et biographies, écrits, pamphlets et lettres d'artistes, catalogues d'exposition, etc. Même si l'information est riche, il ne faut pas s'attendre à l'exhaustivité, i.e. à la présentation de tous les artistes québécois qui ont acquis une visibilité : les diverses trajectoires particulières d'artistes ne sont que des illustrations, parfois exemplaires, et elles permettent de mieux comprendre quelles sont, pour chaque ou une génération, les conditions sociales d'accès à une carrière artistique et d'exercice d'une activité artistique.



[1]   Taylor, J. C., The Fine Arts in America, Chicago, Chicago University Press, 1979.

[2]   Moulin, Raymonde, Le marché de la peinture en France, Paris, Éditions de Minuit, 1967.

[3]   Bourdieu, Pierre, Luc Boltanski et P. Maldidier, « La défense du corps », Informations sur les Sciences sociales, 10, (4), 1971, pp. 45-86.

[4]   Geertz, Clifford, « The Way We Think Now : Toward an Ethnography of Modern Thought », in Local Knowledge, New York, Basic Books, 1983, pp. 147-167.

[5]   Musée d’Art contemporain, Montréal, 1976, 135 pages.

[6]   Bernier, Léon et Isabelle Perrault (sous la direction de Marcel Fournier), L'artiste et l'œuvre à faire, Québec, IQRC, 1985. Postface de Marcel Fournier, « L'artiste et le discours sur l'art ».


Retour au texte de l'auteur: Marcel Fournier, sociologue, Université de Montréal Dernière mise à jour de cette page le dimanche 16 mars 2008 6:02
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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