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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Mme Andrée Fortin, “Les trajets de la modernité”. Un texte publié dans le livre sous la direction de Mikhaël ELBAZ, Andrée Fortin et Guy Laforest, LES FRONTIÈRES DE L'IDENTITÉ. Modernité et postmodernité au Québec, pp. 23-28. Québec: Les Presses de l’Université Laval; Paris: L'Harmattan, 1996, 384 pp. [Autorisation accordée par l'auteure le 1er novembre 2010 et par la direction des Presses de l'Université Laval le 2 novembre 2010 de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]
[23]

Andrée Fortin

Les trajets de la modernité”.

Un texte publié dans le livre sous la direction de Mikhaël ELBAZ, Andrée Fortin et Guy Laforest, LES FRONTIÈRES DE L'IDENTITÉ. Modernité et postmodernité au Québec, pp. 23-28. Québec: Les Presses de l’Université Laval; Paris: L'Harmattan, 1996, 384 pp.

L'entrée du Québec dans la modernité a fait l'objet de profondes réinterprétations. Dans les années 1950 et 1960, on débattait de rattrapage. Depuis les années 1980, l'avènement a cédé la place à l'achèvement ; c'est de postmodernité dont on discute le plus souvent, la modernité étant peut-être déjà derrière nous. Les textes réunis dans cette première section sur les trajets de la modernité québécoise posent conjointement deux questions : celle de la spécificité du cas québécois, mais surtout celle de la définition même de la modernité ; quels en sont les critères, y a-t-il un seuil à partir duquel on y entre ou en sort ? S'ils se centrent sur l'entrée dans la modernité, ces textes n'en soulèvent pas moins une troisième question, celle de l'achèvement, par une interrogation sur sa signification et sa pénétration.

* * *

C'est Marcel Rioux qui a introduit l'expression « idéologie de rattrapage » pour qualifier celle qui prévaut après la Seconde Guerre parmi les « syndicalistes, intellectuels, journalistes, artistes, étudiants et certains membres des professions libérales » (Rioux, 1968 : 112) et dirigée contre l'idéologie de conservation jusqu'alors dominante.

En somme, l'opposition idéologique d'avant 1960 voulait que fut comblé l'écart qui s'était formé entre la culture québécoise (idées valeurs, attitudes, motivations) et la société québécoise (technologie, économie, urbanisation, industrialisation). Cet écart entre la culture et la société québécoise produisait un écart global entre le Québec et les autres pays nord-américains (Rioux, 1968 : 115-116).

[24]

Cette absence de coïncidence, cette non-superposition, est ressentie comme décalage au sein de la société québécoise, et en regard des autres, comme retard. L’entrée dans la modernité ne se serait pas effectuée « normalement », tant en ce qui concerne le rythme que les modalités. Au début de la Révolution tranquille, plusieurs diagnostiquent un décalage entre la culture – demeurée traditionnelle – et la société – globalement moderne –, selon l'opposition de Rioux, mais parfois aussi de façon plus schématique entre l'économie moderne et les mentalités traditionnelles, voire traditionalistes, opposition caractéristique de la pensée des experts, fustigés par J.-J. Simard dans La longue marche des technocrates (1979).

Cette idée de décalage persiste encore aujourd'hui, mais n'apparaît plus nécessairement comme source de blocage ; elle serait inscrite dans la dynamique même du développement du Québec. Selon Bourque et Duchastel (1988), on peut être à la fois traditionnel et progressiste : Duplessis, malgré un discours conservateur, contribue à la transformation et à la modernisation du Québec. Dumont, dans Genèse de la société québécoise (1993), situe le décalage entre les institutions politiques modernes (le parlementarisme, la presse) et les institutions sociales (famille étendue, rang, clergé) ; pour lui, ce décalage n'est plus tant source de retard que dimension constitutive de la société québécoise, de sa genèse [1].

C'est qu'au fil des ans, les critères et les lieux de la modernité se sont déplacés. Dans les années 1950, la typologie – temporelle – traditionnel/moderne a tendance à recouper dans plusieurs analyses la typologie – spatiale – rural/urbain [2]. Pourtant, déjà en 1947, Lamontagne et Falardeau montraient que mentalités et comportements ne diffèrent pas significativement entre les zones rurales et urbaines ; selon eux, cela reflétait le traditionalisme global de la société québécoise, son retard. Quelques années plus tard, Tremblay et Fortin (1964), devant des constatations à première vue analogues, affinent le modèle : villes et campagnes partageraient valeurs et comportements, mais ils ne s'en tiennent pas à une analyse spatiale : il existe bel et bien des différences au sein de la société québécoise ; celles-ci ne sont pas liées à l'espace, à une polarisation entre le rural et l'urbain, mais à des classes sociales. Selon cette perspective, si on repère des différenciations spatiales, elles correspondent à la répartition géographique des groupes sociaux. Le critère ou le lieu de la modernité serait donc passé entre les années 1950 et 1960 de la géographie à la stratification sociale [3].

Les sociologues ont ainsi troqué le paradigme folk/urban pour celui des classes sociales. Mais depuis quelques années, celui-ci est à son tour battu en brèche et on assiste à un nouveau déplacement qui ramène, je l'ai évoqué en citant les travaux de Dumont et ceux de Bourque et Duchastel, la question du décalage au centre de l'analyse, mais cette fois conçue comme superposition plutôt qu'écart à combler, comme élément de la dynamique du développement et non de blocage.

[25]

Des pratiques de sociabilité et de solidarité familiales et professionnelles qu’on aurait envie de qualifier de traditionnelles perdurent jusque dans les années 1980. Se brouillent les lignes de partage, dans l'espace social aussi bien que géographique, entre la tradition et la modernité. Car c'est dans l'ensemble de la population que l'on discerne actuellement des pratiques à la fois et indissociablement traditionnelles et modernes ; c'est le cas des pratiques de don décrites par Godbout, Charbonneau et Lemieux dans cette section. Un autre bon exemple de pratique chevauchant la tradition et la modernité est le mode de gestion des hôpitaux par les religieuses d'avant la Révolution tranquille que met en évidence Nicole Laurin dans ces pages.

De telles analyses entraînent un nouveau déplacement du lieu – et des critères – de la modernité. Celle-ci est à la fois partout et nulle part, se dissocie des espaces géographiques et sociaux. En outre, le passage à la modernité apparaît de moins en moins un processus linéaire et il est difficile, voire impossible, de marquer un seuil à partir duquel « ça y est ». Il ne s'agit pas d'un processus inexorable de marche vers le progrès et la modernité « n'annule » pas la tradition, elle semble plutôt l'intégrer, la réinterpréter. C'est ainsi que, devant cette coexistence et cette superposition de pratiques traditionnelles et modernes, certains auteurs, comme Michel Freitag (1986), conçoivent la tradition et la modernité comme modes de reproduction ou d'intégration sociétale.

De plus, dans le passage à la modernité, il y a des résistances, des passeurs et des percées. Parfois, d'ailleurs, résistances et percées viennent du même lieu ; ainsi l'Église, dans son discours officiel, porte l'idéologie de conservation, mais plusieurs de ses membres sont les fers de lance de la modernité (ce que montrent tant Bélanger que McRoberts et Laurin dans cette section). Pensons aussi au frère Marie-Victorin, au père Lévesque, pour ne parler que des plus connus et des religieuses administratrices des hôpitaux et des écoles ; c'est, comme le rappellent Gagné et Laurin, le clergé qui administre jusqu'à la Révolution tranquille les affaires sociales, un mode qui n'est pas « traditionnel » même s'il n'apparaît pas à première vue des plus « modernes » non plus.

Si la modernité advient, ce n'est certes pas un « procès sans sujet » même si l'économie et l'infrastructure ont leur « efficace ». Et le sujet, ici, est un sujet canadien-français-catholique. C'est une banalité que d'affirmer que modernité et affirmation de l'identité vont de pair. Mais ici, on voit se démarquer certaines figures individuelles au sein de la collectivité, qui permettent ou facilitent ce passage pour l'ensemble de la société ; les passeurs, toutefois, s'identifient à un sujet collectif, au Nous canadien-français-catholique. Ultérieurement, l'identité collective semble se dissoudre dans une foule d'identités individuelles, catégorielles, de Je dont la réunion ne forme plus nécessairement un Nous, encore moins un Nous canadien-français, comme le montre Daniel Salée dans cette section. En ce sens, la modernité n'advient-elle que pour s'épuiser ? La Raison universelle de la modernité ne trouve-t-elle à s'incarner que dans des individualités, se muant en extrême subjectivité ? Les sections suivantes reprendront ce débat, à peine amorcé ici. Si l'identité québécoise [26] se construit à la faveur de la modernité, laquelle renforce cette identité collective, la dissolution de l'identité collective – ou la prise de conscience de ses multiples composantes – est-elle le signe du passage à la postmodernité ?

Parler d'avènement de la modernité suppose qu'il y ait eu un « avant ». Qu'en est-il de cet « avant » ? La Nouvelle-France s'est construite aux 17e et 18e siècles, ceux des Lumières. La Nouvelle-France fut-elle traditionnelle ? Si oui, en quoi ? Dans ses institutions, comme la seigneurie ? Dans ses pratiques, son régime démographique, par exemple ? De tout cela les historiens ont amplement débattu. Dumont dans sa Genèse pose que la société québécoise a voulu se construire, au 19e siècle, comme traditionnelle ; le moins que l'on puisse dire de cette auto-institution explicite d'une société traditionnelle... alors que les institutions politiques relèvent déjà de la modernité (existence de la presse, de la démocratie), c'est qu'elle est paradoxale. Ailleurs (Fortin, 1993), j'ai pour ma part préféré parler de prémodernité pour marquer cet « avant » qui, s'il n'est pas encore pleinement moderne, est loin d'être typiquement traditionnel. Si, comme l'illustre cette section, penser l'avant et l'avènement de la modernité n'est pas simple, d'autres sections montreront que la difficulté n'est pas moindre de penser le pendant et l'après.

* * *

Des textes de cette section et des débats évoqués ici sur l'histoire du Québec et son passage à la modernité il faut retenir que la modernité est affaire à la fois d'idéologie, de pratiques, d'institutions ou, comme on disait dans « l'ancien temps », d'infrastructure et de superstructure. On peut assimiler la modernité aux Lumières et à la philosophie, aux institutions démocratiques ou, enfin, la comprendre comme « mode d'intégration globale ». C'est ainsi que le diagnostic sur la modernité et son avènement peut changer du tout au tout ; on peut la penser précoce ou tardive, la repérer d'abord dans des pratiques sociales, dans l'économie, dans les idées... et le Québec peut sembler d'emblée moderne (si comme Gagné on analyse des pratiques et le mode d'intégration sociétale) ou si peu, au contraire, que les Lumières aient dû lui être amenées de l'extérieur (si comme Bélanger on scrute les discours). On peut aussi renvoyer dos à dos les deux modèles et trouver le Québec à la fois traditionnel et moderne. C'est ainsi que les textes de Godbout, Charbonneau et Lemieux, de Laurin et de McRoberts mettent à mal les oppositions trop tranchées entre les sociétés traditionnelle, moderne et postmoderne.

Spécifiquement québécoise cette modernité ? Son identité (francophone et catholique en particulier), l'a-t-elle modulée ? La question nationale met en évidence certaines tensions identitaires et démocratiques, les exacerbe, les rend plus visibles ou plus manifestes, mais les tiraillements de l'identité collective, de la démocratie et du pluralisme sont loin d'appartenir au Québec. À la question de la spécificité du cas québécois, la réponse que l'on peut donner de façon lapidaire pourrait être la suivante : elle réside dans le déplacement constant des critères et lieux de la modernité chez ses analystes ! La modernité [27] n'est-elle pas justement d'abord effort de définition de soi ? Après avoir opposé le traditionnel et le moderne, et en termes spatiaux puis de groupes sociaux, puis avoir constaté leur coexistence dans les pratiques et les représentations, on en arrive à les penser comme modes de reproduction ou d'intégration sociétale, ce qui permet de comprendre autrement la compénétration, la superposition du moderne et du traditionnel. Puisque le passage à la modernité n'est pas linéaire et continu, on a l'impression que tout coexiste avec tout et que dans la société actuelle, la tradition et la postmodernité (des pratiques, des mentalités et jusqu'à un certain point des institutions) se superposent, ainsi de l'intégrisme et de la transculture. D'où parfois l'impression de télescopage. Marcel Rioux, à plusieurs reprises, a affirmé qu'un retard relatif peut se transformer en avance relative. Si dans les années 1950, c'était la culture qui semblait retarder sur l'économie, dans les années 1990, ce serait le contraire, le transculturel advenant avant la globalisation des marchés.


RÉFÉRENCES

Bourque, Gilles et Jules Duchastel (1988), Restons traditionnels et progressifs, Montréal : Boréal.

Dumont, Fernand (1993), Genèse de la société québécoise, Montréal : Boréal. Fortin, Andrée (1993), Passage de la modernité, Sainte-Foy : Les Presses de l'Université Laval.

Freitag, Michel (1986), Dialectique et société, tome 2, Montréal : Éditions Saint-Martin.

Lamontagne, Maurice et Jean-Charles Falardeau (1947), « The Life-cycle of French Canadian Urban Families », Canadian Journal of Economics and Political Science, vol. XIII, n° 2 : 233-247.

[p. 28] Rioux, Marcel (1968), « Sur l'évolution des idéologies au Québec », Revue de l'Institut de sociologie, 1 : 95-124.

Simard, Jean-Jacques (1979), La longue marche des technocrates, Montréal : Éditions coopératives Albert Saint-Martin.

Tremblay, Marc-Adélard et Gérald Fortin (1964), Les comportements économiques de la famille salariée au Québec, Québec : Les Presses de l'Université Laval.

Fin du texte

[367]

Notice biographique

ANDRÉE FORTIN

Andrée Fortin est professeure au Département de sociologie de l'Université Laval. Rédactrice de Recherches sociographiques, ses recherches portent sur le Québec, et plus particulièrement sur la sociabilité et l'art actuel. Parmi ses publications, on compte Passage de la modernité (1993).



[1] Au passage, remarquons que ce constat de décalage est en un sens à l'origine même des sciences sociales et plus particulièrement de la sociologie. Quand, par exemple, Durkheim s'inquiète de la division sociale du travail qui entraînerait l'anomie, c'est de non-coïncidence qu'il parle. Que les sociologues québécois soient poursuivis par cette interrogation n'a donc rien de surprenant.

[2] D'où le recours fréquent au paradigme folk/urban emprunté à l'école de Chicago et qui condense d'une certaine façon ces deux typologies : folk est associé au passé et urban au présent.

[3] Dans certaines analyses, on fait passer le clivage non tant entre les classes sociales qu'entre les élites et le peuple, les élites étant davantage tournées vers l'Europe et la modernité, le peuple vers les États-Unis et la tradition. Mais sans récuser les différences entre les élites et le peuple, on peut les interpréter comme deux composantes indissociables de la modernité. Les analyses inspirées de Bourdieu ont assez montré que la culture d'élite (high culture) et la culture de masse (low culture) s'étaient constituées simultanément, l'une à la faveur de l'autre.


Retour au texte de l'auteure: Mme Andrée Fortin, sociologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le vendredi 7 janvier 2011 17:23
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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