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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Mme Andrée Fortin, “Du collectif utopique à l'utopie collective”. Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 9, no 1, 1985, pp. 53-64. Numéro intitulé : “Utopies”. Québec : Département d'anthropologie, Université Laval. [Autorisation accordée par l’auteure le 15 mars 2004]

Texte de l'article

Andrée Fortin 

Du collectif utopique à l'utopie collective”. 

Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 9, no 1, 1985, pp. 53-64. Numéro intitulé : “Utopies”. Québec : Département d'anthropologie, Université Laval.

 

Fin 60 la contre-culture rejette violemment l'American way of life. Début 80 les aliments en vrac envahissent les supermarchés, les polyvalentes offrent des cours du soir de croissance personnelle. Ceux de la première heure, les vétérans de 68 ne s'y reconnaissent plus. Succès ou échec ; récupération ou réalisation de leur projet de changement social ? 

La question soulevée ici est : comment changer la société ? Est-il possible d'orienter consciemment ce processus ? De Castoriadis à Touraine et Rioux, on affirme de plus en plus énergiquement qu'il n'y a pas de lois de l'histoire, que la société se produit, s'auto-institue ; la différence entre la société contemporaine et les précédentes, serait que désormais c'est consciemment que la société se produit. Bien. Reste que le processus par lequel cela advient est pour le moins mystérieux, pour ne pas dire aveugle. Les révolutionnaires, de 1789 ou de 1917, ont été dépassés par les événements ; la société qu'ils ont établie n'était pas celle qu'ils souhaitaient ; dans plusieurs cas, cela s'est même carrément retourné contre eux ; on a vu des « militants » de la première heure guillotinés dans la France républicaine ou victimes des grandes purges des années 30 en Russie. La révolution par les armes posséderait-elle sa dynamique propre, incontrôlable ? D'autres tentatives de changement social ont fonctionné sur une base non violente : des communes, des sectes, des collectifs. Des villages communautaires se sont faits puis défaits au XIXe et XXe siècle. À priori, suite à la dissolution des groupes en question, on serait porté à diagnostiquer l'échec. Mais ce mouvement n'a pas connu que des échecs. Les Caisses populaires Desjardins, « d'alternative » aux Banques à chartes, nées dans les sous-sols d'églises grâce au bénévolat - des femmes surtout - sont devenues le « Mouvement Desjardins », avec sa place du même nom à Montréal et ses technocrates. Les Kibboutz israéliens qui à leur fondation ressemblaient étrangement aux communes de « freaks » des années 70 [1] : composés majoritairement d'intellectuels, très motivés idéologiquement mais sans expérience agricole, ils sont néanmoins devenus des villages parmi les plus prospères en Israël. Dans le cas de ces changements « tranquilles », le résultat final n'est pas non plus celui escompté par ses initiateurs ; le processus comporte aussi sa dynamique interne, qui ne se retourne pas contre les individus cette fois, mais de façon encore plus évidente que les révolutions qui s'assagissent, contre le projet même - qui est toujours celui d'une rupture -pour s'institutionnaliser progressivement. Passage des ans, intégration de nouveaux participants, développement, croissance, bref ; le succès même d'un projet de changement fait qu'il échappe à ses instigateurs et à leur radicalisme, donc à sa définition de départ. Comment se fait la rencontre d'un groupe restreint, animé par un désir de changement, et le reste du monde ? Le passage du collectif utopique à l'utopie collective ne prend-il pas toujours la voie du cul-de-sac ? Dans le face à face de l'altérité et de la normalité, l'altérité n'est-elle pas nécessairement perdante puisque par définition elle est confinée à la marge, au ghetto, à l'ailleurs ? L'ailleurs peut-il s'infiltrer dans l'ici tout en conservant sa différence ? 

Le socialisme utopique du siècle dernier prétendait prêcher par l'exemple. Charles Fourier avait fait des calculs très précis [2] sur le temps que le modèle Phalanstérien prendrait à se généraliser jusqu'à englober la terre entière, sans qu'une seule goutte de sang soit versée. Mais les vertus de l'exemple n'ont pas été à la hauteur des attentes - ainsi la population des kibboutz s'est stabilisée à environ 3% de la population israélienne totale. 

Si l'enjeu du processus de changement social est l'altérité, la différence, comment une théorie arriverait-elle à J'appréhender ? Les théories et les pratiques du changement sont-elles destinées à toujours se croiser sans jamais se reconnaître, puisque l'enjeu des pratiques est l'ailleurs et celui des théories est de jeter la lumière sur l'ici ? On pourrait même dire que l'enjeu des mouvements sociaux (révolutionnaires ou utopistes) est le radicalement autre, l'autre de l'autre, concept impensable aussi bien par la psychanalyse (qui prend le social comme un donné, « l'Autre », sans le remettre en question ; sans penser le changement social) que par la théorie des classes sociales qui renvoie éternellement face à face exploiteurs et exploités et dont le tiers est exclu (mais non plus la classe moyenne dont on commence à faire beaucoup de cas). Même Touraine dans sa recherche du Mouvement Social de la société post-industrielle [3] reste prisonnier de ce schème binaire ; il y a lieu de s'inquiéter : les mouvements sociaux actuels (féminisme, écologie, régionalisme, par exemple) semblent dans son analyse aussi nécessaires au fonctionnement post-industriel que les prolétaires l'étaient au capitalisme ou les serfs au féodalisme. S'il a raison et que les mouvements sont au coeur de la société industrielle, peut-on les considérer porteurs de changement, d'utopie ou sont-ils devenus une instance de régulation assurant l'équilibre du système étatique ? 

Sont-ils encore dans la marge du système ou s'y întègrent-ils ? La réponse à cette question n'est pas évidente. Depuis une dizaine d'années on a vu un ministère de l'environnement se former, un conseil du Statut de la femme. Reste-t-il quelque chose d'utopique, une tension vers l'ailleurs dans ces mouvements ? Comment l'évaluer ? Comment reconnaître l'ailleurs lorsqu'il tente de s'incarner puisque :

 

  • Le changement ne vient jamais d'où on l'attendait, ni comme on l'attendait. La Russie, la Chine, Cuba ont fait la révolution que Marx prédisait à l'Angleterre et l'Allemagne. C'est « le maillon le plus faible » qui cède en premier disait Lénine. Mais ces sociétés agricoles, encore féodales presque, ont adopté le marxisme comme mode d'industrialisation... Encore un exemple de processus qui échappe à l'intention explicite des initiateurs. Quel est le maillon faible des sociétés postindustrielles ? Les acteurs du changement sont d'autant plus difficiles à identifier qu'ils doivent être assez « dans » la société pour la transformer, pouvoir agir sur et dans elle, mais assez à l'extérieur pour ne pas la reproduire telle quelle. Se couper trop radicalement de la société n'amène pas le changement global, l'exemple ne se répand pas (comme un microbe : pour qu'il se répande il faut contact, interaction), pensons aux monastères chrétiens ou tibétains, au sectes Hutérites, Doukobors, etc. : communautés de vie et de travail viables à long terme, basées sur l'égalité, la justice, la fraternité, etc. - mais qui évoluent parallèlement à la société, au sens très étymologique du terme, c'est-à-dire sur des voies qui ne se rencontrent jamais, donc ne se dérangent pas l'une l'autre. Le changement ne réside pas dans le « parallèle » mais dans le transversal. Quant à la notion de « classe sociale », elle se fait polymorphe, embrouille l'analyse du changement plus qu'elle ne l'éclaire, se fait de plus en plus évanescente jusqu'à devenir chez Touraine simplement « les groupes qui luttent pour le contrôle de l'historicité », sans qu'on arrive vraiment à les identifier.

  • L'enjeu ne s'exprime pas en termes institutionnels. Il ne s'agit plus, comme dans les livres d'images, de « devenir Calife à la place du Calife », mais de remplacer le Califat par autre chose. « Changer le jeu, pas les pièces », disait André Breton. Le terrain de lutte ne sera pas l'institution ; il n'y aura pas de bataille rangée, mais une guérilla.

  • Les sciences sociales formulent carrément des lois ; leurs succès sont toujours dans le rétrospectif, l'a posteriori. On analyse Mai 68 ou Solidarité, mais nul ne l'avait prévu [4]. On appréhende mal le changement, mieux le changé...

 

Si donc l'ailleurs est l'objet fugitif par excellence et qu'on ne dispose pas de lois de l'histoire permettant d'analyser à vif le changement, que peut-on dire à ce sujet ? On peut à tout le moins réfléchir sur le phénomène de l'institutionnalisation d'une révolution (comme J.-P. Sartre, la révolution française), d'une réforme (comme René Lourau, la réforme protestante), ou d'un collectif (comme Meister, pour les coopératives et associations). L'amour-passion survit mal au quotidien ; de même l'effervescence fusionnelle du moment fondateur, ne peut se maintenir... La trajectoire « normale », au sens statistique « d'habituelle », conduit un groupe révolutionnaire quel qu'il soit, révolutionnaire ou contre-culturel, de la communion fusionnelle à la disparition ou à l'institutionnalisation. À différentes étapes de son histoire ou de sa croissance, le groupe est confronté à une crise dont l'issue sera un pas vers la dissolution ou un pas vers l'institutionnalisation. Refuser la croissance serait aussi refuser la vie... mais la croissance c'est l'institutionnalisation. Le paradoxe est inéluctable. Jetons un coup d'œil sur le fonctionnement des groupes alternatifs des années 60 et 70 ; on tentera de retracer brièvement la trajectoire de ce mouvement qui a voulu se poser en altérité. Qu'advient-il de la volonté de changement ? A-t-il quitté la marge ? Quel trajet a-t-il emprunté entre l'ailleurs et l'ici ? 

• Les collectifs connaissent à leur naissance une période « fusionnelle » [5], c'est l'époque des « Dix heures par jour, avec passion » pour reprendre le titre d'un numéro de la revue Autrement. Les pionniers, pères et mères fondateurs, ont tout à faire, tout à mettre en place et ils sont animés par le feu sacré. Il s'agit d'une phase obligée : tous passent par là à leur début, coopératives de travail ou d'habitation, groupes autogestionnaires, média communautaires. Nul n'y échappe. Vie publique et vie privée, travail et amitié se confondent. On travaille ensemble, on mange ensemble, on fête ensemble, souvent on habite ensemble. On pratique la démocratie directe en assemblée générale aussi souvent que nécessaire, et parfois au détriment de l'efficacité. On choisit d'être mains efficace, mais que tout le monde soit au courant [6]. Dans cet esprit, on organise la rotation des tâches pour éviter la formation de cliques ou de hiérarchie, pour que tous connaissent le fonctionnement de l'ensemble et aient accès à toute l'information. Partager la prise de décision implique partager l'information ; partage du savoir et du pouvoir sont indissociables. L'organisation, l'opérationnalisation de ce partage, voilà le problème auquel se heurtent tôt ou tard les collectifs. 

À l'époque fusionnelle de la fondation, le noyau est petit, les membres entretiennent entre eux plusieurs niveaux de relations ; l'information circule « spontanément ». Souvent on s'oppose à toute formalisation des rapports qui risquerait de tuer l'esprit de la pratique alternative. Dans la même foulée, on se méfie de la technologie, susceptible d'instaurer des clivages entre spécialistes et profanes, de détruire la spontanéité des rapports... et des conflits. Car tant qu'on est dans le règne de l'informel, du « cool », tout risque d'éclater à la première chicane : chacun a beau jeu de tirer la couverte de son côté, d'affirmer que c'est lui et lui seul qui a la vraie interprétation des idées originales, de la « juste ligne » du groupe, qui de toutes façons n'a jamais été formulée explicitement. Les discussions deviennent impossibles, amitiés et principes se superposent, se détruisent mutuellement. C'est ainsi qu'on est confronté à l'auto-dissolution [7] ou à la formalisation des rapports. 

On a donc connu dans les années 70 une première vague de communes ou de collectifs plus ou moins structurés, dont certains sont décrits dans Le répertoire québécois des outils planétaires, par exemple la commune de « Mainmise », ou la coopérative d'aliments naturels St-Louis. Une commune fondée dans Portneuf à cette époque portait le nom évocateur de « Sanzallures ». Une deuxième vague de collectifs au détour des années 80, forte de l'expérience des dix ou quinze années précédentes, se structure davantage, se donne même des noms « à sigle ». Des rescapés des « Sanzallures » fonderont la SEAC (Société Écologique Agro-Culturelle des Laurentides). Une coopérative de production naîtra même dans le secteur de pointe hautement technologique de l'informatique, le CRI [8]. Désormais on s'incorpore, on trace des organigrammes, on se fixe des objectifs précis, on établit des régies internes, on formalise les rapports interpersonnels, on spécialise relativement les tâches tout en cherchant à préserver une certaine polyvalence, on se fait imprimer des cartes d'affaires. On se donne des cadres d'action précis, des ententes collectives permettant de distinguer les principes généraux de l'amitié dans les discussions : on se donne des mécanismes d'évaluation et même d'expulsion, ce qui apparaît de plus en plus essentiel dans des collectifs où chacun est à la fois boss et travailleur. En effet, si l'intention collective demeure, la base communautaire rétrécit. De la coopérative « large » de consommation des années 70 on passe typiquement à la coopérative de production ou au collectif de travail. Paradoxalement, par cette réduction du noyau de fonctionnement, on espère permettre au projet global de se réaliser ; on recule pour mieux sauter : des collectifs plus réduits offriront des services plus professionnels, plus efficaces. Comme chacun ne peut être membre à la fois de coop d'habitation, d'alimentation, de garderie, de travail, etc, où on doit fournir quelques heures par mois de bénévolat, on délègue, on se spécialise. Un des secteurs où on voit ce processus se dérouler de façon la plus explicite est celui de l'alimentation naturelle, où la compétition est forte et où l'importation force le regroupement des entreprises, leur structuration collective. 

Une structure apparaît un peu partout dans l'alimentation, la restauration, les services en général, du Café-Campus autogéré à l'entrepôt coopératif La Balance en passant par le CRI et la SEAC susmentionnés, et feu Tricofil : des secteurs autonomes, qui délèguent des représentants une fois par semaine ou par quinze jours à un conseil de secteurs, sous l'oeil vigilant d'un, deux ou trois coordonnateurs. Est-on en train de réinventer la démocratie de représentation ? Oui et non ! L'organisation interne, secteurs et conseils de secteurs, est à l'image à la fois de la base : regroupement en collectif d'individus autonomes ; et de l'organisation externe : coalition de groupes autonomes. Les coalitions se multiplient sur la scène alternative québécoise, tant au niveau sectoriel (le RÉZO, l'AQJT, l'ARC, le GOELAND, la coalition anti-nucléaire) [9] qu'au niveau régionale (ROCCR, ROCCA [10], Fonds de Solidarité des groupes populaires à Québec ou Hull). On se structure donc, soit, mais non pas dans les habituelles fédérations ou hiérarchies ; à chaque niveau, c'est l'autonomie qui prime pour former un tout polycentrique, décentralisé. Autonomie et concertation, voilà donc les deux pôles qui sous-tendent l'action des groupes alternatifs, aussi bien celle des individus dans les collectifs que les collectifs dans les regroupements. Comment concilier ces deux exigences ? Voilà où réside une large part de la tension utopique du mouvement. En effet, la structuration en réseau marque certainement une institutionnalisation du mouvement, mais elle coïncide également avec un désir de généralisation, d'étendre le changement à toute la société. Ce serait donc à la lignée de Fourier qui voulait « phalanstériser » toute la planète, plutôt que dans celle des pratiques monacales - communautés de vie et de travail - closes et chastes donc stériles - qu'il faut rattacher le mouvement alternatif. On vise l'établissement d'une société globale : à quoi bon un communauté rurale quand les missiles et les pluies acides rôdent au-dessus d'un ciel sans frontière ? On craint le ghetto, la marginalisation qui serait J'échec du projet de changement ; on craint que certains rangs à la campagne, certains quartiers en ville (le Plateau Mont-Royal à Montréal, le quartier St-Jean-Baptiste à Québec) deviennent de véritables réserves naturelles pour « freaks » en tout genre, soupapes de sécurité du « système » recueillant tous ces mésadaptés. Le débat s'installe dans le mouvement. Les radios communautaires et les troupes de l'AQJT réfléchissent sur le sens de « populaire » dans « culture populaire » et de « communautaire » dans « groupes communautaires ». On se questionne sur l'art engagé, on relit Brecht. On parle « d'ouverture » dans le « rézo » coopératif d'aliments naturels. Les purs et durs de l'alternative se sentent trahis. Le mouvement en se répandant échappe à sa définition originale. Les choses changent dans la société, mais ce n'est plus le changement dont ont rêvé les contestataires de 68 ? Ils ont donc, à leur tour, enclenché un processus de transformation qui leur échappe. Même si on boude les lois de l'histoire, il faut bien admettre que l'histoire se répète... 

• Mais quelle est-elle cette histoire qui se répète avec le mouvement alternatif de la fin du XXe siècle ? Est-ce celle des utopistes du XIXe siècle comme on serait tenté de l'affirmer àpriori en voyant fleurir communes et coopératives ? On sait qu'aux USA dans les années 1870 une quarantaine de phalanstères plus ou moins directement inspirés de Fourier ont vu le jour, puis la mort... Dans la première moitié du XIXe siècle, on peut véritablement parler d'une effervescence utopique quand les disciples de Fourier, St-Simon, Cabet, Owen, Brisbane quittaient « le monde » pour créer un « nouveau monde » dans l'Amérique vierge (ou en tout cas purgée de ses amérindiens). Le parallèle entre les intuitions fouriéristes et celles des mouvements sociaux actuels est tentant. Rappelons que Fourier est l'inventeur du mot « féminisme » ; pour lui, le mariage est à l'amour ce que le commerce est à l'industrie : un grand mal, un lieu d'exploitation et d'hypocrisie. Il fait reposer son projet d'association économique sur l'attraction (sur les passions). C'est ce qui se produit spontanément dans la phase « fusionnelle », initiale des collectifs, alors que le projet politique et/ou économique se confond avec le projet personnel. Cependant, Fourier avait prévu des mécanismes pour entretenir le feu sacré qui, en pratique, s'éteint lentement ; il réfléchit sur un mode d'institutionnalisation dans l'enthousiasme, sans avoir à passer par des règlements de régie interne, des conventions collectives, ce à quoi on n'est pas arrivé en pratique. 

Les disciples n'ont pas réussi à (ou pas même tenté de) faire fonctionner la mécanique des passions et le projet de changement a avorté dans l'ennui, la discorde... ou l'institution. Mais attention, les projets entrepris ne correspondent pas aux intentions premières des « maîtres » utopistes en un point très important. Les collectifs qui ont vu le jour au XIXe comme au XXe siècle ne reposent pratiquement jamais sur l'industrie ou la production mais sur l'agriculture ou les services (coopératives de consommation, d'habitation, de garderies, restaurants par exemple). On ne s'attaque pas directement au système capitaliste ou industriel que l'on dénonce. On commence à instaurer le changement là où on dispose d'une marge de manoeuvre : dans des secteurs ne nécessitant ni capital financier ni capital technique, et où les effets se feront sentir à plus ou moins court terme dans la vie quotidienne, voire privée des personnes impliquées. On veut bien changer le monde, mais autant que possible en commençant par soi-même dans l'ici et maintenant ; ici et maintenant qui loge dans les failles du système, dans ses marges ou interstices. De leur côté, les utopies écrites ont toujours sacrifié la liberté et l'égalité ; leur projet vise essentiellement une justice égalitaire au point qu'on spécifie et calcule très précisément : chacun dispose des mêmes biens, droits et devoirs (l'Icarie de Cabet en ce sens va très loin dans sa prescription d'un horaire, d'un mobilier...). Si l'égalité est la priorité des utopies écrites (écrites par des réformateurs cherchant à restaurer justice et ordre social) les utopies « vécues » - par des collectifs - mettent toujours la priorité sur la liberté, souvent au détriment de l'égalité, car la liberté sous-entend le respect des différences ; quand elles achoppent, c'est souvent sur cette question de la liberté et de la différence. L'égalité les ennuie, les paralyse. Leur justice est libertaire, pas égalitaire. « L'attaque » ne porte donc pas sur l'industrie, et la production, cœur du système productiviste industriel, mais instaure un travail de sape, dans les marges. 

Non nécessairement dépourvus d'altruisme ou de vision à long terme, les utopistes qui passent à l'action refusent d'attendre le grand soir où grâce à la magie révolutionnaire chacun se retrouve subitement maître de son destin. On taxe parfois d'égoïstes ou de narcissiques ceux qui refusent de reporter une fois de plus à leur agenda la date du grand soir... Commencer à changer le monde là où on a potentiellement une marge de manoeuvre, est-ce utopique ou profondément réaliste ? 

En fait, si la logique de rupture, amenant chacun à rompre avec l'American way of life, est individuelle, le résultat global n'est pas nécessairement une somme de narcissismes. Bien sûr chacun tente de sauver sa peau. Mais on a assez dit dans le domaine des « effets pervers » ou « déséconomies d'échelle », à la suite de Illich en particulier, que le sens de plusieurs actions individuelles pouvait se renverser globalement, qu'il faut se demander si l'alternative est à l'abri de ce processus. Ainsi chacun s'achète une voiture pour aller plus vite mais contribue ultimement à créer des embouteillages et finalement ne se déplace pas plus vite en automobile qu'en bicyclette. Les effets globaux et à long terme inversent, neutralisent les effets individuels et à court terme, le sens de l'action individuelle est perverti. Le processus enclenché dépasse l'intention des acteurs. Voilà une raison de plus qui nous incite a examiner les processus globaux et à ne pas nous en tenir à l'analyse des intentions ou des représentations des acteurs (sans les négliger pour autant). 

Si on regarde de plus près le mouvement alternatif actuel, on voit qu'il se différencie du mouvement utopiste du Xi Xe siècle sur plusieurs aspects :

 

- au siècle dernier on se référait presque toujours à un maître, même si comme Considérant, disciple de Fourier, on ne mettait pas intégrale ment sa vision à l'essai. Désormais la référence est éclatée, on se réfère à la fois à des maîtres utopistes et à d'autres qui sont politiques, écologistes, psychiatres, et surtout on ne se fie plus seulement à des textes écrits, mais à son intuition et à son vécu.
 
- le mouvement actuel a très tôt connu une structuration polymorphe et polycentrique, en réseau, facilitée bien sûr par les moyens de transport et de communication modernes. Il a régné ainsi une culture du voyage, une « vision planétaire », qui faisait qu'on suivait les expériences d'un pays ou d'un continent à l'autre sans qu'il existe par ailleurs de structure formelle de fédération ou d'Internationale.
 
- son rapport « au système » est très différent. Si le discours tourne autour de l'autonomie en dernière instance, la pratique actuelle tourne de plus en plus autour de l'économie en dernière instance. Il ne s'agit pas de se donner une infrastructure lourde comme dans la Russie des années 20-30, (ou le Québec de la Révolution Tranquille) mais une qui soit légère et souple, permettant de créer des emplois, de dégager des profits qui pourront être réinvestis dans d'autres secteurs alternatifs. Il n'est vraiment question ni de s'intégrer au système, ni d'en créer un autre parallèle ; on travaille à la marge du système, dans la marge dont on dispose, aussi dérisoire semble-t-elle à première vue ; on n'attaque pas directement le système, on le parasite plutôt. Le résultat est incertain : on n'a plus de juste ligne pour guider l'action... et il faut bien admettre que la société industrielle en a vu d'autres et ne s'est encore effondrée, ni sous le poids des contradictions, ni sous les assauts répétés du mouvement ouvrier. Désormais, à défaut de croissance économique et industrielle on tente de nous vendre la croissance personnelle. Mais celle-ci ne s'achète pas au supermarché comme un appareil électro-ménager ; quiconque est membre d'une association, coop ou syndicat sait que la vie démocratique est un processus plus qu'un état, que l'autonomie s'acquiert plus qu'elle ne se reçoit en cadeau, comme la grâce pour les élus. Le système industriel essoufflé essaie de modifier la définition du bonheur, de la faire passer d'une version quantitative et économique à une version qualitative et « psychologique » ; il n'est pas sûr que l'opération ne se retourne pas contre lui : en effet cela remet en question les valeurs productivistes au cœur de la société industrielle. Ce n'est pas le système en tant que tel qui est soumis à des attaques, ou pressions, mais les valeurs les plus fondamentales sur lesquelles il repose. Ces attaques ne se font plus au nom de l'alternative ; le système doit les reprendre à son compte au nom même de sa survie. Mais l'autonomie est un produit dangereux à mettre en marché, les profits ne vont pas qu'au « vendeur », ils reviennent beaucoup à « l'acheteur ». Les effets à long terme de la « croissance personnelle » et de l'autonomie, risquent de différer sérieusement de l'effet à court terme qui est de faire rouler l'économie... Paradoxe du système qui ne peut survivre qu'en accumulant des contradictions ; n'est-ce pas une autre version de la baisse tendancielle du taux de profit qui devait amener la chute du capitalisme ? Mais la baisse du taux de profit et l'augmentation de la productivité par des innovations technologiques restaient à l'intérieur de la logique productiviste. À présent on joue avec les valeurs étrangères au système.

 

• En fait on pourrait dire que si au XIXe siècle quelques escarmouches et quelques batailles rangées (en 1848 par exemple), bientôt perdues, vu la force disproportionnée des groupes en présence, ont opposé utopistes et système industriel, actuellement le travail en est plutôt un de guérilla qui comme toute action de maquis est difficile à mesurer exactement. 

Si on cherche des comparaisons entre l'alternative et d'autres mouvements, ce n'est pas tant avec les socialistes du XIXe siècle qui visaient « l'amélioration » de la société industrielle (en donnant le pouvoir aux classes productives et industrielles selon le veau de St-Simon), mais avec les « autres » du féodalisme : serfs fuyards, juifs exclus du travail productif, artisans « libres », tous ceux qui deviennent peu à peu les premiers bourgeois, au sens étymologique d'habitants des bourgs, ni serfs ni seigneurs. Ils avaient peut-être un projet de société, ils avaient certainement des réticences ou des difficultés fondamentales avec le système en place, mais pensaient avant tout à eux-mêmes. Narcissisme ? En tout cas, ils se sont donné des corporations de marchands, d'artisans, de mendiants ! lis n'ont pas cherché (au début) à renverser le système, mais à s'y tailler une place, à même les failles ou les interstices jusqu'au moment où le rapport de forces a basculé et c'est la noblesse qui s'est retrouvée dans la marge, exclue du pouvoir. Quand, à la suite des marxistes orthodoxes, on traite les alternatifs de petits bourgeois, l'épithète ne leur va peut-être pas si mal en ce sens qu'elle indique 11) leur position excentrique par rapport au conflit de classes entre exploiteurs et exploités de la société industrielle, et 21) qu'ils marchent autant sur les traces des bourgeois du Moyen-Age que sur celles des utopistes du XIXe siècle. Cependant, le projet de changement est plus explicite actuellement qu'au Moyen-Age. Le travail de la société sur elle-même, son auto-institution imaginaire, se fait - ou se veut - plus consciente. Les intellectuels organiques du mouvement se confondent avec les intellectuels du pouvoir, ils se passent le flambeau théorique, théorisant à qui mieux mieux sur l'intervention institutionnelle ou sociologique (voir, par exemple, Ardoino et al. 1980). En fait si la société s'auto-institue consciemment, ce dont on est conscient c'est du processus en tant que tel ; les mécanismes en jeu restent l'objet de débats. 

Si on revient à la question du début sur le changement social et la possibilité de l'orienter, on voit que pour changer la société, il n'est pas si absurde de penser d'abord à soi et d'agir dans la marge de manoeuvre quotidienne afin de se créer des sphères d'autonomie face au système. Une fois le processus enclenché cependant, qui peut prétendre le contrôler ? Et quand on lit les utopies écrites de More et Cabet en passant par Callenbach, on se dit : au fond tant mieux !

 

RÉFÉRENCES 

 

ALLEGRE C., M. Bélair, M. Chevier, G. Khal et M. St-Germain 

1977 Le répertoire québécois des outils planétaires. Montréal : Mainmise, Flammarion.

 

ARDOINO J., J. Dubost, Levya, F. Guattari, G. Lapassade, R. Lourau et G. Mendel 

1980 L'intervention institutionnelle. Paris : Payot.

 

AUTREMENT 

1981 « Dix heures par jour, avec passion ». Numéro spécial, no 34, juin.

 

CABET E. 

1979 Voyage en Icarie. Paris/Genève : Ressources.

 

CALLENBACH E. 

1978 Ecotopie. Montréal : Opuscule.

 

DURKHEIM Émile 

1956 Les règles de la méthode sociologique. Paris : Presses Universitaires de France. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

 

FOURIER Charles 

1966 Théorie des quatre mouvements. Paris : Anthropos. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

1973 Le nouveau monde Industriel et Sociétal. Paris : Flammarion. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

 

HAYDEN D. 

1981 Seven American Utopias. Cambridge : M.I.T. Press.

 

LOURAU René 

1978 L'état Inconscient. Paris : Éditions de Minuit.

1980 Autodissolution des avant-gardes. Paris : Galilée.

 

MALRAUX C. 

1964 Civilisation du Kibboutz. Paris : Gonthier.

 

MEISIER A. 

1974 La participation dans les associations. Bruxelles : Éditions ouvrières.

 

MORE Thomas 

1978 L'Utopie. Paris : Éditions sociales. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

 

SARTRE Jean-Paul 

1960 Critique de la raison dialectique. Paris : Gallimard.

 

TOURAINE Alain 

1978 La voix et le regard. Paris : Éditions du Seuil.

 

TOURAINE A. et al. 

1978 Luttes étudiantes. Paris : Éditions du Seuil.

1980 La prophétie anti-nucléaire. Paris : Éditions du Seuil.

1981 Le pays contre l"État. Paris : Éditions du Seuil.

1982 Solidarité, analyse d'un mouvement social. Paris : Fayard. 


[1] Les propos des pionniers des kibboutz (tels que recueillis par C. Malraux 1964), issus des mouvements de jeunesse européens, collent de très près à ceux des « freaks » des années 70 ayant fait le retour à la terre. Pour les kibbouzim cependant, tous les ponts étaient coupés ; pas question de retourner dans l'Europe antisémite. Ils ont été « obligés » de réussir, alors que dans les années 70 Je retour en ville a souvent suivi le retour à la terre.

[2] Même si ce n'est qu'au bout de cinq générations qu'on pourra former les « séries de famille », donc réaliser complètement le système phalanstérien (Fourier 1973 : 289), au bout de deux mois d'opération (p. 48) l'exemple aura porté fruits, le processus sera engagé de façon irréversible. L'organisation du premier canton est complète en 2 ans à peine, dit-il à un endroit (Fourier 1966 : 95), mais dès que l'exemple sera connu il ne prendra que 2 ans à se répandre sur tout le globe ! (Fourier 1973 : 43).

[3] Voir aux Éditions du Seuil la collection « Sociologie Permanente » où Touraine et son équipe publient les résultats de leurs interventions sociologiques auprès des étudiants (Touraine 1978), des écologistes (Touraine 1980), des occitans (Touraine 1981). Des interventions ont aussi été pratiquées en Pologne, interrompues en décembre 81 (Touraine 1982), auprès des féministes (qui n'a pas donné lieu à une publication encore), et auprès des syndicalistes (Touraine 1984).

[4] « On comprend bien que les progrès réalisés à une époque déterminée dans l'ordre juridique, économique et politique, etc. rendent possible de nouveaux progrès, mais en quoi les prédéterminent-ils ? (...) Nous pouvons bien dire comment les choses se sont succédées jusqu'à présent, non dans quel ordre elles se succéderont désormais, parce que la cause dont elles sont sensées dépendre n'est pas scientifiquement déterminée ». Depuis l'époque où Émile Durkheim écrivait ces lignes (Durkheim 1956 : 116), les sciences sociales n'ont pas « progressé » en la matière.

[5] Selon le terme de J.P. Sartre (1960).

[6] Comme me l'affirme en entrevue un des pionniers de l'entrepôt coopératif La Balance.

[7] René Lourau (1980) fait l'éloge de l'auto-dissolution des groupes, comme manière de préserver leur idéal de rupture, d'altérité : l'autodissolution d'un groupe n'est pas nécessairement signe d'un échec mais marque souvent un simple refus de l'institutionnalisation à laquelle le groupe ne peut échapper étant donné son succès et sa croissance. Ici le chassé-croisé du succès et de l'échec est plus que paradoxal. Le succès du projet d'altérité est incompatible souvent avec le succès du projet « dans sa matérialité ».

[8] C.R.I. : Coopérative de Recherche et Information.

[9] RÉZO : Réseau des coopératives d'aliments sains du Québec ; AQJT : Association québécoise du Jeune théâtre ; ARC : Association des radios communautaires ; GOELAND : Groupe oeuvrant pour des Écoles Libres, Alternatives, Novatrices et Démocratiques.

[10] ROCCR : Regroupement des Organismes communautaires et Culturels de Rimouski ; ROCCA Regroupement des organismes communautaires et culturels de Alma.


Retour au texte de l'auteure: Mme Andrée Fortin, sociologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le mercredi 22 août 2007 15:43
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cegep de Chicoutimi.
 



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