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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du livre de M. Robert Fossaert, sociologue économiste, “Devenir et avenir des diasporas”. Un article publié dans la revue Hérodote, Revue de géographie et de géopolitique, no 33, avril-juin 1989, pp. 158-168. Paris : La Découverte, Éditeur. Nu-méro intitulé : “Géopolitique des diasporas.” [Autorisation formelle accordée par l'auteur, le 16 octobre 2003, de diffuser cette oeuvre sur ce site]

 Robert Fossaert

Économiste [macrosociologie] 

Devenir et avenir des diasporas”.

 

Un article publié dans la revue Hérodote, Revue de géographie et de géopolitique, no 33, avril-juin 1989, pp. 158-168. Paris : La Découverte, Éditeur. Numéro intitulé : “Géopolitique des diasporas.”

Table des matières 
 
Introduction
 
Toute diaspora est l'aventure d'un peuple
Une dispersion sans dilution
Des colonies sans « mère patrie » ?
Devenir et avenir des diasporas
 
Bibliographie

 Introduction

 

Les salariés d'IBM sont plus nombreux et plus dispersés que les Tziganes, mais la diaspora IBM serait une notion saugrenue. Beaucoup de religieux bouddhistes, chrétiens ou musulmans font preuve, dans leurs activités internationales, d'une ferveur religieuse supérieure à celle de la plupart des juifs, mais nul ne range leurs ordres parmi les diasporas. Les Québécois - bien connus des démographes [11] * - sont « ethniquement [1] » plus Français que nature, mais qui songerait à les associer aux Wallons et aux Romands dans quelque diaspora française ? L'histoire a déposé des colonies [2] allemandes, de la Volga à la Californie et au Brésil, mais, avant comme après les expulsions de 1945, il n'a jamais été question d'une diaspora allemande. Ni d'une diaspora anglaise ou britannique, malgré un semis impérial des plus abondants. 

Ainsi, l'effectif, la confession, « l'ethnicité » ou les projections coloniales ne suffisent jamais à définir une diaspora et l'on peut évidemment en dire autant de la communauté langagière, de l'activité commerciale, de l'errance plus ou moins permanente ou de l'absence d'un territoire ou d'un État de référence. À certaines époques, plusieurs de ces éléments entrent en ligne de compte pour certaines diasporas, mais on chercherait vainement à les combiner en une formule idéale, valable en tous lieux et en tous temps. 

Les diasporas se sont formées à des siècles de distance, à partir de sociétés diverses. Elles ont survécu, en leur entier ou, plus souvent, en. partie, dans des conjonctures internationales et des environnements sociaux très variables. Elles ont été confortées par des agencements internes ou externes non moins variables, dans leur nature comme dans leur évolution historique. Elles n'ont donc pas de formule éternelle. 

Tel est d'ailleurs leur mérite théorique. Leur fluidité contraste avec la raideur des États-nations, cerclés de frontières. Leur pérennité et leur plasticité ne favorisent pas l'invention d'une histoire univoque, semblable à celle des sociétés bien assises. Leur ubiquité - toute relative d'ailleurs - corrige leurs propensions nostalgiques à l'orthodoxie, par diverses contagions exotiques. Ainsi, les diasporas doivent être examinées à l'échelle des systèmes mondiaux et des longues durées. Leur devenir est moins une histoire propre qu'un jeu complexe d'interactions avec des sociétés synchroniquement variables et soumises diachroniquement à des transformations diversifiées. Bref, les diasporas relèvent, par excellence, d'une macrosociologie historique.

 

Toute diaspora est l'aventure d'un peuple

 

Toute diaspora naît de la dispersion d'un peuple préexistant. Si l'ensemble de ce peuple - ou de ses survivants - est dispersé, la diaspora devient la forme même de son existence. Tel sera, finalement, le cas des juifs pendant dix-neuf siècles, de la ruine de l'État-temple de Jérusalem, vers la fin du Ier siècle, à la création de l'État d'Israël, au milieu du XXe siècle. Mais, avant comme après ces deux bornes, la diaspora juive avait commencé - ou s'est poursuivie. 

Pour les treize à quinze siècles précédant la destruction du Temple, le sort des tribus plus ou moins liées dans l'alliance juive est d'interprétation difficile [1]. Plusieurs des empires égyptiens, assyriens, babyloniens ou séleucides, qui ont successivement contrôlé les terres comprises entre l'Égypte et la Mésopotamie, ont sans doute déplacé tout ou partie de certaines tribus juives, appliquant en cela une politique que tous les empires à l'ancienne, assemblant des peuples divers, ont mise en oeuvre à des fins diverses : punir, disperser, peupler, etc. La diaspora partielle qui en est résultée a été renforcée, au fil des siècles, par deux ou trois mouvements plus volontaires : le nomadisme persévérant de certaines au moins des tribus juives ; le recrutement en leur sein de contingents mercenaires, notamment pour le service des pharaons ; et l'exploration marchande, au long des routes du commerce lointain, aux côtés des autres peuples levantins, héritiers des traditions phéniciennes. 

Ainsi, lorsque les survivants des batailles de Jérusalem et de Massada (66-73) durent s'égailler dans l'Empire romain [10] - et peut-être vers ses confins perses, kouchans ou caucasiens -, ils commencèrent probablement par se réfugier auprès de leurs parents, alliés et clients déjà établis loin de la Judée : c'est-à-dire auprès des exilés (volontaires ou non) originaires de leur peuple. 

À ce moment, la diaspora juive devint intégrale : celle d'un peuple dispersé, désormais privé de tout État et de tout territoire de référence ou de repli ; du moins jusqu'à la récente création de l'État d'Israël -que l'on retrouvera. 

La diaspora tzigane est aussi intégrale que celle des juifs, mais elle est plus tardive (IXe siècle) et porte sur un peuple plus limité, originaire du Bas-Indus et déporté, par le Califat, vers la Basse-Mésopotamie, puis chassé vers l'Anatolie et les Balkans [7]. Les Tziganes, qui n'avaient jamais formé d'État autre que leurs communautés tribales, se retrouvent ainsi dans la même position finale que les juifs : sans État propre ni territoire de repli. 

Plus tardive encore est la diaspora grecque qui s'est opérée en deux temps, séparés par une dizaine de siècles souvent glorieux. Premier temps : des Grecs se dispersent souverainement dans les empires hellénistiques, romain et byzantin. Deuxième temps : les conquêtes arabes et ottomanes réduisent peu à peu les communautés grecques à l'état d'isolats épars, cependant que les Vénitiens et autres croisés asservissent la majeure partie de l'ancienne Grèce continentale et insulaire et en modifient parfois le peuplement. Quand, un siècle avant la chute de Constantinople (1453), Byzance n'est plus qu'une grosse cité marchande, entourée d'un contado, la diaspora grecque arrive à maturité. Il ne lui reste plus qu'à perdre, avec cette ville à demi ruinée, sa dernière référence géopolitique. Et ce, jusqu'à ce siècle tumultueux (1820-1920) où une nouvelle Grèce naîtra, dans et contre une Turquie qui finira par expulser vers elle de larges pans de sa diaspora. 

Le cas des Arméniens est différent. Leur diaspora a été nourrie de vagues successives, parfois très anciennes et mêlées à des poussées commerciales volontaires. Jusqu'au début du XXe siècle, leur histoire a ressemblé à celle de maints autres peuples soumis à des empires successifs : déplacements et dispersions interviennent de temps à autre, mais un ou plusieurs États arméniens survivent en Anatolie. Puis adviennent les grands massacres turcs de la Première Guerre mondiale, à la suite desquels il ne subsistera qu'une petite république d'Arménie, vite subordonnée à l'URSS, et que certains des Arméniens dispersés de par le monde refuseront de considérer comme leur patrie. Ici, donc, la diaspora devient tardivement massive, après d'épouvantables massacres, mais elle n'est pas intégrale. 

Elle ne l'est pas non plus - dernier exemple - pour les Palestiniens, car une part importante d'entre eux, en Cisjordanie ou à Gaza sont demeurés dans les territoires qu'ils occupaient, avant la création d'Israël, ou y ont été rejoints, dans les camps de réfugiés, par les conquêtes israéliennes de 1967. Néanmoins, la dispersion des Palestiniens, en Jordanie et dans les États de la péninsule Arabique, ressemble bien à une diaspora provoquée de vive force, encore que l'essor économique des États pétroliers ait adjoint à cette violence de fortes incitations économiques, pour les Palestiniens comme pour les Égyptiens ou d'autres. L'originalité principale de la diaspora palestinienne est ailleurs : aucun État proprement palestinien ne lui a préexisté, ce qui offre l'occasion d'observer un processus d'ethnogenèse [3] qu'une éventuelle novation étatique pourrait convertir en formation d'une nation. 

Mais, à ce point, il importe d'assigner aux concepts de peuple et d'ethnie - et à quelques autres - une signification aussi peu impressionniste que possible. 

Un peuple est un objet historique de consistance variable. On peut toujours le décrire en cataloguant certains de ses attributs : une langue, des usages et des institutions propres, des mythes et des croyances communément partagés, y compris le récit d'une histoire collective, un territoire (de nomadisation, de sédentarisation ou d'origine), des genres de vie, des activités, etc. Le tableau complet de ces éléments décrit la culture, propre à un peuple ou en partie partagée avec d'éventuels peuples apparentés. Pour qui veut connaître tel peuple en sa singularité, l'inventaire exhaustif de sa culture matérielle et morale est aussi nécessaire que la connaissance détaillée de son histoire (non légendaire). Mais pour qui veut juger des relations entre peuples - notamment par l'effet des diasporas -, l'accent doit être déplacé du singulier vers le typique, de 1 accident vers la régularité, du contenu original vers la structure sociale qui l'informe. 

De ce point de vue, tout peuple se caractérise par une organisation économique particulière qui assure sa subsistance et par une organisation idéologico-politique d'un certain type qui assure sa cohérence. 

L'organisation économique des peuples en diaspora importe assez peu, puisqu'elle cesse de leur être commune ou - en tout cas - de dépendre principalement d'eux : ils ont à s'insérer dans les aires que les sociétés « d'accueil » leur réservent, dans les interstices de leurs organisations économiques propres ou dans certains rouages de celles-ci, selon les opportunités qui s'offrent à eux. Quant à l'organisation idéologico-politique, il va de soi que la diaspora la transforme également. Que leur État d'origine soit détruit ou devienne lointain, peu importe, les peuples en diaspora sont désormais soumis, à titre principal, aux pouvoirs des États multiples et divers, sous lesquels ils ont à vivre. Si bien que leur principal trait distinctif est désormais d'ordre idéologique : ils participaient d'une culture donnée, ils étaient originairement porteurs d'une certaine identité commune [3], ils demeurent un peuple cohérent, malgré la diaspora, dans l'exacte mesure où cette identité commune survit en s'adaptant. La diaspora, c'est la dispersion d'un peuple qui, néanmoins, ne se laisse pas diluer dans d'autres peuples. 

 

Une dispersion sans dilution

 

Si tel est bien le cas, il importe de reconnaître l'identité collective de chaque peuple en diaspora, moins dans la particularité de ses us et coutumes que dans son type essentiel, pour tenir compte des propriétés objectives qui s'attachent à ce type. 

En schématisant des résultats que j'ai détaillés ailleurs, pour le cas de sociétés stabilisées de longue date [21, trois repères principaux sont à retenir. L'identité collective d'un peuple demeure tribale tant que les liens de parenté et d'alliance, réels ou imaginaires, demeurent prépondérants. Elle devient ethnique quand la référence aux institutions politiques communes, au territoire partagé et aux modes de vie distinctifs déborde de beaucoup des liens précédents et, au bénéfice d'une suffisante armature urbaine, enveloppe une population déjà plus étalée et beaucoup plus substantielle. Enfin - en négligeant le stade « provincial » que la longue coexistence dans un même empire, fait cristalliser - l'identité commune devient nationale, quand l'État s'emploie délibérément à fondre toutes les ethnies -ou toutes les provinces - qu'il contrôle, en usant de tous les creusets à sa disposition : le service dans l'armée, le travail d'un appareil scolaire, le jeu de médias de masse, etc. 

Soit dit en passant, cette gradation (simplifiée) libère l'ethnie de ses trop fréquentes connotations racistes. La constitution d'une ethnie, c'est-à-dire la territorialisation méthodique d'un peuple - par exemple la conversion génos ---> thetos des anciens Grecs [4] - ou la transformation équivalente d'un peuple encore touché par le nomadisme - par exemple l'alliance des tribus juives - est un processus de forme politique, mais de contenu essentiellement culturel [6]. La fusion d'ethnies - ou de provinces multiples - en une nation est un autre processus politico-culturel au cours duquel les ethnies s'effacent dans une identité plus souple, apte à envelopper de beaucoup plus vastes peuples. Dès lors, la recherche des « caractères ethniques » distinctifs, qui survivraient au sein d'une collectivité nationale est l'alibi d'une discrimination où des traits d'anthropologie physique, mâtinés de traits culturels superficiels, sont survalorisés, comme l'étaient naguère les « caractéristiques raciales ». « L'ethnicité » se révèle ainsi comme le symptôme soit d'une nation non encore accomplie, même si elle a déjà ses chantres ; soit d'une nation au sein de laquelle des discriminations racistes sont entretenues sous de nouveaux masques ; soit d'une confusion sémantique. Mais il est vrai que cette dernière est fort répandue, jusque dans la pensée savante où trop souvent, les termes de tribus, ethnies, nations - et tous leurs cousins, proches ou lointains - s'emploient sans être calibrés. 

Toujours est-il que les peuples survivent comme tels, dans l'exacte mesure où leur dispersion ne s'accompagne pas d'une dilution de leur identité commune dans celles des peuples parmi lesquels ils sont dispersés. Une telle résistance ne doit Pas être jugée à l'échelle individuelle. En effet, il est certain qu'au fil des siècles - ou même des décennies - toutes les diasporas perdent de leurs membres - indépendamment des massacres qui parfois les frappent. Ces pertes d'individus ou de famille qui se « marranisent » sans retour, qui se convertissent ou « s'assimilent » de quelque autre façon, sont d'ailleurs plus ou moins compensées par des gains inverses, par des inclusions individuelles ou collectives, indépendantes des transferts qui s'opèrent d'un site à l'autre, dans chaque diaspora. 

En longue durée, la balance de tels échanges ruine radicalement toutes les thèses néo-racistes de « l'ethnicité », tant il est vrai que chaque diaspora survit par la transmission d'une culture et non par celle d'un patrimoine génétique. La preuve en a été fournie notamment par Poliakov, l'historien de l'antisémitisme, lorsqu'il recense et commente les informations d'ores et déjà dégageables de l'étude des groupes sanguins [9]. Physiologiquement parlant, les communautés juives ressemblent de très près aux peuples parmi lesquels elles vivent et se différencient nettement entre elles, encore que leur panmixie soit moins marquée en Europe orientale où la conversion massive des Khazars, à la fin du VIIIe siècle, a enrichi la diaspora juive d'un apport original. Mieux, la panmixie juive est plus accusée que celle des Tziganes, du moins en Hongrie. Au reste, l'expérience d'Israël, depuis 1945, est des plus éclairantes. La partie de la diaspora juive qui s'est regroupée dans cet État est différenciée, d'apparence et de coutumes, presque à l'égal des populations qu'elle a quittées, du Yémen au Maroc et de l'URSS aux États-Unis. Car l'identité commune, elle-même, n'a pas résisté en tous ses aspects, mais a été partout contaminée par des cultures ambiantes d'une extrême diversité. 

Aussi bien, chaque peuple en diaspora a continué de vivre une histoire pour partie commune - dans son actualité ou dans ses ressources traditionnelles - et pour partie marquée par le devenir propre des sociétés « d'accueil », si bien qu'une enquête cas par cas est indispensable pour comprendre ce qu'était l'identité commune du peuple au temps de sa dispersion, ce que furent, d'étape en étape, les jeux d'identités collectives et différentielles au sein de chacune des sociétés « d'accueil », et ce que les unes et les autres sont devenues, dans leurs interactions comme dans leurs évolutions disjointes. Tout au plus peut-on dégager, de cette histoire si diverse, quelques tendances générales selon la nature des appareils qui ont entretenu dans chaque diaspora une suffisante identité commune et selon les évolutions principales des sociétés « d'accueil ».

 

Des colonies sans « mère patrie » ?

 

L'appareillage des peuples en diaspora doit être conçu de l'intérieur comme de l'extérieur. De l'intérieur, en tenant compte des écoles, églises et autres organisations propres à la diaspora ou partagées par celle-ci avec tout ou partie de ses entourages, mais aussi de l'extérieur, c'est-à-dire en prêtant attention aux flux qui relient les éléments dispersés et, le cas échéant, à ce qui façonne, canalise ou impulse ces flux. 

À ce dernier titre, les colonies offrent un point de comparaison très utile, à condition, bien sûr, de saisir les phénomènes coloniaux à bonne échelle et sous des formes autorisant la comparaison. Écartons donc les colonies massives où un segment de peuple est projeté vers des terres libres, à la manière des Phéniciens ou des Grecs s'implantant en Méditerranée occidentale ; celles également où un peuple « barbare » est inséré dans un empire « civilisé », comme défricheur ou comme occupant de terres disponibles, moyennant tribut et service mercenaire ; celles, enfin, où un empire à l'ancienne redistribue ses peuples par blocs ou par fractions, à des fins diverses - même si ce dernier exemple est parfois à l'origine d'une diaspora comme celle des Tziganes, celle des juifs lors de l'exil babylonien ou celle des Grecs lors du reflux byzantin. Écartons de même les colonisations dont le matériau humain est émietté autant que contraint, qu'il s'agisse d'esclaves pour plantations, de condamnés relégués ou de prisonniers pour dettes et autres indentured servants, non sans noter que les marchands d'esclaves et les administrations pénitentiaires ont souvent travaillé à mélanger au maximum les hommes et femmes transportés, afin de les rendre plus malléables : cette dilution systématique produit -idéologiquement parlant - le contraire exact d'une diaspora : un peuple qui devra inventer jusqu'à sa langue créole. Il reste, dès lors, deux figures coloniales utiles. 

La première est celle des colonies marchandes, ces minuscules enclaves étrangères installées dans les villes, les ports et les oasis, au carrefour des routes terrestres, fluviales et maritimes du commerce lointain et qui, tout en jouissant sur place de privilèges bien définis - c'est-à-dire d'un statut judiciaire, fiscal, douanier, etc. - se livrent au commerce dans les limites fixées par l'autorité locale ou - selon les rapports de force - par leurs guildes et compagnies marchandes. Ces colonies aident à comprendre la situation des diasporas par deux traits au moins. Elles montrent que de très nombreuses sociétés - des cités et des principautés plus ou moins marchandes, comme des empires à l'ancienne - ont eu pendant des dizaines de siècles une expérience détaillée de « l'accueil »sous contrôle, d'éléments organisés, issus de peuples étrangers, et à l'égard desquels un délicat dosage de méfiance, de tolérance et de faveurs était à établir et à gérer durablement. Elles montrent aussi que l'une des formes centrales de cet « accueil » circonspect a été presque partout - du Japon à l'Europe occidentale - le cantonnement des marchands et de leurs auxiliaires dans des enclaves réservées (îlot, quai, rue, quartier, etc.), si bien que le ghetto n'a pas été une invention antijuive, mais tout d'abord la résidence imposée par Venise aux marchands juifs, comme le Fondaco dei Tedeschi était imposé aux marchands allemands [5]. Le ghetto ne prendra une signification antijuive que très tardivement (au XIXe siècle principalement) et en quelques pays seulement, avant de devenir, dans l'Europe nazie, l'antichambre de l'hécatombe. 

Le second exemple colonial utile est celui des migrants libres, paysans en surnombre et ouvriers de la réserve industrielle que le capitalisme a multipliés en Europe, puis en Asie et qui sont partis vers les Amériques et d'autres « pays neufs ». Ici, il importe d'observer - notamment avec Meinig [8] - que ces flux massifs ont, pour une grande part, été composés de minces filets très précis allant de tels villages d'origine vers tels sites d'accueil. L'observation vaut pour tous pays de départ et de destination et demeure valable, aujourd'hui encore, pour l'immigration dont l'Europe est désormais destinataire. Tout porte à penser que, dans les limites imposées par les modes de vie et de transport de chaque époque, les éléments épars des peuples en diaspora ont été liés entre eux par des flux assez semblables : attirance vers les zones où le climat social était ou devenait favorable, et où des parents et amis étaient déjà installés ; fuite loin des zones déprimées ou dangereuses. 

Ainsi, on pourrait en somme se représenter un peuple en diaspora comme une chaîne de colonies rarement substantielles et parfois infimes. De colonies pas plus maîtresses de leur conformation que les treize colonies initiales d'Amérique septentrionale, tenues par leurs chartes, leurs propriétaires ou leurs gouverneurs [8]. Et surtout de colonies dont la mère patrie se serait racornie ou aurait disparu du monde réel, pour renaître, idéalisée, au cœur de l'identité commune...

 

Devenir et avenir des diasporas

 

Corsetées par leurs sociétés « d'accueil », les communautés éparses de chaque peuple en diaspora disposent aussi d'un appareillage interne. Ce peut être, fort modestement, le simple réseau des familles et des paroisses, comme dans la diaspora acadienne que l'évacuation forcée des provinces atlantiques du Québec a dispersée du Maine à la Louisiane, après le traité de Paris (1763) et qui survit, vaille que vaille, dans les bayous de la Louisiane à la Floride. Ce peut être, de façon déjà plus substantielle, le réseau de foires et de pèlerinages grâce auquel les tribus tziganes assurent leur pérennité. Des liens marchands souvent plus détaillés - grâce au crédit notamment - s'observent de même dans les diasporas juive ou arménienne, mais sont puissamment renforcés de diverses manières. Les juifs qui ont produit autant d'hérésies et de schismes que les tenants des autres religions monothéistes, ont néanmoins adopté assez communément deux institutions originales : le rabbinat, comme semi-prêtrise, mâtinée de multiples préoccupations intellectuelles et pédagogiques ; et la synagogue, comme maison de culte, mais aussi d'école et de concertation. Les Arméniens, pour beaucoup dispersés au XXe siècle, ont rapidement établi un appareillage plus moderne, semblable à celui que les juifs avaient eux-mêmes adopté, en divers pays européens, dès le XIXe siècle : associations, syndicats, partis, journaux. 

En effet, en Europe et en Amérique, les diasporas ont suivi le mouvement général des peuples qui les entouraient et la même tendance se dégage aujourd'hui en Afrique ou en Asie, dans les diasporas chinoise ou hindoue - même si celles-ci sont « imparfaites » en tant que diasporas, en raison du maintien massif des peuples d'origine sur leurs territoires propres, soumis à des États indépendants. Elles ont été entraînées vers les formes d'organisation que les sociétés industrielles capitalistes ont produites et leurs identités en ont été affectées. Assimilation ou pérennisation des spécificités historiquement acquises ? aspiration nationalitaire à un État propre à restaurer ou à construire ? ou - la tentation devint tentative pour les juifs, pendant quelques décennies - dépassement internationaliste des clivages identitaires ? Toutes ces tendances se sont déployées sur le grand écran de l'histoire, depuis un bon siècle. 

L'histoire récente des diasporas est trop connue pour qu'il faille y insister ici, même si les tensions extraordinaires nées de l'hécatombe des juifs d'Europe, de la fondation d'Israël, des guerres israélo-arabes, des pressions et chantages pour l'émigration des juifs d'URSS, du médiocre rassemblement opéré en Israël et de l'attrait croissant exercé par les États-Unis sur la diaspora juive composent un paysage sociopolitique tout à fait original. 

Mieux vaut, pour conclure, avancer l'hypothèse que voici : les diasporas n'ont-elles pas de fortes chances de continuer à se multiplier ? et ne sont-elles pas porteuses de quelques promesses essentielles ? 

Leur multiplication probable tient à la vigueur répétitive des faits générateurs de diasporas dans le monde présent. Les effets initiaux de ces bousculades de peuples sont classés sous des rubriques diverses : déportations, évictions, exodes, exils, migrations, etc., sans oublier les réfugiés, les expatriés, les apatrides, les fuyards et autres boat people, les immigrants clandestins, etc. Naturellement, ces rubriques, plus journalistiques que savantes, s'entrecroisent de diverses façons et sont loin de déboucher toutes sur des diasporas durables. Mais le moteur principal dont elles procèdent demeure et demeurera des plus actifs pour de longues décennies encore, si bien que le potentiel diasporique demeurera puissant. 

Ce moteur est le bouillonnement nationalitaire qui - après avoir produit dans l'Europe des XIXe-XXe siècles plus de nations potentielles que d'États-nations - travaille désormais l'Afrique et l'Asie, sinon, au même degré, les Amériques. Dans ces deux continents, une bonne centaine d'États ont émergé en un demi-siècle et ils s'emploient à brasser des myriades de tribus, des milliers d'ethnies et des centaines de « provinces »pour les agréger en nations à leur mesure. On se hasardera sans risques à prophétiser que tous ces États n'y survivront pas et que l'ethnogenèse (par fusions tribales) et l'ethnolyse (par amalgames nationalitaires) transformeront puissamment le spectre africain ou asiatique des identités collectives et, donc, des peuples, non sans de fréquentes éclaboussures en forme de diasporas. Les éléments des peuples caraïbes ou est-africains qui ont joué un temps de leurs passeports britanniques, pour se replier vers l'Angleterre, attestent de l'ubiquité de cette pression, mais Londres n'est pas devenue une nouvelle Cordoue et le passeport britannique a perdu sa magie en se raréfiant. 

L'impossible bâti d'une grille d'États-nations qui couvrirait exactement et harmonieusement la planète entière et, sous un autre angle, les rémanences d'identités collectives infra ou extra-nationalitaires qui se manifestent dans chacune des aires contrôlées par les très grands États d'aujourd'hui, donnent à penser que des ajustements politico-idéologiques, autres que le mariage monogame État-nation, ont chance non point de s'inventer - c'est déjà fait, tant bien que mal, de l'URSS à l'Inde et des États-Unis à l'Indonésie - mais d'acquérir, expérimentalement, une meilleure souplesse et une plus grande stabilité. Auquel cas les diasporas pourraient devenir l'un des canaux concourant à la diffusion des expériences les mieux réussies. 

Mais - faut-il le souligner ? - cette hypothèse s'inscrit à la frontière la plus optimiste d'un éventail de possibles qui a aussi d'autres limites tout à fait épouvantables : celles notamment que l'hécatombe des juifs européens, la partition des Indes ou la déliquescence de l'Afrique orientale ont déjà permis d'explorer... 

 

Bibliographie

 

[1] BERTIN Jacques, VIDAL-NAQUET Pierre et alii, Atlas historique - Histoire de l'humanité de la Préhistoire à nos jours, Hachette, 1987 (voir notamment les pp. 26 à 29, 50 et 51, 58 à 67). 

[2] FOSSAERT Robert, La Société, t. VI - Les structures idéologiques, Seuil, 1983. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.] 

[3] FOUCHER Michel, Fronts et frontières, Fayard, 1988. 

[4] GLOTZ Gustave, La Cité grecque, Albin Michel, 1968 (Ire édition, 1928). 

[5] LANE Frederic C., Venise, une république maritime, Flammarion, 1985. 

[6] LÉVI-STRAUSS Claude, Race et histoire, Gonthier, 1961. 

[7] LOMBARD Maurice, L'Islam dans sa première grandeur, Flammarion, 1971. 

[8] MEINIG Donald William, The Shaping of America, vol. 1 :

Atlantic America - 1492-1800, Yale University Press, 1986. 

[9] POLIAKOV Léon, Histoire de l'antisémitisme, 4 vol., Calmann-Lévy, 1955. 

[10] VIDAL-NAQUET Pierre, Préface à Flavius JOSÈPHE : La Guerre des juifs, Éditions de Minuit, 1977. 

[11] Population et Sociétés, no 226, INED, juillet-août 1988. 



*    Les chiffres entre crochets renvoient à la bibliographie en fin d'article.

[1]    Les connotations racistes de l'ethnicité et la polysémie des colonies seront discutées plus loin.

[2]    Idem.

[3]    Laquelle incluait évidemment une commune reconnaissance des ordres, états, rangs, castes et autres identifications différentielles par lesquelles leur structure de classes s'exprimait vaille que vaille.


Retour au texte de l'auteur: Robert Fossaert, économiste Dernière mise à jour de cette page le lundi 25 février 2008 10:35
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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