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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Jan MARONTATE et Marcel FOURNIER, “Les frontières symboliques et le musée.” In ouvrage sous la direction de Françoise-Romaine Ouellette et Claude Bariteau, Entre tradition et universalisme. Recueil d’articles suite au Colloque Entre tradition et universalisme tenu à Rimouski par l’ACSALF du 18 au 20 mai 1993, pp. 13-34. Québec: Institut québécois de recherche sur la culture (IQRC), 1994, 574 pp. [Autorisation accordée par la présidente de l'ACSALF le 20 août 2018 de diffuser tous les actes de colloque de l'ACSALF en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales.]

[535]

Entre tradition et universalisme.
Recueil d’articles suite au Colloque Entre tradition et universalisme
tenu à Rimouski par l’ACSALF du 18 au 20 mai 1993.

troisième partie
C. LES MUSÉES : GRENIERS PATRIMONIAUX
OU INGÉNIERIE CULTURELLE
39

Les frontières symboliques
et le musée
.”

Par Jan MARONTATE et Marcel FOURNIER

Respectivement sociologue, Wolfville
et Département de sociologie. Université de Montréal

Le musée est une institution écartelée entre des objectifs multiples, souvent difficiles à concilier, pour ne pas dire contradictoires. L'une des oppositions principales est celle qui, comme l'indique le titre du présent atelier, oppose le musée comme grenier du patrimoine et le musée comme lieu d'intervention socioculturelle. Cette façon de poser le problème témoigne de la difficulté de situer la place des diverses activités des musées par rapport aux processus sociaux. Quelle est la signification de la présence d'un musée pour une communauté ? S'agit-il d'un lieu de recherche-action, d'une institution de consécration des valeurs dominantes ou d'un instrument de changement social ? Comment tenir compte des différents types de musée ? Quelle interprétation peut-on fournir de la fréquentation plus ou moins grande des musées ?

Il n'est pas dans notre intention aujourd'hui de parler du « devoir » des musées, mais de celui des sociologues de la culture. Il importe d'abord d'examiner les outils théoriques mis à l'œuvre dans les analyses du musée. La complexité des manifestations culturelles de notre époque nous oblige à aller au-delà des typologies simplistes [1].

Nous présenterons d'abord quelques travaux récents en sociologie de la culture qui sont d'un intérêt dans l'étude du musée. Ensuite, nous appuyant sur deux recherches en cours, nous élaborerons quelques réflexions qui permettront, nous l'espérons, d'élargir le débat d'aujourd'hui.

[536]

TENDANCES RÉCENTES
EN SOCIOLOGIE DE LA CULTURE :
L’ÉTUDE DES FRONTIÈRES SYMBOLIQUES


Il y n'a pas ou peu de consensus en sociologie de la culture. La seule proposition générale qui fasse l'unanimité est la suivante : « L'humanité est constituée de groupes sociaux qui se différencient selon les pratiques, les croyances et les institutions [2]. » Au-delà, tout n'est que divergence et débat. Même s'ils reconnaissent habituellement l'existence des frontières symboliques entre les groupes sociaux, les chercheurs fournissent des analyses fort différentes de la genèse et de la signification de ces frontières : facteurs cognitifs, effets de communication ou d'interaction, forces sociopolitiques, causes innées. À chaque perspective correspond une interprétation différente.

Classification et tradition sociologique

L'idée de frontière, de distinction entre individus et groupes est présente dans les grandes traditions sociologiques et anthropologiques. Par exemple, pour l'Ecole sociologique française, les questions d'inclusion et d'exclusion ont une telle importance que ses ennemis ont identifié ses membres au « clan totem-tabou ». Pour Durkheim et Mauss, il y a une étroite correspondance entre les modes de classification et les modes d'organisation sociale. S'agissant des structures mentales, Lévi-Strauss conteste l'approche durkheimienne mais il met aussi l'accent sur des classifications organisées autour d'oppositions binaires. Quant à Mary Douglas, elle accorde une tout aussi grande importance aux classifications - par exemple le pur et l'impur - dans l'organisation de la vie sociale, reconnaissant que leur élaboration est, dans nos sociétés, de plus en plus l'œuvre des spécialistes, des professionnels. Et que dire des travaux de Howard Becker sur l'étiquetage (labeling theory) ? L'exclusion est ici conçue comme l'effet d'un processus de définition sociale : largement symboliques ou cognitives, les frontières qui séparent les groupes sont le produit de l'interaction sociale.

Si pour certains, la culture est code ou mode de communication entre individus dans un micromilieu (par exemple dans la perspective interactionniste), pour d'autres, elle est un phénomène d'ordre macrosociologique : l'établissement de frontières est l'expression d'un rapport de domination et parfois de formes de résistance [3]. Signalons ici l'apport des approches néo-weberienne et marxiste.

[537]

Les frontières dans la théorie sociologique
et dans la vie quotidienne


Selon l'approche théorique adoptée, la culture est donc de l'ordre tantôt de la connaissance, tantôt de la communication, tantôt de la domination [4]. Mais ces distinctions demeurent relativement floues [5], elles ont un côté arbitraire. Il en va donc des frontières dans la théorie sociologique comme des frontières dans la vie quotidienne. Le défi est de déplacer et de transgresser ces frontières afin de développer une conception multidimensionnelle de la culture [6].

L'une des caractéristiques du développement de la sociologie de la culture — et de la sociologie en général - depuis une vingtaine d'années est la remise en question de plusieurs distinctions ou frontières : par exemple l'opposition macro/microsociologie ou méthode qualitative/quantitative. L'on voit aussi s'opérer un rapprochement entre l'anthropologie et la sociologie. [7] Par ailleurs, les approches interprétatives et herméneutiques font des gains considérables en sociologie de la science [8] et en sociologie de l’art [9] en particulier. Enfin, plutôt que d'étudier les « faits sociaux comme des choses » dans un optique positiviste, les sociologues de la culture ont actuellement tendance à substituer à la question du « pourquoi » celle du « comment » et à privilégier l'étude des processus de construction sociale de la culture.

Donc, une multitude de travaux et un véritable renouveau de la sociologie de la culture permettent de jeter un nouvel éclairage sur la dimension culturelle des mécanismes d'inclusion et d'exclusion sociales. Pour l'étude du musée, la notion de « frontière symbolique » apparaît des plus riches. C'est ce que nous voudrions montrer en nous appuyant sur deux recherches que nous menons et qui nous obligent à réfléchir sur les deux « pôles » établis par le titre de l'atelier.

« CULTURE MATÉRIELLE » ET SYMBOLISME :
LA POLYSÉMIE DE L'OBJET DANS LE MUSÉE


Que le musée soit un grenier - ou un dépositaire de l'histoire -, cela va de soi. Mais l'action du musée est-elle neutre ? Un objet muséologique est-il inerte ? Quelle signification l'objet muséologique peut-il avoir dans les études du social ? L'une des études que nous terminons porte sur la transmission des savoirs techniques, plus précisément sur le développement et la diffusion d'un groupe de produits modernes (les peintures à l'acrylique) en Amérique du Nord [10]. Il s'agit évidemment d'un produit industriel mais dont la mise au point implique la participation non seulement des industriels [538] ou des agents commerciaux mais aussi des artistes et des intellectuels. Le problème de la fabrication de matériau n'est donc pas exclusivement technique, il comporte aussi une dimension sociale et culturelle.

Ce dernier aspect est souvent négligé. Les recherches sur les matériaux modernes ont d'abord été, il ne faut pas s'en étonner, menées par des conservateurs de musée, des experts en sciences de la conservation ou des historiens de l'art et de la technologie. Manifestations de l'innovation technique pendant notre siècle, ces nouveaux matériaux ont aussi été l'objet, pour ne pas dire le « leitmotiv », d'expositions dans les musées : par exemple, l'Autopsie d'un sac vert [11] au Musée de la civilisation et plus récemment, La crise de l'abstraction [12] présentée au Musée du Québec.

L'artefact moderne
et les recherches sociologiques


De leur côté, les sociologues et les anthropologues reconnaissent l'importance du social dans la valorisation de l'objet matériel et ils s'efforcent de mettre en lumière les processus sociaux à l'œuvre, par exemple, dans la constitution de la collection du musée. Définir ce qui appartient au champ culturel, c'est nécessairement exclure ce qui ne correspond pas à la définition [13]. L'acte d'engranger la culture matérielle constitue une forme de consécration et de création d'une mémoire collective qui renvoie à la définition des identités et des valeurs contemporaines. Cette action est souvent en évidence dans les travaux sur le public des musées, notamment lorsqu'il s'agit d'analyser la réception des expositions. Toutefois, lorsque l'on regarde de plus près ce que contient le « grenier », force est de constater que, s'il y a polysémie de l'objet de musée, c'est qu'il y a jeu des acteurs (dont l'institution muséologique, avec ses projets) et interprétations diverses de la signification des objets.

Un exemple :
les combinaisons spatiales des astronautes américains


La relecture — sociologique — d'une recherche récente sur les matériaux modernes nous offre la possibilité de voir que les activités du musée reliées à la conservation et à la restauration comportent une dimension nettement socioculturelle, de l'ordre des valeurs.

Il y a quelques années, aux États-Unis, les Laboratoires de conservation et le Musée national de l'air et de l'espace du réseau de l’Institution Smithsonian à Washington se sont lancés dans un projet de conservation-restauration des combinaisons spatiales des astronautes américains [14]. Le programme d'exploration spatiale a eu une grande importance idéologique pendant les années 1960 et 1970 : on y voyait tout à la fois le triomphe de la [539] technologie, le symbole de la réussite des États-Unis dans la guerre froide et l'expression de l'esprit pionnier et d'aventure enraciné dans le mythe du Nouveau Monde. L'Amérique avait besoin d'une nouvelle image de soi, à un moment où elle traversait une période de grande anxiété : revendications des minorités et des femmes, prise de conscience du désastre écologique, guerre du Vietnam. Pour certains, la conquête de l'espace offrait la possibilité d'une vie humaine ailleurs. Le programme d'exploration de l'espace renvoie donc à des représentations collectives diverses.

En 1967, le Musée national de l'air et de l'espace a négocié le droit de collectionner les artefacts des expéditions avec la NASA. Dans un premier temps, les combinaisons spatiales semblent avoir servi comme objets symboliques de l'identité américaine tout en permettant au musée d'attirer un nouveau public de curieux. Volonté politique et souci de démocratisation se rejoignaient.

Le musée n'avait cependant pas de politique concernant la collection, l'exposition et l'entretien de ces combinaisons : celles-ci ont été exposées à travers le pays, entreposées dans des conditions douteuses ; elles ont aussi servi d'accessoires pour les démonstrations dans les séances d'animation. Et finalement, elles se sont détériorées. Il a donc fallu les confier aux laboratoires de conservation. Une fois entreposées dans le « grenier », les combinaisons auraient dû (re)prendre le statut d'objets matériels et neutres, de simples « artefacts ».

Tout n'est pas si simple. Les premiers efforts de restauration ont démontré l'intérêt à faire des recherches approfondies sur la fabrication de ces combinaisons, qui avait nécessité l'utilisation de nouveaux matériaux. L'identification même des matériaux était difficile, les effets de leur vieillissement n'étaient pas connus et les options de traitement n'étaient pas évidentes.

De plus, ces combinaisons n'étaient pas simplement des vêtements : c'étaient de véritables environnements, et donc des témoignages précieux de la course technologique dans le programme de la conquête de l'espace. C'étaient en fait, on l'a découvert, les seules sources d'information sur certaines étapes de l'expérience, puisque plusieurs compagnies impliquées avaient disparu. La perte des combinaisons signifiait la disparition d'informations sur l'histoire de toute une série d'efforts d'application des connaissances scientifiques. Enfin la compréhension des causes de la détérioration des matériaux était d'un grand intérêt pour la fabrication des futures combinaisons spatiales. Ces combinaisons ne constituent donc pas seulement des objets de grenier, elles sont aussi des documents scientifiques.

[540]

Voilà un bel exemple qui illustre que les objets portent les traces des lectures et relectures successives : leur signification change. Madeleine Ackrich n'a-t-elle pas écrit : « L'objet opère comme une sorte de <traceur> en ce sens que la réalité s'organise et se constitue dans sa mise en forme [...] à mesure qu'il se déplace et se transforme, nous voyons se dessiner ce qu'on pourrait appeler son sociogramme, c'est-à-dire l'ensemble de tout ce qu'il est nécessaire de mettre en place pour qu'il puisse exister [15] ? » Et encore : « L'analyse de l'interaction qui se forme entre les acteurs, leurs projets et l'objet lui-même est cruciale: elle [...] permet de comprendre les processus qui sont à l'œuvre dans la constitution d'une certaine réalité... [cette analyse permet de comprendre] à quel point l'objet et les réseaux dans lesquels il se situe sont indissociables [16]. »

LES RAPPORTS PUBLIC/MUSÉE:
LA MODERNITÉ FACE AUX PRATIQUES « POSTMODERNES »


Abordons maintenant l'autre «pôle» thématique de cet atelier: les processus d'interprétation et de diffusion qui seraient plus consciemment liés à la construction de la culture contemporaine. Notre réflexion s'inscrit dans le cadre d'une autre recherche en cours qui porte sur les pratiques culturelles. L'un des volets de cette recherche concerne les rapports entre le public et le musée.

L'on sait que les musées d'aujourd'hui portent les traces de l'his­toire, qu'ils sont étroitement associés aux grands projets de modernisation culturelle de notre époque, notamment à la recherche moderniste d'universalismes, à l'élaboration de connaissances transhistoriques destinées à assurer le progrès et à la volonté de démocratisation. Les musées ont été, sont des institutions modernes, qui sont partie liée avec la modernité.

Les tenants de la «postmodernité» remettent aujourd'hui en question l'existence même des universalismes [17] ; ils annoncent un retour au local, tout aussi bien dans les pratiques sociales que dans les théories sociologiques. Dans cette perspective, la mise en situation sociohistorique des savoirs serait un passage obligatoire, la condition de toute connaissance.

Et si les musées vivent actuellement des tensions, peut-on penser que, toujours attachés aux prémisses universalistes de la modernité, ils peuvent difficilement s'adapter à la diversité des pratiques dites « postmodernes » ?

[541]

Classification des musées
selon les caractéristiques des visiteurs


Admettons d'abord qu'il y a aussi des tensions qui renvoient à l'historique du discours sur le mandat du musée. Considérons deux grands modèles auxquels s'est rapportée historiquement l'institution muséologique soit : le modèle dit de la haute culture (le musée comme « palais d'une élite ») et celui de la démocratisation (le projet de nivellement des mécanismes d'exclusion) [18]. Ces deux modèles correspondent à des efforts - modernistes - d'imaginer des universalismes, bien qu'il s'agisse de deux interprétations très différentes. Grossièrement on peut les caractériser comme suit :

  • Le modèle delà haute culture se confond souvent avec celui delà culture savante : les connaissances véritables nécessitent une rupture avec le sens commun. Cette rupture assure une espèce d'impartialité, d'universalité, et de validité du travail de l'expert. Par conséquent, un musée qui s'inscrit dans le modèle de la culture savante n'est pas facile d'accès et nécessite une démarche avertie de la part des visiteurs. L'accès à la culture savante est donc plutôt réservée à une élite.

  • Un autre principe d'universalisme est en jeu lorsqu'on examine des rapports public/musée dans la visée de la démocratisation : il s'agit du principe d'égalité fondé sur l'idée d'un potentiel d'accès universel aux savoirs. Une institution démocratique est en principe accessible à tous et à toutes.

Voilà deux modèles qui mettent à l'œuvre des notions d'universalisme fort différentes et qui, pour les institutions, impliquent deux types de rapport au public. Mais dans les deux cas, l'argumentation bâtie sur le principe moderniste d'universalisme encourage une forme de réductionnisme conduisant à mettre l'accent sur le seul statut socio-économique des visiteurs comme indice de réussite ou comme indicateur de l'orientation du musée. Or, les activités et les fonctions multiples des musées se définissent aujourd'hui par rapport à une situation qui se caractérise par une très grande diversité dans la configuration des choix culturels du public. Et ces choix sont difficilement réductibles à la seule appartenance de classe [19].

Caractéristiques du public

Les enquêtes empiriques établissent habituellement une corrélation entre certaines mesures du statut social et la fréquentation des musées. Et nos recherches préliminaires [20] confirment ces observations : le taux de fréquentation varie selon le niveau d'instruction, le statut socioprofessionnel et le revenu.

[542]

Cependant une analyse plus attentive des données recueillies auprès du grand public (y compris les non-visiteurs) a permis de constater que les personnes les plus instruites, de catégories socioprofessionnelles supérieures et ayant des revenus élevés sont plus actives dans la plupart des activités culturelles et de loisir en dehors du foyer [21]. Les mesures classiques du statut social que sont l'éducation, l'occupation et le revenu, permettent certes d'identifier les groupes les plus susceptibles d aller au musée, mais ils ne suffisent pas pour expliquer comment s'effectuent les choix culturels.

La signification de la fréquentation du musée

Selon les nombreuses études menées dans la foulée des travaux de Bourdieu [22], la fréquentation du musée est une façon d'affirmer son identité et aussi une stratégie de « distinction » entre groupes sociaux. Sont alors à l'œuvre des procédures d'exclusion et d'inclusion : on établit des frontières symboliques, souvent attribuées aux déterminations socio-économiques de classe.

Par ailleurs, Gans [23] dégage, dans ses travaux, un autre modèle de participation, qui échappe pour l'essentiel à la dichotomie classique entre « haute culture » et « culture de masse » (ou culture populaire). Plus socioculturel que socio-économique, ce modèle permet d'associer des publics à des styles de vie pour former un ensemble composite de « cultures de goût » (« taste cultures »). L'on peut alors parler non pas d'un mais de plusieurs publics des musées. Les variations socio-économique, ethnolinguistique, régionale et urbaine ainsi que les différences par rapport à l’accès figurent dans la constitution des publics, mais l'importance de ces diverses caractéristiques varie selon les logiques différentes qui fonctionnent simultanément dans une même société. Il y a donc coexistence des différentes « cultures de goût » ou des différentes configurations de choix culturels, et s'il y a constitution de publics, c'est à partir d'une logique plus locale. Ici les frontières entre les groupes ne sont plus réductibles à un seul principe universel.

La disciplinarité et le musée

D'aucuns suggèrent que les configurations du « goût » seraient, dans une certaine mesure, liées aux catégories disciplinaires [24]. Thomas Kuhn propose que les rapports entre le musée et le public diffèrent selon le type de musée : ces différences renvoient, insiste-t-il, à la spécificité même des démarches propres aux disciplines. Par exemple si l'on compare un musée d'art à un musée de la science, le premier est un lieu de recherche et présente [543] des réalisations du passé qui ont toujours un intérêt pour l'initiation des artistes à la pratique de l'art et pour la formation d'un public. Ce qui n'est pas le cas d'un musée de la science et de la technologie : il s'agit plutôt d'un lieu de recrutement et de consécration qui n'a aucun lien ni avec la pratique de la science ni avec le développement des connaissances du public relatives aux sciences actuelles [25]. Cependant, l'analyse de Kuhn ne tient pas compte des transformations récentes des disciplines, et notamment la pluri- (inter-, trans-) disciplinarité des études de la culture.

CONCLUSION

L'époque actuelle peut être identifiée à une mutation fondamentale de la sphère « culturelle ». Selon Jameson, l'expansion du champ de la culture est telle que tous les aspects de la vie sociale peuvent être traités sous la rubrique de la « culture ». Dans ce contexte, le musée aurait, peut-on penser, une nouvelle fonction qui serait de permettre aux visiteurs de saisir leur position dans le monde contemporain comme sujets individuels et collectifs sur la carte du réseau immense et multinational sans centre évident [26]. Quant aux sociologues et aux anthropologues, leur rôle serait d'assister aux opérations de cette cartographie « postmoderne » par le questionnement et l’exploration des frontières symboliques qui servent de points de repère.

C’est là une nouvelle façon de penser la culture. L'universalisme moderniste était - potentiellement du moins - porteur d'un sens d'homogénéité de La culture. Or force est de reconnaître que la « mondialisation » des pratiques socioculturelles n'a pas entraîné la disparition déformés différentes de culture : il y a au contraire, dans ce nouveau macrocontexte global, coexistence, maintien et renforcement de l'hétérogénéité des vécus culturels.

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NOTES

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[1] Même dans certaines études récentes sur la cul ture, nous retrouvons une tendance réductionniste: celle de considérer les musées comme des lieux de haute culture - un point c'est tout - et ensuite de tirer des conclusions sur la base de cette hypothèse. Il ne faut cependant pas trop insister sur les faiblesses des recherches en sociologie de la culture puisqu'il y a peu de consensus dans ce sous-champ. Voir par exemple, Blau, Judith. The Shape of Culture, Cambridge, Cambridge University Press, 1992, et Moulin, R. L'artiste, l'institution et le marché, Paris, Flammarion, 1992.

[2] Michèle Lamont et Marcel Fournier, « Introduction », Cultivating différences : Symbolic Boundaries and the Making of lnequalities, Chicago, University of Chicago Press, 1992, p. l.

[3] Ibid., p. 3.

[4] Ibid., p 4.

[5] Pour emprunter des mots de Marcel Mauss, jusqu'à un certain point «toutes [les] oppositions d'écoles sont jeux futiles de l'esprit ou concurrence de chaires, de philosophies et de théologies. Les vraiment grands ethnologues ont été aussi éclectiques dans le choix des problèmes que dans celui des méthodes qui doivent varier par problème.» (Marcel Mauss, « La civilisation: éléments et formes », Essais de sociologie, Paris, Minuit, p. 232).

[6] Michèle Lamont et Marcel Fournier, op. cit.

[7] Par exemple, les travaux d'Habermas, de Foucault, de l'École des études culturelles de Birmingham, de Pierre Bourdieu et de Michel Foucault.

[8] Par exemple, les travaux de Bruno La tour et Karin Knorr-Cetina.

[9] À signaler: les contributions d'Ackrich, et, ici au Québec de Rose-Marie Arbour, de Francine Couture et d'Andrée Fortin, notamment par rapport à la sociologie de la réception.

[10] Cette recherche sociohistorique porte sur les relations entre les artistes, les fabricants de matériaux et l'industrie chimique dans un cas historique - le développement et la diffusion des peintures aux médiums synthétiques.

[11] Sylvie Mardi, «Les matériaux modernes au Musée de la civilisation à Québec: un défi passé, présent et futur», Sauvegarder le XXe siècle: la conservation des matériaux modernes, Actes de la conférence « Symposium 91 - Sauvegarder le XXe siècle », Ottawa, Canada, septembre 1991. Ottawa, Institut canadien de conservation, 1993, pp. 3-11.

[12] Denise Leclerc (avec appendice technique de Marion Barclay), La crise de l'abstraction au Canada: les années cinquante, catalogue, Ottawa, Musée des beaux-arts du Canada, 1992.

[13] Loin d'une action neutre, le choix des objets à préserver et la présentation de ces «artefacts» au public constituent des moyens privilégiés pour créer la croyance dans les biens à la fois matériels et symboliques.

[14] Mary K. Baker et Ed McManus, « Spacesuits : NASA's Dream - conservators' Nightmare », in (réd.) David W. Grattan, Sauvegarder le XXe siècle : la conservation des matériaux modernes. Actes de la conférence « Symposium 91 - Sauvegarder le XXe siècle », Ottawa, Canada, septembre 1991. Ottawa, Institut canadien de conservation, 1993, pp. 223-228.

[15] Ackrich, Madeleine. « Le jugement dernier : Une sociologie de la beauté ». Année sociologique, 1986, p. 277.

[16] Ibid., p. 276.

[17] J. Alexander, « Modern, Anti, Post and Neo : How Social Theories have tried to understand the « New World » of « Our Time » », manuscrit inédit, conférence prononcée au Département de sociologie. Université de Montréal, mars 1993.

[18] V. Zolberg, « Tensions of Mission in American Art Muséums », dans P. DiMaggio, Non-profit Enterprise in the Arts : Studies in Mission and constraint, New York, Oxford University Press, 1986, p. 187. Voir aussi V. Zolberg, « Le Musée des Beaux-Arts, entre la culture et le public : Barrière ou facteur de nivellement ? ». Sociologie et sociétés (« La culture comme capital »), octobre 1989, vol. XXI, n° 2, pp. 75-90.

[19] Voir Les consultants Cultur'inc Inc. et Décima Research, Le profil des canadiens consommateurs de l'art, 1990-1991. Constats. Ottawa, Ministère des Communications, mai 1992.

[20] Il s'agit ici des opérations de collecte in situ sur les visiteurs ainsi que les enquêtes diverses auprès du grand public menées par divers organismes, notamment le ministère des Affaires culturelles et le Musée de la civilisation. Cf. à ce sujet par exemple André Allaire, « Profil des visiteurs du Musée de la civilisation : Quatre mois après l'ouverture », Cahiers de recherche du Musée de la civilisation, n° 1, Québec, Musée de la civilisation, juin 1990 ; André Allaire, Étude comparative des publics du Musée de la civilisation, Québec, Musée de la civilisation, janvier 1990 ; Camille Delude, Le comportement des Québécois en matière d'activités culturelles de loisir, Gouvernement du Québec (Ministère des Affaires culturelles), septembre 1979, et juillet 1983 ; Gilles Pronovost, Les comportements des Québécois en matière d'activités culturelles de loisir, 1989, Gouvernement du Québec (Ministère des Affaires culturelles), 1990.

[21] Marcel Fournier et Jan Marontate, « Loin de Québec. Caractéristiques sociales et pratiques culturelles du public montréalais des musées », rapport présenté au Musée de la civilisation, mai 1992.

[22] Notamment, Lamont et Fournier, op. cit.

[23] Herbert Gans, Popular Culture and High Culture : An Analysis and Evaluation of Taste, New York, Basic, 1974 ; Blau, op. cit..

[24] Par exemple les goûts du groupe d'amateurs de la musique pop et rock appelés « pop-rocker insouciant » dans l'analyse « psychographique » des consommateurs de l'art de Cultur'inc Inc. et Décima Research (op. cit.). Voir aussi R.A. Peterson et Albert Simkus, « How Musical Tastes Mark Occupational Status Groups », dans Fournier et Lamont op. cit..

[25] « Peu de scientifiques visitent des musées... Contrairement à l'art, la science détruit son passé ». Thomas Kuhn, « Comment on the relations of Science and Art », The Essential Tension : Selected Studies in Scientific Tradition and Change, Chicago, University of Chicago Press, 1977, pp. 345.

[26] F. Jameson, « Postmodernism, or the Cultural Logic of Late Capitalism », The New Left Review, (July-August) 1984, n° 146, surtout pp. 87-89.


Retour au texte de l'auteur: Marcel Fournier, sociologue, Université de Montréal Dernière mise à jour de cette page le dimanche 29 décembre 2019 12:53
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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