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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Le monde au 21e siècle: Une théorie des systèmes mondiaux (1993)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de M. Robert Fossaert, sociologue économiste, Le monde au 21e siècle : Une théorie des systèmes mondiaux. (1993). Paris : Éditions Fayard, 1991, 523 pages. [Autorisation formelle accordée par l'auteur, le 16 octobre 2003, de diffuser cette oeuvre sur ce site] Une édition numérique réalisée par Marcelle Bergeron, bénévole, professeure retraitée de l'enseignement à l'École polyvalente Dominique-Racine de Chicoutimi.

Introduction

Un nouveau monde?
«On s'en souviendra de cette planète!»
       VILLIERS DE L'ISLE ADAM

Nul ne semble en douter, un nouveau monde est né. Mais quand? et comment? En 1991, la guerre a sévi dans le Golfe. En 1990, la RDA [1] s'est dissoute dans la RFA. En 1989, l'URSS a perdu le contrôle de son glacis européen, sinon celui de ses républiques enclines à l'indépendance; le Japon a clos l'ère Showa en enterrant l'empereur Hiro Hito, épargné par les procès de 1945-46. En 1987, la planète a dépassé les 5 milliards d'habitants. En 1985, Gorbatchev, promu secrétaire général du PCUS, a initié la politique de glasnost et de perestroïka.

 On allongerait vainement la liste des évènements inauguraux du nouveau monde, car la question centrale n'en serait guère éclairée: pour repérer le début d'un monde, il faut savoir ce que monde veut dire. On progresse du détail événementiel vers une visée plus large, en observant qu'un monde désigne, en abrégé, une période de l'histoire du système mondial formé par l'ensemble des pays en interaction. Mais la question centrale reste entière: qu'est-ce qu'un monde? en quoi peut-il être nouveau, c'est-à-dire diffèrent du monde précédent? Autrement dit: comment reconnaît-on un système mondial original parmi les mondes dont l'histoire a gardé trace?

Aujourd'hui, la Terre porte un seul ensemble de sociétés interdépendantes, mais ce monde unique n'est qu'une variante dans la longue série des systèmes mondiaux qui se sont succédés ou ont même coexisté pendant des millénaires, en s'ignorant l'un l'autre, malgré de rares explorateurs de l'inconnu, émules d'Ibn Battûta ou de Marco Polo.

À l'avenir, quand les traces brutes de l'aventure humaine deviendront déchiffrables, les mondes du passé seront mieux connus. Des sciences à naître décrypteront le patrimoine génétique des populations pour tempérer les légendes que les peuples se racontent. Des géographies toujours plus audacieuses traiteront les territoires comme des palimpsestes où le travail des hommes n'a cessé de s'inscrire. Les données ainsi extraites du matériau humain et terrestre enrichiront des paléontologies, des archéologies et des ethnologies aux curiosités sans limites, des linguistiques comparatistes et des anthropologies culturelles dont les recherches déborderont de l'Occident nombriliste, des histoires qui feront document de tout bois pour répondre aux questions que l'actualité leur posera.

Néanmoins, la diversité des mondes a déjà provoqué d'innombrables descriptions utiles. Mieux, une véritable mutation s'est amorcée depuis que la décolonisation a multiplié les perspectives. Jointe à la prolifération des sciences sociales, cette pluralité des visées rétrospectives ne cesse d'enrichir la représentation des mondes passés.

Vico ou Condorcet, Hegel ou Marx, Lénine ou Weber disposaient d'une information moins riche et moins débattue que celle dont Aron ou Braudel ont pu bénéficier. On peut, sans irrespect, rejeter beaucoup de leurs dires; on peut, sans immodestie, théoriser après eux et, s'il le faut, contre eux; mais on doit se rendre plus attentifs qu'eux à l'incessant enrichissement des sciences sociales, c'est-à-dire à la précarité des résultats acquis.

Les systèmes mondiaux sont inintelligibles pour qui ne les simplifie pas. L'interaction de millions d'hommes produit un brouillard d'évènements opaques. La visibilité se construit. Les méthodes à cette fin sont multiples, souvent inconscientes, parfois raisonnées. La théorie est la plus exigeante d'entre elles parce qu'elle expose les concepts qu'elle élabore, les hypothèses dont elle se soutient et pas seulement les résultats qu'elle présente.

Les règles qui garantissent sa bonne distance critique vis-à-vis des mondes à représenter concernent l'échelle des représentations, autant que leur nature. Anciens ou non, les mondes deviennent intelligibles si leur espace est observé d'abord à l'échelle des continents, leurs évolutions à l'échelle des siècles, leurs activités à l'échelle des millions d'hommes. À d'aussi petites échelles, le trivial des événements s'évanouit et la lourde répétition des activités humaines révèle les structures où elles se moulent. L'ossature des mondes anciens et l'architecture du monde présent se laissent apercevoir quand l'infinie turbulence des relations sociales cesse de distraire le regard.

Pour l'analyse du monde présent, la difficulté redouble car l'observateur, imprégné des idées qui ont cours dans sa société, tend à surestimer son expérience personnelle. Il ne peut échapper à l'emprise des idées reçues qu'en comparant systématiquement le monde présent aux mondes défunts, pour cerner leurs traits communs et discerner leurs spécificités respectives. Mais il lui faut aussi se souvenir des mises en garde répétées de Gouldner contre la personal reality, cette expérience sociale infuse qui encombre tout homme de certitudes ou d'intuitions qui doivent être mises en doute pour céder la place aux faits bien établis, aux généralisations démontrables, aux hypothèses explicites.

Le lecteur s'approchera de cette précaution idéale, s'il réfléchit aux préjugés massifs que sa famille, son éducation, son pays d'origine, son expérience professionnelle, son âge même ont pu instiller en lui: ainsi pourra-t-il juger des biais qu'il doit combattre. L'auteur peut payer d'exemple à cet égard. Il est né dans un monde à deux milliards d'habitants et mourra dans un monde trois fois plus peuplé, mais où les famines resteront rares: cela le rend-il trop optimiste? Il s'est éveillé au monde, à Dunkerque, en 1940, quand la guerre faisait rage et déplaçait les frontières de toute l'Europe: exagère-t-il, de ce fait, la plasticité des États et les bienfaits de la dissuasion nucléaire? Est-il entraîné par sa formation et son métier, à dominante économiste, vers quelque surestimation de l'infrastructure? Plusieurs décennies passées dans les méandres des gauches françaises l'ont-elles privé de patience et d'indulgence politiques? Le lecteur en jugera d'autant mieux qu'il aura, lui aussi, balayé devant sa porte.

 Le même repérage des biais subjectifs doit évidemment s'appliquer aux spécialistes dont les oeuvres seront mises à contribution par la présente recherche, en insistant tout particulièrement sur leurs déformations professionnelles les plus fréquentes. On veillera ainsi à éviter les pièges où le nationalisme et le mépris des modèles théoriques font tomber trop d'historiens. De même, on combattra les propensions psychologisantes des sociologues, les positivismes cartographiques des géographes, les enjolivures mathématiques des économistes et autres manies disciplinaires.

 Les résultats de ces disciplines fragmentaires doivent être globalisés pour concourir à l'intelligence des objets énormes que sont les systèmes mondiaux, mais il apparaîtra que cette simplification se heurte à une limite, comme si l'analyse des sociétés ne pouvait être réduite à moins de trois dimensions: celle de l'économique qui embrasse tout ce qui touche à la subsistance des hommes, des techniques productives aux consommations finales, sans oublier les impôts qui redistribuent les revenus, les crédits qui les abondent et les monnaies qui les expriment, etc.; celle de la politique, entendue au sens le plus large du terme, en visant tout ce qui concerne l'organisation sociale, de la propriété au pouvoir, comme de la dépendance à la citoyenneté et de la collectivité la plus minuscule jusqu'à l'ONU, etc.; celle, enfin, de l'idéologique ou du culturel, qui embrasse en sa plus vaste extension, toutes les pratiques et toutes les idées, des plus modestes aux plus éthérées, en tant que les hommes y manifestent leurs représentations du monde où ils vivent.

 Économique, politique, idéologique (ou culturel): le lecteur s'épargnera bien des malentendus s'il sait que ces termes seront toujours employés dans la plus vaste des acceptions possibles, pour désigner la totalité sociale - l'ensemble du système mondial -saisie sous l'un de ses trois angles d'analyse. Et que de ce fait, le terme social ne sera employé que pour désigner synthétiquement une réalité considérée simultanément dans ses propriétés économiques, politiques et culturelles.

 L'objectif étant de comprendre en quoi le monde présent est nouveau, la réponse sera fournie par une double mise en perspective: rétrospective et prospective. Comme les systèmes mondiaux d'avant la révolution industrielle capitaliste ont marqué de leurs empreintes les peuples et les civilisations d'aujourd'hui, on leur consacrera une brève première partie où le sédiment de plusieurs millénaires se laissera d'autant mieux apercevoir que de nombreuses et savantes recherches lui ont été consacrées.

 Les mondes capitalistes qui se sont succédés depuis la révolution industrielle se verront consacrer une seconde partie, plus longue que la première, car il importe d'examiner de près les nombreux dispositifs économiques ou politico-culturels qui se sont formés au cours des 19e et 20e siècles et demeurent souvent actifs aujourd'hui.

 De même longueur que la précédente, la troisième partie analysera le monde nouveau en cours d'émergence en examinant ses caractéristiques présentes et ses potentialités à l'horizon du siècle prochain.

 Dans cette perspective prospective, la décennie 1990-2000, dont la problématique est déjà nouée pour une bonne part, et les toutes premières décennies du 21e siècle, dont la trame est partiellement dessinée, seront examinées avec une égale attention, tandis que les décennies ultérieures du 21e siècle seront prises en considération comme une sorte de grand écran où les tendances les plus lourdes du monde présent laissent apercevoir leurs immenses conséquences, sans qu'on puisse préjuger des contre-tendances et des novations qui apparaîtront le temps aidant.

 Laissons le dernier mot à Marc Bloch, méditant sur la défaite française de 1940 et qui, après avoir noté que «l'histoire est, par essence, science du changement», déclare: «Elle peut s'essayer à pénétrer l'avenir; elle n'est pas, je crois, incapable d'y parvenir» [2]. Puisse le présent essai inciter les historiens de toutes les sciences sociales - car il n'est pas de science sociale sans dimension historique - à relever le défi de Marc Bloch, sans attendre qu'advienne un nouveau 1940, en quelque domaine que ce soit.


[1]     En début de volume, une table explicite les sigles utilisés.

[2]     L'étrange défaite (Gallimard, Paris, 1990, p. 151).


Retour au texte de l'auteur: Robert Fossaert, économiste Dernière mise à jour de cette page le Mercredi 13 avril 2005 09:42
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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