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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Les conflits de discipline: philosophie et sciences sociales au Québec, 1920-1960” (1976)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir de l'article de M. Marcel Fournier, “Les conflits de discipline: philosophie et sciences sociales au Québec, 1920-1960”. Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Claude Panaccio, Philosopher au Québec, pp. 207-236. Montréal: Les Éditions Bellarmin, 1976, 264 pp. Collection: L’univers de la philosophie, no 5. [Autorisation accordée par l'auteur le 12 décembre 2002 pour cette oeuvre et toutes celles publiées au Québec]

Introduction

Tout comme il est quelque peu idéaliste de croire que les idées ou les sciences ont une «vie propre, une histoire immanente» (Koyré), il l'est aussi de réduire les conflits de disciplines universitaires à des conflits d'idées ou de méthodes intellectuelles. Dans un petit ouvrage, Le conflit des facultés (1798), Kant, qui rêve de voir la Philosophie s'élever au premier rang des Facultés universitaires, n'échappe certes pas à ce danger, mais il reconnaît cependant que la hiérarchie générale des facultés n'est pas l'œuvre seule de la communauté scientifique: cette hiérarchie est aussi l'œuvre du gouvernement qui attribue en effet une position supérieure aux Facultés qui lui «procurent l'influence la plus forte et la plus durable sur le peuple», c'est-à-dire à la théologie, au droit et à la médecine qui s'intéressent respectivement au « salut de l'âme», au «bien social» et au «bien de la santé» (1). Quant à la pauvre philosophie qui ne produit ni dogmes ni codes ni règlements sanitaires, elle est en quelque sorte reléguée à un second plan parce qu'inutile - celle-ci est certes libre mais sans autorité (par rapport au gouvernement) - et est amenée, par sa volonté d'imposer «la législation de la raison», à entrer non seulement en conflit avec les trois Facultés supérieures mais aussi en opposition avec le gouvernement.

Il ne semble pas, et c'est là l'hypothèse que nous formulons, que la hiérarchie des disciplines soit indépendante de leur utilisation sociale, ou plus précisément de leur réponse à des demandes qui proviennent soit de l'État, soit, plus généralement, de groupes et classes sociales: pour autant que «la légitimité d'une classe dominante passe par la légitimité de ses intellectuels» (2), la lutte pour le pouvoir dans le champ intellectuel et donc pour la domination des instruments de production idéologique ne peut pas être totale-ment dissociée de la lutte dans le champ du pouvoir (politique). Trop souvent, lorsqu'on veut rendre compte de la position hiérarchiquement supérieure de disciplines dans le système universitaire et dans le champ intellectuel, on ne prend en considération que de grandes et vagues transformations sociales et économiques que connaît une formation sociale: la réorganisation du système d'enseignement, la redéfinition de la «culture générale» et la modification du statut de la philosophie ne seraient par exemple que l'effet ou la réponse à des transformations économiques (concentration des entreprises, liaison étroite entre science et technologie, division technique du travail plus poussée, etc.) (3). Sans être totalement fausse, cette analyse macrosociologique qui lie changements économiques, crise de la culture ou de la civilisation et crise de l'enseignement, n'en demeure pas moins partielle et partiale: ce ne sont pas tant les transformations économiques elles-mêmes que les modifications de la structure des rapports entre groupes et classes sociales qui sont au principe des changements du système d'enseignement et de la structure du champ intellectuel.

Il faut cependant éviter d'en conclure que tout conflit de disciplines est nécessairement un conflit de classes: ces conflits sont d'abord des conflits entre groupes d'intellectuels, mais la chance qu'un groupe a de sortir victorieux de ce conflit et d'acquérir le monopole de la légitimité culturelle est, principalement lorsque le champ intellectuel est faiblement organisé et peu autonome, d'autant plus grande que celui-ci parvient à s'assurer l'appui de groupes et classes sociales dont le poids dans la structure sociale est important. Si, par exemple, la philosophie a occupé pendant longtemps une position élevée, celle de «reine des sciences», dans le système d'enseignement québécois, la raison en est que ce savoir constituait un capital culturel haute-ment valorisé à la fois par les membres du clergé et les membres de la petite bourgeoisie (avocats, notaires, archivistes, fonctionnaires, etc.) qui occupaient une place relativement importante dans la structure sociale et qui détenaient des postes de direction dans l'appareil d'État et dans le système scolaire.

Depuis une vingtaine d'années, il y a eu, corrélativement à la transformation du champ économique et des structures des entreprises, l'apparition de nouvelles couches et catégories sociales : par exemple, les scientifiques et les techniciens, les spécialistes en sciences humaines, en sciences sociales et en marketing, les cadres moyens des services médicaux et sociaux, les spécialistes de la production et de la diffusion de biens et services symboliques, etc. C'est en fait l'apparition de ces nouvelles couches et catégories sociales, - que l'on peut identifier comme la «nouvelle petite bourgeoisie», - qui, entraînant une diminution de l'importance relative dans la structure sociale des professions de la petite entreprise et du commerce et des professions libérales, militaires et religieuses, provoque, au début des années 1960, la modernisation de l'appareil d'État et la réorganisation du système d'enseignement. Dès lors, à l'ancien capital culturel (maîtrise des langues anciennes, connaissance de la philosophie et de l'histoire, etc.) que transmettait l'École à ceux qui devaient accéder aux positions dominantes du champ du pouvoir (politique), se substitue un nouveau capital culturel (maîtrise des relations interpersonnelles, connaissances de l'économie et de la politique, sensibilisation aux mathématiques et à l'informatique, etc.) que les membres de la nouvelle petite bourgeoisie ont acquis et dont ils tentent d'élever la valeur scolaire et sociale.

L'analyse des conflits entre la philosophie et les sciences sociales et humaines au Québec ne peut être effectuée sans référence à ces transformations de la structure des rapports sociaux : en effet, aussi longtemps que les «groupes-supports» des sciences sociales et humaines furent numériquement faibles et qu'ils n'accédèrent pas à des positions de pouvoir dans les champs politique, économique et intellectuel, c'est-à-dire jusqu'à la fin des années 1950, les spécialistes en sciences sociales et humaines évitèrent stratégiquement de s'opposer aux responsables de l'enseignement de la philosophie, préférant au contraire associer et même subordonner leurs disciplines à 'la philosophie.


Notes

(1) S'il en est ainsi, c'est, selon Kant, que «le peuple ne place pas avant tout son bonheur dans la liberté mais dans ses fins naturelles, donc dans ces trois points: être bienheureux après la mort; dans la vie, avec les autres hommes, avoir ses biens garantis par les lois civiles; enfin avoir en perspective la jouissance physique de la vie en soi (c'est-à-dire de la santé et d'une longue vie)».

(2) THIBAULT, Pierre, Savoir et pouvoir, Presses de l'Université Laval, Québec, 1970.

(3) C'est là l'argumentation que développent les membres de la Commission Parent et aussi plusieurs intellectuels québécois. Dans leur recherche d'une légitimité culturelle, les spécialistes en sciences sociales tiennent souvent un discours semblable: les sciences sociales sont des disciplines indispensables parce qu'elles apportent une solution à la crise actuelle de la culture qu'a provoquée la révolution scientifique, technique et sociale et qu'elles contribuent à la constitution d'une «culture moderne», i.e. «une culture universelle qui assume la diversité des milieux sociaux aussi bien que la spécialisation exigée par le progrès scientifique».


Retour au texte de l'auteur: Marcel Fournier, sociologue, Université de Montréal Dernière mise à jour de cette page le samedi 20 janvier 2007 10:31
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cégep de Chicoutimi.
 



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