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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de Gérald Fortin, “Quelques réflexions sur un séminaire.” [Réflexions à l'issue d'un colloque portant sur la relève en milieu rural.] Un article publié dans la revue Recherches sociographiques, vol. 29, no 2-3, avril-décembre 1988, pp. 455-460. Québec: Les Presses de l’Université Laval. [Autorisation accordée par Mme Andrée Fortin, fille aînée de M. Gérald Fortin, sociologue à l'Université Laval, le 6 janvier 2004, de diffuser la totalité de l'oeuvre de son père. Nous lui exprimons notre profonde gratitude de nous permettre de rendre accessible l'oeuvre de ce pionnier de la sociologie au Québec qui fait partie intégrante de notre patrimoine intellectuel].

[455]

Gérald Fortin (1988)

Quelques réflexions
sur un séminaire
.”

Un article publié dans la revue Recherches sociographiques, vol. 29, no 2-3, 1988, pp. 455-460. Québec : Les Presses de l’Université Laval.


Réflexions à l'issue d'un colloque portant sur la relève en milieu rural. De la relève, il est peu question; du milieu rural, tous en parlent, mais personne ne sait ce que c'est. L'auteur tente de justifier certaines des options qu'il a prises jadis.


À la suite de ma présentation sur le milieu rural lors du premier colloque de Recherches sociographiques, [1] Napoléon LeBlanc [2] me reprocha de ne pas avoir tenu compte des organisations agricoles et rurales: le système coopératif, l'Union catholique des cultivateurs, les agronomes, les compagnies de transformation, etc. J'ai pris cette critique au sérieux et plusieurs de mes analyses subséquentes ont porté sur le syndicalisme, la coopération, leurs relations, leur évolution idéologique, etc. De même, le phénomène de l'intégration verticale dans tous les secteurs de la production animale qui transformait les cultivateurs en prolétaires m'est apparu crucial.

Si je rappelle ce colloque ancien, c'est qu'une de mes réactions au séminaire sur « la Relève du monde rural » tenu en octobre 1987 sous le patronage de Recherches sociographiques est similaire à celle de Napoléon LeBlanc. Notre rencontre de 1987 a considérablement ignoré l'organisation du milieu « rural », y compris l'aventure, non terminée, des Municipalités régionales de comté (M.R.C.). Heureusement, une communication s'est penchée sur une organisation de femmes et une autre s'est appuyée sur les mouvements « sociaux » du Bas-Saint-Laurent, mais c'est mince.

Cependant, ce n'est pas là le propos auquel je voudrais m'arrêter. En fait, deux points me paraissent avoir été à la base des discussions parfois animées du séminaire. Un de ces points a été discuté ouvertement et parfois passionnément : [456] la définition du « milieu rural » ou de la « ruralité ». Le deuxième point est resté implicite, même si c'était le thème du colloque: la relève. « La relève du monde rural », voilà bien un titre qui, en résumant deux valeurs traditionnelles, marque l'ambiguïté des chercheurs devant le « non-urbain ».

Qui, en effet, s'est déjà posé la question de la relève du milieu urbain ? On peut chercher à améliorer, à transformer, à aménager ce milieu, mais personne ne doute de sa survie. En est-il de même du milieu rural ? Le terme de relève me semble une façon dépassée de poser le problème de la succession sur la ferme ; il pourrait à la rigueur s'appliquer à l'agriculture, mais pas au milieu.

Parler de relève, en effet, implique que l'on considère que la survie de l'institution (ici, la ferme en tant qu'ancrage de la ruralité) est essentielle et ne peut être mise en doute. Il en était peut‑être ainsi avant 1950, alors que l'agriculture était un mode de vie, sinon de survie, et que l'idéologie terrienne était encore forte. Mais les fermes traditionnelles que, selon les régions, nos ancêtres et nos pères se sont ou non transmises (voir les travaux de Gérard BOUCHARD et de Michel VERDON) n'existent plus. [3] Entre 1950 et 1970, elles sont disparues ou se sont transformées en fermes commerciales dont la capitalisation est extrêmement importante. On pourrait parler de la relève de cette agriculture nouvelle dans les mêmes termes qu'on parle de la relève des P.M.E. non agricoles.

Cela signifierait alors que la valeur enjeu est celle de la continuité familiale, valeur bourgeoise exaltée par la littérature française, surtout celle qui décrit la Province française. Il faudrait toutefois la connaître, cette relève de la P.M.E. ; elle n'est pas si importante que l'on croit et, souvent, elle passe par les filles plutôt que les garçons.

Il faudrait aussi distinguer la « relève » de la « survie » de l'agriculture. Cette survie dépend presque essentiellement du rôle que les gouvernements donnent à l'agriculture et des mesures qu'ils adoptent en conséquence. On l'a constaté récemment lorsque la vision du P.Q. a été rejetée par le Parti libéral. Par ailleurs, si l'avenir de l'agriculture est incertain, celui des fermes individuelles et, pour autant, celui de leur relève sont aussi incertains; quelques communications au séminaire le laissent entendre. Relève: concept et pratique dépassés ?

Mais voici une autre pratique à laquelle les « petits »habitants ont renoncé depuis 20 ans: « faire vivre sa terre ». Autrefois, le colon ou l'agriculteur des paroisses marginales ou semi-marginales devait aller travailler à gages pour pouvoir acheter ses grains de semailles, ses engrais, ses chevaux ou son tracteur, deux ou trois veaux, etc. La terre ne pouvant lui garantir un revenu suffisant, il [457] lui fallait s'embaucher à l'extérieur pour augmenter son pécule: en forêt ou à la ville voisine (aller « au bord »). Dans les deux cas, surtout après 1950, ce travail aboutissait à l'abandon de l'agriculture.

Voilà maintenant que des sociologues nous proposent de revenir à l'agriculture à temps partiel, subventionnée par un travail à plein temps (à l'université surtout ?). Que des individus puissent désirer ou préférer ce mode de vie, qui donne à l'agriculture une valeur primordiale, je veux bien. Mais de là à en faire un évangile ou un idéal à prêcher... Serait-ce que les sociologues (l'auteur compris) ont beaucoup de difficultés à ne pas être curés, travailleurs sociaux ou éminences grises ?

Cette discussion n'a pas eu lieu, ou si peu. Reste l'autre. Ce fameux « milieu rural » ! Notons d'abord qu'on s'entend pour dire que rural n'est plus synonyme d'agricole, mais peut parfois englober l'agriculture. Encore qu'à Laval on parle d'agriculture en ville. Généralement on oppose l'urbain au rural, (ville-campagne, serait-ce la même chose ?). Parfois on ajoute un troisième terme : semi-urbain (ou semi-rural). La difficulté, cependant, est toujours la même: quel sens donne-t-on aux termes ?

Prenons une première définition d'urbain : celle du recensement. Elle varie d'un recensement à l'autre, mais implique toujours deux éléments: une population de 1 000 habitants, concentrée dans une agglomération (village, ville, banlieue). C'est le taux de concentration qui varie de décennie en décennie. De 1 000 habitants au mille carré, on est passé à 386 puis à 400 au kilomètre carré. La seconde définition la plus usuelle est celle du Code municipal et de la Loi des cités et villes. Rien n'oblige une municipalité à devenir une ville. Ordinairement, lorsqu'une municipalité atteint 5 000 habitants, ses administrateurs tendent à vouloir changer de statut, pour prendre celui de ville (question de prestige le plus souvent et afin, précisément, de ne pas être perçue comme rurale). Il y a pourtant des exceptions assez nombreuses: des villes de 5, de 20, de 30 habitants; des municipalités rurales et des cantons de 10 000 et même de 15 000 habitants. [4]

Ces deux définitions ne coïncident donc pas toujours. Ainsi, la M.R.C. de Lotbinière est considérée comme rurale parce qu'on n'y trouve aucune cité ou ville; mais, aux termes du recensement, elle est au moins à moitié urbaine. Par ailleurs, la M.R.C. Riverain (en Gaspésie), perçue de l'extérieur comme rurale, est à 80% urbaine selon les deux définitions. De même, le canton de Granby, banlieue de la ville du même nom, est urbain pour le recensement mais rural pour le Ministère des affaires municipales.

Laissons donc de côté ces définitions qui, à force d'être précises, restent ambiguës et peu éclairantes. Mais tout ce qui est non urbain, est-il automatiquement [458] rural ? Les territoires non organisés (T.N.O.) sont-ils dans l'empire rural ? Si on y trouve quelques habitations, les habitants y sont rares, sinon absents. Peut-on mettre dans une même catégorie le village de Sainte-Croix (Lotbinière) et les T.N.O. du centre de la Gaspésie ? Déjà au colloque de 1962, je suggérais qu'il n'existait pas un seul milieu rural ou même une seule culture rurale que je me défendais d'ailleurs bien de définir comme la culture traditionnelle du « Canada français ».

Et voilà que d'aucuns m'accusent d'un crime épistémologique ! Ayant constaté que le monde rural n'était plus que partiellement assujetti à l'hégémonie agricole, je me serais trouvé privé d'objet et j'aurais dû tout redéfinir comme urbain. Pire encore: étant évolutionniste, j'aurais conclu que, le traditionnel (c'est-à-dire le rural) cédant le pas au modernisme, le monde rural perdait son existence propre et ne méritait même plus d'être objet d'analyse sociologique. Avant de me remettre à la recherche de mon objet perdu, j'aimerais ouvrir une parenthèse. (Je veux bien être l'agneau expiatoire, mais tous les péchés d'Israël [B.A.E.Q.] n'ont pas été commis par moi. Entre autres, certains futurs vendeurs d'électricité, de C.L.S.C., de législation municipale, etc., ont peut-être mis plus du leur que du mien dans cette superbe aventure. Ce que j'ai écrit sur le milieu rural, pour l'essentiel, l'a été avant 1963, ou après 1965, c'est-à-dire alors que je n'était pas, ou plus, au B.A.E.Q.) Fermer la parenthèse.

Faisons donc une reconstitution du crime. Commençons par « mon » évolutionnisme traditionnel-moderne. J'avoue avoir utilisé cette opposition en 1959, dans le questionnaire utilisé pour étudier le comportement économique des familles salariées du Québec. [5] Les indicateurs empruntaient aux recherches américaines classiques. Dès ce moment, je venais de perdre l'objet rural: quel que soit le milieu, les répondants étaient semblables - 50% de « traditionnels », 50% de « modernes » (à Montréal et à Saint-Thomas-de-Cherbourg). Par ailleurs, j'ai employé le terme moderne dans le sens où la modernité alliait la rationalité à la démocratie; une population était moderne lorsqu'elle prétendait choisir ses objectifs et ses priorités, et participer à la détermination des moyens de les atteindre. À mon souvenir, je n'ai jamais accolé cette définition de la modernité à l'urbanité. Au contraire, dès le début, dans le cas des Conseils régionaux de développement (C.R.D.), et encore récemment, dans celui des M.R.C., j'ai affirmé rencontrer ce modernisme dans des régions dites « marginales » et des M.R.C. définies comme « rurales ».

D'un autre côté, je serais assez mal venu de nier l'existence de plus de 1 000 municipalités (de communes ?) québécoises comptant moins de 1 000 habitants, donc rurales selon toutes les définitions officielles. Je n'ai jamais considéré de mon ressort de leur refuser le droit à l'autonomie et à la définition de leur [459] développement. Plutôt convaincu du contraire, j'ai soutenu qu'elles auraient avantage à regrouper leurs forces et à s'entraider. C'est pourquoi j'ai cru, et je crois encore, aux M.R.C., comme j'ai cru, auparavant, aux C.R.D. parce qu'il s'agit toujours de fournir un lieu institutionnel à l'expression politique de la modernité.

De plus, ces municipalités regroupées en M.R.C. vont se définir (ou plutôt, vont continuer à se définir) des avenirs divers selon les ressources à leur disposition: agricole, agroforestier, agrotouristique, halieutique, agro‑industriel, forestier, minier, etc. Ma conception même de la modernité suppose que ces municipalités (les autres aussi) pourront non seulement exister mais aussi définir leur avenir. J'aime à croire qu'il arrive que les suppositions savantes d'un sociologue correspondent à ce que d'autres vivent sous le mode de l'espérance. Expliquer ce qui naît, et l'aider à naître, c'est un peu comme cela que j'ai toujours conçu notre métier.

Mais alors, par quelle aberration en serais-je venu à parler du Québec comme d'une trentaine de villes à densité variable ou de régions polarisées à densité variable ? Simplement parce que, là aussi, il s'agit d'une dimension de la réalité sociale québécoise. Cette réalité, elle tient d'abord à la répartition des équipements publics et privés sur le territoire, qui se fait à partir d'un centre et en fonction de bassins de clientèles. Pour diverses raisons (qui n'ont rien de particulièrement sociologiques, mais ont plutôt été suggérées par les économistes), les différents centres des bassins sont eux‑mêmes regroupés en un seul lieu (plutôt que dispersés).

Les clientèles doivent donc se déplacer vers le centre - la ville - à des fréquences variables selon les équipements fréquentés - quotidienne pour les enfants du secondaire, hebdomadaire pour les courses ou la banque, bihebdomadaire pour les loisirs, etc. Dans ce contexte, la distance, même si elle coûte cher, n'existe pas. Un jeune (15-16 ans) de Saint-Juste-du-Lac a peut-être plus de contacts avec le centre-ville de Rivière-du-Loup qu'un jeune de Saint-Henri avec le centre-ville de Montréal. Quel que soit l'endroit où l'on vive (dense ou pas), on est en contact physique avec la ville: on vit en ville. Inversement, on pourrait dire que, quel que soit le quartier urbain où l'on vive, on vit toujours à la campagne si on pense aux réseaux de parenté et d'entraide.

En plus du contact physique il y a le contact mental, par la télévision surtout. La télévision et la publicité en général fournissent des modèles non seulement de consommation mais aussi de comportement, d'interaction entre individus et groupes sociaux. Je ne veux pas m'étendre sur ce sujet, d'ailleurs trop peu étudié. Je veux seulement rappeler que ces modèles sont presque tous des modèles culturels urbains. [6]

[460]

Ainsi, les ruraux du Québec vivent un pied à la campagne, l'autre pied et les trois quarts de la tête en ville. Quand je l'ai annoncé, il y a un quart de siècle, je croyais ne faire que mon métier. Ce qu'il faut réconcilier c'est un milieu géographique de vie (la campagne) très diversifié, qu'il faut régir et développer grâce aux institutions municipales, et un mode de vie et de pensée largement urbains. Combiné l'un dans l'autre, cela donne le monde rural qui n'est plus l'envers de la ville et de la modernité, mais un champ (en friche ?) de la culture et de la société auxquelles tous les Québécois participent. Bien sûr, le monde rural possède des attributs spécifiques. Bien sûr, il faut en cerner les contours. Malheureusement, on ne peut pas dire que notre séminaire y soit parvenu. J'ai commencé dans ce métier comme sociologue du travail. Cette première formation m'inciterait à suggérer que, pour comprendre les traits spécifiques du milieu rural, on pourrait s'intéresser à la structure des emplois et du travail. Peut-être découvrirait-on alors au Québec des villes rurales – Cap-Chat, par exemple ?

Gérald FORTIN

Institut national de la recherche scientifique,
(I.N.R.S.)-Urbanisation.
Université du Québec.



[1] Recherches sociographiques, III, 1-2, 1962 : 105-116.

[2] Id.: 117-118.

[3] On s'est très peu intéressé à la succession assumée par des femmes. Dans plusieurs cas, il y a eu des filles (uniques ?) qui ont hérité de la terre. Qu'en est-il au juste ? De même, toute la question de la dotation est presque entièrement ignorée.

[4] Le Code municipal s'applique particulièrement aux municipalités rurales, à certaines que l'on dit sans dénomination, et aux cantons (Organisés ou non organisés).

[5] M.-A. TREMBLAY et G. FORTIN, Les comportements économiques de la famille salariée au Québec, Québec, Les presses de l'Université Laval, 1964, 405 p.

[6] Ça vaudrait la peine de relever tous les anachronismes, mais, encore plus, toutes les formes « d'ethnocentrisme urbain » qu'on a données aux protagonistes d'une émission télévisée comme celle du Temps d'une paix.



Retour au texte de l'auteur: Gérald Fortin, sociologue, Université de Montréal Dernière mise à jour de cette page le samedi 25 octobre 2014 8:50
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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