RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Marcel Fournier et Robert Laplante, “Borduas et l'automatisme: les paradoxes de l’art vivant”. Un texte publié dans Borduas. Refus global & Projections libérantes, pp. 101-145. Nouvelle édition augmentée d'une Introduction de François-Marc Gagnon et suivie de Notes biographiques, de Borduas et l'automatisme par Marcel Fournier et Robert Laplante et de Dimensions de Borduas par Claude Gauvreau Montréal: Les Éditions Parti pris, 1977, 155 pp. Collection: “Projections libérantes”. Une édition numérique réalisée par Pierre Patenaude, bénévole, professeur de français à la retraite et écrivain, Chambord, Lac—St-Jean. [Autorisation accordée par l'auteur le 12 décembre 2002 de diffuser, dans Les Classiques des sciences sociales, cette oeuvre et toutes celles publiées au Québec.]

[101]

Borduas et l'automatisme:
les paradoxes
de l'art vivant
.”


Par Marcel Fournier et Robert Laplante

Un texte publié dans le livre de Paul-Émile Borduas, Refus global et projections libérantes, pp. 101-145. Montréal : Les Éditions Parti pris, 1977, nouvelle édition augmentée, 155 pp. Collection : Projections libérantes.

1. Bilan des lectures : le talent contre l'impossibilité historique
2. Position intermédiaire et contradictions : l'école du meuble
3. La querelle de l'art vivant : Borduas et Pellan
4. Le refus global ou l'autonomisation du champ artistique par la politisation du discours sur l'art

[102]

Borduas devant un mur « automatiste » à la fin de sa vie. (Photo Garan)

[103]

Peintre internationalement connu et dont le nom nous renvoie spontanément à l'événement le plus marquant de la vie culturelle et intellectuelle du Québec des années quarante, Paul-Émile Borduas connaît, surtout depuis sa mort en 1960, une multitude de discours de consécration tenus par des « prêtres » aussi différents que les historiens et critiques d'art, les essayistes, les sociologues et les militants nationalistes, et - on le devine aisément - pour des raisons différentes et souvent fort contradictoires. Il serait tentant d'expliquer les divergences et la variété des points de vue en invoquant (pour raisonner comme les historiens de l'art) l'inépuisable richesse de son œuvre dont la qualité, la diversité sont d'une densité telle qu'elle donne prise à plusieurs niveaux de lecture et d'interprétation qui malgré tout, étant donné les propriétés particulières de l'œuvre picturale construite sur un code non-explicite et non explicité, ne parviennent pas à l'élucider complètement. Mais l'entreprise s'avérerait vite oiseuse et stérile dans la mesure où, d'entrée de jeu, elle renonce à rendre compte de ce qui, précisément, demande à être expliqué : la profusion et la dispersion des différences dans les divers modes de rapport à l'œuvre.

[104]


1. Bilan des lectures :
le talent contre l'impossibilité historique

En fait, sous l'argument de la richesse, de la diversité et de la spécificité de l'œuvre, se camouflent plusieurs lacunes théoriques qui ne sont pas sans contribuer largement à produire le “mystère” entourant l'œuvre. Un premier biais consiste à centrer la démarche analytique exclusivement sur l'œuvre et à postuler que celle-ci renferme tous les éléments de son intelligibilité en même temps qu'elle en est le principe. Il s'agit alors de l'amener à se “trahir” elle-même en retraçant sa genèse et les influences qui la marquent. Le travail, qui exige évidemment la maîtrise d'un vaste système de classement permettant de situer chacune des œuvres de l'artiste dans une classe nécessairement définie par rapport à une autre et de déterminer, par une analyse des ressemblances et des différences, les influences subies, consiste le plus souvent à dégager, sur la base d'une étude des caractéristiques internes, l'unité de la production artistique de Borduas et à la relier à celles d'autres peintres, contemporains ou non. On fait alors résider la preuve du bon classement dans la collecte d'informations permettant de certifier l'authenticité ou la véracité des influences subies : quels peintres a fréquenté l'artiste ? Quelles expositions a-t-il visitées ? etc. Cherchant sa preuve dans l'événement, l'anecdote, ce type d'explication fait alors apparaître l'ensemble de l'œuvre dans un cheminement continu où les contraintes ne pèsent que sur les aspects internes de l'œuvre et ne peuvent parvenir que des aspects internes d'autres œuvres, plaçant ainsi le rapport à l'œuvre en dehors de tout procès social d'élaboration. Ainsi, André Jasmin réfute l'hypothèse selon laquelle Borduas a été, au tout début de la Seconde Guerre Mondiale, “touché” par une toile de Mondrian et tente de démontrer que la toile qui a alors impressionné l'artiste est “La laitière” de Vermeer [1]. [105] Pour sa part, Guy Robert, qui consacre un ouvrage complet à Borduas, parle de l'influence des tableaux de Pellan tout en établissant diverses comparaisons entre l'œuvre de l'artiste québécois et celle de Jean Arp [2]. Enfin, ce serait, selon Guy Viau, qui a connu Borduas, “devant un Renoir que celui-ci éprouve pour la première fois le mécanisme de la création artistique” [3].

De telles analyses des influences proprement picturales sont d'autant plus difficiles que Borduas rompt assez tôt avec son seul maître, Ozias Leduc, et que pendant son séjour en France, il semble être imperméable aux différentes écoles parisiennes alors en pleine effervescence. La rareté des filiations plausibles et vraisemblablement identifiables aidant, on délaissera alors la quête des influences proprement picturales mais aussi des textes critiques et théoriques dont la référence tient aux influences littéraires du surréalisme et, plus particulièrement, à celle du “pape” Breton. Plusieurs spécialistes vont alors se mesurer au défi de définir l'ordre de préséance d'un pan de richesse sur l'autre et d'identifier où et à quel moment dans l'œuvre, cette influence commence à se faire sentir. E.H. Turner [4] établit alors à 1938 la date où François Hertel fait connaître à Borduas “Le Château Étoilé” de Breton. Par contre, Guy Viau [5] pense que “c'est vers les années 1940 que Borduas déniche dans les rayons de la bibliothèque de l'École du Meuble un numéro de la revue Le Minotaure dans [106] laquelle se trouve “Le Château Étoilé” et d'autres textes de Breton. J.R. Ostiguy [6], pour sa part, rejette ces hypothèses : ce serait, selon un témoignage de Mme Borduas, un scientifique français de passage à Montréal, Henri Laugier, qui aurait, en 1941, fait découvrir à Borduas la revue Le Minotaure. C'est aussi le point de vue qu'adoptent François Gagnon [7] et Bernard Teyssèdre [8] mais que ne partage pas tout à fait Guy Robert qui relève quelques flottements et ambiguïtés dans la lettre de Laugier à Borduas, en plus de manifester de grandes réticences à accepter le poids explicatif de l'influence littéraire dans le cheminement de Borduas, préférant s'en tenir davantage aux données d'ordre pictural [9]. Ce type d'approche, on le voit, reproduit exactement les mêmes erreurs que la précédente mais en déplaçant le point d'ancrage du pictural vers le littéraire. En effet, même si elle semble atténuer l'autonomie souveraine de l'œuvre picturale, cette approche ne s'attarde guère à dégager les modalités de transfert du rapport à l'œuvre du domaine littéraire au domaine pictural ; elle vise plutôt à soupeser l'originalité de la production picturale à la lumière d'un emprunt littéraire. Les historiens de l'art attachent en effet beaucoup d'importance à la question de savoir si la lecture de Breton précède ou suit ce qu'on a tenu pour la première véritable manifestation de l'originalité et du génie de Borduas, à savoir les Gouaches de 42. Et sous cette querelle de dates et d'anecdotes où l'on cherche à vérifier si le génie vient avant l'influence ou l'inverse, la question du statut de l'innovation artistique, [107] ses conditions sociales de possibilité et le rapport qu'elle entretient avec l'ensemble du champ intellectuel, reste indiscutée.

Et c'est précisément pour cela que, malgré les nombreux articles, livres et thèses universitaires consacrés à Borduas, l'explication de son itinéraire artistique et intellectuel offre très peu de consistance. Même lorsqu'ils décrivent avec précision divers aspects de la vie de l'artiste ou qu'ils tentent d'établir une relation entre son œuvre et le contexte (social, politique, culturel, etc.) [10], les spécialistes de l'art transforment l'œuvre admiré en objet sacré et contribuent à accroître et produire le “mystère” : Borduas et son œuvre apparaissent alors, en effet, non seulement indéchiffrables mais aussi historiquement impossibles. Toutes les litanies attachées aux fausses explications par le talent apparaissent alors pour enraciner dans la nature ce qu'on présente comme culturellement impossible. C'est ainsi que sera créé le “personnage” Borduas dont le portrait sera tiré en présentant des traits culturels comme autant d'obstacles à surmonter par son talent “naturel”. On le présente alors comme un peintre peu instruit, “impitoyablement conscient de son désavantage intellectuel” [11], “handicapé dans la manifestation des concepts et des arguments” [12], “timide et malhabile avec les mots” [13], dont l'expression souffre d'une certaine “gaucherie lyrique” [14] et qui, “aussi démuni dans sa formation idéologique” [15] sera alors d'autant plus facile à ostraciser qu'il sera seul et abandonné de tous. Personnage qu'il nous faut tenir pour d'autant plus suspect que, de son vivant, Borduas [108] est admiré pour sa fougue, sa vivacité et son intelligence, lui qui “discute volontiers de théories qu'il exploite toujours brillamment.” [16]

Somme toute, de telles lectures, qu'elles soient centrées sur l'œuvre ou sur l'auteur, sa biographie et sa trajectoire individuelle, parce qu'elles ne déterminent pas rigoureusement les conditions de production et de circulation des œuvres artistiques, ne contribuent guère à une objectivation désacralisante du peintre et son œuvre et ne font bien souvent que “rajeunir la liturgie sans rien renier de la vénération ancienne” [17] des œuvres dont elles prétendent rendre compte. Elles auront, de plus, fortement contribué à faire oublier la genèse et les caractéristiques spécifiquement socio-culturelles du mouvement automatiste en réduisant celui-ci à l'influence et à la pensée d'un seul homme qu'on aura négligé de saisir dans la globalité de son insertion sociale ; on aura ainsi passé sous silence toutes la dynamique macro-sociologique des rapports de force qui structuraient l'ensemble des institutions (et les relations des groupes qui s'y affrontaient) de diverses manières touchées et mises en cause par la violente critique automatiste. Et ce silence est d'autant plus suspect que n'est pas sans être problématique le lieu où Borduas élabore sa conception de l'art : c'est à titre de professeur de dessin dans une école technique (l'École du Meuble) qu'il aura l'occasion de forger sa réflexion et sa pratique picturales qui viendront bousculer les plus sûres positions de l'art académique du Musée et de l'École des Beaux-Arts. On s'est empressé de faire de son renvoi de l'École du Meuble le symbole de son “martyre” et de la répression dont il fut victime [109] mais on n'a pas vu là tout le paradoxe d'une telle consécration. Et pourtant, c'est dans ce paradoxe que s’articule toute la spécificité (et une bonne partie du “mystère”) du mouvement automatiste.

En effet, il y a quelque chose d'intriguant dans le fait qu'une institution vouée à la formation de la couche supérieure de la classe ouvrière devienne le secteur de transformations importantes dans une production symbolique qui est propriété exclusive de la petite bourgeoisie canadienne-française qui doit d'ailleurs la disputer chaudement à certaines fractions de la bourgeoisie anglophone. Et cela n'est compréhensible que dans la mesure où l'on replace l'enseignement et la pratique du dessin dans le cadre plus large du rôle que leur assigne un système d'enseignement alors fort secoué autant par la nécessité d'encadrer une classe ouvrière dans une formation devenue plus nécessaire à la suite des transformations de la production que par celle de trouver de nouvelles positions à une petite bourgeoisie qui commence d'être aux prises avec « l'engorgement des professions ».


2. Position intermédiaire et contradictions:
l'école du meuble

Jusqu'au début des années 1920, il n'existe au Québec aucune véritable institution d'enseignement des arts plastiques. Il y a bien, à la fin du XIXe siècle, l'initiative de l'abbé Joseph Chabert, qui s'intéresse alors à l'éducation de la classe ouvrière et à sa spécialisation technique et artistique et qui réussit à mettre sur pied une école, l'Institution nationale, dont un des objectifs est d'offrir gratuitement des cours de dessin. Même si à la suite de diverses mésaventures (vandalisme, scandales, absence de subventions, etc.), l'école doit fermer ses portes, cette expérience manifeste l'intérêt que l'on porte dès cette période à l'enseignement des beaux-arts, en particulier du [110] dessin. En 1897, le Surintendant de l'instruction publique, Boucher de la Brière, reconnaît, dans son rapport annuel, que contrairement au futur membre d'une profession libérale, le futur négociant, le futur cultivateur ou encore le futur ouvrier (souvent fils d'ouvrier lui-même) “n'a aucune école spéciale où il puisse apprendre la théorie et la pratique du métier qu'il veut exercer”. Conscient de cette lacune, celui-ci se rend à Paris pour visiter des écoles industrielles et, à son retour, travaille à la diffusion de l'enseignement du dessin et à l'amélioration des méthodes de pédagogie du dessin. Dans le nouveau programme [18] de l'enseignement primaire qui est élaboré quelques années plus tard (1920), cette préoccupation est toujours présente : même si le dessin n'est pas, comme l'enseignement religieux, la langue maternelle et l’arithmétique, une “matière essentielle”, il n'en devient pas moins que “matière obligatoire” à laquelle doivent être consacrées au moins deux heures par semaine.

À la même époque, des Anglophones montréalais tentent une première généralisation de l'enseignement professionnel par la mise sur pied d'un Conseil des Arts et Métiers : sorte d'excroissance du Mechanics Institute, cette formule de cours du soir s'adresse à des jeunes qui exercent déjà un métier et leur offre une formation complémentaire, un surplus de connaissances principalement axé sur la maîtrise du dessin. Parmi les cours qui se donnent au début des années 1910 au Monument National, ce sont donc les cours de dessin qui regroupent les plus grands nombres d'étudiants : dessin à main levée, dessin d'architecture et dessin mécanique [19].

[111]

À un moment où la formation artistique ne s'acquiert que sous la forme de cours privés soit dans les ateliers d'artistes canadiens connus, pour la plupart anglophones, soit dans les ateliers d'artistes européens, les écoles du soir du Conseil des Arts et Métiers commencent à prendre une grande importance pour les jeunes Québécois francophones qui manifestent des dispositions pour les arts plastiques : ainsi, l'on retrouve inscrits aux premiers cours de dessin du Monument national, dont la responsabilité est confiée à Ludger Larose et à Edmond Dyonnet [20], des artistes tels Marc-Aurèle Fortin [21], Rodolphe Duguay [22] et Adrien Hébert [23]. Toutefois pour un bon moment encore ceux qui comptent entreprendre une véritable carrière artistique devront travailler sous la direction d'artistes connus (Duguay est l'élève de Suzor-Côté, E. Soucy est celui de W. Hill) ou s'inscrire aux cours de la Montréal Art Association et ensuite poursuivre leur formation à Paris dans des écoles (École des Beaux-Arts de Paris) ou dans des ateliers d'artistes. Cette dernière étape de leur formation est souvent pour ces artistes québécois la plus longue et la plus déterminante : par exemple Clarence Gagnon, qui devient au cours des années 1930 le peintre québécois de langue française le plus important, s'initie à l'art d'abord à la Montreal Art Association sous la direction de William Brymner (1897-1900) pour ensuite parfaire sa formation à Paris où, grâce à un appui financier de M. James Morgan de Henry Morgan & Co Ltd., il effectue un long séjour d'études [112] (stage à l'Académie Julian sous la direction de Jean-Paul Laurens) et de travail [24] ; de même Rodolphe Duguay séjourne pendant sept ans en France (1920-1927) après avoir été l'élève de Suzor-Côté (1910) et avoir suivi des cours du soir en dessin au Monument national (1910-1911).

À la suite des bouleversements de la structure économique et aussi de la modification de la répartition de la main d'œuvre que connaît le Québec au début du XXe siècle, le système d'enseignement professionnel, auquel est relié étroitement l'enseignement des arts, devient manifestement déficient : d'ailleurs alors même que la Commission Robertson mène son enquête sur l'enseignement technique et industriel [25] le Gouvernement québécois, dirigé alors par Lomer Gouin, crée en 1907 les écoles techniques de Montréal et de Québec, qui reçoivent quelques années plus tard (1911) dans des locaux modernes et bien équipés, les premières cohortes d'élèves. Cette forme d'enseignement, dont le programme accorde une place importante au dessin, se développe rapidement : des écoles semblables sont crées à Shawinigan (1911), à Trois-Rivières (1918) et à Hull (1919). Taschereau, qui succède à Gouin et dirige le gouvernement de 1920 à 1936, poursuit le développement et la structuration du système d'écoles techniques : ne craignant pas “l'encombrement des compétences”, ce gouvernement, qui s'assure la collaboration étroite d'intellectuels et universitaires tels Athanase David, Édouard Montpetit et Victor Doré, parvient en effet à améliorer et aussi à diversifier le système d'enseignement non seulement aux niveaux supérieurs mais aussi aux [113] niveaux inférieurs [26]. Il s'agit là d'une véritable réforme du système d'enseignement dont l'objectif (politique) est d'assurer une participation canadienne-française aux niveaux supérieurs de l'économie tout en formant une classe ouvrière plus hautement spécialisée et plus apte à occuper les “nouveaux” postes.

La création d'Écoles des Beaux-Arts à Montréal et à Québec au début des années 1920 s'inscrit dans cette vaste réforme du système d'enseignement québécois. D'ailleurs, à leurs débuts, ces écoles apparaissent comme des écoles techniques : devant les appréhensions du milieu canadien-français, qui s'indigne devant la folie d'ouvrir de telles écoles dans une société “si peu sensibilisée à la culture”, les premiers responsables affirment le caractère pratique, d’“arts appliqués” de ces écoles et fixent comme objectif de préparer des jeunes à des débouchés tels l'architecture, l'art publicitaire et le professorat en dessin. Enfin, comme les autres écoles (techniques), ces Écoles des Beaux-Arts n'impose aucun critère proprement scolaire d'admission : “Cette éducation par un enseignement gratuit, accessible à toutes les classes, s'étend, affirme le directeur de l'École des Beaux-Arts de Montréal, aux éléments souvent les plus doués de la masse populaire. C'est dire qu'il ouvre à tous des horizons” [27]. Et même s'il existe des examens d'admission qui portent à la fois sur les habiletés techniques, l'imagination et la sensibilité et sur les connaissances générales de l'étudiant, il ne semble pas, tout au moins au cours des premières [114] années d'existence, qu'il y ait une véritable sélection des étudiants : le nombre d'étudiants qui sont acceptés au cours du jour est sensiblement le même que celui des étudiants qui font leur demande d'admission [28]. À la fois par l'orientation de leur enseignement et par leurs critères d'admission, ces écoles réunissent les conditions pour être accessibles à ceux qui sont exclus des voies menant aux études supérieures, c'est-à-dire non seulement aux jeunes filles et aux jeunes garçons issus des classes supérieures qui y trouvent une sorte de “refuge” mais aussi, en autant qu'ils apparaissent “doués”, à des jeunes qui parviennent de classes populaires. Quant à la véritable sélection, elle ne semble s'effectuer qu'au cours des études (choix de la section, persévérance, obtention de prix etc.) et à l'entrée sur le marché du travail.

Les conditions d'accès à la carrière artistique commencent dès lors à se modifier : pour acquérir le titre d’“artiste”, il ne suffit plus de suivre les cours de la Montréal Art Association ou de fréquenter l'atelier d'un artiste, il faut aussi obtenir un diplôme d'une institution scolaire. En fait, l'École des Beaux-Arts délaissera très rapidement les préoccupations d'art appliqué pour axer exclusivement son enseignement vers une formation classique en histoire de l'art et en peinture.

La mise sur pied en 1935 de l'École du Meuble s'inscrit d'ailleurs tout autant dans une volonté de doter le Québec d'un bon réseau d'écoles professionnelles que dans une réaction à l'orientation que prend l'École des Beaux Arts : un des objectifs de cette nouvelle école, dont la responsabilité est confiée à un professeur en ébénisterie à l'École Technique de Montréal, [115] Jean-Marie Gauvreau [29], est alors de permettre aux jeunes d'accéder non plus aux carrières dites “libérales” qui apparaissent encombrées mais aux “carrières industrielles”, en transformant les jeunes en “une élite d'hommes de goût, armés d'une culture artistique et technique solide” [30].

Pour atteindre cet objectif, l'École du Meuble entend, dès sa fondation, se situer entre la culture (artistique, littéraire, etc.) et la technique, voire même espère réaliser une synthèse de ces deux pôles : l'enseignement touche en effet à la fois à la technique et aux arts décoratifs et comprend des cours de construction et de finition du meuble, des cours de garniture, des cours de dessin (géométrique, à vue, de construction du meuble), et des cours d'histoire de l'art. De plus, parmi le premier corps professoral, l'on trouve non seulement des spécialistes en ébénisterie mais aussi un architecte, Marcel Parizeau, un peintre, Jean-Paul Lemieux et un professeur d'histoire de l'art, Maurice Gagnon, qui remplit aussi la tâche de conservateur de la bibliothèque de l'École. L'ébénisterie apparaît donc beaucoup moins un métier qu'un art appliqué : “Il y a dans l'ébénisterie, écrivait quelques années auparavant Jean-Marie Gauvreau, deux domaines bien distincts, celui de l'art et celui de la technique, sans quoi toute œuvre est compromise” [31]. Cependant l'École du Meuble demeure, comme les autres écoles techniques et spécialisées, largement dépendante de l'industrie (du bois et du meuble en particulier), pour laquelle elle veut former [116] une main d'œuvre qualifiée. La devise du diplôme que cette école décerne n'est-elle pas : “Honnêteté, distinction et compétence”. De plus, le directeur, qui établit de nombreux contacts avec des industriels, manifeste, au moment où la première génération de diplômés entre sur le marché du travail, sa fierté devant leur orientation professionnelle (directeurs de manufacture de meubles, dessinateurs dans de grandes maisons de commerce, professeurs ou instructeurs de travaux manuels dans les commissions scolaires, les Écoles technique et les Écoles d'Arts et Métiers, etc.).

Même si les responsables de l'École du Meuble ne prétendent pas “rivaliser avec l'École des Beaux-Arts”, l'opposition entre ces deux institutions est présente dès les premières années : l'École du Meuble entend aussi offrir une véritable formation artistique et décerner des titres qui sur le marché artistique et scolaire ne risquent pas d'être dévalués. Cette stratégie, qui est de demeurer une école d'art tout en répondant aux exigences de l'entreprise et qui est largement déterminée par sa position (intermédiaire) dans le système d'enseignement et dans le champ artistique, marque le programme d'enseignement et les préoccupations des professeurs. Ainsi, sans négliger ou abandonner la tradition artisanale canadienne-française, qu'elle espère faire “renaître”, l'École du Meuble compte transmettre à ses élèves des éléments de “grande culture” et les familiariser avec l'art européen : le programme comprend non seulement des cours sur l'utilisation du bois canadien, dans lesquels on fait la promotion du “style paysan” mais aussi des cours d'histoire de l'art (européen). De même, le Musée du Meuble dont se dote l'École réunit une collection canadienne et une collection française. Enfin, une brève étude des activités ou tout simplement des goûts des membres du corps professoral et de la direction permet de constater la valorisation [117] simultanée d'un art dit “universel” et d'un art “local” : alors même qu'il fait l'éloge du peintre canadien-français Clarence Gagnon et qu'il célèbre dans de nombreux articles et ouvrages les artisans méconnus d'ici, Jean-Marie Gauvreau diffuse des textes sur le mobilier français de la Renaissance et organise un colloque pour souligner le tricentenaire de la naissance de Louis XIV. Par ailleurs, sous sa direction, l'on trouve un Maurice Gagnon qui met tous ses efforts à la glorification de l'art contemporain ou “art vivant” : publication d'articles et de livres sur la “Peinture moderne”, mise sur pied avec son collègue Marcel Parizeau et le peintre John Lyman d'une société pour la “défense de l'art vivant” (achat d'œuvres, expositions, conférences, édition de livres d'art, etc.).

Lorsqu'en 1937 P.-É. Borduas remplace Jean-Paul Lemieux à l'École du Meuble, il y trouve donc un lieu caractérisé par la diversité des exigences et des tendances : culture / technique ; art européen / art canadien-français ; art moderne / art traditionnel ; etc.). Mais c'est là un poste pour lequel il est, sous le rapport de l'habitus, relativement bien préparé ou prédisposé : celui-ci a en effet une double formation, l'une plus technique dans son milieu familial et sous la direction d'Ozias Leduc, l'autre plus artistique et plus théorique à l'École des Beaux-Arts de Montréal et aux Ateliers d'art sacré de Paris. Et même s'il n'obtient pas suffisamment de contrats de décoration d'églises pour vivre de son métier [32], sa compétence [118] en art sacré constitue au moment de sa nomination à l'École du Meuble un “capital” précieux : la direction de l'École manifeste alors un intérêt pour ce domaine où l'École pourrait “exceller non seulement dans l'exécution proprement dite, mais dans la création, l'éducation du bon goût qui laisse à désirer, de la plus humble chapelle à la prétentieuse cathédrale”. [33]

L'accueil que Borduas reçoit à l'École du Meuble semble bien chaleureux si l'on se réfère à un article “La peinture moderne : la peinture religieuse”, qui est publié par Maurice Gagnon dans la revue Technique et dans lequel sont reproduites deux de ses toiles (“Jeune fille au bouquet”, “Saint-Jean”). Le commentaire élogieux dont Borduas est alors l'objet est le suivant :


L'illustre peintre (Leduc) renaît (et combien il doit en être heureux) en un élève qu'il a formé en son pays, Paul-Émile Borduas. Cet artiste canadien ne peut mieux me servir à conclure cet entretien puisqu'il est pour nous l'aboutissement heureux de notre décorateur d'églises Ozias Leduc qui lui apprit le premier son métier et que par ailleurs il est sorti des Ateliers d'art sacré parisiens après avoir bénéficié de l'enseignement de George Desvallières et de celui de Maurice Denis. Ce n'est pas, je vous l'avouerai, sans beaucoup d'émotions, que je vous parle de ce peintre quasi inconnu. Sa carrière est encore très courte mais elle a marqué par ses œuvres qui sont pour l'avenir plus qu'une verte promesse.” [34]


Tout en consacrant beaucoup de temps et d'énergie à ses activités pédagogiques, Borduas tente alors de [119] nouveau d'entreprendre une carrière artistique : le seul fait d'être l'élève d'Ozias Leduc, d'avoir poursuivi des études en France et d'avoir acquis une expérience dans l'enseignement du dessin lui confère certes une certaine légitimité, mais l'accès à l'École du Meuble le met en contact avec de nouveaux amis, des “amis, dira-t-il plus tard, venus du fond de (mon) rêve : Maurice Gagnon, le Père Carmel Brouillard, John Lyman et autres” [35]. De plus, quelques-unes de ses premières œuvres sont remarquées : par exemple, son “Saint-Jean” appartient à Jean Bruchési, qui est sous-ministre au Secrétariat de la Province de Québec et qui est aussi en contact avec les responsables de l'État. Cependant parce que l'École du Meuble occupe dans le champ artistique une position inférieure et opposée à l'École des Beaux-Arts, sa fréquentation constitue un handicap qui sous un autre angle, peut apparaître avantageux : sa seule fréquentation ne définit en effet pas automatiquement professeurs et étudiants comme des “artistes” ; au contraire, ceux-ci sont souvent contraints à investir un temps et une énergie beaucoup plus considérables pour acquérir le “titre” d'artiste, qui leur est toujours contesté. De plus, à l'assurance et aux certitudes (dogmes), professeurs et étudiants de l'École du Meuble en viennent à substituer l'inquiétude et la curiosité (esprit de recherche) et s'éloignent des canons de l'académisme pour expérimenter de nouvelles conceptions de l'art et de l'artiste.

Cette forme d'exclusion ou de relégation que constitue l'appartenance à l'École du Meuble représente ainsi une condition importante de l'innovation culturelle dans la mesure où la volonté de concilier à la fois les arts appliqués et l'“art vivant” oblige à la révision et l'invention de formules pédagogiques qui [120] permettront bientôt de se distinguer de l'École des Beaux-Arts. “Les nouvelles méthodes pédagogiques préconisées par l'École du Meuble, puisées aux sources de la saine tradition française, ont été, écrit le directeur de l'École, adaptées à nos besoins. L'École s'efforce avant tout de développer les qualités d'esprit et la personnalité ; elle ne cherche pas à imposer des directives inflexibles de crainte de fausser le tempérament de ses élèves. Elle donne plutôt libre jeu à leur initiative et à leurs dons naturels, se contentant de les guider et de créer une atmosphère propice à l'éclosion des idées” [36].

Cet apport pédagogique prend d'autant plus d'importance qu'il devient rapidement partie prenante dans un vif débat qui s'est amorcé sur la réévaluation des méthodes pédagogiques dites traditionnelles. Ainsi, la pédagogie propice aux collèges classiques, qui constituent alors le pivot du système d'enseignement québécois, est-elle l'objet d'un examen attentif : quelques intellectuels, dont certains membres du clergé, s'interrogent au sujet de la valeur de mesures pédagogiques telles les horaires, les règlements sévères, la discipline stricte, la surveillance continuelle, etc. Et, à la conception de l'enfant comme un être “naturellement mauvais” à qui il faut “oser, refuser, imposer l'effort, la générosité, et le sacrifice” ou, en d'autres termes, dont il faut “mâter la chair” [37], ceux-ci substituent une conception moins autoritaire, qui ne s'appuie pas sur “des procédés standardisés et catalogués dans les articles d'un code disciplinaire impersonnel et rigide” et qui tient compte largement [121] de la personnalité des enfants dont ils veulent “former le caractère”. [38]

Ce “renouveau pédagogique”, auquel participent activement les nouveaux spécialistes que sont les psychologues et les psycho-pédagogues et qui n'est pas totalement indépendant de la faveur que connaît la philosophie personnaliste dans les milieux intellectuels québécois, se manifeste d'une façon particulière dans l'enseignement de l'art, et entraîne la “découverte” des dessins d'enfants : exposition d'œuvres d'enfants à la Montréal Art Association, à l'École du Meuble, à l'École des Beaux-Arts de Québec, au Collège Notre-Dame-de-Grâce, à la Familiale, etc [39]. Loin d'être considéré comme “un petit monstre qui, si on lui laisse pousser ses dents et aiguiser ses griffes, deviendra un fort grand monstre qui dévore de toutes ses griffes et mord de toutes ses dents” [40], l'enfant apparaît comme “un poète, un poète instinctif”, qui “engendre les objets les plus merveilleux, fruits de sa vive imagination, exprimée en des formes non apprises et récitées par cœur” [41]. De cette nouvelle conception pédagogique qui, “parce qu'elle vise à respecter la personnalité de l'enfant, est qualifiée, par François Hertel, de “personnaliste” [42]. Borduas est, dès la fin des années 1930 et tout au long des années 1940, un des plus actifs propagandistes. Alors [122] qu'il est professeur au Collège Grasset, Borduas se prend d'enthousiasme pour les dessins de ses élèves et, s'inspirant de la méthode de Quénioux que lui fait connaître Ozias Leduc, entreprend de pousser plus à fond les conséquences pédagogiques et artistiques de son “émerveillement”. Exposant l'itinéraire de sa démarche picturale, il accordera une importance capitale à cette incursion dans la pédagogie : “Les enfants que je ne quitte plus de vue m'ouvrent, écrit-il à lui-même, toute large la porte de surréalisme, de l'écriture automatique. La plus parfaite condition de l'acte de peindre m'était enfin dévoilée.” [43]

Passant par la suite à l'École du Meuble, Borduas poursuit frénétiquement cette expérience pédagogique et artistique qu'il décrit longuement dans les Projections libérantes : établissement d'une relation personnalisée entre le professeur et les étudiants, abandon des “exercices mécaniques, des imitations et des singeries”, valorisation de l'expérimentation personnelle, etc. La plupart des historiens de l'art québécois reconnaissent avec lui (peuvent-ils faire autrement, eux qui sont si près des moindres chuchotements du génie du maître ?) l'importance de cette expérience pédagogique et son influence déterminante sur sa production picturale, mais ils ne parviennent guère - plusieurs ne se posent même pas la question - à en dégager un principe d'explication. Et s'il en est ainsi c'est parce qu'ils ont négligé de s'interroger sur l'arrivée de Borduas dans l'enseignement secondaire. Et pourtant c'est là un événement extrêmement important car Borduas n'a pas choisi la carrière de professeur, il y a été relégué.

En effet, à son retour des Ateliers d'Art Sacré, Borduas ne choisit pas d'enseigner mais bien plutôt de faire œuvre de peintre et de gagner sa vie en axant [123] sa carrière, à la manière de son maître Ozias Leduc, sur l'art religieux. Le marché déjà bien occupé, une situation économique des plus difficiles ainsi que la concurrence d'artistes étrangers l'obligeront à renoncer à ses projets et il sera contraint, pour assurer sa subsistance, de chercher un autre métier. C'est ainsi qu'il acceptera d'abord un poste de professeur de dessin au Collège Grasset et à l'École du Meuble ensuite. Il revient alors à un métier auquel il avait déjà renoncé, puisqu'il avait été, à sa sortie des Beaux-Arts, professeur de dessin dans une école élémentaire, emploi qu'il avait quitté par dégoût et refus des compromissions que voulait lui imposer le système de patronage. Il avait alors choisi, sous les conseils et avec 1’aide d'Ozias Leduc, d'aller parfaire ses connaissances en peinture religieuse à Paris. Plus qu'un simple retour en arrière, l'emploi dans l'enseignement signifie pour Borduas la dévaluation du capital culturel qu'il s'était acquis en Europe et qui, à ce moment-là, étant hautement valorisé, aurait normalement dû lui valoir la légitimité et l'accès à la carrière d'artiste à laquelle il aspirait [44].

Privé d'un accès direct à la “vie d'artiste”, Borduas se voit donc acculé, pour poursuivre, à la tâche de constituer un nouveau capital culturel. C'est le début d'une longue entreprise autodidacte où, en sus de sa tâche d'enseignant et du labeur de sa recherche proprement picturale, il s'efforce d'acquérir une plus [124] grande “culture générale” et une meilleure connaissance de l'histoire de l'art. Mais c'est là tenter de répondre à des exigences qui sont très différentes et parfois contradictoires, et Borduas n'est pas sans en être, dans une certaine mesure, paralysé. “Le travail à l'atelier est, confie-t-il, éreintant. Sur dix ans d'un labeur acharné, dix toiles méritent à peine grâce. Je les reconnais comme des incidents heureux impossibles à répéter. Les tableaux sur lesquels ma volonté s'acharne le plus à vouloir diriger sont ceux qui deviennent les plus lointains, les plus froids, les plus intolérables. J'achète le décapant à la pinte.” [45]

De cette période de faible productivité qui va de 1932 à 1942, Guy Robert présente une description détaillée - enseignement absorbant, frustrant et mal payé, santé précaire, lourde responsabilité financière, etc. - pour mieux illustrer sa thèse qui est de considérer la misère (physique, financière ou psychologique) comme une des conditions du génie. L'opération consiste à transformer les attributs d'une position sociale en des caractéristiques d'une condition d'existence ou d'une personnalité : la principale difficulté ou “misère” de Borduas n'est en effet, pas tant de “joindre les deux bouts” que de rencontrer des exigences divergentes qui lui sont imposées par son itinéraire social et scolaire et par les positions qu'il occupe dans l'enseignement. Il n'est donc pas inexact d'affirmer, comme le fait François Gagnon [46], que l'innovation de Borduas est née de la rencontre d'une influence littéraire (le surréalisme de Breton) et d'une expérience pédagogique, mais cette explication demeure mystificatrice si elle ne tient pas compte en même temps des conditions de possibilité d'une telle rencontre et, donc, si elle ne fait aucunement référence [125] au poste qu'occupe Borduas et plus largement à la position (intermédiaire) de l'École du Meuble dans le champ artistique et intellectuel québécois.


3. La querelle de l'art vivant :
Borduas et Pellan

En raison de leur position dans le champ artistique, les responsables de l'École du Meuble ont manifestement intérêt à accueillir et à encourager toute action qui contribue à remettre en question la position dominante de l'École des Beaux-Arts : glorification de l'artisanat, organisation d'expositions de dessins d'enfants, acceptation du renouveau pédagogique, etc. Dans une certaine mesure, cette concurrence entre les deux écoles montréalaises prédispose aussi les professeurs de l'École du Meuble à s'intéresser à “l'art vivant” dont la position au plan institutionnel demeure fragile et marginale. Un de ceux qui luttent alors le plus activement pour la défense de cet art, nous l'avons vu, est lui-même professeur d'histoire de l'art et bibliothécaire à l'École du Meuble : il s'agit de Maurice Gagnon, qui organise de nombreuses conférences et expositions en plus de publier régulièrement des articles et des ouvrages consacrés à “l'art vivant”. Responsable d'une collection d'art canadien aux Éditions de l'Arbre, celui-ci la transforme en une véritable entreprise de glorification de la peinture “en mouvement” et plus particulièrement des membres de la Contemporary Art Society. Les deux premiers ouvrages de la collection, écrits par Gagnon lui-même et par Robert Élie, sont d'ailleurs consacrés à Pellan et Borduas.

En plus de réunir des artistes et des intellectuels membres de la C.A.S., l'École du Meuble accepte de recevoir chaleureusement un spécialiste en art sacré, le R.P. Couturier o.p. Ce dernier prend alors une part [126] très active aux débats sur la pédagogie et l'art vivant qui secouent les milieux intellectuels montréalais et ne va pas sans jeter de l'huile sur le feu. En effet, par son éloge de l'activité pédagogique de Borduas, par ses conférences publiques sur “l'art vivant” et par l'organisation d'expositions - dont celle de 1941 des Indépendants - celui-ci apporte, au moment même où il se brouille avec le directeur de l'École des Beaux-Arts de Montréal, une double caution, religieuse et européenne, à la lutte que les professeurs de l'École du Meuble mènent contre l'académisme.

Cet enthousiasme manifesté pour “l'art vivant” trouve également son écho dans de nouvelles revues intellectuelles (Amérique française, la Nouvelle Relève, Gants du ciel) et bénéficie largement de la conjoncture sociale, politique et économique que crée la deuxième guerre mondiale : cette période se caractérise en effet par d'importantes transformations structurelles (industrie de guerre qui “relance” l'économie, accès de la femme au marché du travail, etc.) et aussi par une plus grande ouverture sur l'étranger. Le milieu artistique et intellectuel montréalais connaît alors une grande agitation : les nombreux intellectuels et artistes européens qui se réfugient à New York séjournent régulièrement à Montréal, rencontrent les intellectuels québécois, présentent des conférences, publient même des livres, etc. Cette ébullition culturelle aura d'autant plus d'impact que le monde de l'édition, favorisé par l'adoption de nouvelles lois, connaît un développement très rapide lui assurant ainsi une large diffusion.

Pratiquement exclus du marché canadien de la peinture, les artistes québécois francophones, qui sortent de plus en plus nombreux des différentes écoles d'arts, ont alors tout intérêt à profiter de la conjoncture et à bifurquer vers l'art vivant : une telle conversion leur est d'autant plus facile que, d'une part, ils “n'ont rien à perdre” et que, d'autre part, à la suite de transformations [127] structurelles que précipitent la guerre, une nouvelle petite bourgeoisie francophone commence d'apparaître entre la bourgeoisie anglophone et la petite bourgeoisie traditionnelle, qui se montre “disposée” à investir dans cet art nouveau [47]. La véritable expansion d'une société telle la Contemporary Art Society qui est fondée en 1939 par un artiste canadien anglais, John Lyman, ne s'effectue que sur la base d'un recrutement de nombreux jeunes artistes francophones et d'une insertion dans le réseau d'enseignement francophone.

Les deux artistes qui au cours des années 1940 et une partie des années 1950 domineront la scène artistique québécoise et canadienne, Borduas et Pellan, sont tous deux francophones, ont fréquenté des Écoles des Beaux-Arts et se sont “convertis” vers la fin des années 1930 à “l'art vivant”. Toutefois, leurs stratégies de conquête du marché sont dans l'ensemble très différentes et les mettent, après une courte période d'admiration mutuelle et de relations amicales, en concurrence. Le conflit qui oppose les deux artistes et auquel aiment bien s'attarder les historiens de l'art, n'est pas uniquement comme ceux-ci le prétendent, un conflit de personnalité entre deux individus également orgueilleux et ambitieux, il est aussi et surtout un conflit d'intérêts entre deux peintres qui luttent pour occuper, dans le champ artistique québécois, une même position, mais qui empruntent des voies quelque peu différentes. Pour sa part, Pellan emprunte des voies “traditionnelles” et s'appuie sur les institutions “anciennes” pour accéder à une position “nouvelle” : après un long séjour à Paris où il est consacré, celui-ci laisse en effet organiser sa première exposition par [128] le Musée du Québec et la Montréal Art Association et accepte ensuite le poste de professeur à l'École des Beaux-Arts de Montréal. Beaucoup moins qu'une divergence de conceptions artistiques, c'est une différence de stratégies qui oppose les deux artistes : la rupture entre ces deux artistes se produit d'ailleurs au moment où Pellan accepte un poste à l'École des Beaux-Arts où il entend poursuivre, mais de l'intérieur, la lutte contre l'académisme et le directeur de l'École, Charles Maillard. Borduas lui reproche alors non seulement de rejeter le surréalisme pour privilégier le cubisme, mais aussi de “refuser le risque, l'imprévisible pour s'attacher au connu, pour conserver l'acquis” [48].

Il est évident, et Borduas le reconnaît lui-même, que le “succès (de Pellan) favorise autant le mouvement (de l'art vivant) qu'il est glorieux au nouveau venu” mais ce succès repose largement sur le persévérant labeur d'artistes, dont Borduas qui ont dû “œuvrer dans l'ombre” et représente rapidement, pour ces derniers, un “danger” : ainsi, après avoir été stimulé par la production artistique de Pellan à un point tel que ses gouaches non-figuratives exposées en 1942 sont qualifiées de “cubistes”, Borduas se trouve dans la situation paradoxale d'être identifié comme le disciple d'un autre artiste de son âge. De plus, en raison de l'apparition et de la compétition entre l'école des Beaux-Arts et l'École du Meuble, la nomination de Pellan à l'École des Beaux -Arts risque de neutraliser l'action innovatrice de l'école concurrente et de ses professeurs : l'École du Meuble réunit alors un nombre d'étudiants tout aussi élevé que celui de l'École des Beaux -Arts et réussit à attirer des étudiants déjà inscrits à cette école. Si Borduas compte toujours accéder à la “vie d'artiste” sur un marché artistique aussi petit que le marché montréalais, il n'a guère [129] d'autres choix que de différencier sa production de celle d'autres tenants de “l'art vivant” et surtout de celle de Pellan qui a habilement réussi, après un long séjour en France, une synthèse de diverses écoles parisiennes et qui déjà “prend toute la place”, c'est-à-dire détient le monopole de la légitimité en art vivant.

À cet égard, sa position à l'École du Meuble lui fournira le matériau nécessaire pour affirmer sa différence. En effet, de par sa position intermédiaire dans le système d'enseignement, l'École du Meuble, s'est fait le lieu des “moyens termes”, des “formules intermédiaires” et des “équilibres”, et la pédagogie, de même que la production artistique dont ses professeurs se font les détenteurs se définissent elles-mêmes, pour mieux s'opposer à l'École des Beaux-Arts, comme la synthèse des deux éléments que, précisément, cette dernière sépare. Maurice Gagnon exprime bien ce point de vue :


(l'art vivant et l'art académique) ressortissent à une activité intellectuelle. Ce n'est pas ce qui les sépare. L'art académique s'achève avec l'intelligence ; l'art vivant se parfait par l'harmonieux équilibre de l'intelligence et de la sensibilité. Il exprime le tout humain. L'unité de la personne se satisfait pleinement dans l'œuvre qui la perpétuera. Des techniques correspondent à ces préoccupations : la connaissance d'un métier souvent trop savant. Le métier pour l'académique est une fin en soi, pour le peintre vivant, il n'est qu'un moyen” [49].


Borduas prendra appui sur cette synthèse que prône non seulement son École, mais l'ensemble des tenants de l'art vivant, y compris son concurrent, Pellan, [130] pour élaborer une position qui lui soit propre : au lieu de tenir compte à la fois du pôle de l'intelligence et de celui de la sensibilité, il en vient à ne privilégier que le second et à accorder à la spontanéité, à ce qu'il appelle “l'instinct”, une importance exclusive. L'automatisme, qui est l'étiquette accolée avec quelque mépris à la peinture de Borduas, viendra alors créer une double ambiguïté [50].

D'une part, en effet, Borduas renverse totalement la position des tenants de l'art académique mais en ne gardant pas la position de ceux à qui il est identifié, les tenants de l'art vivant et d'autre part il se trouve à rompre avec les nouvelles règles du jeu que ceux-ci tentent d'imposer au marché montréalais. Nullement identifiable aux positions reconnues par les deux opposants comme légitimement concurrentes, il apparaît immédiatement comme un “artiste maudit”. De plus, au lieu de poursuivre individuellement son expérience intellectuelle et artistique, Borduas a regroupé [131] autour de lui de jeunes artistes dont il est rapidement devenu le “maître” et est accusé d'avoir développé un esprit de clan et une “peinture de clan” qui sont alors condamnés parce qu'ils risquent de dégénérer en “incompréhension et en orgueil” ; le comportement “collectiviste” apparaît d'autant plus menaçant que les membres du groupe automatiste tendent à négliger le réseau officiel de diffusion (les galeries) et les grandes instances de consécration (Musée des Beaux-Arts, etc.).

Le dénouement de ces ambiguïtés, l'exclusion, ne s'effectue qu'à la fin des années 1940 et se réalise en deux étapes : démission de la Contemporary Art Society d'abord, puis ensuite la rédaction du Refus Global. Tout au cours de cette décennie, Borduas et ses “disciples” animent des colloques-expositions, qui sont organisés dans diverses institutions d'enseignement de la région métropolitaine, participent aux expositions annuelles de la C.A.S., qui se tiennent habituellement à la Galerie Dominion, et présentent des œuvres au Salon annuel du Musée des Beaux-Arts de Montréal. Il n'y a recours à la stratégie du repli, qui se manifeste par la démission de la C.A.S. et l'organisation d'un réseau de diffusion parallèle (exposition dans des ateliers d'artistes ou dans des appartements), qu'au moment où tout en étant l'objet d'attaques plus directes [51], le groupe des automatistes acquiert, au plan local et international, une plus grande légitimité : avant 1948, Borduas lui-même présente à plusieurs reprises ses œuvres dans le cadre d'expositions individuelles (L'Ermitage, en 1942, la Galerie Dominion en 1943, Morgan's en 1946, l'Atelier des frères Viau [132] en 1948) et collectives et a été invité à siéger comme membre du jury d'exposition à la Galerie Dominion et au Musée des Beaux-Arts de Montréal, ses toiles et aussi celles des élèves ou disciples font partie de collections de nombreux jeunes amateurs d'art montréalais et ont été exposées à l'étranger (à l'Exposition de la Peinture contemporaine du Canada à Rio de Janeiro et à Sao Paulo de novembre 1944 à janvier 1945 ; à la Galerie du Luxembourg à Paris en 1947, au Salon des Indépendants à Paris en 1947, au Festival Mondial de la Jeunesse à Prague en 1947) [52]. Entre 1942 et 1948, ce groupe est toujours l'objet de critiques violentes mais il acquiert dans le champ artistique québécois une position qui sans être dominante, est loin d'être marginale. D'ailleurs, cette manifestation de “modernité” qu'est l'automatisme et qui apparaît, principalement au moment où celle-ci s'articule à un discours politisé, une contestation du conservatisme politique et idéologique de la petite bourgeoisie francophone traditionnelle qui contrôle l’État provincial et tout le système d'enseignement, est d'autant plus menaçante que ces porte-paroles détiennent une plus grande légitimité.


4. Le refus global ou l'autonomisation
du champ artistique par la politisation
du discours sur l'art

Cette lutte qui met aux prises les différents artistes et intellectuels même si elle a pour enjeu une nouvelle définition de l'activité artistique, n'est pas pour autant un simple conflit d'idées ; il s'agit bien aussi d'une lutte politique dans la mesure où la revendication des [133] tenants de “l'art vivant” constituent autant une remise en question de l'organisation des programmes scolaires et par là de l'autorité de ceux qui contrôlent les institutions d'enseignement qu'une contestation du “bon goût” et plus largement du capital culturel propre à divers groupes et fractions de classes, en particulier la petite bourgeoisie traditionnelle et certaines fractions de la bourgeoisie anglophone.

Dans sa réponse aux diverses questions que semble se poser le milieu intellectuel au sujet de l'art moderne (divorce entre l'artiste et le public, l'art moderne comme “art contre nature”, comme “art d'enfant”, etc.), Maurice Gagnon s'attaque directement au “bon goût” du bourgeois, rappelant que celui-ci a eu tort au XIXe siècle - “Seuls sont demeurés (les artistes) qu'il n'a pas prisés. Ne comptent pas ceux qu'il a estimés” [53] - et qu'il se fourvoie toujours.


Ce qui nous fait douter du jugement contemporain (du bourgeois) sur les œuvres d'un Picasso ou d'un Léger, c'est ce que ce même public se paie en fait d'œuvres d'art. Le signe du goût chez les gens cultivés d'aujourd'hui sont les donzelles de Louis Icart, en pointe sèche, ma chère !, chefs-d’œuvre des cadeaux de noces ! Ou encore des reproductions et quelles reproductions, qui ornementent les salons de nos mondaines.” [54]


[134]

Et pour justifier cette critique, Gagnon s'appuie sur l'autorité des “Foullon, Huyghe, Salmon, Raynal, Michaud, Zervas, Rey, Geoffroy, Caillois, G. Bataille, Apollinaire, Teriade, Breton, Peret, Le Corbusier, Clive, Bell, Faure, Reverdy, Kluignos, Gleizes, G. Bazin, Fosca, G. Rivière, Coquiot et des Maritain...” [55]. Toutefois, son illusion et aussi celle des membres de la C.A.S. est de croire que le principal obstacle au développement de l' “art vivant” est d'ordre culturel et qu'il suffit, pour rendre possible son développement, de modifier par des expositions, des conférences et la publication de revues et de livres, les valeurs ou plus largement l'idéologie dominante. Or, principalement lorsque le champ artistique est faiblement constitué (faible nombre de postes, absence d'instances de diffusion et de gratification, etc.) et qu'il est peu différencié des champs religieux et politiques, toute lutte pour l'imposition d'une nouvelle définition de l'art et de l'artiste est une lutte indissociablement intellectuelle et politique : en effet celle-ci remet en question non seulement la légitimité de ceux qui occupent dans le champ artistique des positions supérieures mais aussi, par la contestation de la structure des rapports entre les champs artistiques, intellectuels, religieux el politiques, celle de ceux qui détiennent des positions de pouvoir dans chacun de ces champs.

Même si la plupart des signataires du Refus Global [56] n'ont aucune véritable formation politique et sont peu engagés directement dans l'action politique, le Refus Global est un texte manifestement politique. D'ailleurs, pour l'un d'entre eux, Fernand Leduc, qui [135] apparaît comme le “théoricien et le propagandiste du groupe” [57], une des questions importantes auxquelles sont confrontés les peintres d'avant-garde est celle de leur relation avec les militants communistes, et plus largement avec le mouvement communiste. Il peut sembler à prime abord qu'une telle question, surtout dans le Québec d'alors, est toute théorique. Il est évident, que même si le Parti Communiste Canadien réussit, pendant la Seconde Guerre Mondiale, à mieux s'implanter au Québec, le problème de l'adhésion ou de l'appui du P.C. ne trouble que quelques intellectuels. Cependant, certains signataires du Refus Global dont Bruno Cormier, lisent et discutent d'Hegel, Marx et Freud et manifestent leur sympathie pour le Parti ouvrier-progressiste. Des intellectuels québécois, qui militent au sein du Parti, sont alors en contact régulier avec des membres du groupe automatiste et fréquentent l'atelier de Fernand Leduc. Gilles Hénault, en particulier, se présente alors comme le témoin et le promoteur de l'alliance entre les artistes d'avant-garde et le mouvement communiste : son point de vue, qu'il rend public dans le journal communiste Combat, est que même si le surréalisme est un “art d'évasion” principalement en France où il est en régression, cet art peut constituer au Québec, une “protestation vivante contre une forme de société” [58].

Grâce à leur instinct de conservation, les gens savent fort bien, écrit-il, que Borduas est de ceux qui veulent que “ça change”. Ils n'ont qu'à regarder sa peinture pour s'en apercevoir” [59].

136

Mais le journal Combat et en particulier son rédacteur en chef, Pierre Gélinas, adoptent à l'égard de l'automatisme, une position beaucoup plus intransigeante : l'on y fustige “les soi-disant révolutionnaires de la toile qui se placent à contre courant du progrès de l'humanité sur le plan économique, politique et social”.

Bien sûr, précise Pierre Gélinas en établissant une différence entre le révolutionnaire et le révolté, un individualiste petit bourgeois peut se révolter. Mais quel en est le sens ? Elle est limitée à son ego, au meilleur elle vise à faire accepter une formule par une société existante. Elle ne s'attaque pas au problème fondamental de changer la société” [60].

Déjà conscient des difficultés (ou dangers) d'une alliance entre les peintres automatistes et le mouvement communiste, Fernand Leduc, qui s'interrogeait aussi au sujet du rôle social et politique des artistes, en était pour sa part dès 1943 arrivé à la conclusion que l'art ne doit pas se confondre avec la propagande et que l'artiste a sa “façon à lui de faire la révolution” [61]. Cette conclusion est reprise dans le Refus global, qui apparaît, en partie du moins, comme une réponse à des invitations devenues, lorsqu'elles ont été déclinées, des accusations.

Les amis du régime nous soupçonnent de favoriser la “Révolution”. Les amis de la “Révolution” de n'être que des révoltés : "nous protestons contre ce qui est mais dans l'unique désir de la transformer, non de la changer”.

[137]

Et en guise de critique de la position politique du P.C., l'on ajoute :

Comme si changement de classe impliquait changement de civilisation, changement de désirs, changement d'espoir !

La critique de la société (québécoise) présente dans le Refus global est indéniablement radicale - remise en question de la domination de l'Église, contestation de l'idéologie de conservation et d'une certaine forme de nationalisme chauvin – “Au diable, le goupillon et la tuque”, affirme-t-on - mais cette critique demeure, par le fait de renvoyer dos-à-dos les révolutionnaires et les intégristes, la société communiste stalinienne et la société capitaliste, ambiguë. Et la façon de poser le problème de la relation entre l'art et l'idéologie (et la politique) manifeste une très grande ambivalence : tout l' “art” du Refus global est de faire paraître une position artistique, celle de l' “art pour l'art” comme une critique de l' “art bourgeois” et de lui assigner une fonction similaire à celle de l' “art social”, alors identifié au réalisme socialiste [62]. En établissant ainsi une correspondance (ou une confusion) entre la lutte contre l' “art bourgeois” et celle contre la bourgeoisie, Borduas et les autres signataires réussissent à résoudre les contradictions propres à leur position sociale et à l'itinéraire qu'ils ont emprunté pour y accéder : qu'ils soient des “bourgeois dévoyés” en rupture avec les normes et les valeurs de leur classe ou qu'ils soient des fils d'ouvriers relégués dans des écoles d'arts appliqués, ceux-ci trouvent dans leur condition économique et dans leur exclusion sociale les fondements d'une solidarité avec la [138] classe dominée et parviennent, à la fois dans la peinture automatiste et dans le Refus global, à exprimer leur hostilité commune à l'égard des “bourgeois”, “ces personnages à bottines vernies” [63] et de leurs représentants dans le champ artistique.

Il n'y a aucun doute que la publication du Refus global soit un “acte social” [64] ou même politique, mais paradoxalement celui-ci conduit à l'indifférentisme politique. Les intellectuels qui signent le manifeste, contestent comme d'autres intellectuels (professeurs, journalistes, etc.) d'alors, l'idéologie dominante (de conservation), mais sans pour autant endosser les projets de réformes juridiques et politiques élaborés par divers groupes et mouvements sociaux : pour ces intellectuels ou artistes quelque peu idéalistes, la “libération de l'homme” ne réside pas seulement dans l'abandon du primat de la religion (de “l'acte de foi”) pour le primat de la raison (de “l'acte calculé”) ou plus largement dans le passage de la société traditionnelle à la société industrielle, dont le fondement est le “rendement maximum”.


La méthode introduit les progrès imminents dans le limité. La décadence se fait aimable et nécessaire : elle favorise la naissance de nos souples machines au déplacement vertigineux, elle permet de passer la camisole de force à nos rivières tumultueuses en attendant la désintégration à volonté de la planète. Nos instruments scientifiques nous donnent d'extraordinaires moyens d'investigations, de contrôle des trop petits, trop rapides, trop vibrants, trop lents ou trop grands pour nous. Notre raison permet l'envahissement [139] du monde, mais d'un monde où nous avons perdu notre unité.”


Pour Borduas et ses amis, le problème se situe donc non tant au niveau du modèle de société - les sociétés capitalistes et communistes sont toutes deux totalitaires et répressives - qu'au niveau du modèle d'homme et du modèle de civilisation : il faut chercher “un complet épanouissement de nos facultés d'abord, et ensuite, un parfait renouvellement des sources émotives qui puissent nous sortir de l'impasse et nous mettre dans la voie d'une civilisation impatiente de naître”. Au primat de la raison doit être substitué celui de l'imagination.

Lorsque le Refus Global est rendu public, le nombre d'artistes et de professeurs d'art connaît, faut-il préciser, une augmentation considérable - entre 1941 et 1951, ce nombre passe en effet de 964 à1,461 [65] - qui n'est pas totalement indépendante d'une part de l'accroissement du nombre de postes de professeurs d'art ou de dessin dans l'enseignement et d'autre part, de l'élargissement du marché montréalais des biens symboliques (peinture, histoire de l'art, etc.). L'élargissement, consécutivement à la reprise de la croissance économique, de la bourgeoisie et de [140] la petite bourgeoisie francophone et aussi l'élévation du niveau d'instruction de ces fractions dominantes du groupe ethnique canadien-français fournissent une condition indispensable - l'existence d'un public ou d'un groupe support - à la constitution d'une véritable “communauté” artistique locale : tout comme pour d'autres secteurs (cinéma, littérature romanesque, émissions radiophoniques “culturelles”, science, etc.), la décennie 1940-1950, est pour les arts plastiques, importante en ce sens qu'elle est le moment de la création de sociétés (C.A.S.), d'ouverture de galeries, de l'organisation des débats ou de conflits proprement artistiques, etc. L'accroissement des artistes (et aussi des intellectuels et des scientifiques) ne provoque pas seulement une rapide saturation des quelques postes accessibles et une plus grande concurrence entre ceux qui ont des chances objectives d'accéder à ces postes : un tel gonflement de ces catégories sociales modifie aussi le poids de chacune des fractions ou catégories sociales au sein des classes dominantes et entraîne une re-structuration des rapports entre les champs intellectuels (et artistiques), religieux et politiques. Contre les quelques artistes et intellectuels “bourgeois”, qui ont acquis le monopole de multiples positions dans ces différents champs et qui semblent dotés du don d'ubiquité sociale, les nouvelles générations d'artistes (et d'intellectuels), dont le seul avenir objectivement probable est l'enseignement et par là même la soumission au clergé et à la petite bourgeoisie traditionnelle qui contrôlent le système d'enseignement, ont tout intérêt à revendiquer une nouvelle conception de l'art et de l'artiste qui leur garantisse une plus grande indépendance dans la définition des normes mêmes de leur production.

Dans Prisme d'yeux, Pellan, qui, par son action à l'École des Beaux Arts de Montréal, vient d'obtenir la démission du directeur, M. Maillard, se limite pour sa part à poser la question de la liberté de l'enseignement [141] de l'art et de l'homme. Quant au Refus Global, rendu public quelques mois plus tard, il véhicule aussi, au-delà des mots certes plus virulents et d'une orientation (apparemment) anarchiste, la revendication d'une plus grande autonomie pour l'artiste : loin d'être celui qui se distingue par “d'habiles singeries académiques” ou qui recherche la renommée et la fortune, l'artiste est d'abord celui qui cherche à “réaliser dans l'ordre imprévu, nécessaire de la spontanéité, dans l'anarchie resplendissante, la plénitude de ses dons individuels”, il est celui qui “obéit aux nécessités de son être”. Mais si le discours des automatistes apparaît alors beaucoup plus révolutionnaire que celui que tiennent alors les autres tenants d'un “art vivant”, c'est qu'il fait voir que la condition de possibilité de cet art n'est pas seulement une modification culturelle (du bon goût), mais aussi une transformation structurelle : toute expansion de l' “art vivant” est alors impossible sans l'autonomisation-différenciation du champ artistique (et intellectuel) par rapport aux champs religieux et politiques et donc sans une re-structuration des rapports entre les différentes fractions des classes dominantes [66].

L'on peut donc dire qu'il a fallu qu'un artiste tienne un discours très politisé pour que l'œuvre d'art soit dépolitisée, rentabilisée... Et si Borduas est devenu, au début des années 1960, une référence importante, l'explication n'en est pas seulement qu'il symbolise l'artiste maudit dont le salut n'est assuré que dans la postérité : beaucoup plus déterminant est le fait que le Refus Global marque le début à la fois de l'institutionnalisation d'une nouvelle conception de l'art, de l'élaboration d'une nouvelle définition de l'artiste et [142] d'une plus grande autonomisation du champ artistique. Désormais, la “vérité” de l'œuvre d'art ne se définit plus par son rapport à une doctrine ou à des dogmes mais repose uniquement sur son adéquation à une réalité intérieure, celle de l'artiste lui-même (et corrélativement, celle du spectateur). Borduas ne fait que réaffirmer de façon plus polémique la position qu'il présentait quelques années auparavant (1942) dans sa première conférence publique. “Des mille manières de goûter une œuvre d'art” : dans un style plus respectueux des normes académiques (érudition, etc.), celui-ci proposait alors une nouvelle manière de goûter, de produire une œuvre d'art, le “subjectivisme” qui institue la réalité intérieure du créateur comme le seul principe de légitimation de sa production artistique.

Cependant si Borduas est aussi rapidement exclu du système de l'enseignement, ce n'est pas seulement parce qu'il tient un discours politique sans s'associer à d'autres intellectuels et sans coordonner son action à celle de mouvements sociaux et politiques : il faut aussi prendre en considération le fait qu'il occupe un poste dans un secteur de l'enseignement, l'enseignement technique, qui ne jouit et qui n'offre à ses professeurs qu'une faible autonomie. De plus, dans ce secteur de l'enseignement, il y a un effort entrepris depuis 1945 pour réaliser une plus grande “moralisation” de la classe ouvrière : création d'un Service de l'aide à l'apprentissage, nomination d'aumôniers dans les écoles techniques et les écoles d'arts et métiers, publication de nombreuses brochures destinées aux professeurs et aux élèves, etc. [67]. Devant les nombreux problèmes sociaux, devant la plus grande combativité du syndicalisme - entre 1940 et 1945, il y a 128 conflits de travail et ceux-ci affectent plus de 75,000 travailleurs - et devant ce qu'on appelle “la [143] menace du communisme”, le Gouvernement réagit en adoptant de nouvelles législations (loi des Conventions collectives, loi des Relations ouvrières, etc.), en recourant à la répression (loi du “Cadenas”) et enfin en effectuant lui-même le travail d'inculcation idéologique dans les institutions d'enseignement professionnel. Tout se passe comme si au moment où ce corps professoral, qui ne possède pas habituellement une véritable formation pédagogique, augmente considérablement et se diversifie, l'on perdait confiance en son “bon sens” et que l'on tentait, par l'organisation de cours par correspondance et par la publication de livres et de circulaires pédagogiques, de le rendre plus homogène sous le rapport à la fois de la connaissance pédagogique et de l'idéologie : l'objectif est d'amener les membres de ce corps professoral à définir leur tâche non plus seulement en fonction de l'inculcation d'un ensemble d'habitudes (travail soigne, prévoyance, loyauté, constance au travail, respect de l'autorité, sens des responsabilités, etc.). Pour les responsables de l'enseignement professionnel, qui considèrent que “le passage de l'école primaire à la grande liberté des écoles professionnelles présente pour les jeunes un danger” et qui craignent que “la spécialisation à outrance de l'enseignement et l'absence de tout rappel à la morale n'entraînent comme en d'autres pays, des désordres sociaux” [68], il s'agit de “refaire l'idéal des jeunes” [69]. Et, beaucoup moins que les responsables des autres enseignements, ceux-ci ne peuvent tolérer, à un moment où ils ne peuvent faire l'économie d'un travail d'endoctrinement, aucune forme de contestation de l'ordre scolaire et de l'ordre établi : l'école professionnelle ne remplit bien sa fonction propre, qui est de contribuer à la reproduction d'une fraction (supérieure) de la classe ouvrière, [144] que dans la mesure où elle est étroitement reliée à l'entreprise dont elle respecte les exigences, techniques et morales.

Sans être totalement fausse, l'explication du renvoi de Borduas, qui ne se réfère qu'au contexte idéologique général, qualifié “d'ère opaque du fascisme clérical duplessiste” [70], demeure incomplète : ce qui rend le discours de Borduas intolérable c'est en fait beaucoup moins son contenu que la position de celui qui le tient.

Qu'un gogo quelconque s'amuse à pareil anticléricalisme de commis-voyageur, exprimé en français fautif, cela le regarde, écrit-on alors. S'il s'agit, comme dans le cas de Borduas, d'un homme appelé à former la jeunesse, à marquer un enseignement, il y a une différence. Dans les circonstances, il n'y a pas à s'étonner de la décision de M. M. Sauvé et de Poisson.” [71]

Borduas se rend lui-même rapidement compte qu'on lui reproche non seulement d'avoir tenu un propos “peu sérieux” dans des mots et selon un style qui ne respectent pas les règles (de politesse) de toute discussion politique mais aussi et surtout de l'avoir fait d'un lieu, où un tel propos est objectivement interdit : “Il s'agissait, corrige-t-il lui-même dans sa défense, d'une action extra-scolaire” [72]. Si le Refus Global, qui présente une nouvelle définition de l'art et de l'artiste, n'avait impliqué, comme le manifeste de [145] Pellan, Prismes d'yeux, que des intellectuels et des artistes, il aurait été probablement toléré et relégué aux discussions de salons. Mais parce que Borduas parle de liberté, de spontanéité et d'instinct et qu'il propose une nouvelle esthétique et une nouvelle morale, qui non seulement ne sont pas acceptées par les autres intellectuels, mais aussi apparaissent incompatibles avec les normes de l'école (professionnelle) où il enseigne, celui-ci provoque la réaction violente non seulement d'intellectuels dont la légitimité ou la position de pouvoir est remise en question par le Refus global, mais aussi des instances politiques directement responsables du système d'enseignement professionnel.

Dans une certaine mesure, les conditions sociales qui rendent possible la publication d'un manifeste tel que le Refus Global sont celles-là mêmes qui en limitent la diffusion : la référence à la position intermédiaire (l'École du Meuble) que Borduas occupe dans le système d'enseignement et dans le champ artistique et aussi à l'itinéraire qu'il a suivi pour y parvenir permet en effet de rendre compte à la fois de la possibilité de production de son discours et de l'impossibilité de sa re-production.

MARCEL FOURNIER
ROBERT LAPLANTE



[1] Jasmin, André, “Le climat du milieu artistique dans les années 40” in Peinture canadienne française ; Conférences de Sève no 11-12, Les Presses de l'Université de Montréal, 1970, p. 27.

[2] Robert, Guy, Borduas, Les Presses de l'Université du Québec, Montréal, 1972.

[3] Viau, Guy, La peinture moderne au Canada français, Ministère des affaires culturelles, Québec 1964, p. 49.

[4] Turner, E.H., Paul-Émile Borduas 1955-1960, Musée des Beaux-Arts de Montréal, Montréal 1962.

[5] Viau, Guy, op. cit.

[6] Ostiguy, J.R., Un siècle de peinture canadienne 1870-1970, Presses de l'Université Laval, Québec 1971, p. 45.

[7] Gagnon, François, “Contribution à l'étude de la genèse de l'automatisme pictural chez Borduas”, La Barre du Jour, nos 17-20, janvier-août 1969, pp. 206-224.

[8] Teyssèdre, Bernard, “Fernand Leduc, peintre et théoricien du surréalisme à Montréal”, La Barre du Jour, nos 17-20, janvier-août 1969, pp. 224-270.

[9] Robert, Guy, op. cit., p. 31.

[10] Gagnon, François, op. cit.

[11] Robert, Guy, op. cit., p. 24.

[12] Idem, p. 53.

[13] Idem, p. 54.

[14] Idem, p. 58

[15] Robert, Guy, op. cit., p. 56.

[16] Gagnon, Maurice, Sur un état actuel de la peinture canadienne-française, Montréal, Éditions de l'Arbre, 1945, p. 85.

[17] Bourdieu, Pierre, « La critique du discours lettre » Actes de la recherche en sciences sociales, nos 5-6, p. 7.

[18] Programme d'études de l'École primaire élémentaire, précédé de notes concernant l'organisation pédagogique et l'organisation disciplinaire et accompagné d'instructions pédagogiques, Québec 1920.

[19] Commission royale d'enquête sur l'enseignement industriel et technique, Ottawa 1913.

[20] E. Dyonnet est un professeur d'origine française qui a acquis sa formation artistique en Italie. Avant d'être nommé professeur à l'École des Beaux-Arts de Montréal, celui-ci occupe de multiples positions dans l'enseignement des arts : il est en effet responsable de cours de dessin à l'École Polytechnique, à l'Université McGill, à la Montréal Art Association et au Monument national.

[21] de Jouvancourt, H., M.-A. Fortin, Collection Panorama, Lidec, Inc, Montréal, 1968.

[22] Les bibliographies françaises d’Amérique, Les Journalistes associés Éditeurs, Montréal.

[23] Ibid.

[24] Gauvreau, J.-M, “Clarence Gagnon, 1881-1942”, Technique, juin 1943, pp. 435-440.

[25] Commission royale d'enquête sur l'enseignement technique et industriel, op. cit.

[26] Vigod, B.L., “Qu'on ne craigne pas l'encombrement des compétences” : Le gouvernement Taschereau et l'éducation, 1920-1929, Revue d'Histoire de l'Amérique française, vol. 28, no 2, septembre 1974, pp. 209-244.

[27] Palmarès, École des Beaux-Arts de Montréal, 1927, cité par B. Lebel, Sélection et carrière des artistes plastiques au Québec, Thèse de maîtrise, Département de sociologie, Université de Montréal, 1970.

[28] Rapport du Secrétaire et du Registraire de la Province de Québec, 1923-24, Québec, 1924.

[29] Après un séjour d'études à l'École Boulle de Paris, Jean-Marie Gauvreau est invité en 1932 à organiser un cours d'ébénisterie dans le cadre du programme régulier de l'École Technique de Montréal. À la même époque, celui-ci participe activement à la revue Technique, dont il devient en 1937 le rédacteur en chef.

[30] Gauvreau, J.-M., “L'École du Meuble”, Technique, vol. 18, avril 1943.

[31] Gauvreau, J.-M., “L'enseignement de l'ébénisterie”, Technique, vol. 5, no. 3, mars 1931, p. 26.

[32] Voir à ce sujet la thèse de Françoise Legris : La peinture religieuse de Borduas. À son retour de Paris, Borduas aura en effet tenté de vivre de son travail de peintre religieux mais, comme le montre Legris, la conjoncture économique (crise de 1929) ainsi que la concurrence des artistes italiens rendront impossible une telle tentative. Borduas sera alors contraint d'accepter un poste de professeur de dessin au Collège Grasset d'abord pour ensuite passer en 1937 à l'École du Meuble. Les historiens de l'art ont beaucoup négligé cette période de la vie de Borduas mais, une telle bifurcation, nous le verrons plus bas, revêt un caractère capital dans la compréhension de son itinéraire et de l'automatisme.

[33] Gauvreau, J.-M., “L'École du Meuble”, op. cit.

[34] Gagnon, Maurice, “La peinture moderne : la peinture religieuse”, Technique, vol. 15, avril 1940, p. 254.

[35] Borduas, P.-É., Projections libérantes, op. cit., p. 35.

[36] Gauvreau, J.-M., “L'École du Meuble”, op. cit.

[37] R.P. Marcel Marcotte, sj., “Autorité et liberté”, Collège et Famille, vol. 1, no. 5, novembre 1944, p. 199.

[38] R.P. Noël Mailloux, o.p., “La discipline au service de la personnalité” L'enseignement secondaire au Canada, vol. 28, no 1, octobre 1943, pp. 8-25 ; R.P. Dion, o.f.m., “Culture et liberté au foyer et à l'école”, ibid., novembre 1945. À la fin des années 1948, paraît aussi un nouveau manuel de pédagogie générale qui connaît un grand succès : Roland Vinette, Pédagogie générale, Montréal, Centre de psychologie et de pédagogie, 1948, 406 p.

[39] Selon Maurice Gagnon, in Sur l'état actuel de la peinture canadienne, op. cit., p. 53.

[40] R.P. Marcel Marcotte, sj., “Autorité et liberté”, op. cit., p. 199.

[41] Gagnon, Maurice, Sur l'état actuel de la peinture canadienne, op. cit., p. 56.

[42] Ibid., p. 52.

[43] Borduas, P.-É., Projections libérantes, op. cit., p. 34.

[44] Il faut bien noter cependant qu'il s'agit seulement d'une dévaluation et non pas d'une perte de son capital culturel. Celui-ci lui sera en effet reconnu à l'École du Meuble mais non pas pour lui donner directement et immédiatement accès au statut d'artiste mais bien plutôt à celle du professeur de dessin qui se double d'un “peintre quasi inconnu dont la “carrière est encore très courte mais elle a marqué par ses œuvres qui sont pour l'avenir plus qu'une verte promesse. (M. Gagnon, op. cit., p. 254.) Son capital culturel lui est reconnu par une instance qui n'est pas celle qui normalement reconnaît les artistes et, plus encore, cette reconnaissance fait de lui un excellent aspirant et non pas un peintre déjà doté de notoriété.

[45] Borduas, P.-É., Projections libérantes, op. cit., p. 34.

[46] Gagnon, François, “Contribution à l'étude de la genèse de l'automatisme pictural chez Borduas”, op. cit., p. 220.

[47] Dans son ouvrage Sur l'état actuel de la peinture canadienne (op. cit.), Maurice Gagnon présente une liste des amateurs d'art vivant : parmi ceux-ci se retrouvent plusieurs jeunes québécois de langue française qui sont membres des professions libérales (avocat, médecin) et des intellectuels (professeurs d'université, journalistes, etc.).

[48] Borduas, P.-É., Projections libérantes, op. cit.

[49] Gagnon, M., Sur l'état actuel de l'art canadien, op. cit., p. 20.

[50] Borduas ne maintient en effet pas la relation dialectique entre les différents termes-clés ou catégories qui sont alors familières aux intellectuels et artistes d'avant-garde et que l'on retrouve dans un texte inédit, “La rythmique du dépassement et notre avènement à la peinture”, d'un de ses disciples Fernand Leduc : intuition/résultat, élaboration/œuvre définitive, discipline intellectuelle/spontanéité, individuel/collectif, actif/passif, résultat apparent/résultat réel, signifié/signifiant, conscient/inconscient, etc. De l'opposition principale entre la raison et la spontanéité, à laquelle correspond au niveau de la morale, celle entre le bien et le mal, Borduas ne retient qu'un seul terme proposant ainsi, selon l'expression d'un signataire du Refus Global : Bruno Cormier, un renouveau de l'entendement du monde”.

L'automatisme a peut-être été comme Borduas le dit lui-même dans le Refus Global, l'objet d'un malentendu : “Dans le passé, affirme-t-il alors, des malentendus involontaires ont permis seuls de telles ventes”. Mais la forme d'art que celui-ci propose est aussi, faut-il préciser, née d'un malentendu : peut-être parce qu'il n'est guère disposé depuis le retour de Pellan à adopter une conception artistique qui l'identifie à ce “nouveau” concurrent et aussi parce que son itinéraire social ne le prédispose pas à faire sienne une position “moyenne”, Borduas ne semble pas bien entendre ce qui se fait et ce qui se pense dans le milieu intellectuel et artistique qu'il fréquente et transforme la méthode que François Hertel avait nommée “personnaliste” une méthode “automatiste”.

[51] Par exemple : J.-Ch. HARVEY, “La peinture qui n'existe pas”, Le Jour, 1er juin 1944, p. 4 ; Alceste, Le Devoir, 9 sept. 1944, 18 novembre 1944 ; Dominique Laberge, Anarchie dans l'art, 1945. De plus en septembre 1946, Borduas perd la responsabilité d'une partie de son enseignement (les cours de décoration et de documentation) à l'École du Meuble : il ne conserve alors que les cours de dessin.

[52] La participation des membres du groupe des automatistes est à chaque exposition la suivante : Barbeau, Borduas, Fauteux, Leduc, Mousseau et Riopelle à la Galerie du Luxembourg ; Gauvreau, Barbeau et Mousseau à Prague ; Riopelle et Leduc au Salon des Indépendants.

[53] GAGNON, M., Sur l'état actuel de la peinture canadienne, op. cit., p. 127. Gagnon décrit alors brièvement le “goût” de ce public : “Le public bourgeois n'ose rien en art. Il préfère à tout un réalisme étroit, bien reconnaissable, pondéré et où le fin mot de l'art est le sentimental et le joli. La reproduction de la nature se fait par une habileté technique qu'il met au-dessus de tout. Pour lui, l'artiste est foncièrement un homme de pratique. Son jugement se limite à reconnaître dans l'œuvre la recette qui l'a faite. Le bourgeois codifie l'enseignement, et comme il est homme de biens, les institutions d'État et les écoles adoptent cette systématisation de l'effort humain” (Ibid., p. 127).

[54] Ibid., p. 128.

[55] Ibid.

[56] Les signataires sont, outre Borduas : Magdeleine Arbour, Marcel Barbeau, Bruno Cormier, Claude Gauvreau, Pierre Gauvreau, Muriel Guilbault, Marcelle Ferron-Hamelin, Fernand Leduc, Thérèse Leduc, Jean-Paul Mousseau, Maurice Perron, Louise Renaud, Françoise Riopelle, Jean-Paul Riopelle et Françoise Sullivan.

[57] Teyssèdre, Bernard, “Fernand Leduc, peintre et théoricien du surréalisme à Montréal”, La Barre du Jour, nos 17-20, janvier-août 1969, pp. 224-270.

[58] HÉNAULT, Gilles, “Discussion sur l'art”, Combat, décembre 1947.

[59] HÉNAULT, Gilles, “Un Canadien français - un grand peintre : Paul-Émile Borduas”, Combat, ler février 1947. Dans un article publié dans le même journal, Claude Gauvreau se porte aussi à la défense de Borduas : “Il a bravé les injures grossières, les culs-de-jatte intellectuels et a réalisé la seule forme d'art contemporain qui soit vivante” (“La peinture n'est pas un hochet de dilettante”, Combat, 21 décembre 1946).

[60] GELINAS, Pierre, in Combat, 29 novembre 1947.

[61] LEDUC, F., “L'artiste, un être anormal ?” Le Quartier Latin, 3 décembre 1943, p. 5.

[62] Au sujet de la distinction entre “art social”, “art bourgeois” et “art pour l'art”, voir P. BOURDIEU. “Champ intellectuel, champ du pouvoir et habitus de classe”, Scolies, 1971, pp. 7-26.

[63] Selon l'expression de Claude Gauvreau, “L'épopée automatiste vue par un cyclope”, La Barre du Jour, nos 17-22, janvier-août 1969, p. 54.

[64] Ibid., p. 75.

[65] Tableau : Main-d’œuvre dans les occupations d’ “artistes et de professeurs d'art”, selon le groupe ethnique, dans la province de Québec, de 1931 à 1961.

Année

Nombre d’ “artistes
et de professeurs d'art”

Composition ethnique
en pourcentage

Brit.

Franç.

Autre

1931

683

36.0

46.9

17.1

1941

964

34.8

50.9

14.3

1951

1,461

26.6

57.5

15.9

1961

2,240

19.8

55.3

24.9


Source : Yvon Lussier, La division du travail selon l'ethnie au Québec, 1931-1961. Thèse de maîtrise, département de sociologie, Université de Montréal, 1967.

[66] Au sujet des “intérêts” que des groupes d'intellectuels peuvent avoir dans des transformations économiques, sociales et politiques, voir : A.W. GOULDNER, “Revolutionary Intellectuals”, Telos, vol. 26, Winter, 1975-76, pp. 3-37.

[67] Voir à ce sujet, Fournier, Marcel, Entre l'école et l'usine, op. cit.

[68] Delorme, J., Fykel, W., Pour l'avenir des jeunes. L'enseignement spécialisé dans la province de Québec, Québec 1945.

[69] Delorme, Jean, Pour former les jeunes : service des cours par correspondance, Ministère de la Jeunesse, Montréal, tome I, p. 13.

[70] Selon l'expression de Claude Gauvreau in “L'épopée automatiste ...” op. cit. p. 76. Cette explication est aussi reprise par François-Marc Gagnon, Paul-Émile Borduas, 1905-1960, Ottawa, Galerie Nationale du Canada, 1976.

[71] “Le cas Borduas”, Le courrier de St-Hyacinthe, 24 septembre 1948, p. 1. Ce point de vue est aussi exprimé par Roger Duhamel, “Le zélateur d'une mauvaise cause”, Montréal Matin, 27 septembre 1948, p. 4.

[72] Lettre de Borduas au directeur de l'École, J.M. Gauvreau, citée par G. Robert, Borduas, op. cit., p. 155.


Retour au texte de l'auteur: Marcel Fournier, sociologue, Université de Montréal Dernière mise à jour de cette page le vendredi 25 mars 2011 15:27
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref