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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Robert Fossaert,Mondialiser” les recherches des sciences sociales. Andresy, France, janvier 2013. Texte inédit. [Autorisation formelle accordée par l'auteur, le 4 janvier 2013, de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales].

Robert Fossaert

“Mondialiser”
les recherches
des sciences sociales.


Andresy, France, janvier 2013. Texte inédit.


Introduction
[1]   Pour centrer leur objet : la  tripartition   N    S    H
[2]   Pour  une  sociologie  bien  inscrite  dans  l'espace-temps
[3]   Une  société  comme  ensemble  E  P  I  [= FS]
[4]   Vues  sur  la  société  en  partant  de  E
[5]   Vues  sur  la  société  en partant  de  P
[6]   Vues  sur  la  société  en partant  de  I
[7]   De  la  société  au  système  mondial  SM
[8]   La  société  dans  le  SM  en  formation
[9]   Les  tensions  entre  N  et  S
[10]   Quelques  vues  sur  l'avenir  du  SM  en  formation
[11]   Mondialisation et civilisation
[12]   L'invention  de  l'avenir

"Oui ! ça, je ne le savais pas,
et pourtant je sais beaucoup
de choses"

ELIOTT  [5 ans]  (2012)

*
*      *

Introduction

Pour situer le présent exercice, trois précisions préliminaires sont sans doute nécessaires.

* D'abord, pour rappeler brièvement qui parle ici. L'auteur, né en 1927 à Dunkerque, a consacré une grande partie de sa vie à l'étude des sciences sociales, tout en effectuant successivement un travail universitaire, administratif, éditorial ou bancaire. À cela se sont ajoutées de multiples activités syndicales et politiques, militantes, journalistiques et autres. Ses centres d'intérêt intellectuel sont passés du droit et de l'économie politique à la statistique et aux sciences politiques et géopolitiques, pour s'étendre enfin à la sociologie lato sensu. Depuis 1945, ses curiosités et ses recherches n'ont jamais été enfermées dans le seul espace français.

* Ensuite, pour souligner que les indications numérotées ci-après ne sont ni une chronologie schématique des écrits (reproduits sur le présent site), ni une thématique ultra-abrégée des dits écrits. La formalisation qu'ils proposent concerne les enchaînements conceptuels requis pour prendre une vue macrosociologique du monde actuel et de son devenir, en faisant place, autant que de besoin, aux changements d'échelle spatiale ou temporelle qui  permettent d'aborder - sous d'autres angles, plus ou moins détaillés - les sociétés incluses dans ce monde-en-devenir, comme dans les phases précédentes du développement social.

* Enfin, pour insister sur la spécificité des sciences sociales, ici mises à contribution, tout en respectant les champs propres à de tout autres sciences dont les objets relèvent de la nature en toutes ses dimensions ou de l'homme en toutes ses singularités. En fait, rien dans la société n'échappe aux "lois de la nature". L'homme lui-même, en tant qu'il relève de l'espèce animale-humaine est pleinement soumis à ces mêmes lois. En outre, en raison des propriétés singulières que les individus de son espèce ont acquises, au fil des millénaires, du fait de leur vie en société, d'autres sciences (que l'on peut dire humaines ou psycho-sociales, etc.) ont dégagé des lois et des régularités qui aident à comprendre ce que sont et font les hommes-en-société. Mais, au delà de ces deux immenses domaines souvent entremêlés, il existe en outre un immense espace social où des régularités et des contraintes d'un type proprement social (ou sociologique) ne se laissent apercevoir qu'en faisant abstraction des individus humains, pour bien voir les masses d'hommes en activité et les institutions qui encadrent et orientent ces activités. La macrosociologie centre ses recherches sur ces masses, pour discerner les institutions qu'elles animent et les résultats qu'elles produisent.

* Bref, ce que j'appelle de mes vœux est une macrosociologie s'efforçant de mobiliser toutes les sciences sociales qui prennent pour cible centrale le monde en voie de "mondialisation" qui enveloppe désormais toutes les autres manifestations de la vie en société.


(1) – Pour centrer leur objet : la tripartition   N    S    H

 N  S  et  sont les trois ordres de réalité que des sciences (peu à peu diversifiées et enrichies) ont à explorer.

N  désigne la nature en sa totalité.  Elle inclut l'espèce animale-humaine    qui vit groupée en collectifs assemblables dans la catégorie des sociétés  S.

Les "sciences naturelles" qui ont à connaître de tout  N  y discernent notamment des espèces animales dont l'évolution a conduit à l'émergence d'une espèce humaine  H.

Apparues sous des noms divers, toutes les sciences naturelles sont à trier et à classer. Ce travail s'opère au sein de sociétés. De ce fait, leur repérage et leur désignation relèvent de sciences formées en S, c'est-à-dire prises dans l'ensemble des "sciences sociales". Ces dernières ont pour objet propre les groupements multiformes et changeants où les hommes vivent assemblés 

Celles des sciences qui centrent leurs travaux sur des individus de l'espèce animale-humaine devraient être désignées comme des "sciences humaines", mais beaucoup de scientifiques sont encore prisonniers d'un embrouillamini d'évidences courtes qui les empêche de distinguer clairement ce qui, dans leurs travaux, ressortit à l'ordre  ou "psychologique", de ce qui relève  de l'ordre  S  ou "sociologique". À un degré moindre, les distinctions entre  N  et les sous-groupes  S  et  ne sont pas non plus clairement établies et respectées dans la pensée savante. On reviendra sur ces problèmes.


(2) – Pour une sociologie
bien inscrite dans l'espace-temps

Les sciences naturelles ont à connaître de l'espace-temps, mais la reconnaissance de cette réalité insécable a requis un long et lent travail de plusieurs sciences naturelles ou sociales. Les deux aspects de cette réalité ont été longtemps séparés, avant que soit accepté leur concept unifié. Leurs travaux se prolongent désormais par le défrichage de la "relativité" dans l'éternel mouvement de la matière-énergie. Les premières explorations extra-terrestres activent désormais ces recherches.

Les expériences vécues par les hommes, enrichies par leurs travaux efficaces et élargies par leurs itinérances avaient permis de formuler maints concepts spatio-temporels : jour et nuit, saisons et leurs retours annuels, trajets et leurs durées, territoires et leurs reliefs, etc. Des instruments dérivés de l'outillage des travaux (agriculture, élevage, bâtiment, navigation, etc.) ont aidé à théoriser ces concepts. Le repérage des vertus propres aux terres et roches, comme aux littoraux et aux cours d'eau a fait mûrir d'autres séries de concepts : distances, itinéraires, localisations d'accidents et d'aléas naturels plus ou moins réguliers, etc. La pluralité et la variété changeante des groupements humains en sociétés multiples, juxtaposées ou entremêlées sur un site, ont marbré l'espace terrestre, de façon  plus ou moins figée, en territoires dûment repérés et répertoriés. Le temps terrestre a été rétrospectivement découpé en périodes, attachées à des ensembles de territoires longtemps vides d'humains ou diversement occupés.

Bref, une sociologie scientifique a besoin d'une histoire, tant factuelle que culturelle, des territoires habités et des périodes, considérés dans leurs durées, comme dans leurs aires. Ainsi l'espace-temps peut et doit être défini de façon telle que les dires sociologiques (ou sociologisants) puissent être assortis de coordonnées spatio-temporelles aussi précises que possible.

Autrement dit, la maturation de la sociologie comme faisceau de sciences requiert une spécification des temps et des lieux où vivent les populations que ces dires concernent. Sinon ces dires sont des paroles en l'air, des thèses sur nulle part, au risque de devenir des divagations sur un monde imaginaire.


(3) – Une société comme ensemble E  P  I  [= FS]

Chacune des sociétés que j'ai pu étudier a pour composantes une structure économique  E  liée à une structure politique  P, les deux étant elles-mêmes enveloppées par une structure idéologique  I.

Ces trois éléments sont entremêlés dans l'ensemble réel qu'est une société singulière, mais ils peuvent être démêlés analytiquement. Ce qui les rend clairement intelligibles, en eux-mêmes comme en leurs entrelacs, c'est le fait que chacun d'eux répond à une nécessité qu'aucune société ne peut éluder.

Chaque société doit, en effet, produire (ou importer) l'ensemble des moyens requis pour la subsistance de ses habitants comme pour le fonctionnement de toutes ses institutions, quel qu'en soit l'infini détail. Toutes les activités requises à cette fin constituent l'élément économique  E. Elle doit également assurer la cohérence des humains qui la peuplent et des institutions qu'ils y font fonctionner. Cet ordre social, susceptible de maints degrés, compose l'élément politique  P. Enfin, elle est inéluctablement marquée par les effets innombrables et infiniment variés que produisent, (isolément et par leurs groupements) les humains assemblés de gré ou de force dans la société considérée, car il émane de ces êtres pensants, parlants et agissants un flux incessant d'actes et d'idées que l'on peut subsumer comme élément idéologique  I.

Par des examens d'échelle spatio-temporelle variable (à spécifier cas par cas), on peut rendre intelligible l'architecture (et les limites) de chaque formation sociale  FS, c'est-à-dire de l'entretissage complexe des éléments  E  P  et  I.


(4) – Vues sur la société en partant  de  E

J'ai développé cet exercice dans le tome 2 de La Société [1], en détaillant le bâti des "modes de production" et les modalités de leur assemblage en une "formation économique". Les liens principaux avec  P  et  I ont été présentés dans les tomes suivants du même ouvrage, notamment par l'étude des articulations entre pouvoir et propriété, impôt et dépense, monnaie et crédit, etc.

Les transformations du monde réel, déjà rapides et sensibles au cours des décennies 1970 et 1980 où cet ouvrage fut écrit et publié, se sont ensuite accélérées de façon telle que des corrections et adjonctions sont devenues indispensables. Elles concernent notamment la décadence de la formation économique étatique-socialiste dans sa version "soviétique" et sa résurgence "chinoise", laquelle s'effectue rapidement. Par ailleurs, la multiplication des firmes multinationales (d'ordre industriel ou financier) et leur expansion mondiale a partout modifié les capacités d'action des États, notamment en matière économique.

Ces transformations que j'ai explorées dans plusieurs écrits ultérieurs [2] se prolongent dans tout le "système mondial" (n° 7). Elles requièrent une dynamisation continue des sciences sociales – et non de la seule "économie politique".


(5) – Vues sur la  société en partant  de  P

Au lieu des "entreprises" (firmes et autres compagnies) qui occupent l'horizon de la société, quand on l'observe sous l'angle  E, les deux autres angles de vue font plutôt apercevoir des "appareils". Vus de  P, ces appareils sont souvent des créations délibérées, lesquelles s'appliquent vaille que vaille aux diverses pyramides de "collectivités" où les humains habitent et s'activent. Ces collectivités, souvent dites locales, sont de taille et d'ancienneté fort variable et leurs pyramides débordent les unes sur les autres. Autrement dit, la hiérarchie des collectivités est souvent chose historique, alors que celle des appareils résulte toujours de décisions politiques.

L'État couronne cet ensemble. Il domine, en principe, toute la population diversement assemblée sur "son" territoire. Ses lois, appliquées par des appareils spécialisés, sont censées régir toutes les collectivités locales comme toutes les entreprises. Les fonctions principales exercées par ces appareils (et par leurs agences ou substituts d'échelle plus courte) sont juridico-judiciaires, fiscales et économiques, militaires et policières (douanières, etc.) mais de multiples développements administratifs, scolaires, sanitaires et autres les prolongent à des fins très diverses.

Dans son principe, l'État concrétise la puissance des classes dominant la société (par leurs richesses, leurs possessions, etc.). Dans sa forme, il soumet la société à un certain "régime" idéologico-politique. Au total, il est le gardien de l'ordre établi.

Parmi les classiques de la sociologie, les théories les plus fécondes, du point de vue de  P, sont celles de Marx [3] qui rattache la domination étatique aux rapports entre classes; de Max Weber selon qui l'État exerce le monopole de la violence légitime; et d'Antonio Gramsci pour qui la balance entre le pouvoir d'État et l'organisation des classes dominées est l'assise de cette légitimité. [4]


(6) – Vues sur la société en partant  de  I

La formation idéologique est la plus complexe des composantes de la société. Absolument omniprésente, en amont de toute spécialisation fonctionnelle, l'idéologie ne disparaît jamais de la "scène" sociale.

Elle sédimente en chaque humain son récepteur-émetteur, avec le langage et tous les autres savoir-vivre qu'il acquiert dès sa naissance, avant de s'enrichir d'apports qui – au-delà des soins de la famille (ou de son substitut) -  peuvent être raffinés  par toutes les activités sociales ultérieures. Les appareils idéologiques spécialisés n'ont aucune exclusivité à cet égard, car toutes les institutions (agences, collectivités, etc.) de la vie sociale ajoutent leurs marques au savoir-vivre-en-société que chaque humain accumule sa vie durant.

Parmi les classiques de la sociologie, les théories les plus fécondes sur ce point sont celles de Habermas sur le coutumier de la vie quotidienne et de Bourdieu sur l'habitus. Les spécialistes de la pédagogie et, plus encore, ceux de la psychanalyse aident à bien concevoir comment la singularité de l'individu humain se façonne à partir de son "patrimoine génétique" et de son bain social premier.

Les appareils idéologiques qui se déploient en société ne sont pas seulement des écoles, églises, syndicats, partis, associations, medias et autres institutions bien visibles. Ce sont tout aussi bien des agences spécialisées à des fins sportives, artistiques, (etc. ad infinitum) sans oublier aucune des entreprises économiques, ni aucun des appareils politiques, administratifs (etc. idem). Les appareils ouvertement spécialisés dans une production idéologique ne jouissent d'aucun monopole, même lorsqu'ils sont portés et protégés par toutes les ressources de l'État ou de la richesse. L'idéologie sourd de la société "par tous ses pores".

Les grandes articulations de la structure sociale sont prises dans le brouillard idéologique qui baigne chacun des humains, comme il enveloppe toute la société. Elles se signalent par leur importance multiforme. Tel est le cas de la liaison entre la propriété et le pouvoir qui soude  E  à  P  par le droit, l'impôt, l'armée (lato sensu), etc. Elles relient  I  et  E  de mille façons dont les plus massives se laissent voir comme "formes de régime" (démocratie et élections, dictature et répressions, libéralisme et multiplication des "centres de décision", etc.).  Elles marient I  et  P  à l'instar d'une "religion d'État", d'une "foi patriotique", d'une "doctrine socialiste", etc.

Il faut de puissants efforts, bien appareillés et sans cesse renouvelés, pour sortir du brouhaha social ordinaire, afin que pointent soit des savoirs à portée scientifique, soit des réformes de portée politique majeure et massive, soit encore des arts (aux formes infiniment variées et renouvelables) ouvrant de nouveaux regards sur le monde, etc. Il faut des faisceaux de tels potentiels novateurs pour qu'une société – seule ou prise dans un ensemble plus vaste – vive une réelle Renaissance, laquelle s'éprouve dans la durée.


(7) – De la société au système mondial  SM

Une société n'est pas un isolat. Elle est toujours inscrite dans un ensemble, quelles qu'en soient les dimensions spatio-temporelles. Elle est exposée à des assauts de voisins proches ou lointains et à des afflux de migrants, à moins qu'elle ne soit elle-même à l'origine de telles pressions. De façon plus insidieuse, elle peut être source de marchands, de missionnaires, d'explorateurs et d'autres voyageurs et errants. Ses caravanes ou ses navires, plus tard relayés par des véhicules plus efficaces bâtissent des réseaux d'échanges et d'autres connexions durables. Bref, elle entretient des contacts, établit des liens, subit ou opère des assauts, etc.

Ces liens modifient le nombre des sociétés et transforment l'espace-temps social (n° 2). Par des agglutinations ou des brisures, comme par des chapelets de relais lointainement étalés, des sociétés multiples sont incorporées dans des  SM  plus ou moins durables, dont les fragments sont souvent repris dans de nouvelles constructions. Autrement dit la planète Terre, longtemps marquetée par plusieurs "mondes" quasiment ignorés les uns des autres, se couvre peu à peu d'un glacis complet d'États assemblés dans des  SM  séparés par des déserts de moins en moins vides.

Ainsi se multiplient les "mondes" dont les imaginaires historicisants cultivent l'image. Celle d'un Alexandre le Macédonien conquérant l'Asie jusqu'à l'Indus. Celle de son héritier, l'Empire gréco-romain,  dont toutes les civilisations européennes seraient issues, après le détour des Invasions Barbares venues de l'Orient et la résorption des empires chrétiens ou musulmans qui se succèdent autour de la Mer du Milieu des Terres (alias Méditerranée). Bientôt des Portugais redécouvrent l'Asie en contournant l'Afrique. Ils sont suivis par des Hollandais et autres Anglais, bâtisseurs d'empires aux Indes et en Insulinde, cependant que les Espagnols (et les Vénitiens) s'aventurent dans un Nouveau Monde qui deviendra les Amériques. Ces aventures sont prolongées par une Angleterre qui devient Grande-Bretagne et une France qui s'étoffe, de Richelieu à Napoléon. L'empire britannique, maître des océans et des Indes comme des "routes" que jalonnent leurs avant-postes rivalise longuement avec  l'empire français qui est chassé des Amériques et des Indes, et doit se contenter d'un peu d'Europe et d'une tranche d'Afrique plus courte que l'anglaise.

Les dits imaginaires sont longtemps aveugles à ce qui advient, dans d'autres "mondes" sous l'instigation des Persans, des Mongols, des Chinois, des Javanais, etc. Y compris des Japonais qui accèdent à une notoriété mondiale, plus ou moins à la manière des Allemands et des Russes qui s'activent loin de la Méditerranée. La décolonisation qui s'amorce après la seconde guerre mondiale du 20è siècle et l'emprise quasi-mondiale que les États-Unis s'assurent alors, nous conduiraient, enfin, aux atlas du monde actuel, n'étaient les trublions russes, chinois et autres qui tentent, avec des fortunes diverses, de bâtir les autres "mondes" dont ils rêvent, eux aussi.

Pour qui veut comprendre l'histoire réelle des sociétés et des  SM  concernés par ces "mondes", il est, certes de multiples travaux historiques et géographiques d'excellente qualité [5], mais leurs auteurs, aussi éminents soient-ils, ne contribuent pas souvent à une théorie précise des structures sociales que sont ces  SM  en tant qu'assemblages de  FS. Les particularités des aires et des ères déterminées par ces structures, c'est-à-dire de l'espace-temps (n° 2) qui leur est propre sont insuffisamment éclairées. Autrement dit, les périodes scandées par les États bâtisseurs d'empires qui convergent, en ce début de 21è siècle [6] en une "mondialisation" sans cesse invoquée, ne sont que superficiellement étudiées par les historiens et les sociologues, même si les géographes y sont particulièrement attentifs. Les repérages géopolitiques tardent à devenir de bonne qualité scientifique.


(8) – La  société dans le  SM  en formation

Faute d'une vision d'ensemble qui soit déjà devenue éclairante, il faut commencer par observer la portée des transformations mondiales en cours, à l'échelle des sociétés les plus puissantes  ou les plus changeantes d'aujourd'hui. Les analyses instancielles de type  E   P  et  I  peuvent être d'un grand secours à cet égard, avant que leur soient adjoints de nouveaux angles d'attaque qui ne se manifestent clairement qu'à l'échelle mondiale

En  E, les transformations des entreprises industrielles et financières sont des plus manifestes. La multiplication des firmes "multinationales" – que j'ai coutume de désigner comme FMN – pénètre toutes les branches d'activité. Elles anémient les "comptabilités économiques nationales", car les PIB que celles-ci calculent souffrent d'imprécisions croissantes, en matière douanière et fiscale, tandis que les crédits (plus ou moins) bancaires et les taux de change perdent une partie de leurs repères et surtout de leurs contrôles. Mais leur relève par des comptabilités "multinationales", voire "internationales" est encore bredouillante, malgré les efforts (notoires) de la CNUCED et (médiocres) de l'OCDE, du FMI et de la Banque Mondiale. Le "secret des affaires", le refus de "l'inquisition fiscale" et les méfiances des États eux-mêmes entretiennent un brouillard qui convient fort bien aux spéculateurs de toute envergure. Le libéralisme promu par l'Organisation Mondiale du Commerce drape cette ignorance d'un voile diplomatique.

En  P, la transformation principale résulte de la prééminence américaine (réseau de bases et de SOFAS [7], alliances pérennes  à commencer par l'OTAN, etc.). Elle se concrétise également par la survie (de plus en plus précaire) du pilotage de l'ordre monétaire mondial autour du $ américain. A contrario, les poussées multiformes des puissances "émergentes" – notamment du BRICS [8] - esquissent d'éventuelles novations dont la portée géopolitique reste encore imprécise. Si bien que l'actuel effet politique majeur de la "mondialisation" est la détérioration sournoise des liens structurels entre propriété et pouvoir, au sein de chaque État.

En I, enfin, on ne peut discerner d'ores et déjà une conséquence principale de la "mondialisation", tant ses effets foisonnent du fait de l'internationalisation multiforme des communications informatisées relayées par les divers réseaux du téléphone, de la radio et d'Internet, à quoi la commodité des voyages internationaux ajoute du sien.


(9) – Les tensions entre  et  S

À l'échelle de chaque société, comme à celle du  SM, les dérangements majeurs que révèlent les analyses instancielles sont surdéterminés par des glissements massifs des rapports globaux entre  S  et  N  (cf. n° 1). Les pistes principales sont démographiques plus qu'écologiques, mais il se pourrait que cette apparence soit controuvée.

Une transformation essentielle, qui s'est accentuée durant le 20è siècle est d'ordre démographique. Elle tient moins au fait que la population a été quadruplée en un siècle, malgré les énormes ravages opérés par les guerres mondiales et les révolutions de ce siècle, mais bien au fait que le croît global semble désormais se caractériser par une réduction  de la procréation, dont la portée a été compensée par un net allongement de la durée de vie moyenne. Si ces tendances contrastées se prolongent, la perspective d'une population mondiale quasi-stationnaire, voire en lent et léger recul, serait ouverte, nonobstant les écarts qui continueraient de se manifester à l'échelle des États. Les conséquences politiques et idéologiques de cet énorme glissement commencent à peine d'être explorées, mais elles promettent tant de modifications "de la loi et des mœurs" que, déjà, les crispations traditionalistes prennent de la vigueur;

Par contre les pressions accrues que maintes sociétés font peser sur diverses ressources naturelles (autres que le nombre des humains), sont d'ores et déjà sensibles, en matière énergétique et alimentaire, comme pour certains minerais et métaux que l'on dit "rares", parce que les industries d'hier les ignoraient, alors que leurs demandes actuelles s'enflent. À cet élan de la production industrielle se mêlent divers changements massifs de l'urbanisation et de l'habitation, ainsi qu'un foisonnement mondial des transports à courte comme à longue portée, le tout "encrassant l'atmosphère terrestre", d'où de lourdes conséquences délétères.

Non sans variantes d'un pays à l'autre, ces changements nourrissent des inquiétudes et des périls dont l'ancrage devient de plus en plus politique. Autrement dit, alors que la révolution industrielle a donné naissance au 20è siècle à des "politiques sociales" [9], la révolution informatique qui pénètre toutes les structures sociales, pourrait s'accompagner  d'un déploiement des "politiques écologiques" aujourd'hui vagissantes


(10) – Quelques vues sur l'avenir du  SM  en formation

Le désordre monétaire et financier qui dure depuis 1975 [10] ne sera pas réparé d'un seul coup. Dans un ordre qui dépendra des rapports de force entre États, mais aussi entre eux et les FMN, il se modérera ou se résorbera à mesure que deux problèmes majeurs seront réglés, ce qui s'effectuera en plusieurs étapes dont certaines (mais pas les plus décisives) ont déjà été franchies.

 Pour l'essentiel, il s'agira de remplacer le système de l'étalon-dollar par quelque bancor [11] géré par un conseil adjoignant aux États-Unis leurs rivaux les plus importants en  E  (dont la Chine, l'Europe enfin coalisée autour de son euro et quelques très rares autres partenaires). Par étapes diversement imbriquées dans cette réforme monétaire, il s'agira également de cantonner le plus étroitement possible, les opérations financières internationales qui ne sont pas entièrement contrôlées par la véritable banque centrale de l'un des partenaires du nouveau bancor.

La seconde série de réformes politico-financières de portée mondiale – et d'accouchement fort délicat – devra concerner le traitement politique des  FMN, que ce soit pour les soumettre à l'autorité d'États puissants (ce qui, vu de 2013, est peu probable à court terme) ou pour les soumettre à des normes internationales définies et appliquées par des coopératives d'États puissants. Autrement dit pour leur imposer des normes (juridiques, comptables, financières, etc.) définies par des autorités techniquement qualifiées et politiquement responsables et non par les seuls états-majors de firmes affairistes tissant entre elles des liens "contractuels", au sein d'États que leur libéralisme rend incurieux ou impuissants.

Il suffit de réfléchir aux problèmes que les firmes et les États auront à trancher pour que soient établis des contrôles juridico-techniques pertinents, quand il s'agira de discipliner les géants de l'informatique, des medias, des télécommunications, de la pharmacie, de l'armement ou de vingt autres branches d'activité, pour conclure que ce sera un travail énorme et délicat. Outre le versant "matériel" de ces problèmes (transactions, brevets, crédits, pipelines transfrontières, connexions télématiques, etc.), il faudra aussi ordonner leur versant "spirituel" touchant aux "droits" des créateurs, à la propriété des "images", à l'utilisation des archives et de toutes les autres œuvres du passé, etc., toutes questions d'ampleur croissante.

Mais il suffit aussi de cataloguer les tensions internationales déjà manifestes aujourd'hui en ces divers domaines, pour se convaincre que la responsabilité politique a besoin de frontières. L'Idealtype à la française (des codes précis, des juridictions spécialisées, des contrôles croisés, etc.) ne pourra pas s'appliquer en de telles matières, pas plus que l'Idealtype à l'anglaise (des juridictions entremêlées dont les sentences éparses font "loi" pour l'application de contrats façonnés par des armées de lawyers sans normes communes). Les réformes nécessaires ne pourront naître que de rapports de force entre États (ou groupes d'États), dûment nappés de diplomatie et peu à peu consolidés en un réel droit international ayant ses lois et ses tribunaux dotés  d'autorité sur les institutions juridico-judiciaires des États assemblés ou coopératifs.


(11) – Mondialisation et civilisation

Les réflexions du n° 10 pourraient être longuement enrichies, si l'on prenait en compte les problèmes internationaux que soulèvent, de façons très contrastées, les appareils idéologiques qui se déploient dans le monde actuel, qu'il s'agisse de partis ou de syndicats, d'églises maîtresses de leurs religions traditionnelles ou d'associations qui adjoignent de nouvelles finalités à la liste actuelle des ONG [12]. L'ONU qui groupe une part croissante de ces institutions ne les stimule pas plus qu'elle ne tarit les guerres entre les Nations diversement Unies qu'elle Organise.

Au cours du 20è siècle, après des guerres massivement ravageuses, la dissuasion réciproque assise sur l'équipement nucléaire des "Supergrands" a tempéré leurs ardeurs guerrières, non sans les déporter vers d'autres pays plus ou moins "voisins". Depuis lors, plusieurs de ces "voisins" ont à leur tour acquis un tel équipement, ou y travaillent. Ainsi, les voies et moyens d'une dissuasion "à divers étages" font désormais l'objet d'explorations souvent périlleuses, tant du côté du BRICS (n° 8) qui élargit quelque peu son rayonnement, que de la part de divers autres États, tels Israël ou l'Iran, etc. Une réforme du Conseil de Sécurité de l'ONU – et sa démultiplication à l'échelle de grandes "régions mondiales" dûment définies - serait certes souhaitable, mais elle n'aura des chances de mûrir – comme les autres réformes de portée mondiale, évoquées ci-avant – qu'au prix d'une sensible évolution des rapports de force dans le   SM  en vigueur, ce qui n'ira pas sans de longs délais, parfois assortis de périls graves.

Néanmoins, une autre transformation s'est heureusement diffusée, depuis 1945, après la fin de la seconde guerre mondiale. Ce mouvement est parti de l'Europe (scandinave et anglaise, puis française, etc.) sous la forme d'une "protection sociale" diversement ramifiée (revenu, famille, logement, santé, etc.). Il s'est déployé dans des sociétés où l'instruction des peuples s'étendait. Sa diffusion mondiale est visiblement en cours. Elle a été accélérée modérément par l'enrichissement des États-Unis et substantiellement par l'"éveil" de la Chine, puis par la reconversion de la Russie et par les premiers bénéfices de la décolonisation, notamment en Inde et en d'autres pays d'Asie et même d'Afrique.

Rien ne garantit que la "dissuasion nucléaire" et la "sécurité sociale" seront éventuellement renforcées par d'autres élans (touchant notamment au statut des femmes et à l'éducation des enfants, etc.) le tout convergeant dans un monde iréniquement tourné vers son auto-développement. Mais il y a néanmoins, là, des promesses à faire fructifier par des politiques pertinentes, d'autant que celles-ci pourraient recevoir des renforts manifestes, au cours des prochaines décennies, si l'allongement de la durée de vie humaine s'accompagnait d'une nette réduction de la vie de travail. [13]


(12) – L'invention de l'avenir

Les inflexions manifestes du devenir mondial dont la possibilité se laisse apercevoir méritent réflexion, car elles touchent à l'essence même de l'humanité. Dans l'ordre  N  la loi du devenir est à tout jamais enveloppée dans le mouvement propre de la matière-énergie constitutive d'une galaxie nullement éternelle. À plus modeste échelle, elle est déterminée par des interactions physico-chimiques dont découle toute l'évolution des espèces animales, y compris celle de  H. Enfin, à l'échelle spatio-temporelle beaucoup plus courte où est inscrite  l'histoire de l'humanité, il ne s'agit plus d'une évolution naturelle, mais bien d'un développement social que l'action des humains peut infléchir.

Non point l'action individuelle, comme l'imaginent trop souvent les sociologues contaminés par Talcott Parsons [14], mais bien les actions massivement collectives qui s'entrechoquent à de multiples niveaux des sociétés. Les collectifs humains dûment organisés sont capables de réformer leur monde. Quand Marx affirmait que le lutte des classes est le moteur de l'histoire, il disait, avec les mots de son temps et en vue des réalités (étatiques, industrielles, etc.) de son époque, ce qui pouvait se développer dans les aires européennes dont il avait quelque expérience. Dans ces limites, il était porteur de vérités potentielles. À condition de réactualiser sans cesse toutes les coordonnées spatio-temporelles et autres (c'est-à-dire "sociologiques"), d'hommes agissant en masses suffisantes et selon des visées dûment éclairées, la même démarche transformatrice est à jamais riche des mêmes vérités potentielles, au sein de telle ou telle structure sociale, à condition que ses objectifs soient sans cesse affinés et exprimés avec des mots relayant les vocables usés.

Le "socialisme" est peut être l'un de ces mots. Mais la chose qu'il a désignée reste à jamais vive et nécessaire : il s'agit de l'adaptation des structures sociales aux besoins et aux choix collectifs des humains.

Bref, il reste beaucoup à faire pour que les sciences sociales sachent guider ces choix par des recherches productrices de résultats vérifiables et d'essais pertinents.

Si j'étais mieux informé et plus féru des sciences et savoirs d'ordre psychologique ou psychanalytique, je devrais, ici, offrir à la réflexion du lecteur quelques impressions que j'ai tirées de mes longs tours et détours dans l'univers des sciences sociales. Il me semble, en effet, que les transformations qui s'opèrent à l'échelle individuelle dans les sociétés les plus riches et complexes tendent à un émiettement des populations, c'est-à-dire à une multiplication relative des individus isolés, ainsi qu'à un plus fréquent saupoudrage de leurs activités entre de multiples sociétés, tendances qui sont contre-battues notamment par un recours croissant aux "réseaux sociaux" et autres formes d'inter-relations sans contacts "humains".
Cette pulvérisation de l'homme-en-société serait peut être à rapprocher d'autres phénomènes, tels l'affaiblissement des syndicats et partis, voire des églises, ou la multiplication des "pseudo-diasporas" que sont les chapelets épars de nationaux d'un certain pays (les expats) qui s'observent vers maints pays "lointains"…Auquel cas, la sempiternelle réinvention du socialisme devra aussi se soucier des formes spatio-temporelles d'organisation et d'action à expérimenter, avec, mais aussi au delà des commodités informatisées dans ces sociétés "pulvérulentes"


Robert Fossaert
Andrésy
Janvier 2013


[1] Ed. Seuil, 1977. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[2] En particulier dans la série Inventaire (Tome I : La dynamique du système mondial ; tome II : Les principales transformations) et invention du 21è siècle et dans Ma seconde crise mondiale, ouvrages qui sont disponibles sur le site Les Classiques des sciences sociales.

[3] Marx : Ses modes d'emploi (1883 - 2000). - Conférence que j'ai donnée en février 1997, à  l'Université Libre de Bruxelles, sur invitation de la Fondation Liebman  (cf. note 2). [Le texte de cette conférence est disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT]

[4] Pour ma part, j'ai consacré trois tomes de La Société aux États (3- les Appareils; 4- les Classes; 5- Les États), étant bien entendu que les tomes 3 et 4 débouchent aussi sur le tome 6 qui explore Les structures idéologiques. (n° 7). Les ouvrages logés sur le site indiqué par la note 2 ci-avant ont complété et parfois corrigé les dits tomes.

[5] M'en tenant à quelques exemples français, je citerai Braudel (La Méditerranée, etc.) ou Maurice Lombard (L'Islam en sa première grandeur) et Denis Lombard (Le carrefour javanais), mais il en est bien d'autres dûs, à des érudits allemands, anglo-saxons, et autres.

[6] La datation par référence implicite à "l'ère chrétienne" s'est "mondialisée" à mesure que la prédominance euro-atlantique du capitalisme s'est affirmée. L'aviation puis les télécommunications informatisées ont favorisé la diffusion de ce repère, mais rien ne garantit sa pérennité, si ce n'est l'usage.

[7] Ces "Statute OFArmed ForceS" sont des accords "diplomatiques" entre les États-Unis et les États "accueillant" leurs troupes.

[8] Groupe à demi formalisé assemblant le Brésil, la Russie, l'Inde, la Chine et l'Union Sud-Africaine.

[9] Vers lesquelles ont conflué maintes aspirations "socialistes" nées dès les 19è et 20è siècles, d'où l'incrustation dans les modes de production de "charges sociales" qui sont, en fait, des "built-in stablilizers" (Galbraith).

[10] Voir notamment La deuxième crise du 20è siècle sur le site indiqué par la note 2 ci-avant.

[11] Le terme est de Keynes. Les États-Unis bloquèrent ses sages propositions, en 1944, à Bretton-Woods.

[12] Organisations Non Gouvernementales.

[13] Que ce soit par réduction des horaires, allongement des "pauses" (vacances, stages, congés diversement finalisés, etc.), allongement d'études étalées "sur toute la vie", enrichissements culturels et sportifs des repos, voyages et vacances, etc. Voir les écrits d'André Gorz.

[14] Comme par des milliers d'autres bons esprits qui, depuis des millénaires et pour des siècles encore, n'ont pas appris à lever leur regard de "philosophe" ou de "sociologue" bien au delà de l'acteur microscopique qu'est l'individu humain.


Retour au texte de l'auteur: Robert Fossaert, économiste Dernière mise à jour de cette page le vendredi 11 janvier 2013 8:30
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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