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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Robert Fossaert,Organiser les sciences humaines vers une macrosociologie.” Andresy, France, Juin 2013. Chicoutimi: février 2013. Texte inédit. [Autorisation formelle accordée par l'auteur, le 14 février 2013, de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales].

Robert Fossaert

“Organiser les sciences sociales
vers une macrosociologie.


Andresy, France, juin 2012.
Chicoutimi, février 2013. Texte inédit.



Introduction
De la Fac au Ministère des Finances
Autour de l'Édition et de la banque
De la collection "Société" à la conception de "La Société".
De la société au système mondial
La lourde actualité du système mondial
D'un axiome à une esquisse théorique
D'un colloque au système mondial
Penser en termes macrosociologiques
Sur la scientificité des discours sur l'homme et/ou la société
Du bon emploi d'une macrosociologie
Retards et alibis

Introduction

Comme j'ai des doutes sur le degré de "scientificité" de plusieurs des "sciences sociales" à l'aide desquelles je travaille depuis plus de trois décennies et comme j'ai adjoint à leur liste déjà longue une "macrosociologie" que je n'ai fait breveter par aucune "instance scientifique" plus ou moins universitaire, il convient sans doute que j'offre à la critique de mes lecteurs les plus savants quelques explications sur ce que j'ai tenté de faire. À cette fin, je vais préciser, sommairement, le cheminement que j'ai suivi. En outre, pour reposer le lecteur peu intéressé par l'épistémologie, je vais renvoyer à la fin de mon actuel propos, mes réflexions sur la "scientificité" du çi et du ça, dans toutes les branches et branchettes des dites "sciences sociales", en me contentant provisoirement de l'usage banal des termes qui les désignent, disons, depuis le milieu du 20è siècle. Jusque là, je vais donc ranger les pincettes avec lesquelles on saisit l'une ou l'autre de ces sciences (ou leur ensemble, si du moins un tel ensemble est concevable) quand on veut les placer "entre lame et lamelle" sous quelque microscope évaluatif.


De la Fac au Ministère des Finances

En 1945, j'entre par une petite porte dans ce savant domaine : la faculté de droit de Lille, après un collège anémique (dans ce qu'il restait de Dunkerque après 1940…) suivi par un ultime collège au Cateau-Cambrésis (à la veille du débarquement de 1944) et un baccalauréat banal. Une inscription en droit, parce que c'était, alors, le seul endroit où l'on enseignait un peu d'économie, pour qui ne pouvait rêver de Sciences Po, ni de l'ENA alors en gestation, d'autant qu'aucun tremplin familial, ni aucun conseil qualifié ne pouvait me porter vers ces sommets… En outre, je devais m'assurer un indispensable gagne-pain (le pionicat, de 1945 à 1950), longtemps loin de Lille, donc sans réelle fréquentation de la Fac. Au total, des études "supérieures" nourries de polycopiés parisiens ou de notes prêtées par des collègues et surtout de livres tirés des rares bibliothèques mal approvisionnées de l'époque.

Reste l'essentiel, le climat de ce temps de Libération, l'éclosion d'une presse d'après-guerre, les turbulences européennes et mondiales. En France, de rudes élans politiques et des élections fréquentes, sans compter le poids des grèves (chez les mineurs, notamment). Déjà, aussi, de Sétif à Madagascar, les premiers spasmes d'une décolonisation aujourd'hui encore inachevée. Dans ce contexte, la lecture assidue de Marx (dans les médiocres éditions d'alors) et une exploration d'écrits économiques d'époque, tel le Gide et Rist [1], mais non le Schumpeter que je découvrirai quelques années plus tard.

En 1950, licence acquise, je saute du pionicat à l'intendance, toujours dans la dépendance du Ministère de L'Éducation Nationale. À Antony, je participe à la mise en service de la résidence universitaire qui s'y achève, tout en fréquentant assidument la Fac (D.E.S. d'économie et de droit international). Je suis également chargé de TD dans cette Fac. Puis je suis détaché au SEEF, nouvelle excroissance du Ministère des Finances [2]. En outre, je participe aux groupes de travail de la Section économique centrale du PC et aux groupes rebelles ou dissidents qui prolifèrent dès avant le célèbre 20è Congrès du PC soviétique (1956). L'économie n'est plus pour moi une science livresque, mais un champ de travail tant professionnel que politique. Dans une époque où, sous la direction de Claude Gruson, on bâtit une comptabilité économique, cousine de celles qui s'élaborent aux États-Unis et en divers pays européens, la théorie économique, déjà enrichie par Keynes, est aussi stimulée par les travaux de Galbraith et d'autres. Pour ma part, je n'invente rien, mais je fais preuve d'un honnête talent de vulgarisateur : quand j'ai compris quelque chose, je peux l'expliquer clairement, même à des hauts fonctionnaires non ou peu économistes ou à des enquêteurs venus explorer "ce qui se passe rue de Rivoli". Si bien que, sur cette lancée, j'écris un livre sur "L'Avenir du Capitalisme" qui paraît en mai 1961 aux Éditions du Seuil.


Autour de l'Édition et de la banque

Ce livre est publié peu après mon départ du Ministère des Finances. Claude Alphandery qui m'avait déjà aidé à pénétrer dans un monde parisien dont j'ignorais tout, y compris en m'introduisant auprès de Claude Gruson et auprès du Seuil, m'appela alors à son aide. Je rejoignis l'équipe qui, sous son autorité, allait rénover et développer une petite banque familiale, spécialisée dans la construction. Là, je pus "faire" du droit et de l'économie de façon très pratique, dans toutes les activités liées à l'immobilier qui prenaient alors leur essor. [3] Mais ceci ne me détourna pas de la politique.

Dès octobre 1964, je propose au Seuil, la création d'une collection baptisée "Société". Il s'agit de présenter aux étudiants, aux enseignants et autres lecteurs, des ouvrages traitant, chacun, d'une question politico-économico-sociale d'actualité durable, pouvant être détaillée, sans jargon érudit, en 140 petites pages au format de poche, le tout pour le prix d'une place au cinéma. Les auteurs que je vise doivent être des spécialistes de la question à présenter ou, plus rarement, des vulgarisateurs de haute voltige, tels certains journalistes du Monde. À l'époque, les profs d'université ne peuvent s'abaisser à d'aussi basses besognes ou, trop souvent, sont incapables d'écrire de façon claire et adaptée au public visé.

 Ces livres paraîtront, à raison de 4 ou 5 par ans, à partir d'avril 1965, jusqu'à ce qu'en fin 1974, je délaisse cette série qui finira par se joindre au paquet de la collection "Points", toujours au Seuil. De "Population sur mesure" à "L'industrie des banquiers" et de "La machine judiciaire" à "Une France sans paysans", etc.,  la cinquantaine d'ouvrages que je piloterai m'obligera à explorer maintes disciplines, pour me permettre de dialoguer utilement avec des auteurs très qualifiés. Ainsi, la démographie, la géographie économique, la finance, divers appareils d'État, figureront aux côtés  de maintes autres questions politiques, internes ou internationales auxquelles j'aurai à m'intéresser, de "La puissance de l'industrie américaine" aux "Dividendes du Progrès[4] et à "Vive l'impôt". Ce fut, pour moi, une bonne école, d'autant qu'il me fallut, cinq ou six fois, compléter ou conforter le travail d'un auteur, toujours qualifié, mais pas toujours apte à clarifier son propos ou à livrer son texte dans les délais prescrits. Ce faisant, je pris un pseudonyme adapté à chaque cas d'espèce. Ce travail m'obligea à naviguer dans une part croissante de ce que les Facultés rassemblaient alors à l'enseigne des "sciences humaines et sociales", sans y inclure autant qu'il l'aurait fallu les novations telles que l'essor des medias et de l'informatique, les problèmes d'une France qui entreprenait enfin de "Loger les Français[5]. mais s'éveillait difficilement à l'essor de "La population mondiale" ou à "La relève de l'or" et au "Jeu mondial des pétroliers". Car ma collection "Société" était largement ouverte sur les réalités d'un monde où la France devenait de plus en plus petite, quoi qu'ait claironné de Gaulle.

Quand vinrent les grandes manifestations de 1968, il me fut facile de composer un recueil de "Projets pour la France" en assemblant des propositions tirées des ouvrages déjà parus, mais j'eus aussi la joie de publier en mai 1968 "Le syndicat dans l'entreprise" que venait d'achever Lesire-Ogrel, responsable du service juridique de la CFDT. Tant il est vrai qu'en cette période, j'étais mêlé à la prolifération de groupes et de cercles politiques dont le Club Jean Moulin, animé notamment par Stephane Hessel. En 1969, j'écrivis "Le contrat socialiste" où je tirai leçon de mes explorations, en essayant d'inciter les forces politiques, syndicales et associatives à croiser et regrouper leurs efforts. En 1974, encore, je fus l'un des initiateurs des Rencontres socialistes dites de Grenoble, etc.

Mais les débris d'un parti communiste inapte à l'auto-rénovation, la multiplicité des clans issus de l'ex-SFIO, puis du PSU et la fugace nouveauté des sectes plus ou moins "trotskystes" ou "anarchistes" mirent encore des années à se décanter, jusqu'à ce que les habiles manœuvres de l'équipe Mitterrand réussissent à fédérer la majeure partie de cet embrouillamini auquel l'élection de mai 1981 mit un terme. Après quoi, j'y reviendrai, s'ouvrit une longue phase de gouvernement, par une "gauche" riche d'ambitions, mais pauvre en projets.


De la collection "Société"
à la conception de "La Société"
.

Tout en continuant de participer à maints conciliabules et travaux, j'entrepris d'expliciter les idées que j'avais acquises sur ce qu'est réellement une société. En novembre 1969, j'esquissais grossièrement le plan de travail qui me conduirait à publier, à partir de 1977, les huit tomes de "La Société". Le tome 1 détailla le chemin que j'entendais parcourir, des structures économiques (tome 2) aux appareils étatiques et idéologiques (tome 3), puis aux classes (tome 4) et aux États (tome 5), avant d'en venir aux structures idéologiques (tome 6). Je dirai plus loin ce que devinrent les deux derniers tomes alors projetés.

L'une des raisons de cette césure est que ma situation professionnelle s'était modifiée. Après 1975 le groupe bancaire et immobilier à l'état-major duquel j'appartenais fut secoué par des remous économiques et boursiers [6]. En quelques années, à mesure que ce groupe dût carguer ses voiles, j'y fus moins actif, jusqu'à cesser presque complètement d'y participer. Je pus ainsi consacrer plus de temps à mes écrits (journalistiques ou livresques) et à leur explicitation, notamment en divers pays européens et latino-américains. Une grande partie de mon temps fut consacrée aux recherches et réflexions qui allaient nourrir les six premiers tomes de "La Société" qui parurent de 1977 à 1983 et furent traduits en divers pays (hors le monde anglo-saxon qui trouvait tous mes écrits unpalatable).

J'interrompis ces écritures et mon tourisme culturel à partir de 1981, avant et après l'élection de Mitterrand. Le temps n'était plus aux conciliabules prospectifs, mais aux travaux pratiques. J'y tins néanmoins un rôle modeste, car je n'étais l'affidé d'aucun des courants qui s'entrelacèrent et s'entre-déchirèrent dans les gouvernements successifs de l'ère Mitterrand (1981-95). Je travaillai beaucoup, notamment sur une réforme de l'ENA [7] et sur la recherche scientifique. Je fus navré par la médiocrité de la préparation de la réforme essentielle qu'aurait pu être la nationalisation des banques. quoique mes loyaux services furent "récompensés" par l'octroi de la présidence d'une "banquette" régionale sans grande portée : j'ai raconté cette expérience dans "La nationalisation des chrysanthèmes". [8]

En 1985, avec quelques amis comme Philippe Lazar, Michel Morineau et bien d'autres, et avec le soutien matériel de la Ligue de l'Enseignement [9], nous créâmes un Cercle Condorcet de belle qualité qui survit toujours et qui fut peut-être le plus stimulant des groupes que j'ai fréquentés, encore qu'il me faudrait aussi honorer d'autres réunions, distinctes des conciliabules politiques, qui s'activèrent de façons plus spécialisées avant comme après 1981. Tous lieux dont je traiterai peut-être un jour, mais où je n'ai cessé d'enrichir mes savoirs.


De la société au système mondial

Tandis que mes dernières activités professionnelles s'achevaient l'une après l'autre de 1985 à 1988, le retraité, maître de tout son temps, que je devins se consacra plus que jamais à ses écrits. Il me restait deux volumes à mettre en forme pour parachever "La Société". Les péripéties du monde réel m'en offrirent de riches occasions. En 1991, je publiais "Le monde au 21è siècle", dont le sous-titre ("une théorie des systèmes mondiaux") rappelait le tome 7 projeté pour "La Société", mais en l'enrichissant des perspectives nouvelles ouvertes par l'effondrement de l'URSS et le grand virage de la Chine, naguère maoïste. Puis en 1996, j'achevais le programme annoncé pour "La Société", en convertissant le tome 8 annoncé en un livre sur "L'avenir du socialisme" dont j'aurai à traiter plus loin.

Peu après, je rassemblais dans une étude titrée "Macrosociologie" les réflexions tirées de mes pérégrinations dans les diverses sciences sociales, mais je gardais par devers moi cette étude car je souhaitais prolonger d'abord mes travaux sur le véritable objet réel de la macrosociologie qui est le système mondial des sociétés en interaction. Les spasmes multiples [10] qui agitaient cet objet suscitaient une vaste brassée de discours sur "la mondialisation", souvent improvisés et superficiels, mais parfois jalonnés par les réflexions sérieuses que la novation chinoise et la crise financière mondiale éveillaient chez quelques bons esprits. On retrouvera plus loin cette "Macrosociologie" – et ses suites – quand j'en viendrai aux vertus scientifiques des "sciences sociales".

Des novations tumultueuses résultèrent du célèbre 11/9, ce onze septembre 2001 écrit à l'américaine, qui fit d'un attentat spectaculaire – mais beaucoup moins spectaculaire que la bataille de Dunkerque, en 1940…- l'occasion, aussitôt saisie par un gouvernement Bush ultra-réactionnaire, de venger l'honneur du peuple américain tout en offrant aux forces américaines surpuissantes et omniprésentes de nouvelles missions et des crédits massifs hors budget. Bref un stimulant de la crise financière mondiale qui éclaterait six ans plus tard et qui dure encore. J'écrivis alors une étude serrée et sévère que j'intitulai "Civiliser les États-Unis", mais qui ne plût pas aux éditeurs intimidés par le grand allié américain. Le Seuil, haut lieu de mes débuts dans l'édition, n'était plus contrôlé par la glorieuse équipe Paul Flamand et Jean Bardet et j'avais déjà dû confier à Claude Durand (ex-collègue au Seuil) mes deux livres précédents, mais les maisons Fayard et Stock qu'il dirigeait relevaient d'un groupe plus financier que hardi qui n'avait aucune envie de "civiliser les États-Unis".

Ce fut, pour moi, non point une déception, mais l'occasion d'un grand virage. Alors que l'édition-papier commençait à céder du terrain à l'édition-informatique, un Canadien, Jean-Marie Tremblay - qui avait été, à mon insu, l'un des premiers admirateurs de "L'avenir du capitalisme" -  entendait développer une telle forme d'édition. Pour l'Université du Québec, il avait initié un site diffusant "Les classiques des sciences sociales"  et – outre le service de ses collègues - il prospectait ses auteurs préférés pour capter leurs œuvres et se nourrir de leurs conseils. Il saisit l'occasion de "civiliser les États-Unis", comme il convient à un Canadien bon teint, et, de fil en aiguille, je lui donnais, après ce livre tout frais, l'occasion de reproduire ceux de mes ouvrages qui l'intéresseraient. Aujourd'hui, tous mes écrits de forme livresque ainsi que quelques textes naguère donnés à des revues, sont rassemblés sur son site et s'offrent gratuitement à qui veut les consulter ou les télécharger [11]. J'y ai perdu un peu de droits d'auteur ; mais, par un flux continu, j'y ai plus que décuplé le nombre de mes lecteurs.


La lourde actualité du système mondial

À l'occasion d'un grand débat qui divisa les socialistes français en 2005, j'écrivis "L'Europe ou les Europes" pour les aider à lever les yeux de leur nombril national. Effort qui reste à poursuivre, tant la France peine (comme plusieurs des autres nations prééminentes de l'Europe) à s'adapter à l'échelle réelle du monde présent. Les États-Unis qui sont certes une nation fort développée, mais demeurent un ramassis d'États disparates et relativement autonomes, marbré par divers "États dans l'État" (de caractère militaire, financier et autre) et qui, par surcroît, se sont enflés depuis 1945, de plusieurs auréoles d'alliés et de dépendants, liées par un réseau mondial de bases militaires, pèsent de tout leur poids dans le système mondial actuel. De ce fait, ils sont devenus le principal transformateur en vigueur, non pour le meilleur mais souvent pour le pire, du moins tant que ne sera pas accompli le rééquilibrage du système mondial qui se laisse aujourd'hui entrevoir.

Ayant compris cela, j'ai entrepris d'explorer ce problème sous divers angles. D'abord, j'ai publié trois volumes respectivement consacrés à "L'inventaire du 21è siècle" (deux tomes, en 2005 et 2006) et à "L'invention du 21è siècle" (2007) pour détailler et clarifier le devenir américain et mondial. Après quoi, j'ai consacré trois essais substantiels aux principaux aspects du devenir mondial, que j'ai qualifiés par des métaphores d'allure météorologique qui ne doivent certes pas masquer leur ambition pleinement macrosociologique: ce furent, en 2011 et 2012, "L'automne américain", suivi par "L'été chinois" et par "L'hiver européen". Enfin, enrichissant un article que j'avais publié en 2009, dans une revue libanaise [12], je suis revenu en 2012 sur la crise, scandée par les épisodes dramatiques de 2008 et 2011, crise qui dure encore et qui se prolongera tant que l'apothéose délirante du capital financier n'aura pas été éteinte par la reconstruction, en Amérique, en Europe et en Chine, d'un système bien serré de contrôle des activités bancaires et par l'endiguement ou l'extinction des activités financières des hedge funds et autres agences spéculatives. Les pièces principales de mon dossier qui viennent d'être présentées sont toutes disponibles sur le site indiqué par la note 11. Je peux donc en venir, enfin, à la scientificité des "sciences sociales".


D'un axiome à une esquisse théorique

Mon premier livre, "L'avenir du capitalisme", fut nourri par une documentation empirique, interprétée selon ce que m'avaient appris la lecture de Marx et les débats du groupe d'amis qui s'était cristallisé dans la section économique du PC. Son ancrage théorique se réduisait à une liaison réciproque entre société et État, selon l'usage banal de ces termes. La pluralité des États était certes prise en compte, dans le monde tumultueux de l'époque (1961), mais la diversité des sociétés et de leurs relations avec les États n'était guère étudiée, même si le colonialisme de l'État français qui distendait ses frontières (réelles ou imaginaires) et les crises internes du "bloc socialiste" y tenaient une place importante.

Au cours des vingt années suivantes, j'eus maintes occasions de réfléchir sur la chose dite "société" et la complexité des choses assemblées à l'enseigne des "États". Chemin faisant, j'explorais beaucoup d'œuvres sociologiques, économiques ou politiques. Je m'arrête sur un seul exemple : après maintes discussions, entre amis, quant au chemin qui avait été parcouru des Physiocrates à Ricardo, puis à Marx, je compris la richesse de Polanyi sur "La Grande Transformation" qui advint, dans le développement social, quand la terre, puis le travail, devinrent des objets vendables, ayant un prix marchand. Plus généralement, je compris que tout dans la société relevait d'une exploitation économique, en même temps que d'une domination politique et d'une hégémonie idéologique. La simultanéité inéluctable de ces trois relations maîtresses qui n'ont pas en tout lieu, à tout moment et à toute échelle sociale des liens identiques, a néanmoins pour conséquence que toute matière découpée dans une société quelconque ne peut être pleinement comprise que si elle est examinée sous ces trois angles.

Dans cette triplicité essentielle, la dimension la plus difficile à désigner de façon synthétique est le culturel (=idéologique) pour lequel j'utilise fréquemment ce doublet. J'utilise aussi un terme ambivalent (l'hégémonie) pour évoquer d'un mot son effet global. Cela résulte, j'en suis persuadé, de l'inégal développement des sciences sociales. La réflexion savante qui s'est cristallisée en philosophies dont se sont détachées peu à peu des sciences diverses peut accepter l'idée de l'omniprésence de l'économie. Elle accepte également l'idée de l'omniprésence du politique, du fait de la maturation d'États dont chacun est gardien de "sa" société, nonobstant les contorsions dûes aux "sociétés civiles" que chaque État gouverne vaille que vaille. Mais l'idée de ranger les théologies, les philosophies, les arts et lettres, le droit, les coutumes, les spectacles, les sciences elles-mêmes et mille autres formes d'activité sociale allant des cartomanciennes aux sondeurs d'opinion et des journalistes à qui vous voudrez, de ranger tout cela sous une enseigne sociologique également valable pour tout ce que je viens de nommer – et pour tout ce que j'ai omis d'adjoindre à mon interminable liste – cette idée, donc, heurte le sens commun et choque encore maints esprits éclairés. À tous, je conseille de lire (ou relire) Gramsci, Elias ou Habermas, etc.


D'un colloque au système mondial

En 1981, sur l'initiative de Jean-Pierre Chevènement, ministre de la Recherche [13], un "Colloque national : recherche et technologie" fut mis en chantier. Son comité d'organisation, (présidé par François Gros et animé par Philippe Lazar qui fut son rapporteur général) diligenta la préparation de réunions qui se tinrent du 13 au 16 janvier 1982 en plusieurs commissions spécialisées. Je présidai la première de ces commissions[14], laquelle n'était première que dans la séquence des travaux : elle devait éclairer "L'apport culturel de la recherche scientifique et technologique". Les 200 contributions qu'elle reçut des colloques régionaux et des grandes institutions scientifiques qui avaient préparé les "journées nationales" furent substantielles. Peu après ce colloque, je devins jusqu'en 1986, membre du Conseil supérieur de la recherche et de la Technologie auquel il donna naissance.

Quinze ans plus tard, quand je publiai "L'Avenir du socialisme", j'avais eu le temps de rendre mes vues plus claires, grâce aux dossiers dont j'eus à connaître et aux incursions méthodiques que je fis dans diverses branches des sciences sociales. Ainsi, je pus présenter en une centaine de pages mes réflexions sur les rapports entre société et socialisme, comme sur la substance même des sciences sociales. Les extraits ci-après de la table des matières de ce livre, montrent quels thèmes y furent abordés. [15]

Les sciences sociales ont-elles aidé le socialisme ?

55

Chapitre 4 - Les sciences sociales aux prises avec le socialisme

57

Un cousinage dénié. Une ambition réfutée ?

Chapitre 5 - Les inhibitions des sciences sociales

70

Beaucoup de connaissances, mais pêle-mêle

Chapitre 6 - Les incertitudes de la sociologie

86

La science de la société : c'est-à-dire de quoi ?

Qu'est-ce que la société ?

99

Chapitre 7 - La nature des choses sociales

101

Les chaînes entrelacées de l'interdépendance

Chapitre 8 - La société dans sa totalité

117

Un principe d'intelligibilité du réel social

Chapitre 9 – La société saisie par trois instances

130

L'économique, le politique et l'idéologique

Annexe : Structures macrosociologiques actuelles

145

Chapitre 10 – Le développement social

146

Naissance et mort des systèmes mondiaux et des formations sociales



Penser en termes macrosociologiques

Ces incursions me conduisirent à penser que, bien souvent, les sciences sociales ne conçoivent pas clairement l'objet réel auquel elles s'intéressent. Toutes les sciences de la nature se partagent un immense domaine et leurs bornages traditionnels sont révisés de temps à autre par suite de découvertes et de théorisations bouleversantes, lesquelles sont durement débattues, mais finissent par s'imposer quand leur fécondité pratique et théorique les rend incontournables. Par contre, les traités et les galimatias que l'on range sous la rubrique des "sciences humaines et sociales" ou que l'on abrite dans une maison des "sciences de l'homme" sont souvent pauvres en résultats s'imposant nécessairement d'une discipline à l'autre, si bien que les domaines consacrés par l'usage et les voies nouvelles ouvertes au bénéfice de modes idéologiques ou de choix politiques s'entassent en vrac dans les institutions enseignantes et les entreprises éditoriales, à moins d'être portées sur d'autres fonts baptismaux par de généreux ou d'habiles  créateurs.

Pour dissiper ce brouillard, la réflexion macrosociologique peut être d'un grand secours. Elle conduit à penser que l'objet réel de toutes les sciences de la société [16] est la totalité d'un "système mondial" établi - sur un site et pour une période donnés – quelque part sur la planète Terre. En précisant toutefois que la puissante "mondialisation" qui déferle en ce début de 21è siècle, sur l'ensemble de la planète, ne doit pas faire oublier les très nombreux "systèmes mondiaux" d'échelle plus courte qui l'ont précédé des millénaires durant. L'objet "société" ainsi envisagé dans sa totalité, c'est-à-dire précisément situé dans l'espace-temps planétaire, a d'autres limites, à clarifier elles aussi. Il s'agit de spécifier ce qui distingue l'un de l'autre les objets "nature", "homme", et "société", dans la mesure où le fonctionnement et le développement de chacun d'eux relève de  lois différentes. Autrement dit, il faut concevoir clairement les objets "nature", "homme" et "société", appréciés selon leurs échelles propres d'espace et de temps, pour évaluer ce qui advient sur leurs confins (souvent incertains) afin de spécialiser la représentation (aussi scientifique que possible) de tout ou partie de chacun de ces trois objets.

La nature déborde "infiniment" du petit bout de galaxie où est logée notre planète, y compris l'espace circonvoisin qu'on à commencé d'explorer. Rien de ce qui se trouve là ne doit échapper aux sciences de la nature. Pas même l'espèce animale-humaine en sa totalité, ni la société, en tant que cadre de vie là-présent pour la dite espèce. C'est dire que la géologie, la biologie, la zoologie et toutes les autres disciplines qui traitent d'un aspect quelconque du donné naturel explicitent des résultats auxquels l'homme et la société sont pleinement assujettis, comme ils le resteront tant que Terre il y aura.

Mais l'homme, considéré en tant qu'espèce ou en tant qu'individu, n'est pas réductible à ce que les "sciences naturelles" peuvent en dire. Par l'effet de son croît global et de ses travaux, comme de ses capacités cérébrales et de ses dires langagiers [17], ce morceau de la nature s'est singularisé dans l'évolution des espèces. Ce faisant, il a diversifié ses formes d'existences groupales (préhistoriques ou devenues historiques) lesquelles font l'objet de dires, de savoirs et de sciences plus que naturelles. Mon ignorance des connaissances qui se sont spécialisées, de la géologie à la zoologie et à la psychologie (en toutes leurs branches et variantes respectives), m'interdit d'émettre une hypothèse quelconque sur le ou les partages qui peuvent s'opérer aux confins des "sciences naturelles" et des "sciences humaines". [18] Mais je serais surpris que les scientifiques attachés à ces objets dérivant de l'animalité vers l'humanité ne sachent pas s'orienter, de mieux en mieux, dans ces confins, pour moi, ténébreux.

Les ténèbres s'éclaircissent quand j'en viens aux confins des objets "homme" et "société". Non qu'il existe une frontière claire et précise entre l'humain et le social, car tous les hommes-en-société possèdent des propriétés communes qui sont actives en tous temps et à toutes échelles, de Robinson en son île à la plus densément surpeuplée des villes. Dans la compénétration de l'humain et du social, le départ n'est pas une affaire de nombre ou de site, ni une particularité de telle période. Il dépend des propriétés de l'objet à examiner, telles qu'elles sont mises en lumière par les sciences centrées sur l'individu humain ou par les tout autres sciences centrées sur le collectif social. J'y reviendrai plus loin, quand les condition d'existence des propriétés scientifiques auront été précisées pour l'un et l'autre cas.


Sur la scientificité des discours
sur l'homme et/ou la société


Depuis qu'il y a des hommes et qu'ils parlent, il s'est dit beaucoup de choses sur tout et n'importe quoi. Une partie de ces discours lentement créés, infiniment répétés et occasionnellement enrichis ou remplacés a acquis une validité remarquable, parce qu'ils correspondent à des effets naturels renouvelés – tels le jour et la nuit, les saisons, etc.- ou à un travail aux effets vérifiables. Tous les travaux exploitant les produits de la nature et transformant ceux-ci de multiples façons ont marié des savoir-faire à des discours les explicitant plus ou moins. D'autres discours ont accompagné de même les travaux transformant des matières premières naturelles à des fins diversifiées, dûes à des arts et métiers de toute sorte. D'autres ont accompagné la lente et complexe invention d'objets permettant de garder mémoire de quelque chose, par ce qu'au sens large on peut appeler l'écriture.  L'art de discourir, enrichi par l'écriture, est devenu lui-même un métier cultivé comme tel, auquel s'est superposée une autre famille de discours à qui des groupes et des sectes très divers ont assuré pérennité et enrichissement, le tout scandé d'oublis, de destructions et de renaissances.

De tout cet effort multiséculaire ont émergé des savoirs dépassant les savoir-faire et les savoir-dire dont l'usage était ou devenait courant, pour exprimer des vues plus complexes peu a peu assemblées sous des appellations plus ambitieuses – quoique variables d'une époque et d'une civilisation à l'autre. C'est ce que, depuis quelques siècles et en Occident, on appelle philosophie, théologie, arts et lettres, enseignement, etc. Tous ces faisceaux de savoirs plus ou moins savants méritent considération. Dans ce magma de connaissances et de discours. les sciences se sont autonomisées. Le passage des savoirs aux sciences a été longuement et diversement débattu et il le demeure à tout jamais. Dans l'escalier infini qui monte des uns aux autres, les marches sont d'origines diverses, mais toutes résultent du mariage d'outils et de théorisations. Il faut des pendules et des lunettes pour que les portulans établis par des navigateurs et les observations relevées d'autres façons – et parfois retrouvées dans des écrits fort anciens – débouchent sur une science sûre de soi qui met la Terre et le Soleil dans une relation pertinente. Mais la science astronomique ainsi fondée a été et demeure exposée à des réformes nées de découvertes nouvelles. Ainsi s'enrichissent des savoirs scientifiques qui, tous, s'imposent aux autres sciences quel qu'en soit l'objet.

Pourtant des forces sociales puissantes s'opposent à cette heureuse diffusion. Un exemple trivial est celui des programmes scolaires de plusieurs des États membres des États-Unis d'aujourd'hui qui attestent d'un refus persistant des théories scientifiques nées dans la descendance de Galilée,  Darwin, Freud et de bien d'autres, au motif que la Bible usitée par plusieurs des églises installées chez eux sacralise d'autres vérités, etc. Ce n'est point là un exemple isolé, mais bien un archaïsme banal : partout et toujours, les dires consacrés par l'usage ou/et soutenus par des appareils idéologiques puissants font barrage aux découvertes scientifiques dérangeantes, comme aux théorisations avérées par de solides outils scientifiques. À plus forte raison, tel est le cas des découvertes nouvelles qui semblent devoir déranger les idées couramment reçues, fût-ce par des scientifiques de bon aloi.

Chaque homme ayant forcément une certaine expérience de la vie en société, est de ce fait porteur de connaissances plus ou moins pertinentes qui sont véhiculées vers lui de mille façons. Il baigne dans ce que Habermas appelle "le coutumier de la vie quotidienne". C'est en fouillant dans ce coutumier, tel qu'il existe [19], que les enquêtes de Bourdieu lui ont permis d'élaborer d'utiles théories de "l'habitus" ou de "la distinction". Ces deux éminents sociologues se sont ainsi dégagés de leurs savoirs philosophiques (respectifs) pour contribuer à l'affinement de savoirs proprement sociologiques. L'enquête et le raisonnement spécialisés sont les outils de leurs travaux, outils précieux, mais insuffisants pour produire des résultats qui puissent s'imposer de façon irréfragable à tous les autres chercheurs-en-sociologie. D'autres outils permettent d'établir des résultats de plus grande portée, pour un domaine social clairement situé dans l'espace et le temps, mais comme ils sont le plus souvent créés et utilisés selon les fins particulières d'agences sociales des plus diverses, n'ayant pas de finalité sociologique directe et valorisée comme telle, ces outils sont ignorés ou médiocrement utilisés par bon nombre de sociologues professionnels.

Je vise ici les comptabilités d'entreprise, les cotations boursières et tous les autres sous-produits de l'activité économique, des mercuriales aux comptes nationaux, sans oublier les commerces transfrontières et les opérations monétaires et financières. Je vise de même toutes les compilations de données qui naissent de la fiscalité et de l'activité des autres appareils d'État, y compris la justice, la police et les prisons, etc. Je vise également les données d'état-civil et les recensements de population, qu'elle qu'en soit l'échelle propre et le détail de leurs rubriques. Et ainsi de suite, à l'infini, tant ces stockages de "données" se multiplient de siècle en siècle. Et je me garde bien d'oublier les "études de marché", les "sondages d'opinion" et les enquêtes en tous genres auxquelles se livrent les medias de toute sorte. Je pourrais poursuivre et détailler longuement ce recensement des sources d'informations d'un très haut intérêt sociologique. Mais ces diverses données sont produites sans le concours de sociologues, à de rares exceptions près. Donc, elles ne sont pas façonnées selon les besoins de la recherche sociologique, si bien que leur utilisation occasionnelle est "naïve", sauf quand elles peuvent être refaçonnées avec le concours de leurs initiateurs. [20] Agencer de telles coopérations serait d'un grand secours pour la macrosociologie, comme pour maintes autres sociologies de moins large empan.

Les outils relatifs aux choses de l'économie ont été déployés, au fil des siècles, en suivant les entreprises des marchands et des banquiers, bientôt accompagnées par des États colonisateurs de terres lointaines. La création, après la seconde guerre mondiale, des comptabilités économiques nationales a renforcé cet élan, même si la multiplication des firmes multinationales et les remue-ménages que la crise mondiale actuelle a provoqués réclameraient d'urgence de nouveaux progrès, si les principaux États savaient y consentir. [21] Il leur faudrait aussi savoir et vouloir domestiquer les activités financières mondiales, faute de quoi les acquis politico-économiques se corrompront. Et savoir également mesurer et contrôler les activités des administrations, des armées et des polices, sans doute adaptées aux effets de la révolution industrielle, mais qui peinent à s'ajuster aux possibilités créées par la révolution informatique. À quoi s'ajoute le plus difficile qui est de prendre une vue sur l'immense domaine de l'idéologie (= culture) qui soit aussi globale et détaillable que celles déjà esquissées en matière économique et politique.


Du bon emploi d'une macrosociologie

Le temps n'est plus où l'encadrement social des humains se partageait, de la famille jusqu'aux plus hauts pouvoirs, entre une souveraineté diversement agencée et une autorité religieuse, tantôt subordonnée à la précédente (voire confondue avec elle) et tantôt d'envergure différente. Le tout s'appliquait de la naissance à la mort, comme du local au global, en se diaprant en cent variantes et en s'irisant de fonctions spécialisées. L'affaire s'est apparemment compliquée du fait de l'extension des institutions politiques et du foisonnement culturel. Ainsi, la vie des hommes est remplie d'idées et d'images qui conditionnent leurs aptitudes et leurs besoins. Malgré les études et recensements qui prennent une vue de plus en plus détaillée sur les travaux des enseignants et des soignants, des prêtres, des juges et des multiples autres activités par lesquelles le monde infini du culturel (=idéologique) exerce son emprise, la dimension idéologique de la société demeure, en beaucoup de ses aspects, une terra incognita. Autrement dit, ce domaine n'est pas exploré par des sciences bien agencées et raisonnablement nourries de recherches neuves et élargissables. Ainsi, pour bien des aspects de leur existence, les hommes-en-société demeurent baignés par le seul "coutumier de la vie quotidienne".

Là est le déficit principal de la sociologie, là est le secours le plus précieux qu'un déploiement de la macrosociologie pourrait lui apporter. En effet, pour tracer, en tous domaines et à toutes échelles, les lignes de partage entre l'homme et la société, c'est-à-dire entre les savoirs et sciences nécessairement tournées vers les individus humains et les autres savoirs et sciences qui doivent considérer centralement des activités et des institutions sociales où les individus cessent d'être visibles en tant que tels, il convient de démêler – comment dire ? – le psychologique du sociologique, l'interpersonnel du collectif. Il ne m'est pas facile de bien désigner les deux termes de ce partage, non point parce que "l'homme est toujours là-présent" comme se plaisent à le répéter toutes les épistémologies inconsciemment miniaturisantes, mais bien parce que, dans le développement historique des savoirs et des sciences, la spécialisation des disciplines portant sur la société en tant que telle a très souvent tranché de fait cette question, sans l'explorer en raison.

Nées dans un élan philosophique ou créées par réaction à quelque événement social massif et majeur, ces sciences sociales n'ont commencé à acquérir une existence propre que pour répondre à des besoins partiels très précis : ceux qui préoccupent des gouvernants; ceux qui inquiètent les entreprises ou leurs groupements lorsque "les affaires tournent mal" ; ceux que posent les groupes humains en révolte ou victimes de grands dommages ou de malheurs collectifs; ceux qui germent au sein des collectifs savants de toute nature, etc. Cette existence s'est cristallisée en disciplines pour répondre aux diverses branches d'un enseignement débordant de plus en plus souvent du scolaire vers l'universitaire. Les traditions et les bienséances des milieux cultivés ont empêché ou, en tout cas, retardé l'autonomisation des créateurs de savoirs "dissidents" et l'appareillage de leurs savoirs en outils d'exploration qui leur soient propres, d'autant qu'en "matière sociale", il était peu d'activités pratiques dont les outils soient réorientables et développables comme il est d'usage, par ailleurs, pour répondre aux besoins des sciences travaillant en "matière naturelle". Il se pourrait que, désormais, la révolution informatique vienne libérer (potentiellement) des transferts analogues ou fasse germer des capacités nouvelles.

 Pour en finir avec la délimitation des territoires propres aux sciences sociales que j'ai schématisée par l'opposition de la psychologie à la sociologie, je dois bien évidemment préciser qu'aucune muraille de Chine ne pourra jamais séparer absolument et à tout jamais les sciences de l'homme des sciences de la société. Simplement, je veux marquer que la macrosociologie a des exigences propres : elle requiert, recherche par recherche, une claire explicitation des coordonnées spatio-temporelles du champ à étudier, et une non moins claire concentration sur les propriétés sociales qui se manifestent dans ce champ. Que ces propriétés soient d'ordre économique ou politique, il ne reste à trancher que des difficultés subalternes. Par exemple, il est encore aujourd'hui de bons esprits qui s'efforcent d'expliquer la crise mondiale en cours par la cupidité des banquiers et autres facteurs de même farine. Mais les véritables chercheurs de politiques anti-crises centrent leur attention, à bon droit, sur les contrôles qui mettraient les banques [22] hors d'état de divaguer.

La difficulté est beaucoup plus grande quand la recherche doit se centrer sur les propriétés d'ordre idéologique (= culturel) qui se manifestent dans le champ à considérer. Tout conspire pour empêcher les savoirs relatifs à ce domaine d'accéder à une scientificité de bon aloi. Les religions longtemps prépondérantes offrent certes beaucoup de prises à la recherche, de par leurs concurrences entre elles, leurs conflits avec les États et les rivalités qu'elles finissent par susciter de bien d'autres côtés, à commencer par la santé et l'enseignement. Mais les savoirs qui sourdent de ces combats se convertissent difficilement en données scientifiques incontournables, par défaut d'outils scientifiques propres. L'affaire se complique plus encore lorsque des entreprises économiques se multiplient dans ce domaine, depuis les rares éditions primitives jusqu'à la multi-médiatisation actuelle, car le "secret des affaires" rend leurs activités non ou mal scientifiables. À tout le moins durant son premier siècle de déploiement, la révolution informatique a semblé provoquer une surmultiplication des défauts hérités d'âges antérieurs : beaucoup de bruits, de sons et d'images noient une profusion de savoirs et surtout de pseudo-savoirs.


Retards et alibis

Pourtant des poussées scientifiques pointent de ci de là, à partir des appareillages informatiques omniprésents, dans diverses branches qui se spécialisent, parfois au service des arts et métiers bien établis ou bien en confluence (et concurrence) avec toutes sortes d'écoles et autres institutions  et même au service de disciplines scientifiques déjà bien assises, lorsque celles-ci découvrent les possibilités nouvelles qui s'offrent à elles. Le temps n'est pas encore venu où l'idéologique sera le lieu d'une fécondation croisée de toutes les opportunités qui lui sont offertes, comme il s'en produit déjà dans l'ordre économique et, plus difficilement, dans l'ordre politique. Mais il est légitime d'en escompter l'apparition, puis le développement. Les "études de marché" et les "sondages d'opinion", outils encore modestes, mais d'efficacité non négligeable sont peut-être la préfiguration triviale d'un outillage à fins multiples qui enrichira les savoirs idéologiques au point d'y faire germer des résultats scientifiques incontournables (et sans cesse révisables/enrichissables) comme il sied à toute science véritable.

Reste l'alibi fréquemment utilisé par maints sociologues : la "pluralité des interprétations". Le monde des hommes-en-société serait si complexe – et d'une complexité sans cesse croissante – qu'il y aurait toujours plusieurs façons de le considérer et d'en rendre compte, bref de "l'interpréter". Aussi savants et prudents soient-ils, les sociologues seraient forcés de choisir, de donner priorité à ceci ou à cela, de privilégier tel angle d'attaque, d'organiser leurs explorations selon leurs valeurs propres, que celles-ci aient forme de croyances, de traditions ou de quelque autre discriminant. Chanté de façon très brillante par Max Weber et souvent repris par d'autres virtuoses – tel Raymond Aron en France – ce refrain est fort répandu, même quand il est fredonné à voix basse. Mais, à mon sens, cette réflexion, d'allure évidente, n'a rien de scientifique : elle déclare insoluble un problème mal posé.

En matière économique, la pluralité des interprétations est monnaie courante : elle se résoud par la constatation de faits marchands ou de décisions administrativo-politiques dûment imposées. Elle conduit parfois à des crises ravageuses, nourries ou corrigées par des forces économiques ou/et politiques bien repérables. En matière politique, cette même pluralité des interprétations est plus que monnaie courante. Elle circule comme l'air que les hommes respirent, se traduit par des débats incessants, se noue en conflits entre des forces organisées ou spontanées, elle se tranche parfois par des élections populaires ou par les arbitrages émanant de quelque autorité. Ce que les sciences politiques ou/et économiques ont à dire ne dépend pas de cette pluralité. Elles se nourrissent des faits accomplis, des tendances dûment perçues et des transformations institutionnelles effectivement constatées.

Les activités d'ordre idéologique (=culturel) ne posent pas des difficultés intrinsèques qui pourraient inhiber une semblable approche scientifique. Elles sont certes le fait d'appareils plus variés et plus frêles que ceux dont les États modernes font usage et d'agences souvent plus courtes que les entreprises économiques, mais sans qu'il y ait là rien de rédhibitoire. Elles se manifestent par des actes, des œuvres, des dires, etc., dont la diversité n'est pas plus grande que celle des produits économiques ou des actes politiques. Leur prise en considération, à toute échelle, n'offre pas plus de difficultés qu'en matière économique ou politique, si l'on veut bien se souvenir que les sciences économiques ou politiques se nourrissent de données qu'elles simplifient à leur guise. Bref, l'omniprésence des hommes conscients, diserts et opinant de façons infiniment diverses ne singularise en rien le fonctionnement idéologique (=culturel) de la société.

Néanmoins, Weber, Aron et bien d'autres sociologues ne s'inclinent pas devant d'aussi triviales considérations. Ces savants sont porteurs d'opinions sans doute bien réfléchies. Il en va de même – à des degrés divers de réflexion - pour tous les hommes : tous ont des opinions qu'ils expriment à leur manière. Plus ils sont cultivés, plus ces opinions ont des chances d'être riches; plus ils ont d'autorité dans quelque domaine précis de la vie sociale [23], plus leurs opinions ont de poids. Mais ces opinions n'ont de valeur qu'en fonction du pouvoir que leurs porteurs peuvent exercer en société. Pour bien juger de ce dernier point, il faudrait que l'exploration de l'idéologique soit déjà aussi riche que les explorations qui éclairent l'économique et le politique, qu'elle permette de fonder une théorie claire de l'hégémonie idéologique (en toutes ses variantes), comme il existe de claires théories sur l'exploitation économique et sur la domination politique.

Les idées et actions dont la combinaison globale constitue l'hégémonie idéologique qui règne dans une société demeureront nimbées des religiosités et autres normes supra-terrestres que l'humanité s'est fabriquée "depuis toujours". Mais un brouillard aussi dense (quoique d'autre composition) règne aussi du côté de l'économique ou du politique. L'exploration scientifique de la société s'est développée par bonds, l'avance prise dans l'ordre économique ou politique n'a rien d'éternel. Les outils informatiques et les données exploitables pour bâtir des théories macrosociologiques pertinentes commencent d'exister. De Montesquieu à Gramsci [24], comme de Diderot à Elias, des esprits indépendants ont su explorer les sociétés de leur temps sans qu'aucune "pluralité des interprétations" vienne les engluer. On peut espérer que les Bourdieu et les Touraine des temps prochains pourront, par une exploration méthodique de l'idéologique (=culturel), éliminer les faux semblants actuels de la "pluralité des interprétations" pour aider  la sociologie scientifique à se développer.

Robert  Fossaert

JUIN  2012



[1] Gide, prof féru des coopératives et neveu de l'écrivain; Rist, sous-gouverneur de la Banque de France et pilote de la "dévaluation Poincaré" de 1928 qui consacra un recul de 80% sur le Franc Germinal, sans pour autant stabiliser cette monnaie.

[2] Le SEEF est un Service des Études Économiques et Financières accolé à la Direction du Trésor. Il sera ensuite converti en Direction de la Prévision, avant d'être incorporé dans l'INSEE (Institut National de la Statistique et des Études Économiques).

[3] Pour les connaisseurs je note d'un mot, les secteurs de l'immobilier où je m'activerai pendant près de deux décennies : HLM, SEM, 1%, Crédit hypothécaire, réformes successives du droit immobilier, POS, travaux du Commissariat au Plan, assurances immobilières, impôts fonciers et immobiliers, allocation-logement, etc.

[4] Écrit par Pierre Massé et  Pierre Bernard.

[5] Vigoureux ouvrage que Gilbert Mathieu écrivit pour la collection "Société".

[6] Avant-coureurs d'une crise économique et financière que Wall Street et la City continuèrent d'attiser pendant trente ans encore jusqu'au total dérèglement de la finance mondiale : j'y reviendrais en temps utile.

[7] Pour qu'elle s'enrichisse de recrues d'origine populaire (syndicalistes et élus locaux ou associatifs), mais cette montagne accoucha d'une souris.

[8] Mitterrand considérait les nationalisations bancaires comme un acte magique ("on verra bien…"). La magie n'opérant pas, il s'en désintéressa en 1984, comme l'avaient souhaité, dès avant 1981, Delors qu'il prit comme ministre des Finances et Rocard, son rival velléitaire, dont il fit un Premier Ministre en 1991, pour l'éjecter brutalement en 1994. Quand j'en aurai le loisir et l'envie, j'adjoindrai le détail événementiel et politique de ces médiocres péripéties à ma "Nationalisation des Chrysanthèmes".

[9] Cette association, héritière des glorieux efforts qui aboutirent à la généralisation de l'école publique et à la séparation de l'Église et de l'État restait inscrite dans le sillage du Grand Orient (branche saine de la maçonnerie française). Néanmoins, le Cercle Condorcet, riche d'une grande diversité idéologique s'activa de façon tout-à-fait indépendante. Moi qui avais parfois colloqué en loge maçonnique (comme en cercles jésuitiques et en autres sites de toute farine), je n'eus jamais la tentation de m'affilier à aucun des organismes religieux, maçonniques ou autres qui m'invitaient.

[10] Et moins simplifiables qu'une guerre plus ou moins "mondiale".

[11] http://classiques.uqac.ca/contemporains/fossaert_robert/

[12] Intitulée "Ma seconde crise mondiale" – par référence à celle qui s'ouvrit durant mes jeunes années – ce texte a été publié dans la revue Travaux et Jours, de l'université de Beyrouth.

[13] Bien conseillé par son directeur de cabinet, Louis Gallois.

[14] Sans doute en ma qualité de non-spécialiste, néanmoins non-ignorant. J'y fus efficacement assisté par Christine Buci-Glucksmann et André Staropoli.

[15] Ces textes peuvent être téléchargés du site indiqué par la note 11 .

[16] Je dis "sciences" pour faire court, sauf à revenir un peu plus loin sur les rapports entre "savoirs" (ou "savoir-faire") et "sciences".

[17] C'est-à-dire de ses savoir-faire, savoir-penser et savoir-dire élaborés au fil des millénaires.

[18] Si l'on veut bien désigner, de la sorte, les connaissances relatives aux membres de l'espèce animale-humaine.

[19] Dans des sites et des temps plus ou moins clairement définis.

[20] Par consultation d'individus ou, exceptionnellement, d'équipes relevant de quelque institution universitaire ou de recherche.

[21] Voir "La première crise mondiale du 21è siècle" sur le site indiqué par la note 11 ci-avant. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[22] Et les non-banks baptisées hedge funds, etc.

23 Une excellente étude de Marc Joly intitulée "Devenir Norbert Elias" (Fayard, mars 2012) situe fort bien la place de Raymond Aron dans le développement de la sociologie en France.

[24] es années d'activisme politique, suivies par des années de prison, le tout bordé par l'énorme écho de la révolution russe et par la glaciation stalinienne de la pensée socialiste, ont permis à Gramsci de réfléchir au devenir social et, notamment, de trouver dans "La Science Nouvelle" bricolée par Vico deux cents ans plus tôt, l'un des élans qui l'ont aidé à enrichir des savoirs acquis chez Marx. Pour assurer le passage de savoirs idéologiques à de solides connaissances scientifiques, Gramsci peut être considéré comme l'un des meilleurs guides.


Retour au texte de l'auteur: Robert Fossaert, économiste Dernière mise à jour de cette page le mardi 12 mars 2013 14:23
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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