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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Robert Comeau, “À la défense des intérêts immédiats: les années trente.” Un article publié dans le livre de Robert Comeau et Bernard Dionne, LE DROIT DE SE TAIRE. Histoire des communistes au Québec, de la Première Guerre mondiale à la Révolution tranquille, pp. 52-84. Montréal: VLB, Éditeur, 1989, 545 pp. Collection: tudes québécoises. Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec. [Autorisation accordée par l'auteur le 4 novembre 2010 de publier tous ses écrits publiés il y a plus de trois ans dans Les Classiques des sciences sociales. Autorisation de Robert Comeau de diffuser ce livre accordée le 4 novembre 2010.]

[52]

Marcel FOURNIER

À la défense
des intérêts immédiats :
les années trente
.” [1]

Les « sans-travail »
De multiples organisations
La Solidarité féminine
Des jeunes prennent la relève
L'action syndicale : de la Ligue d'unité ouvrière au syndicalisme industriel


Au plan strictement politique, l'action du P.C. demeure, tout au long des années vingt et trente, relativement limitée. Même s'il présente à plusieurs reprises des candidats lors des campagnes électorales et qu'il diffuse régulièrement son journal et ses tracts, le Parti ne parvient pas à recueillir une part importante des voix de la classe ouvrière ni à modifier le système politique bipartite (libéral /conservateur) qui caractérise le Québec et le Canada. En comparaison, la lutte que ses militants mènent dans les quartiers populaires et les entreprises semble beaucoup plus articulée et plus continue. « Aider, organiser les gens » devient le leitmotiv de tous ceux qui adhèrent alors au Parti. Certes, on envisage toujours le renversement du pouvoir et l'établissement d'une société socialiste :


On savait que le capitalisme inévitablement tomberait...
On croyait que la violence serait inévitable.
On pensait que la répression entraînerait une réaction des ouvriers. Il ne s'agirait que de la canaliser.

 [53]

On pensait à une révolution à la suite de la Crise.
On pensait que c'était la mort du capitalisme, on ne pensait pas que le capitalisme pouvait se rapiécer *.


Mais en raison de la conjoncture économique et politique, les militants sont amenés à consacrer toutes leurs énergies à des tâches qui visent à assurer la défense des « besoins immédiats » et la sauvegarde de la démocratie.


Les « sans-travail »

La crise économique, étroitement associée l'effondrement boursier de l'automne 1929, se manifeste au Canada et au Québec de diverses façons : baisse des exportations (automobiles équipements de ferme, animaux de boucherie) ; diminution des investissements (dans l'agriculture, dans les pâtes à papier) ; ralentissement de la croissance de la consommation réelle ; sous-utilisation de la capacité de production de certaines industries ; chute des mises en chantier dans le domaine de la construction, etc. [2] L'une des manifestations les plus éclatantes et les plus dramatiques d'une telle situation de crise est la baisse de l'emploi, avec comme corollaire l'aggravation de la situation économique de la classe ouvrière. Entre 1929 et 1933, c'est-à-dire pendant la phase cruciale de la crise, il y a une diminution très importante (près de 24%) du nombre de travailleurs dans le seul secteur manufacturier. Quant au chômage, il s'accroît alors rapidement : de juin à décembre 1929, son pourcentage passe de 2,9 à [54] 11,4% pour atteindre, au cours de l'hiver 1932-1933, un pourcentage de 25,5% de la population des travailleurs canadiens syndiqués.

Dans l'ouest du Canada (Saskatchewan, Alberta, Manitoba), où le chômage est particulièrement élevé, la situation devient rapidement explosive et entraîne, au moment de conflits ouvriers, la répression policière, l'arrestation de militants syndicaux et des déportations massives [3].

Devant la menace que créent les jeunes chômeurs célibataires qui se déplacent souvent d'une ville à l'autre à la recherche d'un emploi, le gouvernement fédéral organise même, sous la surveillance directe de l'armée, des « camps de travail ». En retour du travail qu'ils doivent fournir, ces jeunes chômeurs reçoivent vingt sous par jour et sont nourris, logés et vêtus [4].

Au Québec, le système des camps est moins utilisé. En mars 1933, le ministère provincial de la Colonisation en organise un, en vue de regrouper la main-d'oeuvre nécessaire à la construction de la route contournant le mont Tremblant. De son côté, le ministère de la Défense nationale ouvre un immense camp à Valcartier ; au début de 1935, ce camp regroupe plus de 1 900 chômeurs dont la plupart proviennent de Montréal.

Mais pour corriger les effets néfastes d'une situation qu'ils ne parviennent pas à contrôler, les gouvernements ont alors habituellement recours aux « secours directs » et à quelques programmes de travaux publics. Plus d'un an après le début de la crise, le gouvernement fédéral adopte une loi remédiant au chômage (1930) et débloque, ainsi, une somme annuelle de 20 millions de dollars pour des travaux publics et des secours directs. Pour sa part, le gouvernement du Québec reconnaît, par une loi spéciale, l'entente fédérale-provinciale (Loi sur l'aide aux chômeurs, 1930) et met immédiatement sur pied une commission chargée d'examiner les demandes d'aide des diverses municipalités. Entre 1929 et 1940, les dépenses effectuées au Québec par les divers paliers de gouvernement pour secourir les chômeurs [55] dépassent les 200 millions [5] ; elles sont distribuées sous la forme de travaux publics surtout et de secours directs. Dans la seule ville de Montréal, l'une des villes canadiennes les plus touchées par le chômage, plus de 25 millions de dollars sont distribués sous la forme de secours directs. En 1934, le nombre de personnes secourues y est supérieur à 240 000 et correspond à environ un tiers de la population [6]. Les montants alloués, qui doivent permettre de couvrir les dépenses de nourriture, d'habillement, de combustible et de logement, sont pour la plupart distribués par l'intermédiaire de la Société Saint-Vincent-de-Paul et par le Montréal Council of Social Agencies. Il s'agit d'une mesure d'assistance publique qui vient appuyer et aussi se confondre avec diverses formes de charité privée (refuges, soupes populaires, etc. [7]). Pour l'ensemble de la classe ouvrière, ce sont des « années dures », des « années tristes », dira-t-on plus tard... Quelques-uns se laissent d'ailleurs tenter par les programmes de colonisation mis sur pied par le gouvernement fédéral (plan Gordon, plan Rogers), ou par le gouvernement provincial (plan Vautrin) et entreprennent le difficile retour à la terre. Au cours des années trente, ces divers programmes permettent à plus de 50 000 colons de s'établir sur une terre pour s'adonner à l'activité agricole [8].

Mais alors que les gouvernements élaborent à la hâte des programmes qui ne sont, le plus souvent, que des palliatifs temporaires à la crise et que les intellectuels recherchent de nouvelles solutions [9], les chômeurs, dont plusieurs ont déjà une expérience de l'organisation syndicale, tentent de se donner des [56] organisations de défense et de faire connaître publiquement leurs revendications. La manifestation la plus importante et aussi la plus offensive de ce mouvement est la longue marche des chômeurs vers Ottawa en 1935. Animée principalement par des militants du Relief Camp Worker's Union (R.C.W.U.), organisation affiliée à la Ligue d'unité ouvrière (L.U.O.), cette marche, amorcée à la suite d'une grève des chômeurs dans les camps de la Colombie britannique (avril-mai 1935), se donne pour objectif de défendre les sept revendications suivantes :


1. Que l'on crée des emplois rémunérés à un taux minimum de 50 cents l'heure pour les travailleurs non qualifiés, et au taux des syndicats pour les travailleurs qualifiés, sur la base d'une journée de six heures, d'une semaine de cinq jours et avec un minimum de vingt jours de travail par mois.

2. Que tous les travailleurs dans les camps de secours soient couverts par la Loi sur les accidents du travail et que des services adéquats de premiers soins soient donnés sur les lieux de travail en tout temps.

3. Que soit aboli le contrôle de la Défense nationale et tout contrôle militaire fondé sur une « liste noire ».

4. Que des comités élus démocratiquement soient reconnus dans chaque camp.

5. Que soit institué un système non contributoire d'assurance-chômage, basé sur le projet de loi « ouvrier » concernant les assurances sociales et l'assurance-chômage.
6. Que tous les travailleurs aient le droit de voter démocratiquement.

7. Que la section 98 du Code criminel, les sections 41 et 42 de la Loi sur l'immigration, les lois concernant la mobilité et toutes les lois anti-ouvrières soient révoquées [10].


[57]

Assurée de l'appui des diverses organisations ouvrières et progressistes (P.C., C.C.F., syndicats, groupes progressistes), la marche des chômeurs réunit, à son départ de Vancouver, plus de 1 000 participants déterminés à parcourir, sous la direction de Arthur Evans, le long trajet vers la capitale du pays : déplacement d'une ville à l'autre au moyen des trains de marchandise ; organisation dans chaque ville d'assemblées publiques ; sous-cription, recrutement de nouveaux marcheurs « <Treckers »), etc. La manifestation, en raison de son ampleur et des appuis qu'elle reçoit, prend rapidement la forme d'une véritable offensive dirigée à la fois contre le gouvernement Bennett et contre le capitalisme. Le gouvernement fédéral réagit d'abord en immobilisant à Régina les marcheurs-grévistes, alors au nombre de deux mille ; il leur interdit, en raison de l'article 43 de la Loi sur les chemins de fer, d'« envahir la propriété des compagnies de chemin de fer ».

Puis l'intervention de la Gendarmerie royale du Canada, lors d'une assemblée publique, le Ier juillet 1935, provoque l'affrontement entre les forces policières et les grévistes et entraîne la répression du mouvement : Arthur Evans et vingt-six autres leaders sont arrêtés, en vertu de l'article 98 du Code criminel ; un policier en civil est tué, une cinquantaine de personnes sont blessées et hospitalisées, les grévistes sont dispersés. Pour légitimer son attitude, le gouvernement fédéral agite alors l'épouvantail du communisme en insinuant, lors des débats de la Chambre des communes, que les « deux mille marcheurs sont charriés à l'encontre de leur volonté par soixante-dix chefs de groupes révolutionnaires et communistes ».

[58]

TABLEAU 1

Pourcentage du chômage chez les ouvriers syndiqués
au Canada de 1929 à 1937

Ontario

Québec

Canada

1929

juin

2,5

2,9

2,9

décembre

9,7

14,5

11,4

1930

juin

7,4

17,5

10,6

décembre

17,3

22,8

17,0

1931

juin

16,2

20,0

16,3

décembre

20,3

29,0

21,1

1932

juin

23,4

27,1

21,1

décembre

28,5

30,9

25,5

1933

juin

23,3

26,2

21,8

décembre

24,9

23,2

21,0

1934

juin

15,9

22,9

18,0

décembre

18,7

24,5

18,0

1935

juin

12,0

21,7

15,4

décembre

13,4

20,6

14,6

1936

juin

13,3

14,0

13,9

décembre

13,8

20,9

14,3

1937

juin

7,6

15,3

10,4

décembre

12,9

16,5

13,0


SOURCE : Annuaire statistique du Canada, 1934-1935, 1947-1948.


Au Québec, il semble bien que des chômeurs, dont ceux du camp de Valcartier, sont prêts, eux aussi, à participer à la marche. D'ailleurs, alors que les grévistes sont immobilisés à Régina, une délégation de chômeurs de l'Ontario et du Québec se rend à Ottawa pour faire valoir, devant le Premier ministre lui-même, les sept revendications du R.C.W.U. Quelques mois auparavant, en février 1935, des délégués québécois étaient présents au congrès national des sans-travail qui se tenait à Ottawa et qui réunissait plus de cent soixante délégués. Les militants [59] communistes, souvent en chômage eux-mêmes [11], sont particulièrement actifs auprès des chômeurs. Ainsi, au congrès de février, on retrouve parmi les délégués québécois J. Bédard, A.A. Perry et Mme. L. Lebrun, tous membres du P.C. [12].

Depuis le début des années 1930, les militants communistes, au Québec, sont très actifs auprès des chômeurs. Ils sont souvent parmi les instigateurs des nombreuses manifestations qui se déroulent dans les rues de Montréal. En 1930, les chômeurs manifestent le 6 février (500 manifestants) et le 6 mars (500 manifestants), le 7 mars, le 28 avril, le Ier mai (500 manifestants). La lutte se poursuit en 1931 (21 janvier et Ier mars), mais elle est quelque peu ralentie par l'interdiction dont le P.C. est alors l'objet. Mais dès 1932, les manifestations reprennent et réunissent un nombre de chômeurs de plus en plus élevé : Ier mai, 6 juin, 19 octobre (3 000 chômeurs) etc. [13]. L'année 1935, qui est celle de la grande marche vers Ottawa, est particulièrement agitée. Dès le début de l'année, en février, se tient à Montréal une importante manifestation qui regroupe devant l'hôtel de ville plusieurs milliers de chômeurs et qui est interrompue d'une façon brutale par des policiers armés de matraques et à cheval [14].

[60]


De multiples organisations

Mais les militants du P.C. ne sont pas seuls à œuvrer auprès de la classe ouvrière durant cette période de chômage. Il existe déjà de nombreux clubs ouvriers, dont plusieurs tirent leur origine du Parti ouvrier, et qui sont implantés dans la plupart des quartiers de Montréal [15]. Ces organisations parfois paroissiales s'occupent de problèmes très divers (organisation de fêtes au profit de l'église paroissiale, critique de l'exploitation de la classe ouvrière par les monopoles comme la Montreal Tramway, etc.). Elles sont habituellement contrôlées par des hommes politiques conservateurs et leur servent de tremplin politique (exemple : Camillien Houde). Au tout début de la crise, l'un d'eux, Aniclet Chalifoux, président de l'Association ouvrière d'Ahuntsic, réussit à mettre sur pied une Fédération des clubs ouvriers de la province de Québec. Cette fédération, qui prétend regrouper 73 des 76 clubs montréalais, élabore alors quelques revendications comme l'organisation d'une exposition universelle pour créer des emplois, la promotion d'un plan de travaux publics, etc. Elle tente de les faire connaître publiquement par des délégations auprès du gouvernement et par des assemblées publiques. Mais rapidement, en raison de l'orientation fasciste de ses responsables (utilisation du salut fasciste, invitation faite à Benito Mussolini), la Fédération est secouée par une crise qui conduira, en 1933, à des expulsions, comme celles du club ouvrier Saint-Denis et du club ouvrier Villeray, et aussi à des scissions. Les éléments expulsés par Chalifoux mettront sur pied, sous la direction de J.-C. Rancourt, une nouvelle organisation : la Fédération des clubs ouvriers du Canada. Ce mouvement, même s'il se rapproche de l'influence des jésuites et des syndicats catholiques, demeure étroitement lié au Parti conservateur ; il parvient à regrouper quarante-trois des soixante-seize anciens clubs. Camillien Houde, ancien maire de Montréal, adhère lui-même à cette nouvelle fédération, espérant utiliser à son profit les clubs ouvriers lors de la campagne électorale du printemps 1934.

[61]

Jusqu'au milieu des années trente, les militants communistes travaillent au sein d'un certain nombre de clubs et d'associations locales. Ils assument des responsabilités, par exemple, à l'Assemblée des ouvriers unis de Delorimier, à l'Assemblée des chômeurs de Crémazie, à la Section Saint-Jean-Baptiste de la Fédération des sans-travail, aux Ouvriers unis de Montcalm, au Club des sans-travail de Saint-Jacques, aux Ouvriers unis de l'État, à la Ligue des chômeurs de Saint-Henri. L'activité de ces militants consiste surtout à organiser des manifestations, des assemblées publiques et des délégations auprès des pouvoirs publics [16], ce qui les amène à entretenir des relations avec les responsables des organisations de chômeurs.


Il y avait des clubs de sans-travail organisés par des membres du Parti. Il y avait Bourget qui était organisateur... En plus, il y avait le mouvement des sans-travail organisé par Chalifoux, Desrosiers... On a réussi pendant une période à faire une sorte de Front populaire avec eux. On a appuyé Camillien Houde. On luttait pour la lumière gratuite, des chaussures pour les enfants, les loyers, etc. Houde était favorable...


Ce n'est en fait qu'en 1937 que des membres du P.C. peuvent réunir des délégués de ces diverses associations et mettre sur pied la Fédération des sans-travail du Québec. Lors d'un congrès qui se tient le 22 juillet, les délégués élisent un premier exécutif dont le président, F. Bougie, et le vice-président, Émile Côté, sont membres du P.C. Ils adoptent un programme qui s'inspire des diverses revendications déjà élaborées par le Parti. La plate-forme politique est la suivante :


1. Pour un niveau de vie canadien décent pour tous les chômeurs ;
[62]
2. Pour un travail et des salaires aux taux d'union ;
3. Pour une assurance-chômage pour tous les sans-travail ;
4. Pour un mouvement uni des sans-travail du Québec [17].


Quant aux revendications plus immédiates, elles concernent différents aspects de la condition de vie des chômeurs : augmentation de 25% des allocations ; secours à toutes les femmes qui n'ont pas d'autres moyens de subsistance ; secours à tous les célibataires ou hommes seuls qui n'ont pas de revenus ; lait gratuit dans les écoles et vêtements aux enfants des chômeurs ; élaboration d'un programme de travaux de grande envergure (démolition des taudis, construction d'un métro et de bains publics). Même si, dès sa formation, cette nouvelle fédération affronte les mêmes obstacles que le P.C. lui-même - interdiction et intervention de la police -, elle n'en poursuit pas moins jusqu'à la guerre ses nombreuses activités. Elle revendique « du pain, du travail et des salaires » et invite les chômeurs à se donner les moyens de créer leur propre organisation. Un de ses slogans, qu'elle emprunte au syndicalisme international américain, est « Aide-toi et le ciel t'aidera [18].

L'action du P.C. auprès des chômeurs apparaît ainsi très près de leurs besoins immédiats. Mais elle vise toujours à transformer leur mécontentement, lié d'abord à la misère, en une revendication organisée qui leur permettrait d'effectuer des pressions sur les gouvernements. Cette action vise d'abord, au nom de l'intérêt général, la défense du niveau de vie des travailleurs ; elle n'en demeure pas moins limitée et insuffisante :


On voulait copier le Front populaire en France. Mais ici,
c'était basé sur des chômeurs.


[63]


La Solidarité féminine

La défense du niveau de vie des chômeurs exige aussi des actions concrètes dont l'efficacité est immédiate comme la collecte et la distribution de nourriture et de vêtements, et la lutte contre l'éviction des logements. Afin de répondre rapidement à ces besoins, des militantes francophones de l'importante section Sainte-Marie mettent sur pied en 1932, en conformité avec une directive du comité provincial du P.C., une organisation, la Solidarité féminine. La présidence en est confiée à madame Jean Bourget.

Depuis le début de la crise, les divers organismes privés d'assistance redoublent d'efforts pour fournir aux personnes touchées par le chômage logis et nourriture : création de nouveaux refuges (Asile de nuit Saint-Jean-Baptiste, Maison Ignace-Bourget, Aide à la femme, Le Dufferin Refuge, etc.) et organisation de « soupes populaires [19] ». Toutefois, cette assistance s'avère insuffisante. Lorsqu'il y a trop d'indigents, on les loge dans les postes de police, en particulier au quartier général de la rue Gosford. De plus, ces divers modes d'assistance qui prennent habituellement la forme de charité, demeurent le plus souvent contrôlés par des institutions religieuses et par le clergé. La plus importante organisation, la Société Saint-Vincent-de-Paul, se voit confier la responsabilité de distribuer les secours aux indigents.

Très rapidement, cette « charité » et les institutions qui en sont responsables sont l'objet de critiques sévères. Les chômeurs, fatigués de manger des sandwichs « à la shouashe », contestent à tel point que chaque centre de distribution doit être placé sous la surveillance d'un policier. L'Université ouvrière publie un virulent pamphlet contre une dizaine d'institutions [64] accusées de distribuer de la nourriture avariée aux chômeurs [20]. Par ailleurs, les institutions chargées de distribuer les secours sont débordées de travail et parviennent difficilement à le faire d'une façon efficace et honnête. Elles se voient accusées de mauvaise comptabilité, de sélection arbitraire des indigents, de détournement de fonds, etc.

Afin de mieux défendre les intérêts des chômeurs tout en leur fournissant l'assistance nécessaire, une première organisation populaire est mise sur pied en 1932. Il s'agit de l'Association humanitaire dont les locaux sont situés dans le même édifice que l'Université ouvrière et dont les responsables, Émile et Abel Godin, sont des « disciples » de Saint-Martin [21]. L'une de ses premières luttes est d'exiger que les secours ne soient plus distribués par l'intermédiaire de la Société Saint-Vincent-de-Paul mais qu'ils soient directement remis à « ceux qui en ont de besoin ». Des militants communistes, qui ont été amenés à collaborer avec l'Association humanitaire, décrivent ses activités de la façon suivante :


Le clergé recevait l'argent et la gaspillait. Des prêtres ont empoché 25 000$, 40 000$... L'Association faisait avec nous, la lutte pour que les secours soient donnés directement. On a fait des manifestations. Ils ont aussi réglé des cas : par exemple, on voulait pas donner de l'argent à une famille non légalisée. L'Association a conseillé aux gens d'aller s'asseoir à l'hôtel de ville : ils sont restés pendant trois jours... En plus, il y avait des restrictions : si on était Canadien français, on devait acheter chez des Canadiens [65] français. Mais y manquait souvent beaucoup de choses, ce dont on avait le plus besoin (thé, café, beurre). C'est contre tout ça qu'il fallait protester.

L'Association a fait un travail gigantesque. Ils (les frères Godin) étaient dans la même bâtisse que Saint-Martin sur la rue Wolfe. Leur but, c'était d'aider les gens qui n'avaient pas de secours, qui n'avaient pas de logement. On conseillait aux gens de se rendre au poste de police et d'attendre là tant qu'ils n'auraient pas de secours. Ils ont organisé de bonnes assemblées, ils ont fait du bon travail. On les a aidés. Puis, aux élections, ils nous ont aussi aidés...


L'association la Solidarité féminine est mise sur pied par des militantes communistes. Cette nouvelle organisation populaire vient appuyer et élargir la lutte menée par l'Association humanitaire et divers groupes ou clubs progressistes de chômeurs. De plus, et c'est là son originalité, elle apparaît comme un « mouvement de femmes ». Organisation constituée uniquement de femmes, la Solidarité féminine entendait en effet, tout en participant aux luttes des chômeurs, se préoccuper plus particulièrement de la situation des femmes qui sont habituellement négligées (situation des filles-mères et des mères nécessiteuses) et les amener à s'impliquer directement dans les luttes. Certaines des manifestations importantes qui ont lieu à Montréal, en 1937, sont organisées par les responsables de la Solidarité féminine :


- Manifestation de quelques centaines de femmes en mai 1937, devant la MacDonald Tobacco, pour revendiquer du travail et leur rétablissement sur les listes de secours [22].

- Grande manifestation au Champ-de-Mars, le 25 juin 1937 : près de quatre cents femmes se rendent d'abord à la Commission du chômage pour ensuite aller protester - en utilisant gratuitement le tramway - devant l'hôtel de ville. La délégation n'est pas reçue par le comité exécutif. De plus, il y aura intervention brutale des forces policières et arrestation de cinq femmes [23].

[66]

- Délégation de femmes de la Solidarité féminine en mars 1937, auprès du comité exécutif de la ville pour exposer les revendications des chômeurs : augmentation des secours de 25%, protestation contre l'augmentation du prix des loyers, etc. [24]


Faiblement représentées au sein du mouvement communiste, les quelques militantes qui mettent sur pied la Solidarité féminine se donnent les moyens d'intervenir concrètement auprès des chômeurs, de « ceux qui sont dans le besoin », et d'élargir la participation des femmes au sein du P.C. :


Dans ma section, raconte une militante qui contribue alors à l'organisation de la Solidarité féminine, il y avait vingt-trois membres dont une seule femme. Les femmes étaient peu nombreuses ; elles sont venues surtout après la formation de la Solidarité féminine. Ça les intéressait de pouvoir aider les gens mal pris. On donnait des chaussures, des vêtements qu'on allait quêter chez les bourgeois.


La Solidarité féminine s'est certes illustrée par un certain nombre de manifestations publiques, mais le plus souvent ses actions demeurent concrètes et prennent la forme d'une assistance directe. En plus de recueillir des vêtements, de la nourriture et de l'argent chez les gens plus fortunés, ses membres luttent contre les évictions et la vente des meubles de locataires qui, en chômage, sont incapables de payer leur loyer [25]. La tactique que l'on utilisait est la suivante :


Quand les gens ne pouvaient pas payer, on saisissait les meubles, on prenait le ménage et on l'envoyait aux entrepôts de la ville où on les vendait. Nous, on a décidé que cela avait duré assez longtemps, que ça devait finir. On a organisé des comités pour intervenir. Les hommes ne travaillaient pas et pouvaient nous aider. L'huissier venait d'habitude vendre les meubles vers 9-91/2 heures. À six [67] heures du matin, on remplissait la maison de nos gens. Or, d'après la loi, l'huissier était obligé de faire la vente. Souvent on n'achetait pas ou on achetait très peu cher : par exemple deux cents pour une chaise, cinq cents pour une table... L'huissier se révoltait, voulait faire raisonner les gens. Il repartait souvent avec deux ou trois piastres et remettait ça au propriétaire, ce qui ne payait même pas les frais de son travail. Et puis nous, on remettait les meubles au locataire.


Par ailleurs, les membres de la Solidarité féminine donnent régulièrement des conseils pratiques aux chômeurs et aux pauvres. Par exemple : utiliser l'électricité ou le gaz sans avoir à en payer les frais.


C'était pas drôle pendant la crise. Les gens prenaient des portes, des châssis pour chauffer, ils s'assoyaient sur des boîtes... Des gens nous ont montré comment poser des jumpers : avec des bouts de fil, on faisait des crochets pour arrêter les meeters. Nous, on montrait ça aux gens : ils avaient de l'électricité sans payer. C'était la même chose pour le gaz (...). Il y a eu beaucoup de causes devant la cour, plus de 17 000. Des chômeurs ont fait un mois de prison, on voulait leur faire payer des amendes... alors que la compagnie d'électricité faisait des millions et des millions de profits. Par la suite, ils ont mis des cadenas. Or, on avait des ingénieurs dans le Parti : ils nous ont dit de se servir de la petite clé des boîtes à sardine. On montrait ça aux gens. Les gens étaient ingénieux.


En dépit des poursuites nombreuses, les milieux populaires manifestent ainsi leur opposition à la misère et aux trusts. Habituellement pacifique, cette « résistance passive » n'en conduit pas moins quelquefois à des affrontements violents. L'événement le plus dramatique est la mort à Montréal, en mars 1933, d'un militant polonais, Nick Zynchuck, abattu à bout portant dans le dos par le constable Zappa alors qu'il protestait contre une saisie par huissier [26].

[68]

Tant que la situation économique ne s'améliore pas et que les conditions de vie des familles de chômeurs demeurent précaires, la Solidarité féminine poursuit ses activités. Elle ne disparaîtra qu'en 1939, avec le début de la Seconde Guerre mondiale. Pendant près de huit ans, elle a constitué pour les femmes une voie d'accès au P.C. Tout en leur fournissant souvent leur première véritable formation intellectuelle (cours de français et d'histoire, etc.), elle leur permet d'exercer des activités d'assistance ou de charité qui ne sont pas totalement désarticulées d'une action politique mais qui, au contraire, appuient et appellent l'explication de revendications plus générales et la participation aux luttes politiques elles-mêmes. D'ailleurs, à l'occasion des campagnes électorales, plusieurs d'entre elles s'impliqueront personnellement en diffusant la propagande du P.C.

Ainsi, la misère apparaît à la fois comme objet et condition première du développement d'un mouvement communiste en milieu québécois francophone. « La crise, précise une militante, a ouvert les yeux, des horizons à la classe ouvrière... Au Québec, le Parti chez les Canadiens français, ça a pris quatre ou cinq ans pour avoir une base. Ça a pris le temps que la crise vienne avec toute son ampleur. » Pour convaincre de la justesse du point de vue communiste, l'analyse ou le discours est, dans une certaine mesure, superflu : il suffit d'observer la situation économique et sociale. Aussi la crise est-elle, pour les militants eux-mêmes, l'objet d'une certaine ambivalence. Période difficile au plan économique, elle correspond à leur initiation à l'action politique, à leurs premières luttes, à leurs premières victoires. [69] Le Parti est alors directement impliqué dans un plus grand nombre de luttes. Il acquiert une plus grande audience et, tout en se donnant une structure plus solide, il élargit sa base militante. Il ne s'en trouve pas moins, à la sortie de la crise économique, devant diverses interrogations : les militants et sympathisants chômeurs maintiendront-ils leur affiliation au P.C. lorsqu'ils retourneront sur le marché du travail ? Les femmes continueront-elles à s'impliquer ? Les jeunes qui entrent sur le marché du travail et qui, souvent, n'ont pas connu en tant que travailleurs la situation de crise, seront-ils aussi sensibles aux discours et aux analyses des militants communistes ?


Des jeunes prennent la relève

L'une des conditions pour qu'un mouvement communiste puisse exercer une influence politique durable, ce n'est pas tant qu'il se donne des structures de fonctionnement interne solides. C'est plutôt qu'il élargisse sa base militante et, surtout, qu'il puisse la régénérer en recrutant des jeunes qui « prendront la relève ». Dès son 2e Congrès en 1923, le P.C. aborde le problème de la participation des jeunes au mouvement communiste. À l'instar des partis communistes d'autres pays, il crée une organisation de jeunes, la Ligue des jeunes travailleurs du Canada qui deviendra peu après la Ligue de la jeunesse communiste du Canada. L'objectif premier est de faire pénétrer chez les jeunes issus de la classe ouvrière l'agitation et l'éducation communistes et de les éloigner des organisations (scouts, Y.M.C.A., etc.) qui « véhiculent des idéaux contribuant au civisme, à la docilité et à l'esclavage et qui sont, comme la presse, l'école et la chaire, des canaux d'éducation bourgeoise [27] ». Toutefois, au cours des années vingt et au tout début des années trente, le recrutement de jeunes est faible. Tout au long de ces années, la [70] Ligue « végète avec moins de 1500 membres [28] ». Ce n'est que pendant la crise (et lorsque le Parti adopte la tactique du Front populaire) que la Ligue de la jeunesse communiste élargit son audience. En 1938, elle comprendra 1 700 membres. Elle rejoint les étudiants des universités canadiennes et recrute des militants québécois de langue française. L'une de ses sections les plus importantes et les plus actives est alors celle de Montréal qui regroupe près de cinq cents membres et qui est dirigée d'abord par Fred Rose, ensuite par Henri Gagnon.

Tout comme le Parti, la Ligue adopte au milieu des années trente une position souple et tente de rejoindre tous les jeunes socialistes et progressistes. Son secrétaire national, William Kashtan, affirme en 1935 : « Nous voulons faire de la Ligue de la jeunesse communiste une organisation qui aura dans ses rangs non seulement des communistes, mais aussi des jeunes socialistes et des jeunes qui ne sont pas encore communistes, même des jeunes qui sont chrétiens [29]. »

Afin de réaliser une unité d'action plus grande entre les jeunes progressistes, on met sur pied, en 1934, un Congrès des jeunesses canadiennes - dont Peter Hunter, le secrétaire, est un des responsables de la Ligue - qui tient à Ottawa, en 1935, une première convention à laquelle participent plus de six cents délégués de nombreuses organisations politiques, religieuses et professionnelles. Y prennent la parole les leaders du P.C. et de la C.C.F., Tim Buck et J.S. Woodsworth. D'autres réunions ont lieu par la suite à Montréal (1937), Toronto (1939), Winnipeg (1939), et de nouveau à Montréal (1940). Au sujet des réunions de 1937 et 1938, le journal Clarté fournit de nombreuses indications qui permettent de connaître l'orientation relativement modérée et non partisane du congrès et de comprendre le sens de la participation des militants communistes.

[71]

Le congrès des jeunesses canadiennes en 1937, à Montréal, réunit 800 délégués et observateurs de 490 organisations regroupant plus de 500 000 membres. Il compte une forte participation de jeunes Canadiens français. D'ailleurs, dès le début des assises, la délégation canadienne-française présente une résolution dont l'adoption ou le rejet décidera de sa participation au congrès. Cette résolution comprend les quatre points suivants :


1. Que les Canadiens français soient représentés dans la proportion d'au moins un tiers de tous les délégués, au congrès aussi bien que dans le comité de coordination.

2. Que le congrès reconnaisse la liberté des groupes nationaux au Canada.

3. Que le congrès favorise la justice pour tous les groupes ethniques.

4. Que le congrès procède selon les principes de la démocratie et affirme : a) la croyance en Dieu, b) le droit à la propriété privée, c) la nécessité pour la paix intérieure de la coopération de toutes les classe sociales, d) la dignité de la personne humaine et e) que le congrès condamne les doctrines subversives.


La résolution est appuyée sans hésitation par le délégué torontois Roy Davis, de la Ligue de la jeunesse communiste. Clarté publie, à la suite du congrès, plusieurs articles afin de justifier une telle résolution. On souligne l'esprit de collaboration entre les jeunes nationalistes et séparatistes québécois et les jeunes communistes, qui « ont manifesté leur respect de la personne humaine, du droit à la propriété privée et de la liberté des croyances ». « Pour la première fois, ajoute-t-on, la jeunesse canadienne-française a pu trouver une base d'entente avec la jeunesse de langue anglaise sur des problèmes communs qui les divisent, dans le but d'obtenir la justice sociale et économique et de sauvegarder la paix  [30]. » Pour sa part, Philippe Richer, l'un des organisateurs du congrès, fait remarquer que l'acceptation [72] des trois premières conditions de la résolution ne contredit d'au­cune façon les principes socialistes. Quant à la dernière condi­tion, elle soulève diverses ambiguïtés que Philippe Richer tente alors, non sans difficulté, de dissiper. « Si la Ligue de la jeunesse communiste a adopté une telle attitude, dit-il, c'est qu'elle juge que le congrès n'est pas une organisation athée mais qu'il regroupe une vaste majorité de croyants ; il est donc légitime, en fonction des principes démocratiques de présenter et d'accepter une telle résolution. » À propos de la reconnaissance du droit à la propriété privée, son argumentation est la suivante : même si la Ligue « s'oppose à la dictature des trusts et des cinquante mul­timillionnaires qui doivent être détruits pour permettre l'instau­ration d'une société où les divisions de classes n'existeront plus », elle demeure favorable à ce que « notre peuple ait le plus de propriété possible (maison, automobile, radio et autres con­forts) ». Enfin, à propos des doctrines subversives, Philippe Richer répond habilement que, dans son esprit, il ne s'agit que de « celles qui divisent notre peuple et veulent développer la haine raciale » ; pour lui, la recherche de l'unité, sur la base d'un programme commun de revendications, préside à l'adoption d'une telle résolution [31].

En mai 1938, se tient à Toronto un Congrès des jeunesses canadiennes, dont l'objectif est toujours « l'unité et la coopération de toute la jeunesse du pays dans la formulation de revendications pour obtenir la sécurité économique [32] ». La participation des membres de la Ligue de la jeunesse communiste repose sur les mêmes principes qu'en 1937 : l'existence d'un large mécontentement rend possible la mobilisation de toute la jeunesse canadienne sur la base de revendications communes. Henri Gagnon, leader d'une délégation de cinquante jeunes Canadiens français, réaffirme, à la fin des assises, la position de la Ligue :


  Nous sommes convaincus que nous retournerons plus confiants dans notre travail d'unification de la jeunesse [73] ouvrière contre la réaction dans le Québec et pour un Canada démocratique et uni [33].


Cependant, la volonté d'ouverture des jeunes communistes est alors quelque peu contrecarrée par la répression dont l'ensemble du mouvement communiste est victime, à partir de la fin de l'année 1937 (« loi du Cadenas »). Pour ne pas être identifiée au mouvement, la Ligue de la jeunesse communiste au Québec change de nom et devient la Fédération des jeunes travailleurs. À un moment où les militants plus âgés, souvent mariés et responsables d'une famille, deviennent plus prudents, les jeunes militants de la Fédération structurent mieux leur organisation. Ils se donnent une meilleure discipline en encadrant, par exemple, ceux qu'on appelait le « groupe des cœurs joyeux » qui flirtaient et prêchaient l'amour libre. Ils assument de façon ingénieuse et souvent audacieuse les tâches de propagande politique :


On s'est déguisés : on a créé la Fédération des jeunes travailleurs, raconte un jeune militant actif. En 1937, on était devenus hors-la-loi, il y a eu des arrestations. Les gars avaient peur, se cachaient. La jeunesse, elle, était active. On distribuait le journal, on distribuait des tracts. La plupart étaient chômeurs. Au début de la guerre, on devait être 125 à la Ligue. On était bien organisés, on était préparés pour faire des coups. Une fois, on a décidé d'aller à la parade de la Saint-Jean-Baptiste et de distribuer des circulaires contre la conscription. Une autre fois, en mai 1942, on a installé quarante gros drapeaux rouges à Montréal : on en a mis au Stadium de baseball. Il y a eu aussi l'histoire du vieux bazou. On avait une vieille auto et on a fait un trou dans le plancher : on pouvait écrire des slogans « À bas la guerre » sur la rue sans être vus...


L'activité politique clandestine de la Fédération est particulièrement intense au début de la guerre, entre 1939 et 1941, c'est-à-dire entre le pacte germano-soviétique et l'attaque de l'U.R.S.S. par Hitler. Auparavant, la Fédération est d'abord orientée vers l'organisation des jeunes chômeurs auxquels elle fournit un lieu de rencontre et des divertissements :

[74]


On avait un centre sur la rue Sainte-Catherine. On montrait la lutte, la boxe, le ping-pong. On jouait aux cartes, on était connus dans le quartier. C'était surtout des jeunes en chômage qui venaient. Après on a déménagé au coin de Papineau et Ontario, à un troisième étage : c'était grand. Les jeunes y venaient pour les sports. Plusieurs, c'étaient de vrais bandits. On était obligés de les tenir un peu à l'écart, tous n'étaient pas politisés. Y venaient pour le « thrill », pour les activités sociales, pour les sports. On organisait des danses. On avait un petit orchestre. On a même créé un club de balle-molle et on lui a donné le nom de Clarté, comme le journal. On distribuait le journal pendant les parties et les gens qui supportaient le club de la Fédération criaient : « Allez-y les communistes. »


Mais au moment où la Fédération est en mesure d'exercer une action politique efficace, sa base militante s'effrite. D'une part, ses principaux leaders s'enrôlent volontairement dans l'armée à la suite de l'attaque de l'U.R.S.S. par Hitler et rompent ainsi les liens qu'ils ont tissés avec des progressistes et des nationalistes. D'autre part, les jeunes chômeurs des années 1937 qui retrouvent un emploi améliorent leurs conditions d'existence et créent un foyer, prennent souvent leur distance par rapport au mouvement communiste. Toutefois, plusieurs d'entre eux continuent alors de « défendre les besoins immédiats de la classe ouvrière » en militant dans le mouvement syndical où ils deviennent « d'excellents organisateurs d'unions ». D'ailleurs, avec la reprise économique à la fin des années trente, le champ d'action du P.C. tend lui-même à se déplacer. Les militants délaissent quelque peu les groupes de chômeurs pour aller travailler dans les usines et y organiser des syndicats.


L'action syndicale :
de la Ligue d'unité ouvrière
au syndicalisme industriel


Peut-être plus que toute autre lutte, celle que les militants communistes doivent mener au sein même des usines est toujours apparue comme une priorité pour le Parti. Fidèle aux [75] directives de l'Internationale communiste, le P.C. s'engage, dès son premier congrès, à « unir les organisations ouvrières existantes pour en faire des instruments de combat dans la lutte contre le capital, et à entrer dans les syndicats ouvriers pour y remplacer la direction réactionnaire par une direction révolutionnaire ».

Afin de mieux réaliser cet objectif et de diffuser son orientation au sein du mouvement ouvrier organisé, le P.C. crée lui-même, dès 1922, la Ligue d'éducation syndicale (Trade Union Educational League) et en confie la responsabilité à un machiniste de Toronto, Tim Buck. Quelques années plus tard, (1929), cette organisation se transforme en une centrale syndicale et devient la Ligue d'unité ouvrière (Worker's Unity League). Durant sa courte existence de six ans (1929-1935), cette organisation parvient à regrouper jusqu'à 40 000 membres, mais son action demeure principalement concentrée en Ontario où elle dirige quelques luttes importantes et dures (automobile, appareils électriques, textile et bois). Sa contribution la plus significative en ces années où la syndicalisation n'est pas facile en raison de la crise, c'est son appui actif au syndicalisme de type industriel ; ses militants, collaborent d'ailleurs étroitement à la création des premières sections locales de syndicats C.I.O. (métallos, travailleurs unis de l'auto). Cependant, en conformité avec de nouvelles directives de l'Internationale communiste, le P.C. décide en 1935 de dissoudre la Ligue d'unité ouvrière et, préoccupé de préserver l'unité du mouvement syndical, il invite ses membres à rejoindre les rangs du Congrès des métiers et du travail du Canada (C.M.T.C.).

Compte tenu des modifications de stratégie et du caractère habituellement non officiel de l'intervention des militants communistes au sein du mouvement syndical, il n'est guère facile de mesurer avec précision l'ampleur de leurs activités syndicales. Toutefois, le caractère quelque peu « légendaire » de ces activités n'est pas sans fondement : les militants communistes, même francophones, ont contribué de façon significative à l'implantation et au développement du mouvement syndical non seulement au Canada, mais aussi au Québec. Et cela, dans une conjoncture économique et dans un contexte politique et idéologique qui ne favorisaient guère un tel militantisme.

[76]

La crise économique, particulièrement sévère au tout début des années trente, n'entraîne pas seulement, chez les travailleurs, une hausse du chômage et de la pauvreté, mais elle entrave directement l'action du mouvement syndical. Les effectifs syndicaux, pour l'ensemble du Canada, tombent de 322 000 en 1930 à 281000 cinq ans plus tard. Au Québec, on note une chute comparable des effectifs syndicaux : à Montréal, les syndicats, qui regroupaient 47 039 membres en 1930, n'en réunissent plus que 29 297 en 1933. Déjà faiblement implantée dans la région métropolitaine, la Confédération des travailleurs catholiques du Canada (C.T.C.C.) est l'organisation syndicale la plus durement touchée. Alors que les effectifs des autres syndicats, entre 1930 et 1933, passent de 39 978 à 25 225, les siens passent de 7 703 à 1973.

Affaiblis par de telles pertes d'effectifs, inquiétés par la hausse du chômage et éprouvés par la crise (baisse de salaires, disparition du temps supplémentaire, etc.), les syndicats apparaissent, au cours de ces années, beaucoup moins militants. Ils s'engagent moins souvent dans des conflits sociaux : au Québec, le nombre de conflits de travail passe de 135 entre 1922 et 1925 à 106 pour la période 1928-1933. Cependant, Montréal demeure toujours le terrain de conflits nombreux et importants ; pendant les années les plus difficiles de la crise, la majorité des conflits (96 sur 102) se situent, en effet, dans la métropole.

Mais il faudra attendre la reprise économique pour que le syndicalisme connaisse un nouvel essor et qu'il soit plus combatif. D'ailleurs, dès 1934, c'est-à-dire au moment où la situation économique s'améliore quelque peu, près de 4 000 ouvrières et ouvriers de l'industrie du vêtement, affiliés au Syndicat industriel des ouvriers de l'aiguille, se mettent en grève à Montréal et obligent ainsi la fermeture de cent vingt-cinq ateliers. Les grévistes réclament la reconnaissance de leur syndicat, la semaine de travail de 44 heures, l'abolition des contrats à forfait et des hausses de salaires. Première grève générale des midinettes de Montréal, cette lutte conduit à certaines ententes mais n'assure pas la reconnaissance du syndicat : il s'agit d'une répétition pour la grève de 1937. La même année, des mineurs de Noranda déclenchent aussi une grève surnommée, en raison du grand nombre de travailleurs immigrés impliqués, la grève des « fros » (« foreigners »). Cette grève se termine par une répression policière [77] et judiciaire et par la déportation de plusieurs ouvriers d'origine étrangère.

Dans les deux cas, la lutte est dirigée par la Ligue d'unité ouvrière et, de ce fait, animée par des militants du P.C. Ce sont là les signes d'une agitation en milieu ouvrier qui ira croissant au cours des années suivantes (1935-1945). Même si le nombre de conflits dans la région métropolitaine diminue durant cette période, le nombre de travailleurs impliqués est beaucoup plus élevé [34].

Pendant la crise économique, la participation de militants communistes à des conflits de travail demeure faible ; la plupart de ces militants sont alors en chômage. De plus, encore peu familiers avec les mécanismes de l'action syndicale, ils ne peuvent guère compter prendre la direction de syndicats locaux et animer les luttes.


Il y avait, précise un militant francophone, des communistes canadiens-français qui travaillaient en usine. Mais c'étaient des gars qui ne pouvaient pas diriger les unions. Il faut avoir de l'instruction. Ce qu'ils faisaient, c'était de faire signer des cartes de membres des unions internationales. Ils étaient convaincus.


Au cours des années trente, l'action des militants de langue anglaise apparaît beaucoup plus influente : contrôle, Par l'intermédiaire d'Alex Gauld, de la section locale 144 de l'Union internationale des plombiers ; mise sur pied, en collaboration avec « Pat » Sullivan, de la Canadian Seamen’s Union [35] ; direction (Sidney Sarkin) des luttes dans l'industrie de la confection, etc. Pour leur part, les militants francophones, qui ne cachent pas leur admiration pour leurs camarades de langue anglaise, se [78] mettent alors à l'école du syndicalisme (recrutement, négociations de contrats de travail, discussions de griefs, etc.) et entreprennent quelques luttes. Loin d'être d'abord politique, leur adhésion au Parti est souvent fonction des luttes que mène celui-ci au sein des entreprises.

La politique, ça me disait pas grand-chose, raconte un militant employé à la Ville de Montréal. Moi, ce fut au point de vue syndical. On trouvait plus de sympathie pour le syndicalisme au P.C. que dans les autres associations. Quant aux syndicats catholiques, ils étaient réactionnaires. Pour revendiquer, faire la bataille, le P.C. était meilleur, même plus que les unions.

TABLEAU II

Évolution des conflits de travail à Montréal 1928-1945 (1)

1928-1933

1934-1939

1940-1945

Secteur

nb de conflits

nb d'ouvriers

nb de conflits

nb d'ouvriers

nb de conflits

nb d'ouvriers

Manufactures

74

20 280

60

30 103

118

62 926

Construction

8

2 652

2

130

2

80

Services

3

47

6

347

18

11 230

Transports

1

300

5

4 220

7

7 583

TOTAL

86

23 279

73

34 800

145

81 819

Source : La Gazette du Travail, 1928-1945.


Le travail en usine et la mise sur pied de syndicats sont parmi les principales préoccupations de ces « nouveaux » militants :


Au Parti, on m'a donné une ligne de conduite : le Parti, c'est le Parti des travailleurs. On m'a dit : « Toi, ton travail, c'est à l'usine. Tu dois convaincre tes confrères d'ouvrage. Pour commencer, tu dois faire entrer l'union. » Je suis parti avec cette idée-là. Mais le syndicat, c'était pas facile à faire [79] entrer. Je me disais : « C'est pas le nombre qui décide, c'est la qualité. » Dans un bulletin paroissial, un jésuite disait : « Un seul communiste, c'est suffisant pour contaminer un endroit. » Ça me confirmait : « Moi, j'allais contaminer l'usine avec le syndicalisme. »


Et dès que la situation du marché du travail le permet, des militants acceptent même, pour accroître l'efficacité de l'action syndicale du Parti, de changer d'emploi ou d'entreprise :


Moi, j'avais commencé à travailler dans le cuir, dans la chaussure ; là, on m'a dit : « Tu vas travailler dans la sacoche. » Je suis entrée comme apprentie. J'avais toujours cousu : ce fut facile d'apprendre à poser des zippers, de coudre des doublures et de me mettre amie avec les filles. J'ai commencé à parler des heures de travail et des conditions : quarante-cinq heures par semaine, travail le samedi, etc. Deux soirs par semaine, je faisais du recrutement. Selon la loi, il fallait que les gens aient signé et aient donné 1,50 $ par personne pour que le syndicat soit accepté. D'autres soirs, je travaillais pour faire du recrutement dans la chaussure. On allait visiter les gens : on faisait signer et payer. C'était secret.


Souvent hésitantes et teintées d'amateurisme, les premières activités syndicales des militants francophones ne sont pas toujours fructueuses. Ces échecs leur font prendre conscience non seulement de la difficulté « de faire entrer des unions » (apathie des ouvriers, opposition des patrons), mais aussi de l'existence de rivalités entre organisations syndicales. Ainsi, malgré la présence d'une dizaine de membres et de sympathisants du Parti, l'impact de leur acte est minime au sein du Syndicat international des débardeurs du Port de Montréal.


En mai 1935, raconte un militant qui était alors débardeur, on a fait une grève spontanée pour les conditions de travail. Les officiers étaient organisés pour truquer les votes. Ouimet a alors demandé le vote public et on a séparé les gens en deux groupes, à gauche et à droite. Nous, on s'était organises pour que quelques gars se déplacent du côté des « pour » dès le début du vote public ; ça a eu un effet d'entraînement : aucun n'est resté de l'autre côté, par peur... On [80] a gagné la grève pour les conditions de travail : on pouvait travailler moins vite et ça augmentait le salaire...

Mais durant l'été, les armateurs ont organisé une union avec Labelle contre les syndiqués. On n'a pas réussi à empêcher que l'union de Labelle entre au Port. C'était au printemps 1936, 1500 étaient restés en dehors de l'Union. En assemblée, on a proposé de descendre sur le port. À peu près 1000 sont descendus, on a pris d'assaut la shed du Pacifique. J'ai dit aux gars : « Pas de violence. Laissez pas pénétrer la police. Restez ensemble ». Mais pas habitués à la lutte, les gars se sont laissés diviser et la police a commencé à entrer et à sympathiser avec les débardeurs. Puis, ils nous ont poussés dehors avec des chevaux. C'était difficile de rentrer. On a fait des assemblées... On n'a pas réussi à renverser la gang à Labelle.


Pour une militante qui, à la demande du Parti, s'engage dans une entreprise comme couturière afin de faire « entrer » une union affiliée au C.I.O., le résultat de la première expérience de recrutement et de mobilisation syndicale n'est guère différent et provoque une certaine déception, voire de l'amertume :


J'ai travaillé pendant deux ans. Deux soirs par semaine, je faisais du recrutement. Dans la shop, on a eu une réunion. Les gens étaient d'accord : apportez les cartes, on va signer et payer à la prochaine paie. C'était l'union du C.I.O., il n'y avait pas de syndicat à la shop. Au mois de mai, j'ai dit que j'allais me reposer à la campagne. Le 25, j'étais partie. Mais le 30, on est revenu me chercher : on lançait une grosse campagne dans le cuir (la sacoche, les teinturiers, la chaussure). Tous les soirs, on partait, un homme et une femme, et on allait visiter les gens : on faisait signer et payer. Ça a marché jusqu'en septembre. En septembre, on a déclaré une grève de 7 500 personnes à Montréal : on a résisté jusqu'en décembre. On était là de six heures du matin à une heure de la nuit. C'était une grève sale. Puis y a eu le coup de traître de Roger Provost. On avait signé un contrat en blanc avec Leather Craft : on ne demandait pas d'augmentation de salaires mais un contrat de travail et des conditions (fêtes payées le Vendredi saint et le lendemain de Noël, semaine de quarante heures au lieu de quarante-deux). Ce qu'on refusait, on l'a signé avec Roger Provost de l'A.F.L. [81] Les ouvriers se sont fait fourrer : ils pensaient que la signature précédente qu'ils nous avaient donnée était aussi pour Provost.


À la même époque, des militants francophones qui travaillent aux « Shops Angus » et qui y animent une cellule d'entreprise tentent aussi d'implanter un syndicat affilié au C.I.O.


Je suis allé aux Shops Angus, au C.P.R. C'était une directive du Parti. Après un an de travail, j'ai été mis à la porte. On était plusieurs militants : on travaillait pour remplacer le vieux système A.F.L., on travaillait pour le C.I.O. Ça n'a pas réussi. On voulait : « Une usine, un syndicat ». Là-bas, c'était sur la base des métiers. La compagnie aimait mieux avoir un syndicat où il y a dix-sept unités divisées.


Si difficiles soient-elles, les premières expériences d'actions syndicales menées par des membres francophones du P.C. ne se concluent cependant pas toutes, au milieu des années trente, par de tels échecs : certaines permettent la syndicalisation de nouveaux groupes d'ouvriers et préparent des luttes futures. Par exemple, à la compagnie de plomberie Cuthbert, un militant du P.C. et organisateur syndical du C.I.O., Lucien Dufour, permet l'implantation de l'Amalgamated Association of Iron, Steel and Tin Workers, l'ancêtre des Métallos. En juin 1936, 110 ouvriers se mettent en grève et revendiquent la reconnaissance syndicale et une augmentation de salaire (de 20%). Par ailleurs, à la MacDonald Tobacco, où les 5 300 ouvriers ne sont pas syndiqués, des membres et des sympathisants du P.C. forment une cellule (Marcel Gélinas, L. Roberge, M. Thivierge, Céline Lachapelle, etc.). Ils publient régulièrement des articles dans le journal Clarté afin de dévoiler les conditions pénibles de travail et d'organiser un syndicat. La grève ne sera cependant déclenchée qu'en 1942 avec l'implantation de l'Union internationale des ouvriers du tabac.


On a fait de la propagande pour le syndicat, précise l'un des militants activement engagés dans cette lutte. Mais je n’ai pas organisé le syndicat : il s'est organisé tout seul. Il y a eu une grève spontanée. Les idées qu'on avait proposées, les gens les ont finalement adoptées. Quand les syndicats [82] catholiques sont arrivés, les gens n'en voulaient pas : il y avait trop de curés là-dedans. Ils voulaient l'Union internationale. Moi je n'étais plus là, ils ont signé pour l'Union internationale.


De la même façon, l'action discrète et persévérante de militants auprès des employés municipaux (cols bleus) de la Ville de Montréal permet, au début des années quarante, le remplacement d'un syndicat catholique par un syndicat militant (C.I.O.) et prépare le terrain de futures luttes importantes et spectaculaires. Un des membres du Parti, Léo Lebrun, devient président du syndicat des cols bleus et dirige, en 1943, une grève d'importance.

Pour les militants francophones et aussi pour l'ensemble de la section québécoise du P.C., la principale période d'organisation syndicale commence avec la guerre de 1939 et coïncide avec une période de rapide expansion économique. Cette période est marquée par une grande agitation syndicale (de 1941 à 1944, le nombre annuel des débrayages est presque quatre fois plus élevé que pendant les années trente) et par de nombreux conflits inter-syndicaux. Le mouvement de syndicalisation lancé dans les industries de guerre s'étend aux autres industries et aux autres secteurs d'activités. Mieux organisé, le P.C. est alors en mesure d'exercer une influence plus profonde. Ses militants deviennent rapidement de bons organisateurs syndicaux et assument des responsabilités : membre de l'exécutif, membre du comité des griefs, etc. Ils sont effectivement présents dans les principaux conflits qui touchent les secteurs de l'aéronautique (Canadair), du tabac et des services.

L'orientation de l'action syndicale des militants du P.C. semble relativement progressiste, notamment à cause de leur appui au syndicalisme industriel (C.I.O.) et de leur critique du syndicalisme catholique (« L'union fait la force, le syndicat (catholique) fait la poche », aime-t-on dire). Mais l'action syndicale reste habituellement dissociée de l'action politique et apparait ainsi comme « économiste ». Les militants du P.C. œuvrent à la mise sur pied de syndicats et consacrent leurs énergies à la défense du niveau de vie (salaires) et à l'amélioration des conditions de travail. Il s'agit donc d'une action purement revendicative, dont les modes d'expression sont l'explication des [83] revendications, l'organisation syndicale, la négociation et parfois, au besoin, la grève.


La révolution par la violence, on en a parlé. Mais il y a eu des changements d'orientation. On a pris la tactique de la revendication, basée sur les événements. C'était la meilleure tactique. Il faut revendiquer et ces revendications il faut les concrétiser par des faits. Il faut d'abord obtenir des choses, défendre les gars. Après ça, on peut parler de politique. Ils ne suivront peut-être pas tout de suite, mais ils diront : « C'est un bon gars, il nous a obtenu des choses. » C'est peut-être malheureux, mais c'est comme ça qu'ils raisonnent.


Les militants sont conscients de certaines faiblesses de l'orientation « économiste » de leur action syndicale : « Des plus jeunes critiquent cette orientation, affirment-ils. Quand on est jeune, on est plus violent ! » Mais la justification d'une telle orientation s'appuie à la fois sur la référence aux directives de l'Internationale communiste et sur la lecture de la conjoncture économique, politique et idéologique des années 30 et 40. Encore faiblement formés au plan théorique, ces militants ne sont pas en mesure de prendre leurs distances à l'égard de ces directives et aussi à l'égard de celles qui viennent du Comité central de Toronto. Mais, pour la plupart issus de milieux populaires, ils peuvent facilement comprendre l'attitude des ouvriers qu'ils tentent de mobiliser et respecter leurs convictions politiques et religieuses, leurs craintes et leur niveau de conscience. Ils évitent ainsi d'associer les intérêts des travailleurs qu'ils organisent en syndicat à leurs propres intérêts de militants (et de membres du Parti). Le syndicalisme apparaît comme un moyen non pas tant de consolider l'organisation du P.C. (recrutement, contrôle d'appareils syndicaux, etc.) que de fournir aux travailleurs un instrument pour se défendre eux-mêmes.

[84]

Photo 1

Camp de travail à Valcartier, en juin 1933.
Archives publiques du Canada
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[1] Ce texte est extrait du livre de Marcel Fournier, Communisme et anticommunisme au Québec (1920-1950), Montréal, Les Éditions Albert Saint-Martin, 1979, pp. 59-83. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

* À moins de précisions contraires, les citations de cet article proviennent de témoignages d'anciens communistes interviewés par Marcel Fournier. [N.D.L.R.]

[2] Au sujet de l'impact de la crise économique au Québec, voir : Claude Larivière, Crise économique et contrôle social : le cas de Montréal, 1929-1937, Montréal, Éditions coopératives Albert Saint-Martin, 1977 ; M. Pelletier et Y. Vaillancourt, Les politiques sociales et les travailleurs, Cahier Il : Les années 30, Montréal, 1975.

[3] L.M. Grayson et M. Bliss, The Wretched of Canada, Toronto, University of Toronto Press, 1973.

[4] M. Pelletier et Y. Vaillancourt, Les politiques sociales et les travailleurs, p. 88.

[5] Ibid., p. 197.

[6] G. Thibault, Évolution de la pensée face aux secours directs pour la période de crise de 1929 à 1938, Mémoire de maîtrise en Service social, Université de Montréal, Montréal, 1968.

[7] Au sujet du réseau d'œuvres privées, voir Claude Larivière, Crise économique et contrôle social.

[8] J.P. Lupien, La Colonisation, un remède à la dépression économique de 1929 à 1939, Mémoire de maîtrise en Service social, Université de Montréal, Montréal, 1968.

[9] C'est au creux même de la crise, en 1933, que des intellectuels québécois esquissèrent, sur la base de l'encyclique Quadragesimo Anno, un Programme de restauration sociale : nécessité des réformes pour remédier aux abus du régime capitaliste ; nécessité d'un esprit chrétien de charité et de modération ; nécessité d'une intervention de l'État (législations sociales nationalisations), aide à la colonisation, etc.

[10] Victor Hoar, The On To Ottawa Trek, Toronto, The Copp Clark Publishing Co., 1970, p. 11. Au sujet de cette marche, voir : M. Pelletier et Y. Vaillancourt, Les politiques sociales, pp. 85-100.

[11] « Jusqu'en 1939, 60% de membres canadiens-français étaient des chômeurs », selon le témoignage de C.A. Perry.

[12] Des militants communistes étaient aussi délégués québécois à la Conférence économique des travailleurs qui s'était tenue quelques années auparavant (1932) à Ottawa.

[13] Claude Larivière, Crise économique et contrôle social, p. 192. Dans les journaux, on identifie alors souvent ces manifestations au mouvement communiste : « La journée communiste », Le Devoir, 6 mars 1930 ; « Les communistes à Montréal », p. 3 ; « La manifestation communiste », Le Devoir, 7 novembre 1930 : 3 ; « Manifestation communiste », Le Devoir, 21 janvier 1931 : 3.

[14] S. Gordon et T. Allan décrivent cette manifestation dont le docteur Bethune est témoin et qui l'amène à offrir ses services à l'Association des chômeurs de Montréal (S. Gordon et T. Allan, Docteur Bethune, Montréal, Éd. L'Étincelle, 1973, pp. 75-77).

[15] Claude Larivière, Crise économique et contrôle social, pp. 196-198.

[16] Pour l'année 1937, le journal Clarté fournit les diverses informations suivantes : assemblée publique du Ier mars de la Protection ouvrière de Delorimier en faveur du Dr Bethune (y prennent la parole J. Bédard, de retour de l'U.R.S.S., É. Dubé et J. Péron) ; manifestation de 500 chômeurs le 26 mai au Champ-de-Mars ; assemblée des chômeurs de Crémazie au Temple du travail le 25 juin ; manifestation de 600 chômeurs à Québec, le 25 juin et arrestation de deux militants, Jos Dolani et C. Descroisselles, etc.

[17] E. Côté, Clarté (4 septembre 1937) : 7.

[18] Clarté (30 juin 1938) : 3.

[19] Claude Larivière, Crise économique et contrôle social, pp. 207-213. Des militants communistes de langue anglaise et d'origine étrangère organisent aussi, à la même époque, des « soupes populaires » (C. Vance, Not by Gods But by People, Toronto, Progress Books, 1968).

[20] Albert Saint-Martin, Sandwiches «à la shouashe », Montréal, Coopérative d'imprimerie Spartakus, 1932, 25 p. À la suite de la publication de ce texte, Saint-Martin est accusé de libelle séditieux, puis de libelle blasphématoire (Claude Larivière, « Albert Saint-Martin, un pionnier du socialisme », Possibles, 1, 3-4 (printemps 1977) : 209-210).

[21] Selon Dorothy Livesay, l'Association humanitaire, qui est une des premières organisations de chômeurs et qui est contrôlée par « un groupe anarchiste dirigé par Saint-Martin », regroupe plus de 6 000 membres. Au début, la principale activité de cette organisation est la protestation par correspondance mais rapidement elle devient plus militante et radicalise son programme (Kathemie Blight, «Fascism in Quebec» (1933) in D. Livesay, Right Hand, Left Hand, Erin, Porsepic Press, 1977, p. 93).

[22] Clarté (5 juin 1937) : 5.

[23] Clarté (26 juin 1937) : 3.

[24] Clarté (26 mars 1937) : 1.

[25] Au sujet de la « crise du loyer » et de tout le débat qu'entraîne la difficulté pour des chômeurs de payer leur loyer, lire : Claude Larivière, Crise économique et contrôle social, pp. 164-175.

[26] Les funérailles de Zynchuck réunissent plus de 15 000 personnes et provoquent des affrontements violents avec les forces policières. Le gouvernement québécois réagit en s'attaquant aux « étrangers qui n'aiment pas respirer l'air canadien et qui devraient quitter le pays » et en prenant la défense de la police qui « a su maintenir l'ordre » (C. Larivière, Crise économique et contrôle social, p. 193). La mort de Zynchuck suscite chez les membres du Parti et chez les intellectuels de gauche une profonde indignation : l'événement devient en effet le thème de pièces, de contes et de poèmes. À Toronto, le Worker's Experimental Theatre, qui utilise le théâtre pour dénoncer la société capitaliste et bourgeoise, crée une pièce intitulée « Eviction ». Pour sa part, Dorothy Livesay, militante du P.C. et membre du Progressive Arts Club, publie dans la revue Masses un poème : « An Immigrant (Nick Zynchuck) » (D. Livesay, Right Hand, Left Hand, op. cit., p. 84).

[27] L'Organisation ouvrière syndicale au Canada, Ottawa, 1923, p. 174.

[28] Ivan Avakumovic, The Communist Party in Canada, A History, Toronto, McClelland and Stewart, 1974, p. 122. L'auteur précise qu'il y a au sein de la Ligue une sur-représentation de membres d'origine finlandaise, ukrainienne et juive et que, jusqu'en 1929, il n'y a aucun membre canadien-français.

[29] Cité par I. Avakumovic, The Communist Party in Canada, p. 123.

[30] E. Samuel, Clarté (29 mai 1937) : 3.

[31] Philippe Richer, Clarté (5 juin 1937) : 4.

[32] Clarté (28 mai 1938) : 1.

[33] H. Gagnon, Clarté (22 mai 1938) : 3.

[34] La C.T.C.C. devient elle aussi plus combative en engageant deux grèves importantes, celle du textile et celle de Sorel, en 1937.

[35] Pour connaître l'histoire de la Canadian Seamen’s Union (Union des marins canadiens) créée en 1936, lire : « Le Searchlight, Journal exemplaire de l'Union des marins canadiens », de Robert Comeau, in Stratégie 13-14 (printemps-été 1976) : 7-49.


Retour au texte de l'auteur: Marcel Fournier, sociologue, Université de Montréal Dernière mise à jour de cette page le mardi 20 mars 2012 11:13
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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