RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Jean-Marc Fontan, “Le Net au service de la pensée critique” (2000)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jean-Marc Fontan, “Le Net au service de la pensée critique”. Un article publié dans la revue Possibles, vol. 24, no 2-3, printemps-été 2000, pp. 62-78. [Autorisation accordée par l'auteur le 23 septembre 2006.]

Texte de l'article

Jean-Marc Fontan,
Le Net au service de la pensée critique” (2000)


De Kant à Adorno. Naissance de la pensée critique
Que faire avec le Net ?
Où loge la révolution sociale liée à ce nouveau média ?
Pour un usage différent des nouvelles technologies de communication


De Kant à Adorno.
Naissance de la pensée critique

 

Trois noms sont généralement associés aux travaux sur la pensée critique : ceux de Kant, d'Horkheimer et d'Adorno. 

Kant est certainement le philosophe qui a le plus contribué à l'ennoblissement du mot « critique ». Avant lui, ce terme a essentiellement deux significations. La première est utilisée pour parler d'une situation négative : être dans un état « critique » ou encore trouver à redire à tout. La deuxième signification lie le mot critique à l'énoncé d'un jugement, la critique étant l'art de juger les travaux de l'esprit et les ouvrages artistiques. 

Pour Kant, la démarche critique peut être élargie au champ de l'analyse de la vérité. Cette dernière ne serait pas déterminée d'avance par des lois naturelles ayant une origine divine. La vérité serait une construction sociale produite à des fins d'appropriation de la réalité. Pour le philosophe, la méthode critique permet de qualifier les fondements scientifiques de la production intellectuelle en fonction d'une utilité sociale. Les concepts n'existent qu'à travers l'utilisation qu'on veut leur attribuer. La médiation réalisée par la pensée critique favorise une sécularisation de la rationalité. Ce faisant, la raison voit sa fonction quitter le domaine téléologique pour résider dans les champs de la scientificité, pour la raison pure, et de la morale positive, pour la raison pratique ou utilitaire. 

Contrairement à la pensée pascalienne puis hégélienne, la pensée kantienne considère que la raison ne peut avoir de motifs internes qui lui soient propres. Elle ne peut avoir de raison qu'elle ne connaît pas. Elle existe pour ceux qui l'utilisent et non pour elle-même. La démarche critique kantienne permet de reconstruire les fondements à partir desquels l'entendement humain produit du réel. La liberté est l'acte qui fait apparaître de nouvelles choses, telle l'existence de Dieu. Une fois construit, le nouvel espace de connaissance est inséré dans le champ cognitif et devient un acquis donne aux générations futures. 

Selon cette logique, la finalité de la raison est d'être au service des objectifs poursuivis par l'humanité. Au siècle des Lumières, ces objectifs sont centrés sur l'actualisation des thèmes de l'évolutionnisme, de l'enrichissement et de la recherche continuelle de progrès social, technique ou culturel afin d'élever la condition humaine et l'entendement des individus en les libérant du joug de la pauvreté, de l'ignorance et de la dépendance. 

Si Kant permet à la pensée critique de se doter des outils permettant une conceptualisation autonome de l'acte social, lui enlevant son aspect sacré, il ne se penche toutefois pas sur les mécanismes sociaux régissant la construction du réel. En d'autres mots, si l'idée de Dieu en vient à être généralisée, il n'en est pas ainsi de toutes les idées pensées. Quels facteurs président à la rétention d'une idée sur une autre, à son institutionnalisation ? L'école de Francfort, comme nous le verrons dans les lignes suivantes, s'intéresse à cette épineuse question. 

De la mort de Kant aux premiers moments d'existence de l'école de Francfort, il s'écoule un peu plus d'un siècle. Mais, quel siècle ! Un siècle de révolution sociale, politique, technique, culturelle et intellectuelle. Bref, tout est en mouvement. L’histoire passe en vitesse accélérée. La post-modernité se fait pressentir. 

Sur le plan des idées, deux grands paradigmes s'affrontent. Hegel propose une lecture idéaliste du mouvement de l'histoire, donnant à la rationalité une existence objective. Marx en propose une lecture matérialiste, faisant de la lutte des classes le moteur rationnel de l'évolution des sociétés humaines. Les deux sont en rupture avec les Lumières. Leur conception de la fin de l'histoire traduit une vision nouvelle de la réalité historique. Pour Hegel, la fin de l'histoire surviendra le jour où l'Idée de société sera pleinement réalisée. Pour Marx, elle s'actualisera à l'instant où les rapports de classe disparaîtront. Les deux propositions renouent avec l'hypothèse formulée par Aristote selon laquelle la destinée de l'humanité n'est en fait que l'actualisation de la forme idéale du principe d'humanité. Cette forme idéale serait profondément incarnée dans la raison pure. Hegel et Marx font reposer leur système théorique sur l'existence d'une logique profane, mais métasociale de construction du devenir de l'humanité. La raison instrumentale n'est ainsi qu'une expression matérielle et imparfaite utilisée par la raison pure pour réaliser sa destinée. 

Au tournant du XXe siècle, les intellectuels critiques sont moins préoccupés par une possible fin de l'histoire que par la recherche d'une façon de désembourgeoiser une raison pratique marquée par l'irrationalisme. Cette préoccupation est au centre des travaux réalisés, entre autres entre 1930 et 1950, par les penseurs de l'école de Francfort. Horkheimer et Adorno produisent une réflexion sur la méthodologie à emprunter pour détrôner l'hégémonie d'une rationalité instrumentale embourgeoisée. Afin de redonner à la raison pratique sa fonction « humaniste », Horkheimer et Adorno opposent à la raison instrumentale une rationalité dialectique : par la pensée critique révolutionnaire, il serait possible de se départir du contenu embourgeoisé de la raison instrumentale et de remettre la raison au service de l'humanité et non au service d'une classe dominante. 

Les ratés du modèle soviétique et le passage des sociétés capitalistes au système de production et de consommation de masse mettent fin à leur espoir de remettre la raison au service de l'humanité. La théorie critique développée par Horkheimer et Adorno perd de sa résonance au sein de l'école de Francfort. Les penseurs de la génération suivante l'abandonnent au profit d'une analyse pessimiste de l'évolution du capitalisme (Marcuse) ou encore d'une analyse structuro-systémique communicationnelle du fonctionnement des sociétés post-modernes (Habermas). 

Kant et les théoriciens de l'école de Francfort ont légué à l'histoire une méthode et une pratique critiques. À sa façon, Kant a contribué à la production de l'utopie humaniste et l'école de Francfort, à sa démystification. Les deux paradigmes s'opposaient à l'ordre rationnel dominant de leur époque parce que ces penseurs jugeaient cet ordre néfaste pour le développement de l'humanité. Les deux paradigmes ont ajouté des éléments à une réflexion critique présente depuis toujours. 

L'utopie pré- et post-kantienne repose sur l'espoir de voir l'humanité exister sous un jour meilleur. Elle présage une fin de l'histoire où cette humanité pourrait vivre de façon harmonieuse et dire : mission accomplie ! Au fil du dernier siècle, comme en témoigne la rétrospective produite sous la direction de Waresquiel [1], l'humanité dispose d'un bagage riche d'expériences diverses concernant l'actualisation ou le renouvellement des utopies. Malgré cette profusion, les communautés humaines ne disposent pas d'outils théoriques nouveaux. Les théoriciens de l'école de Francfort ont innové en traçant la voie d'une théorie critique de la raison instrumentale ; ils n'ont toutefois pas été en mesure de produire une contre-instrumentalité durable, bien que leur pensée ait alimenté différents mouvements sociaux ou révolutionnaires, tant au Nord qu'au Sud. 

Au demeurant, comment définir la pensée critique ? 

Dans un premier temps et dans la logique kantienne, la pensée critique repose sur la liberté de parole et sur sa diffusion sur la place publique. Toutefois, il ne suffit pas de disposer d'une liberté d'expression et de s'en servir abondamment pour qu'une pensée soit critique ; il importe, dans un deuxième temps, que cette pensée dénonce l'inacceptable tout en permettant ou en proposant des correctifs. La pensée critique vise fondamentalement la réalisation d'un projet de transformation positive de la société. 

Une pensée critique émerge en réponse à un besoin social de proposer une solution de remplacement aux modalités aliénantes et mystificatrices de construction et de gestion des communautés humaines. Oeuvrer à la désaliénation et à la démystification des rapports sociaux relève en quelque sorte de la pensée critique. Elle ne constitue pas une forme d'art pour l'art, comme propose historiquement de le faire la critique artistique. Elle ne constitue pas non plus l'expression d'un imaginaire en continuelle recherche de son renouvellement, comme nous invite à le faire la Pataphysique. Au contraire, elle représente l'effort par lequel une part de l'humanité est à la recherche d'une rationalité non aliénante pour guider le développement humain. 

 

Que faire avec le Net ?

 

 En quoi le Net permet-il l'actualisation ou le renouvellement de la pensée critique ? 

Le Net est essentiellement un réseau reliant des centres de production, de centralisation, de gestion et de circulation de l'information. Il appartient au groupe des moyens de communication de masse et répond particulièrement bien aux nouvelles exigences du marché en permettant à la fois de s'adresser au consommateur en général et à un consommateur aux besoins singuliers. Du fait qu'il est utilisé quotidiennement par des millions d'internautes, le Net appartient à la petite famille des médias permettant une communication planétarisée, au même titre que la télévision et le téléphone cellulaire. Par contre, les produits présents sur le Net ne relèvent pas tous de la communication de masse. Certaines composantes le deviennent, tel le site Amazon proposant actuellement aux internautes l'achat en ligne de livres et de produits audio. Les autres, la grande majorité des pages Web répertoriées, sont des produits artisanaux qui ne dépasseront jamais le nombre des 1000 consultations différenciées (par des utilisateurs différents). Ces pages constituent des produits spécialisés, répondant à des clientèles ciblées autour d'une consommation restreinte et à vocation éphémère. Ces produits ont une faible durée de vie. Souvent le producteur du site est incapable de mettre à jour l'information, la rendant rapidement obsolète ; ou encore, il ne prend pas les moyens nécessaires pour signaler largement la présence de l'information récupérable sur la grande matrice virtuelle. 

Le Web, un sous-territoire du Net, est un espace très hétérogène. Il est à l'image de l'espace planétaire, composé de territoires au service de communautés formelles ou informelles occupant des espaces locaux, régionaux, nationaux, continentaux ou internationaux. 

Autre particularité singulière du Net, il transforme le caractère national, régional ou local d'une multitude d'organisations, dont les grands médias traditionnels ou les médias communautaires. Lorsque des journaux nationaux, comme La Presse ou Le Devoir, créent une page Web, ils se dotent d'une passerelle pour diffuser mondialement leur produit. Par le Net, il est possible d'écouter la radio CIBL à Buenos Aires ou à Dakar. Les frontières nationales et commerciales sont alors contournées. Toutefois, être diffusé ne signifie pas qu'il y a une consommation effective du produit ou du service. À ce sujet, la consommation de ce produit est directement fiée à des questions identitaires (linguistiques, culturelles et sous -culturelles, territoriales). En ce sens, le Net est un média très post-moderne. 

En permettant de franchir les frontières nationales et de faire s'interpénétrer les cultures, le Net est un outil fort utile pour la pensée critique. Il favorise la démocratisation de l'accès à la place publique, tant pour les producteurs que pour les consommateurs de messages. Mais l'intérêt qu'il représente n'est pas seulement technique. 

Dans un ouvrage récent sur les nouveaux médias, Dominique Wolton [2] propose une analyse selon laquelle un média, ancien ou nouveau, est fondamentalement un produit socioculturel enrobé d'une enveloppe technique. En réduisant les médias à leur seule dimension technique, les théories de la communication occultent, selon lui, la nature profonde de ces derniers. 

Appliqué au Net, le point de vue de Wolton permet de relativiser l'importance technique accordée à ce nouveau média. On ne peut nier le fait que le Net facilite l'échange d'informations. Il rend possibles des discussions instantanées à des coûts relativement bas entre des individus ne se connaissant pas et vivant aux quatre coins de la planète. Malgré cela, le Net ne peut qu'être au service de personnes appartenant à des réseaux sociaux eux-mêmes fortement intégrés au sein de structures institutionnelles. Ces réseaux et ces structures existaient avant même que l'utilisation du Net soit généralisée. Dans cette logique de pensée, le Net ne créerait pas de socialité. Il ne produirait pas de nouveaux rapports sociaux. Il participerait tout au plus à la restructuration des rapports en place en facilitant les modalités de communication entre des acteurs. 

Wolton nous invite donc à considérer l'acte communicationnel entre internautes avant tout comme un construit socioculturel, puis comme un acte technique. Ce sont les attributs socioculturels des internautes qui transforment l'échange de données numérisées a grande distance en acte de communication. 

À partir d'exemples concrets, illustrons ces propos. Pour une personne, une institution ou une entreprise, il est relativement facile de créer une page Web et de la placer sur le Net. Cependant, il n'est pas du tout certain que cette page soit lue et que son utilisation devienne une référence importante. Dans le même sens, il est à la portée de tout individu disposant d'une adresse électronique d'envoyer un message par courriel. Rien n'oblige le destinataire à y répondre. La réponse est généralement automatique si le décodage socioculturel du message rend légitime cette dernière. En d'autres mots, ni la simple existence d'une page Web, ni la production d'un courrier électronique ne rendent réel un échange d'information, pas plus qu'ils ne permettent à des individus de communiquer. Le Net reste donc tributaire d'un cadre normatif de consommation relevant essentiellement d'un ensemble de règles sociales.

 

Où loge la révolution sociale liée à ce nouveau média ?

 

Pour Andrew L. Shapiro [3], le Net représente beaucoup plus qu'une révolution technique : il est le déclencheur d'une révolution sociale. La généralisation de son usage au grand public, au début des années 1980, permet à des millions d'individus d'accéder au réseau Web pour puiser des renseignements ou pour commercer électroniquement. Le courriel et le transfert instantané de dossiers numérisés se substituent lentement à la conversation téléphonique et au courrier postal. Des milliers d'artistes diffusent leurs produits directement sur le Net, sans passer par les maisons de production (musique) ou d'édition (livres). Des forums de discussion en grand nombre voient le jour sur des sujets très variés. Les membres de ces forums se retrouvent en situation d'écoute ou de production de contenus. Des communautés virtuelles [4] prennent naissance et vivent la socialité à partir de ce mode de communication. 

Le Net permet de faire entendre la critique, de prendre note de la dissidence et de révéler au grand jour des actions révolutionnaires : le télécopieur, puis le Net ont été des outils de lutte clés utilisés par le mouvement zapatiste [5] pour faire connaître au monde entier un conflit qui, dans les canaux de communication traditionnels, serait passé inaperçu. Le Net est aussi un lieu de formation où des activistes en herbe trouvent les informations nécessaires pour réaliser des actions militantes [6]. Le Net peut éventuellement constituer l'intermédiaire qui permettrait à une démocratie directe mondiale de s'implanter à la suite de consultations planétaires rapides et régulières sur des enjeux de gouvernance mondiale [7]. 

Vu sous un autre angle, le Net est un champ de bataille économique et politique. Le commerce électronique met en scène des acteurs économiques opérant sur des bases qui renouvellent les modalités de production et de concurrence. En se rapprochant du consommateur, puisque le magasin entre dans sa maison au moyen de l'ordinateur personnel, un lien direct s'établit entre ce dernier et le distributeur, lequel est en mesure de guider les modalités de production des biens et services. Dans le domaine du livre, l'accessibilité au produit devient quasi instantanée quand ce dernier peut être livré sous une forme numérisée qu'il suffit d'emmagasiner pour usage ultérieur (en l'imprimant à domicile par exemple). Dès lors le besoin et, du coup, l'existence de librairies et de bibliothèques traditionnelles sont menacés d'obsolescence. 

Dans le domaine politique, le Net oppose des acteurs variés. Il met en scène des « hackers » et des groupes de moyenne ou grande importance, réunis plus ou moins en communautés de travail, qui tentent de percer les systèmes de protection régissant l'accès aux données de grandes institutions financières ou autres. Ces initiatives visent la plupart du temps des fins ludiques. Elles peuvent aussi être réalisées à des fins illégales puisqu'il peut y avoir appropriation d'informations ou de données numériques ayant une valeur commerciale. 

Pour les producteurs de virus informatiques, le Net, par la voie du courrier électronique, est un lieu privilégié de diffusion de ces virus, qui constituent l'équivalent de « mines » susceptibles de faire sauter le système. Le but que poursuivent ces gens est, là aussi, partagé entre des visées ludiques et le challenge de créer un produit destructeur et dangereux. Des coûts importants résultent de cette activité : les individus ou les institutions doivent se doter de systèmes de protection ou encore débourser les frais de remise à niveau de leurs systèmes informatiques touchés par un virus. Le Net donne naissance au terrorisme virtuel et devient un nouvel espace d'expression de la guérilla sociale. 

Dans la même veine, mais à des fins différentes, l'architecture informatique du Net est un outil de renseignement sur les habitudes de consommation et les déplacements d'un internaute ou d'une catégorie d'internautes, car chacun d'eux laisse sur le Net une trace ou une empreinte numérique rendant possible un relevé précis des opérations qu'il a effectuées. Qui plus est, la simple connexion à un réseau permet une surveillance à distance instantanée des opérations et même l'inspection et la saisie du contenu d'un ordinateur. Connaître l'utilisateur d'une page Web permet à certaines compagnies de tracer le profil du consommateur type d'un produit ou d'un service, ce qui représente un avantage clé pour toute stratégie de marketing. 

Le Net modifie effectivement les façons de faire et d'interagir. Il contribue par exemple au remodelage du paysage bancaire en transformant un ordinateur personnel à usage domestique en un poste de travail lorsque son utilisation se fait à des fins commerciales. L'internaute consommateur de services bancaires électroniques devient, pour le temps de la transaction, un « travailleur informel » du système financier. Le travail nécessaire à la réalisation d'une telle transaction ne pouvait se faire, il y a une dizaine d'années, que par un employé de banque ou de caisse. Des métiers disparaissent effectivement et le temps individuel hors travail est de plus en plus investi dans des activités informelles de travail déguisé. L'autoroute électronique permet de remodeler le paysage du « savoir-pouvoir-être » et du « savoir-pouvoir-faire » des internautes. Elle participe à la remodélisation des rapports de travail et du même coup, des rapports sociaux. 

Le Net, qui donne à des individus la possibilité de faire directement des opérations nécessitant de moins en moins d'intermédiaires et d'interface humains, peut être perçu comme un indice d'une plus grande liberté d'expression et d'une possibilité d'action élargie. À ce titre, le Net serait du nombre des technologies facilitant la production d'une pensée et d'une action critiques. 

Un exemple d'action politique directement liée au Net est le mouvement d'opposition au projet de l'OCDE de doter l'organisation d'un Accord multilatéral sur l'investissement (AMI). Le mouvement a vu le jour par l'intermédiaire du Net. Il a par la suite donné vie à une réflexion critique par l'intermédiaire de groupes de discussion et de pages Web du type MAI-Not [8] (non à l'AMI). 

De façon complémentaire à la mobilisation réussie contre l'AMI, le Net accueille des propositions critiques intéressantes en ce qui concerne le contrôle des transactions financières. Les travaux d'une organisation de vigilance, l'ATTAC [9], offrent une réponse progressiste aux modalités néo-libérales de mondialisation financière. L'ATTAC regroupe des opposants de l'AMI et des défenseurs du projet d'implantation d'une taxe sur les transactions financières internationales, la « taxe Tobin ». L'opposition s'édifie autour d'un enjeu de démystification du discours officiel sur la nouvelle ronde de négociations proposées par l'Organisation mondiale du commerce (OMC) en vue d'accélérer le processus de libéralisation des échanges à l'échelle mondiale. L'OMC veut se faire reconnaître des pouvoirs supranationaux qui lui permettraient, par exemple, de mieux contrôler les modalités d'intervention des États membres, comme le Canada, tout en favorisant une plus grande liberté d'action en matière de libéralisation de l'investissement ou du moins une limitation des contraintes nationales dans le but de privilégier, par exemple, l'investissement national au détriment de l'investissement étranger. 

L'utilisation du Net à des fins politiques et économiques pose, enfin, un ensemble de problèmes. La baisse des coûts d'utilisation du Net et la commercialisation des transactions amorcées depuis une bonne dizaine d'années ont assuré le développement d'une zone d'échanges échappant pour l'instant à toute régulation étatique. Les informations diffusées couvrent l'ensemble du spectre socio-politique et les transactions commerciales sur une variété de services et de produits sont en progression exponentielle, permettant un niveau de liberté d'expression et une facilité de consommation encore inégalés dans l'histoire. C'est ainsi qu'on a vu apparaître sur le Net des informations très progressistes à côté de réseaux d'information fascisants, de même qu'une offre de services et de produits utilitaires versus des services et des produits à utilité suspecte et parfois immorale. 

Il se pose alors une question éthique de fond sur les régulations à implanter pour régir le contenu du Net : d'un côté, un mouvement d'internautes se fait entendre depuis des années au nom de la défense d'un Net fibre de toute censure étatique ou de groupes ; de l'autre, des lobbies au parfum traditionaliste exercent des pressions auprès des instances gouvernementales et des entreprises pour que l'État et les grandes firmes de l'autoroute électronique définissent un ensemble de règles et de codes de procédure afin d'éviter les comportements jugés immoraux ou dangereux pour la sécurité publique. 

Pour les observateurs du social, le Net est une fenêtre sur le monde. II exprime mille et une formes de socialité, tant anciennes que nouvelles. En ce sens, par le Net, il se construit au jour le jour une histoire des actions humaines. La culture au sens large y inscrit des réalisations qui jusque-là existaient, mais sans qu'aucun support technique, par absence de moyens pratiques d'archivage par exemple, n'assure leur durée. On peut ainsi difficilement nier le potentiel démocratique de cette nouvelle technologie, tant pour les nantis que pour les autres. 

Toutefois, cet immense cri du « Je veux me faire entendre ; je veux vous communiquer quelque chose ; je veux qu'on échange ; je veux vous faire voir » est tellement multiple que le porteur de message se trouve inondé d'informations. Immanquablement, le message est dilué quantitativement et qualitativement. Le Net est bavard au point où l'information que l'on cherche est de plus en plus difficile à trouver dans le bruit ambiant. De nouveaux outils de recherche, tel Copernic, apparaissent alors pour éliminer ce bruit et redonner à l'internaute une qualité de base à sa navigation. 

Même s'il est possible d'éliminer une partie du bruit au moyen d'outils de recherche dits « intelligents », il demeure que l'information sur le Net échappe difficilement à une dénaturation qualitative des données puisque aucun critère ou indicateur ne permet de distinguer le canular de l'information sérieuse. L'important et le banal semblent avoir la même importance ; ils sont présentés et surtout consommés au même titre ! 

 

Pour un usage différent des nouvelles
technologies de communication

Pour revenir à notre interrogation de départ sur le lien à établir entre le Net et la pensée critique, le Net représente une innovation socio-technique permettant moins d'établir un nouvel équilibre entre les sources du pouvoir et celles du contre-pouvoir que de maintenir à niveau le rapport de force entre ces deux composantes. 

Le Net permet tout au plus à la contrepartie critique ou rebelle de faire entendre son point de vue sur la grande toile des réseaux de communication en construction à l'échelle de la planète. Le Net apparaît alors moins comme un espace à conquérir pour édifier la meilleure société possible que comme un moyen de rester en bonne position dans l'arène où ont heu les luttes contre la domination et l'aliénation. C'est dans cette veine par exemple que le groupe québécois Alternatives [10] offre des stages à des jeunes voulant réaliser une expérience de coopération dans des pays en voie de développement. En préparation à ce programme, ils suivent un cours intensif de deux mois sur les techniques de base nécessaires à l'utilisation de l'ordinateur, du Net et ils apprennent à construire une page électronique. Ces mêmes personnes vont par la suite effectuer un stage de quatre mois dans une communauté d'un pays du sud, ayant pour mission de former des membres d'organisations non gouvernementales (ONG) à cette nouvelle technologie. 

Pas plus que les ouvriers luddistes en Angleterre, au début du XIXe siècle, n'avaient pour véritable ennemi les machines qu'ils ont détruites pour régler les problèmes auxquels ils étaient affrontés, pas plus le Net n'est en soi le responsable d'une nouvelle révolution sociale. Mais les forces sociales qui consentent au jour le jour à laisser telle ou telle technologie inonder ou non le marché sont responsables des conséquences de ce consentement. Considérer cette dynamique uniquement sous l'angle technique fait certes l'affaire des idéologues technico-scientifiques qui défendent l'ordre établi, en enlevant toute légitimité aux interventions correctrices. 

Les forces de résistance n'ont d'autre choix que d'emprunter et de manipuler avec autant d'aise que possible ces nouvelles technologies. Sinon, un déclassement et un écart surviendront jusqu'à ce que le répertoire d'action des mouvements sociaux progressistes soit comparable au lance-pierre de David. Contrairement au récit biblique, les situations opposant des David à des Goliathdont celle du Robin des Bois québécois des banques-donnent la plupart du temps l'avantage au géant. 

Les penseurs critiques ont avantage à prendre la parole sur le Net, à se regrouper, comme beaucoup le font, en communautés de réflexion et d'intérêts. Mais cette action de mise en réseau et de diffusion de l'information ne peut en rien se substituer à l'innovation intellectuelle nécessaire pour penser et préparer un devenir plus équitable pour l'humanité. Le Net peut contribuer à la création d'un tel projet. Le Net est de fait la première proto-bibliothèque mondiale. Des informations complètes y sont présentées en temps réel, mais bien plus, des textes de penseurs anciens, contemporains et nouveaux y sont numérisés. L’accessibilité à ces textes assure à la relève intellectuelle un formidable outil de travail capable d'éclairer et d'approfondir la connaissance en général. 

Posons, en guise de conclusion, que le Net participe à une révolution sociale silencieuse. Mais attention, cette révolution ne doit rien au Net au sens où ce dernier en serait l'élément déclencheur. Au contraire, le Net est un produit de cette révolution silencieuse et il permet tout au plus une accélération du processus du passage de la modernité à la mondialité. Cette transformation d'ensemble des sociétés est du même ordre d'importance que celle qui, à la fin du XVIIIe siècle, a vu la fin de l'Ancien Régime et l'arrivée du Nouveau. Il y a donc tout heu de s'attendre à une renaissance de la pensée critique. Chaque époque historique de grande transition a été l'occasion d'une redéfinition des utopies et des répertoires d'action. Il semble raisonnable, en ce début du XXIe siècle, de prédire la venue de telles utopies, surtout que les moyens de penser et de faire la société autrement vont prendre des formes inédites, à la hauteur des défis à surmonter, nommons au premier chef la lutte contre la pauvreté et la protection de l'environnement.


[1]  Emmanuel de Waresquiel, Philippe Gavi, Benoît Laudin (dir.), Le Siècle rebelle : dictionnaire de la contestation du XXe siècle, Paris, Larousse, 1999.

[2] Dominique Wolton, Internet et après ? Une théorie critique des nouveaux médias, Paris, Flammarion, 1999.

[3] Andrew L. Shapiro, The Control Revolution, A Century Foundation Book, New York, 1999.

[4] Sur les communautés virtuelles, voir par exemple le texte de Howard Rheingold à l'adresse suivante : http://www.puce.qc.ca/formation/comvirt.htm .

[5]    L'adresse d'une page de présentation du FZLN est la suivante:

      http://home.worldnet.fr/ngoc-mai/index%20fzln.htm.

[6] Voir à cette effet la page sur l'activisme virtuel: http://vjww.netaction.org/training/ .

[7] Sur cette question, voir la page suivante: http://wwwwell.com/user/hlr/electrondemoc.html .

[8] L'adresse de la page canadienne du MAI-Not est la suivante: http://mai.flora.org/ .

[9] L'adresse de la page québécoise de l'ATTAC est la suivante: http://Attac.org/quebec/index.html .

[10] L’adresse d'Alternatives est: www.alternatives.ca.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 3 février 2007 15:12
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref