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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Marcel FOURNIER, “Fred Rose. Notes pour une biographie.” Un article publié dans le livre de Robert Comeau et Bernard Dionne, LE DROIT DE SE TAIRE. Histoire des communistes au Québec, de la Première Guerre mondiale à la Révolution tranquille, pp. 273-297. Montréal: VLB Éditeur, 1989, 545 pp. Collection: Études québécoises. Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec. [Autorisation accordée par l'auteur le 4 novembre 2010 de publier tous ses écrits publiés il y a plus de trois ans dans Les Classiques des sciences sociales.]

[273]

Marcel FOURNIER

Fred Rose.
Notes pour une biographie.


Un article publié dans le livre de Robert Comeau et Bernard Dionne, LE DROIT DE SE TAIRE. Histoire des communistes au Québec, de la Première Guerre mondiale à la Révolution tranquille, pp. 273-297. Montréal: VLB Éditeur, 1989, 545 pp. Collection: Études québécoises. Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec. [Autorisation accordée par l'auteur le 4 novembre 2010 de publier tous ses écrits publiés il y a plus de trois ans dans Les Classiques des sciences sociales.]


La reconstitution de la vie d'un militant communiste est tout aussi difficile que celle de l'histoire du mouvement lui-même : il s'agit d'une sorte de puzzle, auquel il manque toujours des éléments, souvent les plus importants. Par ailleurs, selon l'angle ou la position que l'on adopte, la « réalité » apparaît elle-même différente et oblige à des interprétations nouvelles... Les difficultés sont grandes et les pièges nombreux : la biographie d'un militant politique remplit toujours une fonction politique, soit qu'elle fournisse le récit épique d'une vie héroïque, soit qu'elle intente un procès (d'intentions, etc.). L'une des façons de contourner ces difficultés et d'éviter ces pièges est de présenter des éléments d'information biographique tout en explicitant simultanément la démarche suivie pour les obtenir. Par touches successives, à la manière de la peinture impressionniste plus qu'à celle de la photographie, se dessine alors le portrait du militant politique, portrait qui correspond tout autant à la réalité elle-même qu'aux diverses représentations que l'on s'en était faites.

« Un exilé politique en Pologne ... » L'étonnement de mes collègues universitaires polonais est grand lorsque je les informe que la Pologne a reçu au début des années cinquante un « réfugié politique »... venant d'un pays de l'Ouest. Pour des intellectuels sympathiques à l'action du mouvement Solidarité, il apparaît, en effet, inconcevable qu'un militant politique ait dû quitter un pays démocratique et riche, tel que le Canada, pour « s'enfermer » dans un pays de l'Est.

[274]

Le « hasard » d'un programme de coopération universitaire entre le Canada et la Pologne m'a permis de me rendre à Varsovie en novembre 1982, quelques semaines avant la promulgation de la « loi martiale », à un moment où les inquiétudes étaient grandes, et les files d'attente devant les magasins... longues. J'y suis resté une semaine, dans une sorte de retraite sérieuse qui réunissait des sociologues canadiens et polonais confrontés à la tâche (impossible ?) d'établir des éléments de comparaison entre leurs pays respectifs. C'est à la toute fin de ce séjour que j'ai pris l'initiative de téléphoner à Fred Rose pour obtenir un rendez-vous. Dès qu'il sut que je n'étais pas un journaliste en quête d'une interview sur la « situation en Pologne », il a aimablement accepté de me recevoir dans l'appartement qu'il occupait, tout près de la Vieille Place, au cœur même de Varsovie.

Fred Rose avait alors soixante-quatorze ans : celui que l'on appelait « le petit Fred » ne donnait nullement l'impression, même s'il avait été récemment malade, d'être un homme à la retraite, au terme d'une vie très active. Quel regard et quelle parole ! La discussion à laquelle participa activement sa femme s'est déroulée, tantôt en français, tantôt en anglais, dans une atmosphère amicale, quasi familiale.

Il fut évidemment difficile de ne pas évoquer la situation polonaise, de ne pas faire allusion à l'action du mouvement Solidarité. Sur ces questions, Fred Rose fut d'une grande discrétion, mais il ne put dissimuler ni sa grande tristesse, ni sa profonde inquiétude. Dégradation de la situation économique, menace d'une guerre civile, risque d'une intervention militaire soviétique et d'une répression politique, etc., autant d'aspects de la situation polonaise qui ne pouvaient être ignorés. Mais celui qui était rentré en Pologne au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, pendant la période dite « stalinienne ». ne pouvait percevoir l'U.R.S.S. d'une manière totalement négative : cette « patrie du socialisme » avait été une force de libération, un véritable « grand frère ». Par ailleurs, et en raison même des luttes qu'il avait menées au Québec dans les années trente et quarante contre le cléricalisme et le nationalisme de Duplessis, Fred Rose n'associait pas la défense des valeurs religieuses et patriotiques au développement d'un mouvement social progressif. Peut-être voyait-il réapparaître en Pologne les « démons » [275] contre lesquels il avait lutté quelques décennies auparavant au Canada français [1] ?

Du Québec et du Canada, Fred Rose ne gardait pas que des souvenirs vagues. Les liens avec son pays d'appartenance étaient encore étroits, effectifs : sa fille unique vit à Montréal. De plus, par la correspondance, il demeurait en contact avec d'anciens amis. Enfin, par de nombreuses lectures, il lui était possible de demeurer bien informé de l'évolution politique au Québec et au Canada : l'élection de René Lévesque, par exemple. Sur une table dans son bureau, on pouvait voir des publications canadiennes, toutes récentes, des Presses de l'Université de Toronto ou de Progress Books. La présence dans son salon d'une toile représentant un paysage québécois traduisait aussi son attachement au Québec et au Canada. Jamais Fred Rose n'était revenu au pays, jamais d'ailleurs il n'a voulu redemander lui-même son passeport canadien. À certains moments, ses propos trahissaient une légère amertume : celle d'être demeuré persona non grata dans le pays où il avait consacré le meilleur de sa vie à l'avancement d'idées politiques progressistes et à l'amélioration du sort des classes populaires.

Dans La Presse du jeudi 17 mars 1983, à la page A-5 du premier cahier, l'on apprenait, par le biais d'un communiqué de l'agence U.P.C., le décès de Fred Rose. Accompagné d'une photographie d'archives datant des années cinquante, l'article était titré « Décès de l'ex-député communiste Fred Rose » et se lisait comme suit :


Fred Rose, un ex-député fédéral de Montréal qui avait été reconnu coupable, à la fin des années 1940, d'espionnage pour le compte de l'U.R.S.S., est décédé hier à Varsovie, en Pologne, à l'âge de 76 ans.

Rose, qui vivait dans la capitale polonaise depuis 1953, souffrait d'une insuffisance cardiaque et avait été hospitalisé hier matin.

[276]

Il avait été élu au Parlement d'Ottawa sous la bannière du Parti travailliste progressiste, d'obédience communiste, pour la circonscription montréalaise de Cartier, lors d'une élection complémentaire tenue en 1943, et avait été réélu aux élections générales de 1945.

Mais la même année, Igor Gouzenko, un commis au décodage de l'ambassade de l'U.R.S.S. à Ottawa, faisait défection et remettait aux autorités canadiennes une liste d'espions canadiens travaillant pour l'Union soviétique. Gouzenko est décédé l'an dernier.

Dans l'année qui suivit, Rose et 19 autres Canadiens furent traduits en justice sous l'accusation d'avoir espionné pour le compte de l'U.R.S.S. Rose passa six années en prison, et à sa libération, en 1953, il émigra en Tchécoslovaquie. Après avoir séjourné quelque temps dans ce pays, il s'installa en Pologne, où il devait demeurer jusqu'à sa mort.


De Fred Rose, je n'avais personnellement jamais entendu parler ni dans les cours d'histoire ni dans ceux de sciences politiques jusqu'au moment où j'entrepris, en 1968, une étude du mouvement communiste au Québec [2]. Après avoir dépouillé la faible documentation que possèdent les bibliothèques universitaires et publiques, je suis allé directement « à la source » pour m'entretenir avec les « anciens militants », les Évariste Dubé, Léo Lebrun, Bernadette Lebrun, Willie Fortin, Ph. Richer, E. Samuel, N. Duchesne, M.A. Maranda, Paul Moisan, F.-X. Lessard, Marcel Gélinas, Blanche Gélinas, Henri Gagnon, Gui Caron, S.B. Ryerson, etc. Ce sont eux qui m'ont parlé de Fred Rose, du « p'tit Fred », comme on disait d'une façon amicale. Les commentaires étaient, dans l'ensemble, fort élogieux. « C'était un ami... C'est un homme », précisera avec admiration l'un de ceux qui l'ont bien connu. Tous souligneront l'importance du rôle de Fred Rose au plan des relations entre militants de langue française et de langue anglaise : en raison de sa maîtrise de la langue [277] française, il était un véritable « trait d'union ». Certains me fourniront aussi quelques informations biographiques.


Fred Rose est né en Pologne. Il est arrivé au Canada à l'âge de 13 ans. Son métier était électricien, ensuite il est devenu journaliste [...]. Son vrai nom était Rosenberg. Il y avait aussi son frère : lui et Fred étaient très actifs dans les unions.


Il ne faisait aucun doute pour ces militants que Rose avait été, avec Évariste Dubé et Stanley B. Ryerson, l'un des militants les plus actifs, les plus importants au Québec : Dubé représentait la base (« le bon ouvrier qui manquait de formation universitaire » mais à qui l'on confiait des responsabilités), Ryerson, l'intellectuel, « la lumière qui nous a aidés », dira l'un d'eux, et enfin Rose, l'organisateur. La place qu'occupait celui-ci était d'autant plus importante qu'en plus d'être permanent, il avait accédé à une position politique, celle de député ouvrier-progressiste.

D'ailleurs, s'il est un événement dont tous les « anciens militants » se souvenaient très bien avec enthousiasme et fierté, c'était l'élection de Rose dans la circonscription montréalaise de Cartier.


Ç'a été toute une campagne. On organisait des soirées de porte à porte. On faisait trois ou quatre familles par soirée. Je présentais Fred Rose, on faisait signer des cartes. Des soirs on avait 400 personnes qui faisaient du porte à porte. On distribuait aussi des circulaires. Des artistes commerciaux donnaient de leur travail. Le travail à la maison, ça coûtait rien. L'élection a dû coûter de 8 000 $ à 9 000 $. Au parc Jeanne-Mance, il y a eu une grande assemblée publique où il devait y avoir vingt mille personnes. Quand Fred Rose a été élu, on a été surpris : 32 voix de majorité. Ça pris quatre jours pour recompter les bulletins. Les gars du Bloc populaire voulaient contester l'élection. Rose est resté avec 14 voix de majorité. Cartier, c'était un comté cosmopolite, mais il y avait des Canadiens français. Si des Canadiens français n'avaient pas voté pour lui, il serait pas passé. En 1945, il a été réélu avec plus de 1000 voix de majorité. On l'avait baptisé « Mosquito ».


Sur le plan politique, cette élection de Fred Rose (et sa réélection en 1945) constitue la seule victoire importante des [278] militants communistes au Québec. À la première élection, qui est une élection complémentaire, la majorité est faible (150 voix), l'ensemble du vote se répartissant d'une manière serrée entre le candidat du Parti ouvrier-progressiste, Fred Rose (5 789), celui du Bloc populaire (5 639), Paul Massé (5 462), celui du Parti libéral, L. Philips (4 129) et celui du C.C.F., David Lewis (3 302).

La campagne électorale de Fred Rose, en 1943, s'inscrit manifestement dans la politique de l'« effort de guerre » du Parti, mais l'accent est d'abord mis sur les questions d'ordre économique : la lutte contre la pauvreté, pour la « satisfaction des besoins immédiats ». Le slogan de Fred Rose est alors : « Avec Fred Rose vous pouvez construire un Cartier heureux. » Un tract, La Vie dans Cartier [3], diffusé lors de la campagne électorale, présente les enjeux dans les termes suivants :


CARTIER - le voici. Marchez le long des rues... regardez attentivement les figures tirées et fatiguées des habitants. Et rappelez-vous comment, à chaque époque électorale, les candidats libéraux descendent de leurs claires maisons de Westmount, avec des sourires et des belles promesses, demandant à ces habitants de Cartier de mettre leur confiance en eux. Des ruelles sales et malodorantes, et pas de terrains de jeux, des baraquements insalubres, et pas de maisons habitables ; voilà les résultats de 25 ans d'administration libérale dans Cartier. Les hommes et les femmes qui luttent pour la victoire, dont les fils, par milliers, combattent, réclament aujourd'hui de l'action et non des promesses. Le 9 août, vous aurez de nouveau le droit démocratique d'aller voter. Usez-en sagement. Il est temps de choisir un homme dont les actes, aussi bien que les paroles, prouvent qu'il lutte pour raser les taudis et construire des maisons saines à bon marché.


Deux ans plus tard, en 1945, Fred Rose sera réélu, avec une majorité supérieure à 1 500 : il sera le premier et le seul militant [279] communiste du Québec à siéger comme député au parlement d'Ottawa.

Le contexte politique de ces victoires est celui de la Seconde Guerre mondiale. Pour le P.C.C., les premières années de cette guerre sont difficiles : la signature d'un pacte entre l'Allemagne et l'U.R.S.S. (23 août 1939) suscite des protestations et provoque aussi quelques défections. Dans toute la presse francophone, la réaction en est une de colère et associe le bolchevisme au fascisme. Par ailleurs, en raison de son opposition ouverte à la guerre et à la politique extérieure du gouvernement King, le Parti est l'objet d'une répression sévère - emprisonnement de militants au camp de Petawawa - qui l'oblige à poursuivre ses activités de façon clandestine. Le seul groupe auprès duquel les militants québécois peuvent espérer obtenir une audience est celui des « nationalistes » qui, dans leur refus de la conscription, manifestent une opposition irréductible à la guerre : le « rapprochement » s'effectue par le biais de la publication en mars 1941 du journal La Voix du Peuple, dont le responsable du secrétariat, Gui L. Caron, est membre du Parti. Mais cette initiative est de courte durée : moins de deux ans plus tard, la modification de la conjoncture internationale - agression hitlérienne contre l'U.R.S.S. en juin 1941 - amène le P.C.C. à changer sa position et à participer à l'« effort de guerre total ». Le Parti retrouve aussi sa « légalité » : peu après la signature du pacte entre l'Allemagne et l'U.R.S.S., des militants, dont plusieurs Québécois - E. Dubé, E. Samuel, W. Fortin, H. Gagnon, S.B. Ryerson, Fred Rose, etc. -, sortent de la clandestinité, se constituent prisonniers et, après un court procès à Toronto, obtiennent leur liberté. Pendant toutes ces années, le P.C.C. se trouve donc, au Québec, dans une situation paradoxale : alors même que la population francophone apparaît indifférente ou, tout au moins, convaincue que le gouvernement ne décrétera pas la conscription, le Parti est « contre la guerre » ; par contre, au moment même où cette population se mobilise, derrière les nationalistes, pour s'opposer à la conscription (lors du plébiscite de 1942 : 72% de « non » au Québec), les militants communistes prônent « l'effort total de guerre » et invitent les jeunes à joindre volontairement l'armée.

Par ailleurs, afin d'exercer au Canada une influence politique plus large, le P.C.C. s'inspire de la formule du « Front populaire » et met sur pied, en 1943, le Parti ouvrier-progressiste :

[280]

Photo 17.

À droite : Fred Rose (1907-1983).
Le seul député du Parti communiste canadien
à la Législature fédérale (1943-1946)
.


[281]

regroupement de clubs hétérogènes, cette organisation politique n'emprunte rien aux structures classiques d'une organisation léniniste et propose une plate-forme politique réformiste (assurance-santé, plein emploi, pensions de vieillesse à soixante ans, réforme du système de taxation, création d'un Code du travail national et démocratique, abolition du Sénat, adoption d’un drapeau et d'un hymne nationaux, modification de la loi électorale et introduction de la représentation proportionnelle, etc.). Les chances d'une telle initiative apparaissent alors d'autant plus faibles qu'un tel espace politique est déjà occupé au niveau, canadien par la C.C.F. et, au niveau provincial, par le Bloc populaire (15% des votes en 1944, élection de quatre candidats, dont André Laurendeau). C'est en fait la division des votes entre ces deux partis et le Parti libéral qui, en 1943, assure, à la surprise même des militants communistes, l'élection de Fred Rose.

Si les « anciens militants » parlent avec enthousiasme de ces victoires de Fred Rose, c'est avec beaucoup plus de discrétion qu'ils font allusion à l'affaire Gouzenko : à la suite des « révélations » en juin 1946 d'une Commission royale d'enquête présidée par les juges R. Taschereau et R.K. Kellock, sont portées huit accusations pour espionnage avec sentences de prison : six ans pour Fred Rose et Sam Carr, deux pour Raymond Boyer. Pour le Parti ouvrier-progressiste et plus largement pour le mouvement communiste, l'impact de ces condamnations est considérable. Pour Fred Rose, c'est la fin d'une vie militante active consacrée à la défense des intérêts de la classe ouvrière canadienne ; même s'il demeure membre du P.C.C., il est hors de question, et lui-même le reconnaît, qu'il puisse faire quelque chose au Parti ou pour le Parti.

Dans le cadre de mon mémoire de maîtrise, je ne consacrais à cette affaire politico-juridique que quelques lignes :


   […] C'est dans ce contexte politique - identifié aux États-Unis au maccarthysme et symbolisé par le procès des Rosenberg - qu'en 1946 le député fédéral de Cartier et membre du Parti ouvrier-progressiste, Fred Rose, est arrêté par la G.R.C., puis condamné pour espionnage [...]. Connu dans les annales juridiques sous le nom d'« affaire Gouzenko » (du nom du commis de l'ambassade de l'U.R.S.S. [282] qui a transmis au ministre de la Justice les documents inculpant Fred Rose), cet événement a un retentissement considérable : mise sur pied d'une Commission royale d'enquête, recours à la Loi sur les mesures de guerre pour adopter en secret un ordre-en-conseil autorisant la G.R.C. à détenir les personnes soupçonnées de communiquer des informations à des puissances étrangères (octobre 1945), arrestation de treize suspects qui sont interrogés sans qu'il n'y ait d'accusation formelle (février 1946), condamnation de Fred Rose à six ans d'emprisonnement (15 juin 1946), etc.
Cette condamnation-répression ne parvient peut-être pas à faire disparaître le mouvement communiste mais, surtout parce qu'il n'est pas encore très fortement enraciné et qu'il est tiraillé par des dissensions internes, elle l'affaiblit considérablement. Elle écarte de la scène politique l'un de ses militants les plus actifs et les plus admirés, Fred Rose, qui était devenu depuis l'âge de dix-huit ans un permanent du Parti. Il était également consacré, au cours des années 1940, comme la figure la plus importante du mouvement au Québec [4].


Capitale dans l'histoire du P.C.C., l'affaire Gouzenko est fort complexe, énigmatique. La justice a tranché, mais ce jugement sera-t-il celui de l'Histoire ?

Dans ses Réminiscences, publiées quelques années après sa mort, le leader du P.C.C., Tim. Buck, parle avec affection de Fred Rose.


(Fred Rose) has been an electrician by trade. He had worked with his father, who was a carpenter, but he had quit while he was still in his very early twenties. For all his life, since then, he had been a full-time officer of the Communist Party, or of one or the other of the organizations around the Communist Party, starting as secretary of the Young Communist League [5].


[283]

Face à l'affaire Gouzenko, Tim Buck adopte une attitude prudente, nuancée, mais il ne cherche ni à camoufler certains faits ni à réfuter quelques « révélations » qui, faites au moment de l'enquête, l'ont étonné : relations de Fred Rose avec des membres de l'ambassade soviétique. Buck refuse cependant d'une manière catégorique de reconnaître la culpabilité des membres de son Parti : « Il n'y avait aucune preuve [...]. Fred a été piégé dans une chaîne d'événements et a été la victime de ce qui est un coup monté dans le but politique de modifier les relations entre le Canada et l'Union soviétique [6]. » L'opération était donc politique et « les effets sur le Parti ont été très mauvais » parce que « des milliers de membres ont cru les journaux et la radio ».

Publiée en 1982, la première histoire officielle du P.C.C., Canada's Party of Socialism - History of the Communist Party of Canada, 1921-1976 [7], comprend, si l'on se fie à l'index, cinq références à Fred Rose : sa participation en 1929 à un débat à titre de secrétaire de la Young Communist League, sa participation lors du 6e Congrès à une lutte contre l'« opportunisme de droite », sa première élection en 1943 sous la bannière du Parti ouvrier-progressiste, son arrestation et son procès au moment de l'affaire Gouzenko et enfin, dans un chapitre consacré à la « Question nationale au Canada », sa position sur cette question. De Fred Rose, l'on rappelle la « contribution spécifique à la construction du Parti parmi les ouvriers canadiens-français, la participation à la défense du peuple canadien-français contre toute forme de discrimination économique, politique, sociale, culturelle et linguistique, qui lui ont gagné le cœur de plusieurs Canadiens français, en particulier au sein de la circonscription montréalaise ouvrière de Cartier [8] ». Mais de toute évidence, l'affaire Gouzenko retient l'attention (4 pages) : celle-ci est présentée comme une opération politique qui, dans le contexte de [284] la guerre froide, a eu pour objectif de faire taire Fred Rose et de discréditer le mouvement communiste. Quant au jugement dont celui-ci est l'objet, il apparaît des plus arbitraires puisque la preuve est faible et aussi « d'un usage non légal dans le déroulement normal d'un procès ».

Pour leur part, les historiens Robert Comeau et Bernard Dionne font aussi, dans leur brève étude Les communistes au Québec, 1936-1956 [9], référence à l'affaire Gouzenko. Et de Fred Rose, on résume l'itinéraire social et politique de  la façon suivante :


À l'élection fédérale de juin 1945, le P.O.P. avait obtenu 109 778 votes pour ses 68 candidats et il avait réussi à faire réélire Fred Rose comme député de Montréal-Cartier. Rose, né Rosenberg, était citoyen canadien depuis 1925, année où sa famille arrive de Pologne. Successivement secrétaire national de la Young Communist League en 1925, membre du comité exécutif international de la Y. C.L. en 1930, membre de l'exécutif du P.C.C., puis du P.O.P., depuis 1929, candidat défait au fédéral en 1935 et au provincial en 1936, Rose fut élu pour la première fois au Parlement fédéral en août 1943 au cours d'une élection partielle où il défit les candidats du Bloc populaire, du Parti libéral et de la C.C.F. (en l'occurrence David Lewis). Il fut réélu le 11 juin 1945 au cours des élections générales avec une majorité de 1510 voix. Inutile de dire que Fred Rose fut le seul député communiste à avoir siège au Parlement canadien. Déjà, il avait axé sa campagne électorale sur le thème de la lutte pour la paix [10].


Même s'ils indiquent que Fred Rose a toujours proclamé son innocence, R. Comeau et B. Dionne n'en laissent pas moins planer un doute, en se demandant si tout communiste convaincu que l'U.R.S.S. est la patrie du socialisme ne devait pas « fournir toutes les informations nécessaires à sa défense contre la menace d'une troisième guerre [11] ». Au moment du procès, [285] Igor Gouzenko aurait lui-même déclaré que « le Parti communiste, dans les pays démocratiques, s'est depuis longtemps transformé, de parti politique qu'il était, en une agence du gouvernement soviétique, en une Cinquième Colonne dans ces pays en vue d'une guerre ». Mais les auteurs tiennent aussi compte du contexte politique, du climat dans lequel s'est déroulé le procès et qui relève de l'hystérie anticommuniste : interruption de réunions, arrestation de Gui Caron et de dizaines de militants, saisie de tracts et application de la « loi du Cadenas » pour empêcher le Parti de s'exprimer, etc.

Dans une étude récente, The Strangest Dream [12], la journaliste Merrily Weisbord consacre trois chapitres àl'affaire Gouzenko et fournit une analyse minutieuse de la Commission d'enquête présidée par les juges R. Taschereau et R.K. Kellock. Pour Weisbord, cette commission, dont le rapport est rendu public en 1946, ne réussit à établir qu'un seul fait, à savoir qu'un scientifique à l'emploi du gouvernement, Raymond Boyer, a transmis en 1943 un « secret » à Fred Rose. Parce qu'il s'agit non pas d'un « secret atomique » mais tout simplement d'informations relatives à la fabrication d'un nouvel explosif, le RDX, l'affaire Gouzenko soulève rétrospectivement plusieurs questions. D'abord, le mode de fonctionnement de la commission est beaucoup plus celui d'un tribunal que celui d'une commission royale : l'on cherche, en effet, à prouver que les suspects sont coupables, mais sans respecter les procédures proprement légales (droit de l'habeas corpus, droit à la consultation légale, accès à l'information, droit au contre-interrogatoire, etc.). En deuxième lieu, l'accusation contre Rose et les autres suspects paraît insignifiante : il ne peut, en 1943, être question d'espionnage, c'est-à-dire de transmission d'informations à un pays ennemi, puisque l'U.R.S.S. est alors officiellement un pays allié. Sur ce point, Fred Rose est allé en appel (Rose vs The King, 1947, 3 D.L.R., 618, Québec), mais les documents, qui auraient dû bénéficier d'une « immunité diplomatique », sont considérés « admissible as [286] évidence ». Enfin, les éléments de la preuve demeurent très fragiles et reposent largement sur le témoignage de l'employé de l'ambassade soviétique à Ottawa, Igor Gouzenko, qui, devant la commission, se cache le visage dans un sac de papier. Dans le contexte de la guerre froide, la signification véritable de cette enquête-procès ne peut être, pour Weisbord, que politique : démontrer qu'il y a au Canada une Cinquième Colonne composée de membres du Parti communiste du Canada et que les Soviétiques obtiennent de leurs sympathisants des informations militaires pour préparer la troisième guerre mondiale qu'ils mèneront contre le capitalisme.


The damage done by the spy trials is not to be found in the "secrets" given or in the augmented power to the Soviets but in the way the trials were used : to inaugurate the Cold War, to justify the arms race, to strenghten the secret service, to smash the militant unions, to repress dissent, and to leave the world teetering dangerously on the edge of brinkmanship [13].


L'impact de l'affaire Gouzenko se fait aussi sentir dans les milieux scientifiques eux-mêmes, puisque trois chercheurs du Conseil national de recherche du Canada s'y trouve impliqués : Raymond Boyer, un expert en explosifs, Edward Mazerall, un ingénieur de la Radio and Electrical Engineering Division et Durnford Smith, un diplômé de l'université McGill. Raymond Boyer est alors le plus éminent de ces trois scientifiques : détenteur d'un doctorat en chimie de l'université McGill, celui-ci a séjourné un an à l'université Harvard, deux ans à l'université de Vienne et un an à la Sorbonne. Lorsque, en 1940, il offre ses services au C.N.R., il entreprend, parallèlement à ses recherches, une carrière dans l'enseignement au département de chimie de l'université McGill. En mai 1945, Boyer devient le premier président d'une nouvelle association de scientifiques, la Canadian Association of Scientific Workers. Comme le remarque Paul Dufour dans son étude « Les 'Eggheads' et l'espionnage », l'arrestation de ces scientifiques et en particulier du président de la [287] C.A.S.W. est alors très nuisible au milieu scientifique, à son image publique et mine la crédibilité d'associations qui, telle la C.A.S.W., défendent la libre diffusion internationale des connaissances scientifiques : les scientifiques apparaissent, dans ce contexte, comme de grands naïfs, incapables d'évaluer la dimension politique de leurs activités [14]. L'université McGill est aussi, au moment du procès, mise sur la sellette ; elle est accusée d'être un « foyer rouge » : « We send our boy to McGill a Canadian democrat and he graduates an international communist [15]. » Raymond Boyer est alors ouvertement associé au P.C.C., mais Tim Buck fournira, dans ses Réminiscences, la précision suivante : « He was a member of the Party without being in the Party. He didn't belong to any Party Club. » Et au sujet de sa participation à l'affaire Gouzenko, celui-ci conclura : « Even if one justifies his conviction and his imprisonment, it seemed to me to go a long way to say Raymond Boyer was a spy [16]. »

La « vérité » demeure toujours dans le brouillard, non seulement en raison de la discrétion des personnes impliquées, mais aussi de la non-disponibilité des documents originaux (par exemple, les documents qu'a pris Gouzenko à l'ambassade soviétique). Et même si Merrily Weisbord n'a pas réussi à arracher une « confidence » à Fred Rose, son ouvrage fournit de nombreuses et précieuses informations à la fois objectives et subjectives (réactions des militants) relatives à l'affaire Gouzenko. Au sujet de Fred Rose lui-même, il est possible de se faire une meilleure idée de l'itinéraire qu'il a suivi et des actions qu'il a menées : arrivée au Canada à l'âge de treize ans, travail de supervision dans une entreprise montréalaise de fabrication de lampes de radio, adhésion à l'âge de dix-huit ans à la Young [288] Communist League, mise sur pied d'un syndicat d'électriciens, recrutement et formation des militants francophones, arrestations (en 1929 et 1931) et vie clandestine, participation aux élections de 1935 et 1936, élection en 1943, etc. Enfin Merrily Weisbord apporte quelques précisions au sujet des motivations qui ont guidé l'engagement politique de Rose et de l'orientation que celui-ci a donnée à son action : haine de l'injustice, lutte pour une « société décente », admiration pour l'Union soviétique, préoccupations pour les « practical issues », etc. « We were involved, confiera-t-il, in very practical issues of fighting for the people. Issues of the days. »

Lorsqu'il est condamné en 1946, Fred Rose a trente-huit ans, il est militant communiste depuis plus de vingt ans, il est membre du Parlement fédéral... Après avoir tenté de conserver son siège à la Chambre des communes, celui qui a toujours maintenu un rapport actif à la vie et développé une attitude de combat n'a guère d'autres choix que de se mettre « sur la défensive », de se faire oublier... À sa sortie de prison, Rose, affaibli physiquement, se retrouve devant rien. Le Parti peut difficilement lui confier d'importantes responsabilités, mais des militants se cotisent pour lui fournir un appui financier et l'aident à se trouver un emploi. Pendant quelque temps, Rose tente de « refaire sa vie » comme électricien, son premier métier, et comme vendeur de lampes, mais le harcèlement de la police rend sa situation intenable. Aussi, devant l'absence de toute alternative pratique, prend-t-il la décision, sans consulter le Parti précise Buck [17], d'entreprendre des négociations auprès de l'ambassade de Pologne afin d'obtenir le statut de réfugié politique. Cette démarche apparaîtra, au leader du P.C.C., comme une « grande erreur ». Après un bref séjour en Tchécoslovaquie, Fred Rose s'établira en Pologne, son pays natal, où il travaillera, entre autres, comme traducteur et rédacteur de textes pour la revue officielle Poland. À Merrily Weisbord, qui l'a rencontré à Varsovie, il écrira quelques semaines avant sa mort : « They're determined to perpetuate a lie about me. They'll never let me back. But I'd match my political past with any one of them [18]. »

[289]

L'histoire personnelle de Fred Rose apparaît, dans les années 1930 et 1940, indissociable de celle du P.C.C. : il aura été, pour reprendre le titre d'un ouvrage sur le Parti communiste français, Au service du Part [19]. Mieux que tout autre, Rose incarne la trajectoire de celui qui, d'origine ouvrière et d'occupation manuelle, se transforme, par son adhésion au Parti et par son militantisme, en organisateur, puis en « intellectuel de parti » largement absorbé par des tâches de journalisme politique et de propagande, et enfin, par son élection à la Chambre des communes, en homme politique : connaissance du marxisme, connaissance de la situation politique nationale et internationale, tâches d'organisation et de stratégies politiques, etc. Sa responsabilité d'« organisateur du Parti au Québec » ou de « leader de la section québécoise » et aussi celle de député l'ont amené à prendre publiquement position sur diverses questions et à expliciter la « ligne du Parti ». Les textes que Rose a publiés sont soit des articles pour le journal The Worker, soit des brochures éditées par le Parti et par des organisations liées au Parti. Selon les informations bibliographiques fournies par B. Dionne et R. Comeau, ces brochures sont les suivantes :


- Fascism over Canada, Toronto, New Era Publishers, 1938.
- L'Armée rouge en action, Montréal, Éd. du P.C.C., 1941, 15 p.
- La Cinquième Colonne d’Hitler dans le Québec, Montréal, Progrès de Villeray, 1943, 48 p.

[290]

Photo 18.

Pamphlet du Parti communiste canadien en 1936 à Montréal.
Archives François Touchette
.


[291]

- Le masque tombe, Montréal, Brochure du Comité Provincial du P.O.P., 1944, 13 p.
- La menace du chaos, Le complot tory contre le Canada, Montréal, publié par le P.O.P., 1944, 14 p.
- La lutte pour la paix, Montréal, Éd. du P.O.P., 1945, 11 p.


Publiées durant la Seconde Guerre mondiale, toutes ces brochures touchent aux grandes questions qui mobilisent alors l'opinion publique : évidemment, au plan international, la guerre et le fascisme, et au plan local, la question nationale.

Dans le contexte politique des années 1930 et 1940, le nationalisme est largement assimilé, par les militants communistes et progressistes, au fascisme : la « Cinquième Colonne », les vrais « ennemis du peuple canadien-français », ce sont tous ceux qui « creusent le gouffre entre les races, les classes et les religions du pays et aiguisent les hostilités au point où une guerre civile éclatera et affaiblira le pays pour qu'il puisse être conquis sans lutte ». Dans La Cinquième Colonne, pamphlet préfacé par Emery Samuel, Fred Rose identifie clairement ces ennemis : l'Ordre de Jacques-Cartier qui contrôle des journaux (dont Le Devoir) et diverses organisations (Société Saint-Jean-Baptiste, etc.), le journal La Nation et son directeur, Paul Bouchard, et aussi plusieurs intellectuels et hommes politiques, dont l'abbé Groulx, André Laurendeau, Fr.-A. Angers, Dostaler O'Leary et Jean Drapeau.

L'action de ces individus et de ces groupes apparaît d'autant plus dangereuse qu'elle mine l'unité du Canada à un moment où Canadiens français et Canadiens anglais doivent marcher ensemble plus rapidement « sur la route de la guerre totale qui mène à la victoire sur les nazis ». Pour maintenir cette unité, Rose presse le Premier ministre King d'adopter des mesures politiques qui puissent « faire disparaître les griefs du peuple canadien-français » - bas salaires, faible éducation, chômage, etc. - et aussi éliminer « les inégalités en rapport avec l'usage du français » (par exemple dans les forces armées).

Dans un discours qu'il prononce, en novembre 1944, à la Chambre des communes, Fred Rose reformule, mais d'une manière succincte, sa critique de la « propagande fasciste au Canada » (le parti d'Arcand, le journal La Nation, etc.) et démontre que « les sentiments isolationnistes de la population [292] du Québec ont été provoqués par les chefs canadiens-français et aussi les dirigeants anglo-canadiens ». Pour Rose, il faut à tout prix éviter de faire une élection sur la question de la conscription : l'effet serait de « provoquer une scission du pays ». Présenté sous forme de tract, ce discours est accompagné d'une invitation adressée aux « travailleurs, cultivateurs, commerçants, intellectuels et employés de bureaux » pour qu'ils adhèrent au Parti ouvrier-progressiste, seul parti à lutter « contre la menace pro-fasciste et pour la construction d'un Canada uni, heureux et fort ». Les objectifs principaux du Parti sont : 1) « travailler à la construction d'une unité nationale inébranlable qui assurera au Canada un avenir de prospérité sociale après la victoire finale sur le fascisme » et 2) « gagner la pleine égalité du Québec et le relèvement de notre niveau de vie en combattant la réaction tory [20] ».

Dans leur étude, Les communistes au Québec, B. Dionne et R. Comeau fournissent une analyse des orientations idéologiques et des positions politiques du Parti ouvrier-progressiste : campagne en faveur de la conscription, rapprochement avec la bourgeoisie, etc. Certes, ceux-ci n'ignorent pas les prises de position du P.O.P. en faveur de l'égalité économique, sociale et culturelle des Canadiens français, mais ils soulignent que le Parti ne reconnaissait pas alors au Canada français le « droit à l'autodétermination » et que sa direction manifestait à l'égard des Canadiens français un certain « chauvinisme ».

Dans The Canadian Left - A Critical Analysis [21], Norman Penner ne fait référence, lorsqu'il parle de Fred Rose, ni à son élection ni à son implication dans l'affaire Gouzenko : l'analyse qu'il présente du P.C.C. entre 1921 et 1957 est entièrement centrée sur la question nationale. Rose ne retient l'attention de Penner qu'en autant qu'il est l'auteur d'un texte sur la question nationale publié dans The Worker en janvier 1935. De cet article, qui au plan théorique s'appuie sur la définition stalinienne de la nation (langage, territoire, vie économique commune, communauté de culture), Penner tire la longue citation suivante :

[293]


There being no French Canada economy but rather the Canadian Economy, it is obvious that there is no such thing as a French-Canadian nation apart from Canada as nation of which the French Canadians (they are the biggest single racial group in Canada) are the basic group […]
By no means must there be an underestimation of the nationalist sentiments that are deep-rooted among the French-Canadian workers [...]. Revolutionary interna-tionalism is rapidly replacing reactionary nationalism [...]. Nationalist separation can bring the French toilers only one thing - increased misery.


Pour Penner, cet article est une illustration de l'embarras du P.C.C. face à la question nationale : premièrement, le nationalisme au Québec apparaît réactionnaire, associé qu'il est au corporatisme et au cléricalisme ; deuxièmement, les Canadiens français constituent tout au plus un « groupe racial » ; enfin troisièmement, toute concession ou reconnaissance d'une spécificité au Canada français risque de diviser la classe ouvrière et de l'affaiblir dans sa lutte. Le refus d'accorder à la collectivité francophone le statut de « nation » et par là le « droit à l'autodétermination » repose donc, pour le P.C.C., sur des considérations à la fois théoriques et tactiques.

Dans son histoire officielle, Canada’s Party of Socialism, le Parti communiste du Canada reconnaît lui-même son « erreur » et aussi celle de Fred Rose, qui « se serait trompé » en refusant d'attribuer le statut de « nation » au Canada français du seul fait que cette collectivité n'avait pas d'économie propre. Le P.C.C. a depuis lors fait sienne la thèse des « deux nations »... Mais, dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, il est question, dans la littérature du Parti ou dans celle de ses organisations, du Canada français comme d'une « nation ». Dans Le Canada français, sa tradition, son avenir (Montréal, Les Éditions de la Victoire, 1945), Stanley B. Ryerson reconnaît explicitement que le marxisme tient compte du fait que le « facteur national joue, dans notre pays habité par deux nations, un rôle (très) important ». Le caractère « national » du peuple canadien-français ne fait aucun doute ; ce peuple « s'est formé en 'nation' à travers trois siècles de vie commune vécue sur son territoire : il a sa langue et sa culture à lui, son tempérament, sa vie économique [294] et sociale [22] ». Le Parti ouvrier-progressiste ne tient pas, au Québec, un discours fort différent : le Canada français est un « groupe national » et, de ce fait, a le « droit démocratique de décider de ses problèmes d'éducation, du maintien et du développement de sa langue et de sa culture aussi bien que de ses problèmes d'organisation civique [23] ». Toutefois, que ce soit dans ce pamphlet politique ou dans l'étude de Ryerson, il n'est nullement question d'indépendance politique : le développement culturel du Québec passe par « le redressement économique et l'égalité sociale du Québec, par le redressement des salaires, du pouvoir d'achat et le développement industriel » et exige une « coopération étroite et bien comprise avec le reste du pays sur la question des réformes sociales et économiques [24] ». Cette « pleine et entière égalité économique et sociale » du Canada français avec les autres parties du Dominion apparaît d'autant plus importante qu'elle est la condition même d'une « véritable unité du pays ».

Pendant les années de guerre, Fred Rose aura saisi toutes les occasions pour dénoncer toute menace de désunion entre francophones et anglophones. « Chaque fois que les citoyens de langue française et de langue anglaise se sont unis, tous en ont bénéficié ; chaque fois qu'ils ont été divisés, tous en ont souffert, sauf ceux qui désiraient les diviser [25]. » À cette préoccupation pour l'unité canadienne s'ajouteront, chez Rose, celle pour la prospérité du Canada et, dès la fin de la guerre, celle pour une paix mondiale véritable et durable : ces questions de prospérité [295] et de paix lui apparaissent si « inséparablement liées » qu'il proposera l'idée d'une « coopération économique mondiale dirigée [26] ».

Malgré son « ouverture », le Parti ouvrier-progressiste n'est pas, semble-t-il, parvenu à créer, sur la question nationale, l'unanimité au sein de ses rangs, puisque à son 5e Congres, en octobre 1947, sa direction provinciale y présente une résolution dénonçant « la faction nationaliste, antimarxiste » (Emery Samuel, Gérard Pellerin, Marcel Lapalme, Henri Gagnon), qui aurait « adopté sur la question des relations fédérales-provinciales le point de vue du nationalisme avec refus, dans la pratique, de lutter pour la ligne du Parti sur cette question » et qui aurait tenté « d'organiser une faction en opposition à la direction du Parti [27] ». Parce qu'elle élimine la possibilité d'un débat pour régler une divergence politique entre les membres du Parti, la présentation de cette proposition provoque le départ de plusieurs militants francophones, une centaine, au moment où Évariste Dubé déclare : « Allez au diable. Je pars. », et plus de cent cinquante par la suite [28]. Déjà démoralisé par l'affaire Gouzenko, le P.O.P. est fortement affaibli par cette scission : non seulement celui-ci perd son audience et sa crédibilité auprès de larges couches de la population, mais aussi, dans une période de « chasse aux communistes », il ne parvient pas à mobiliser ses propres militants. Dans une certaine mesure, la « crise de 1947 » n'est pas totalement indépendante de l'affaire Gouzenko : les abandons et les querelles internes sont susceptibles d'être d'autant plus fréquents que les militants sont eux-mêmes « démoralisés », c'est-à-dire ébranlés dans leurs convictions profondes et dans la confiance qu'ils ont à l'égard de la direction du Parti.

En l'absence du principal leader québécois, Fred Rose étant alors en prison, la « question nationale » aura servi de prétexte à [296] plusieurs militants francophones pour prendre leur distance à l'égard du Parti.

Fred Rose aura été comme on le présente lors de sa première élection dans Cartier, « un lutteur antifasciste, un chef, un écrivain, un organisateur ».


Son passé fut inspiré, précisait-on, de dévouement à la classe ouvrière [...]. Fred Rose est l'homme du peuple dans toute l'acceptation du mot. Son élection constituera un triomphe pour la vraie démocratie [29].


À la fois sa connaissance des milieux populaires et ouvriers, sa maîtrise des langues anglaise et française, sa formation marxiste-léniniste, ses qualités d'orateur et sa personnalité confèrent à Fred Rose une stature qui est non pas seulement celle du militant communiste de premier plan, mais aussi celle de l'« homme politique ». Mais de l'ensemble de ses activités - lutte pour l'amélioration des conditions de vie et la défense de droits des ouvriers, lutte contre le fascisme et le clérico-nationalisme, etc. - l'historiographie ne retient que son « implication » dans l'affaire Gouzenko. Pour certains, dont d'anciens militants communistes, la culpabilité de Fred Rose ne fait aucun doute : sa loyauté à l'égard de l'U.R.S.S. l'aurait amené à « aider » la patrie du socialisme. Mais pour d'autres, il apparaît tout à fait aberrant que l'U.R.S.S., ou tout simplement le P.C.C., ait commis l'imprudence de mettre un militant communiste de premier plan, tel Fred Rose, dans une situation aussi délicate. Les uns et les autres ont probablement raison...

Le « destin » de Fred Rose demeure l'un des plus singuliers que l'on puisse trouver : alors que ses parents sont venus en Amérique (probablement) pour « faire fortune », ce fils d'ouvrier polonais devient militant communiste et, élu député à la Chambre des communes, il est contraint, pour avoir voulu « importer » le socialisme au Canada, de « s'exiler » en Pologne ; défenseur acharné des libertés, il passe plusieurs années de sa vie en prison ou en clandestinité ; enfin, l'homme dont l'itinéraire [297] social et l'orientation idéologique sont des plus internationalistes exerce une action politique dans la région de l'Amérique du Nord la plus tiraillée par la « question nationale ». Et après s'être battu pendant plus de vingt ans pour « prendre la parole », Rose accepte, durant les vingt dernières années de sa vie, de se taire.



[1] Voir Marcel Fournier, « La Pologne autogestionnaire, une illusion ? », Possibles, 6, 2 (1982) : 185-191.

[2] Marcel Fournier, Histoire et idéologie du groupe canadien-français du Parti communiste, 1925-1945, Thèse de maîtrise (direction : Marcel Rioux), Département de sociologie, Université de Montréal, 1969. Voir aussi, Marcel Fournier, Communisme et anticommunisme au Québec (1920-1950), Montréal, Éditions Albert Saint-Martin, 1979.

[3] Le tract est illustré de deux grandes photographies : l'une représente un enfant, le pouce dans la bouche et pieds nus, assis sur les marches d'un escalier ; l'autre, un groupe de travailleurs qui discutent debout dans une cour intérieure sombre et délabrée.

[4] Marcel Fournier, Communisme et anticommunisme au Québec (1920-1950), pp. 110-111. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT]

[5] Tim Buck, Yours in the Struggle, Reminiscences of Tim Buck, Toronto, NC Press Limited, 1977, p. 356. Dans l'ouvrage qu'il consacrait en 1952 à l'histoire du Parti (Thirty Years, 1922-1952, The Story of the Communist Movement in Canada, Toronto, Progress Books, 1952), Tim Buck ne faisait allusion ni à l'élection de Fred Rose ni à son inculpation dans l'affaire Gouzenko. La seule référence dont il est l'objet concerne sa participation, avec É. Dubé, à la mise sur pied d'une section canadienne-française du P.C.C.

[6] Ibid., p. 355.

[7] Toronto, Progress Books, 1982.

[8] Ibid., p. 254.

[9] Montréal, Les Presses de l'Unité, 1980, 104 p.

[10] Ibid., p. 39.

[11] Ibid., p. 40.

[12] Merrily Weisbord, The Strangest Dream. Canadian Communists, the Spy Trials and the Cold War, Toronto, Lester and Orpen Dennys, 1983. Traduction française : Le rêve d'une génération, VLB Éditeur, 1988.

[13] Ibid., p. 173.

[14] Paul Dufour, Les « Eggheads » et l'espionnage. Les réactions des scientifiques américains, canadiens et britanniques à l'affaire Gouzenko en 1946, Mémoire de maîtrise présenté à l'Institut d'histoire et sociopolitique des sciences, Université de Montréal, 1979, 78 p. ; Paul Dufour, « Eggheads and Espionnage : The Gouzenko Affair in Canada », Revue d'études canadiennes/journal of Canadian Studies, 16, 3-4 (Automne-Hiver 1981) : 188-198.

[15] Quebec Chronicle-Telegraph, 18 mars 1946, cité par P. Dufour, Les « Eggheads » et l'espionnage.

[16] Tim Buck, Yours in the Struggle, p. 355.

[17] Tim Buck, Yours in the Struggle.

[18] Merrily Weisbord, The Strangest Dream, p. 168.

[19] Jeannine Verdès-Leroux, Au service du Parti. Le Parti communiste, les intellectuels et la culture (1944-1952), Paris, Fayard-Minuit, 1983. L'auteure fournit une analyse attentive et apporte une critique sévère de l'attitude des politiques du Parti en matière de culture. Si Verdès-Leroux met bien en évidence les phénomènes de soumission des intellectuels à l'égard du Parti, elle néglige quelque peu l'apport du Parti à la « naissance d'intellectuels » : l'adhésion au Parti signifie pour le militant l'accès à la littérature politique, l'exercice d'activités de propagande et parfois la rédaction de tracts, d'articles et d'ouvrages. Ces activités intellectuelles sont évidemment étroitement liées aux actions d'une organisation politique, mais en est-il autrement pour tout intellectuel au service d'une organisation politique ou même d'un gouvernement ? La faiblesse de l'ouvrage de Verdès-Leroux est d'avoir idéalisé l'autonomie du « grand intellectuel ».

[20] Fred Rose, La menace du Chaos, Discours à la Chambre des communes, 29 novembre 1944, 14 p.

[21] Toronto, Prentice Hall of Canada, 1977.

[22] Stanley B. Ryerson, Le Canada français, sa tradition, son avenir, Montréal, Éditions de la Victoire, 1945, p. 6. En avant-propos, Ryerson indique que cet ouvrage est le « fruit d'un travail collectif auquel ont participé tous (ses) camarades : le Dr Daniel Longpré, Fred Rose, député de Cartier, Danièle Cuisinier, le lieutenant Gui Caron, Henri Gagnon, Évariste Dubé, Berthe Caron, Jean Bourget, Bernadette Lebrun, et tant d'autres ! ».

[23] P.O.P., Le peuple doit gagner la paix, tract publié par le P.O.P. du Canada français, Montréal, 30 juillet 1945. L'introduction de ce tract est signée par le Dr Daniel Longpré et Danièle Cuisinier, respectivement président et secrétaire du P.O.P. du Canada français.

[24] Ibid.

[25] Fred Rose, La menace du Chaos, p. 13.

[26] Fred Rose, La lutte pour la paix, Discours à la Chambre des communes, 26 mars 1945, p. 8. Ce texte a été diffusé comme tract par le P.O.P. lors de l'élection du 11 juin 1945. Le mot d'ordre du Parti est alors : « Pour maintenir la paix et la prospérité au pays. Pour l'unité canadienne et la pleine égalité du Québec. »

[27] Cité par H. Gagnon in Contribution à l'avancement des forces progressives dans le Québec, 1, 1 (1948) : 1.

[28] Merrily Weisbord, The Strangest Dream, p. 185.

[29] Fred Rose, La Cinquième Colonne d’Hitler dans le Québec, Montréal, Progrès de Villeray, 1943.


Retour au texte de l'auteur: Marcel Fournier, sociologue, Université de Montréal Dernière mise à jour de cette page le mardi 20 mars 2012 10:33
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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