RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Lucia FERRETTI, Du «devoir de charité» au «droit à l’aide publique»: la naissance de l’État-providence au Québec. Montréal: Université de Montréal, Les Conférences Gérard-Parizeau, 11e conférence, le 5 octobre 2011, 39 pp. Série Université de Montréal. [L’auteure nous a accordé, le 11 mars 2016, conjointement avec La direction de la Faculté des études supérieures et post-doctorales de l’Université de Montréal, l’autorisation de diffuser en accès libre à tous le texte de cette conférence dans Les Classiques des sciences sociales.].

Quatrième de couverture
Prix et Conférences Gérard-Parizeau [2]
Gérard Parizeau : l’homme [2]
Le comité et les lauréats du prix Gérard-Parizeau [2]
Les Conférences publiques [5]
Mot d’ouverture, par Roch Chouinard, vice-recteur adjoint aux études supérieures et doyen de la Faculté des études supérieures et postdoctorales de l’Université de Montréal. [7]
Présentation de la lauréate et conférencière, par Yvan Lamonde, historien, Université McGill. [8]
La conférence [15]

Introduction [15]
1. Les débuts : là Loi de l'assistance publique, 1921 et 1932. [18]
2. Alliance : financement public, gestion privée... [20]
3. … et enjeu : la formation professionnelle. [23]
4. État-providence et centralisation fédérale pendant et après la guerre. [25]
5. 1944-1959 : une présence multiforme et intense de l'Église dans l'assistance et les services sociaux. [26]
6. 1944-1959 : la critique des institutions pour enfants et la montée de nouveaux professionnels. [30]
7. 1944-1959 : Les limites du financement privé des œuvres. [32]
8. Vers la Loi sur les services de santé et les services sociaux (1971). [34]
Conclusion [37]
Bibliographie [38]


Quatrième de couverture

Pour sa onzième édition, les Conférences Gérard-Parizeau reçoivent la lauréate du Prix Gérard-Parizeau 2011, madame Lucia Ferretti, historienne et professeure à l'Université du Québec à Trois-Rivières et membre du Centre interuniversitaire d'études québécoises.

On entend tous les jours parler de l'État-providence, de ses transformations actuelles, de sa défense ou de ses remises en question. Mais au fait, comment est-il né, cet État-providence ? Et plus particulièrement, comment s'est effectuée, au Québec, la transition de l'Église à l'État dans le domaine de l'assistance publique et des services sociaux ? C'est ce dont nous entretient Lucia Ferretti dans sa conférence intitulée Du « devoir de charité » au « droit à l'aide publique » : la naissance de l'État-providence au Québec, un retour sur cinquante ans de relations entre l'Église et l'État.

Spécialiste de l'histoire socioreligieuse du Québec, madame Ferretti est également l'auteure de plusieurs ouvrages, parmi lesquels, Brève histoire de l'Église catholique au Québec, Boréal, 1999 ; Histoire des Dominicaines de Trois-Rivières, « C'est à moi que vous l'avez fait », Septentrion, 2002 ; Nouvelles pages trifluviennes, (en collaboration avec Jean Roy), Septentrion, 2009 et Duplessis, son milieu, son époque (en collaboration avec Xavier Gélinas), Septentrion, 2010.

[2]

Prix et Conférences
Gérard-Parizeau


Gérard Parizeau : l'homme

Le Fonds Gérard-Parizeau est placé sous le signe d'un homme qui, par sa double carrière d'homme d'affaires et d'historien, lui a donné ipso facto sa vocation. Professeur à l'École des hautes études commerciales de Montréal, courtier d'assurances dont le cabinet deviendra l'un des plus importants au Canada, Gérard Parizeau commençait, à l'automne de sa vie, une carrière dont l'œuvre éclaire de façon originale, des chapitres moins connus de l'histoire du Québec, notamment celle de la bourgeoisie canadienne-française du XIXe siècle.

Le comité et les lauréats du prix Gérard-Parizeau

Le Comité responsable du Fonds Gérard-Parizeau, constitué de représentants de HEC Montréal (dont le directeur), de l'Université de Montréal (dont le doyen de la Faculté des études supérieures et postdoctorales) et des membres de la famille Parizeau, attribue un prix d'excellence et organise une conférence publique, alternativement dans les champs de la gestion, de l'assurance et de l'économie, et dans celui de l'histoire et des sciences sociales.

Chaque année, le Comité détermine les règles d'attribution du prix, celles qui s'appliqueront à la conférence publique, et désigne les membres du jury. HEC Montréal et l'Université de Montréal organisent, en alternance, ces événements.

En 2011, le Prix Gérard-Parizeau 2011 a été attribué à un chercheur dont les travaux portent sur l'histoire du phénomène religieux en Nouvelle-France, en Amérique française ou au Québec et qui prennent en compte le rôle politique, social, économique, ou culturel de l'Église catholique (voire des autres Églises), la religiosité populaire, les missions, le clergé, ou les rapports complexes entre l'Église et la modernité au Québec, avant 1960 et depuis. La lauréate du Prix fut madame Lucia Ferretti, historienne du phénomène religieux depuis plus de vingt ans dont la réputation s'est bâtie sur une démarche d'une rigueur exemplaire. Madame Ferretti est professeure à l'Université du Québec à Trois-Rivières et membre du Centre interuniversitaire d'études québécoises. Elle est l'auteure de plusieurs ouvrages, dont Entre voisins, Boréal, 1990 ; Brève histoire de l'Église catholique au Québec, Boréal, 1999 ; Histoire des Dominicaines de Trois-Rivières, « C'est à moi que vous l'avez fait », Septentrion, 2002.

[3]

Le premier prix fut attribué en 2000 dans le domaine de l'assurance au Québec. Le récipiendaire en fut M. Jean-Marie Poitras, le fondateur du groupe La Laurentienne.

En 2001, le comité responsable décida qu'en filiation avec les ouvrages de Gérard Parizeau, l'histoire du XIXe siècle québécois serait le domaine choisi pour l'attribution du prix. Le jury consacra les travaux du professeur Gérard Bouchard, historien à l'Université du Québec à Chicoutimi.

Le Prix Gérard-Parizeau revint en 2002 à l'assurance et à la gestion des risques, cette fois pour renseignement et la recherche. Il fut attribué au professeur Georges Dionne de HEC Montréal.

En 2003, le comité responsable détermina que le prix serait accordé dans le champ de l'histoire économique et sociale du Québec. Le professeur Brian Young du Département d'histoire de l'Université McGill en fut le récipiendaire.

Le Prix Gérard-Parizeau a voulu reconnaître, en 2004, une contribution exceptionnelle dans le domaine de la politique économique ; le lauréat fut le professeur Bernard Fortin du Département d'économique de l'Université lavai.

En 2005, le Prix Gérard-Parizeau a voulu souligner une œuvre exceptionnelle et une implication sociale dynamique, dans l'ouverture du vaste et difficile champ de l'histoire des sciences au Québec : le lauréat fut le professeur Yves Gingras du Département d'histoire de l'Université du Québec à Montréal.

En 2006, le comité responsable décerna le Prix au professeur Henry Mintzberg, titulaire de la Chaire Cleghorn en gestion de la Faculté de gestion Desautels de l'Université McGill.

Exceptionnellement, en 2007, pour souligner le 100e anniversaire de HEC Montréal, le Prix Gérard-Parizeau est attribué pour une autre année consécutive à quelqu'un qui s'est distingué dans le champ de l'économie. La lauréate fut la professeure Suzanne Rivard, titulaire de la Chaire de gestion stratégique des technologies de l'information à HEC Montréal.

En 2008, le Prix Gérard-Parizeau a voulu, pour faire écho aux 400 ans de la fondation de la Ville de Québec, que ce prix soit attribué à un chercheur dont les travaux portent sur l'histoire du rayonnement de la société et de la culture française en [4] Amérique du Nord. Le lauréat fut monsieur Denis Vaugeois, historien, éditeur et président des éditions du Septentrion.

Dans sa dixième année, le Prix Gérard-Parizeau a tenu à reconnaître la contribution exceptionnelle d'une personne attachée à un établissement universitaire québécois dans le domaine du transport. Le lauréat du prix fut monsieur Gilbert Laporte, professeur titulaire à HEC Montréal et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en distributique.

[5]

Les Conférences publiques

Chaque remise de prix est accompagnée d'une conférence publique. Onze de ces conférences se sont déroulées et le texte de chacune d'elles a été publié.

1re conférence (série MEC Montréal), le 4 avril 2000,

M. Michel Crouhy, “La gestion du risque de crédit et la stabilité du système financier international.

2e conférence (série Université de Montréal), le 20 mars 2001,

M. Gérard Noiriel, “L'historien face aux défis du XXIe siècle. Mondialisation des échanges et crise des États-nations.

3e conférence (série HEC Montréal), le 10 avril 2002,

M. Philipp Jorion, “La gestion des risques après le 11 septembre 2001.

4 e conférence (série Université de Montréal), le 3 avril 2003,

M. Alain Touraine, “La globalisation, réalités, idéologies et déclin.

5 e conférence (série HEC Montréal), le 6 avril 2004,

M. Claude Castonguay, “Les pensions : un sujet d'inquiétude ?

6 e conférence (série Université de Montréal), le 14 avril 2005,

Le président Fernando Henrique Cardoso, “Rapports Nord-Sud dans un contexte d'équilibre en mutation.

7 e conférence (série HEC Montréal), le 5 avril 2006,

M. Claude Bébéar, “L'investissement international et la souveraineté des États.

8 e conférence (série HEC Montréal), le 11 avril 2007,

M. Jacques Parizeau, “Entre l'innovation et le déclin : l'économie québécoise à la croisée des chemins.

[6]

9e conférence (série Université de Montréal), le 8 avril 2008,

M. Pascal Boniface, “La diplomatie du pétrole.

10e conférence (série HEC Montréal), le 17 septembre 2009,

M. Yvan Allaire, “Plaidoyer pour un nouveau capitalisme.

11e conférence (série Université de Montréal), le 5 octobre 2011,

Mme Lucia Ferretti, “Du « devoir de charité » au « droit à l'aide publique » : la naissance de l’État-providence au Québec.

[7]

MOT D’OUVERTURE

Par Roch Chouinard,

vice-recteur adjoint aux études supérieures et doyen de la Faculté des études supérieures et postdoctorales de l'Université de Montréal.

L'Université de Montréal est heureuse d'accueillir ce soir la récipiendaire du Prix Gérard-Parizeau 2011, madame Lucia Ferretti, dans le cadre des Belles Soirées. Madame Ferretti prononcera une conférence intitulée « Du devoir de charité » au « droit à l'aide publique » : la naissance de l’État-providence au Québec. Cette conférence sera consacrée au thème de la transition de l'Église à l'État entre 1920 et 1970, dans le domaine de l'assistance publique et des services sociaux.

Le Prix Gérard-Parizeau, attribué à madame Ferretti le 17 mai dernier, récompensait cette année un chercheur dont les travaux portent sur l'histoire du phénomène religieux en Nouvelle-France, en Amérique française ou au Québec.

Depuis plus de vingt ans, comme historienne du phénomène religieux, Lucia Ferretti a profondément marqué le milieu de l'histoire en analysant le fait religieux sous les angles complémentaires du social, du politique, du culturel et du spirituel.

Historienne d'une rigueur exemplaire, madame Ferretti a exploré plusieurs aspects de l'histoire socioreligieuse du Québec des XIXe et XXe siècles, parmi lesquels le rôle de l'Église dans l'acculturation des Canadiens français à la société urbaine et industrielle, les relations entre l'Église et l'État, la place des congrégations religieuses féminines dans l'assistance sociale et dans l'éducation, la transition vers l'État-providence, le facteur religieux dans l'émergence du mouvement communautaire. Ses recherches proposent une interprétation nouvelle et documentée du changement social et politique du Québec à partir de la composante incontournable qu'est le religieux.

Madame Ferretti est professeure à l'Université du Québec à Trois-Rivières et membre du Centre interuniversitaire d'études québécoises. Auteure de plusieurs ouvrages, entre autres Entre voisins, Boréal, 1990, sur la vie sociale dans la paroisse Saint-Pierre-Apôtre de Montréal ; Brève histoire de l'Église catholique au Québec, Boréal, 1999 ; Histoire des Dominicaines de Trois-Rivières, « C'est à moi que vous lavez fait », Septentrion, 2002 ; Nouvelles pages trifluviennes, (en collaboration avec Jean Roy), Septentrion, 2009 et Duplessis, son milieu, son époque (en collaboration avec Xavier Gélinas), Septentrion, 2010.

[8]

PRÉSENTATION DE LA LAURÉATE
ET CONFÉRENCIÈRE


Par Yvan LAMONDE

titulaire de la Chaire James McGill d'histoire comparée du Québec, Université McGill, Membre de l'Académie des lettres du Québec, Membre de l'Académie des Arts, des Lettres et des Sciences du Canada.

Un nom vient à l'esprit parmi les historiens et dans les médias lorsqu'il est question d'histoire religieuse du Québec : Lucia Ferretti. Ce réflexe spontané tient à la fois à l'expertise de l'historienne et au style de son travail et de sa présence.

La réputation de Lucia Ferretti s'est construite sur une DÉMARCHE d'une rigueur sans concession. C'est une femme qui fait ici de l'histoire socioreligieuse Mais si des historiennes et des sociologues comme Micheline Dumont, Nadia Fahmy-Eid, Nicole Laurin, Michèle Jean ont dû s'intéresser spécifiquement à l'histoire des femmes pour faire exister celles-ci dans l'historiographie, Lucia Ferretti a pu grâce à ces pionnières tout simplement inscrire les femmes dans la trame générale de l'histoire socioreligieuse du Québec. Je dis tout simplement, mais force est de constater que ce n'est pas encore si courant. Cette historienne s'intéresse aux femmes dans l'Église parce que la place de l'Église dans l'histoire du Québec ne se comprend pas sans elles. Dans sa thèse, publiée sous le titre Entre voisins, elle a par exemple de manière tout à fait inédite porté attention aux Dames de Sainte-Anne et aux Enfants de Marie, deux associations de femmes laïques caractéristiques du catholicisme de masse des années 1850-1930, et c'est entre autres ce qui lui a permis de démontrer pour la première fois que la paroisse a pu alors favoriser l'acculturation des Canadiens français à la société urbaine et industrielle. Puis, avec notamment son Histoire des dominicaines de Trois-Rivières, Lucia Ferretti s'est intéressée aussi aux religieuses, qui ont été au cœur de l'action sociale de l'Église catholique, au service des enfants pauvres ou orphelins, des démunis, des infirmes, des défavorisés de toutes sortes : que les femmes, dès les années 1940, entrent moins souvent clans la vie religieuse n'est pas pour rien dans le déclin de la capacité de l'Église catholique de prendre en charge les missions éducatives et sociales qu'elle s'était données, et donc dans la sécularisation de notre société. La première conséquence de ce choix de l'historienne de prendre toujours en considération les femmes aussi lorsqu'il s'agit de rendre compte de l'histoire socioreligieuse du Québec dans son ensemble, est la suivante : le professeur Ferretti a développé une approche sociale du phénomène religieux.

De plus, parce qu'elle vient à l'histoire socioreligieuse après la Commission Dumont et après les travaux de Nive Voisine, Jean Hamelin et Nicole Gagnon [9] est de 1990 et parce qu'elle y vient avec un bagage postclérical, Lucia Ferretti a singulièrement contribué à restituer au phénomène religieux catholique une complexité qu'il avait perdue au temps de la superbe politique de l'Église. Madame Ferretti a trouvé le catholicisme dans ses combats politiques et idéologiques certes, sa Brève histoire ... notamment en témoigne, mais aussi là où il avait été humain, modeste, utile, dans le social, là où sa spiritualité était restée vivante, concrète.

Tel me semble avoir été et être toujours à sa pleine mesure l'itinéraire scientifique et intellectuel de Lucia Ferretti. C'est pourquoi, dans la suite de cette lettre de présentation, j'insisterai surtout sur la dimension de son travail qui selon moi la distingue tout particulièrement : son attention à l'histoire de l'action sociale de l'Église catholique.

Le travail de madame Ferretti a trouvé son ORIGINALITÉ dans le regard neuf qu'elle a posé sur l'expérience religieuse des Québécois et clans l'attention qu'elle a portée à leurs pratiques sociales.

Le regard neuf de Lucia Ferretti a d'abord porté sur l'activité des fidèles et des pasteurs dans la paroisse oblate de Saint-Pierre-Apôtre de Montréal entre 1848 et 1930. Refusant l'idée selon laquelle le mode d'encadrement paroissial rural s'était mécaniquement appliqué dans la paroisse urbaine, Lucia Ferretti s'est attachée à démontrer que celle-ci avait constitué le lieu d'une véritable rencontre entre l'Église et les fidèles citadins et qu'elle avait été un des moyens que s'étaient donnés les Canadiens français pour s'approprier la ville industrielle. Elle n'en a pas moins vu et analysé finement les difficultés et les limites auxquelles se heurte le modèle paroissial après la Première Guerre mondiale. L'historienne, qui avait déjà travaillé à une conceptualisation de l'histoire de la vie ouvrière à Montréal, avait appris à voir les croyances à l'œuvre dans l'organisation de la paroisse, dans les associations paroissiales et dans l'engagement des notables et des paroissiens.

Son regard est original parce que social et parce qu'il scrute les pratiques, les visions à l'œuvre, les œuvres en action. En publiant une Brève histoire de l'Église catholique au Québec (1999 et 2009) fort bien reçue, Lucia Ferretti a affiné le regard social qu'elle avait développé dans ses premiers travaux et elle a mis notamment en perspective le travail social de l'Église catholique dont l'action en ce domaine allait trouver son plein déploiement après 1930. Il n'est pas sans mérite que Lucia Ferretti soit entrée avec ce livre plus avant dans le XXe siècle ; c'était entrer dans de singuliers défis d'analyse et d'explication au moment où la pratique religieuse catholique a commencé à s'étioler et où l'Église a connu des bouleversements qui [10] ont changé une donne historique fondamentale. On le verra, ses travaux l'ont menée au centre d'un certain désert spirituel du Québec dont il faut expliquer la teneur et l'ampleur.

Depuis une dizaine d'années, Lucia Ferretti s'est fixé un lieu et une époque d'observation de l'histoire socioreligieuse québécoise : Trois-Rivières au XXe siècle. Cette « Middletown » avait été étudiée pour le XIXe siècle mais était plutôt absente de l'historiographie québécoise pour le XXe. L'historienne n'a pas fait pour autant de l'histoire régionale, car une de ses découvertes fut de constater que grâce en particulier à la proximité entre le premier ministre Duplessis, lui-même Trifluvien, et l'Église de ce diocèse, c'est dans ce milieu que s'est façonnée, des années 1930 et la fin des années 1950, une action sociale catholique diocésaine à l'adresse des enfants qui a ensuite essaimé dans presque tous les autres diocèses québécois. Ainsi, au moment où c'est désormais non plus par le biais de la paroisse mais par les services sociaux diocésains que l'Église entreprend de renouveler sa présence à la société, Lucia Ferretti scrute le phénomène à l'endroit même où il a pris naissance. Ses travaux complémentent ceux qui ont été menés sur la situation à Montréal (et qui portent du reste encore essentiellement sur le XIXe siècle il faut le dire), et ils sont particulièrement importants lorsqu'on a souci de la représentativité des analyses et qu'on veut tirer des conclusions sur l'expérience socioreligieuse du Québec dans son ensemble.

Plusieurs aspects de la dynamique des services sociaux diocésains trifluviens ont donc jusqu'à maintenant été explorés par Lucia Ferretti. Elle a fait connaître ses institutions principales : le Centre de service social, bien sûr, mais aussi son institut psychosocial et la Caritas, qui était à la fois l'organe de planification et de levée de fonds des services diocésains. L'historienne a aussi pointé les tensions entre les congrégations religieuses, traditionnellement commises aux œuvres de charité et cette nouvelle structure de services relevant directement du clergé séculier. Elle a montré le rôle concret des acteurs (les évêques successifs, l'abbé Charles-Edouard Bourgeois, Maurice Duplessis, ainsi que les premiers professionnels) dans l'essor de l'action sociale diocésaine. Tous ces travaux ont fait l'objet de plusieurs publications savantes depuis 2001.

Outre le fait que l'historienne ait analysé le fait religieux sous les angles complémentaires du politique, du social et du spirituel, L'IMPACT DE SES RECHERCHES, qui se dessine au fil d'une démarche ingénieuse et stratégique, concerne globalement « la transition », le passage à l'État des responsabilités sociales traditionnellement associées à l'Église. Car Lucia Ferretti a toujours tenu à situer [11] l'expérience particulière du diocèse de Trois-Rivières sur l'horizon général de l'histoire socioreligieuse du Québec. Dans son article programmatique de 2001 sur l'abbé Charles-Edouard Bourgeois, elle présente ainsi sa vision de la transition et du changement : « Dans les faits, il arrive souvent que les changements auxquels aspire une époque s'imaginent dans les milieux 'progressistes', mais se préparent concrètement au sein de courants réformateurs à l'intérieur des institutions traditionnelles ». Autrement formulé, j'en retiens que la dite Révolution tranquille ne se conçoit pas seulement dans la pensée ou l'action d'un Mgr Charbonneau, d'un père Lévesque, d'un abbé Dion ou d'un Frère Untel ou dans les initiatives d'un abbé Bourgeois ou d'un abbé Rivard, elle se prépare socialement dans des stratégies et des pratiques qui essaiment par leur exemplarité. Lucia Ferretti a fait cela, tout cela : montrer « comment le neuf naît au cœur de l'ancien ». Elle a été attentive à l'évolution des relations présentes dans le système d'intervention sociale diocésain : relations entre les religieuses et les prêtres séculiers ; et aussi entre l'Église et les laïcs, conviés sans cesse au bénévolat et au soutien pécuniaire. Elle a documenté le processus de professionnalisation du service social et de l'éducation spécialisée à partir d'un angle inédit, celui des programmes de formation offerts aux religieuses. Elle a analysé l'éclatement du système fondé sur les établissements d'hébergement au profit d'une aide accordée dans le milieu de vie même des enfants. Elle a mesuré la place grandissante et bientôt quasi exclusive de l'État dans le financement de ces œuvres d'Église. Mais l'acquis le plus significatif du réformisme d'un certain milieu catholique réside dans le passage de l'acceptation d'abord puis dans la promotion de l'idée « de devoir de charité » à celle du « droit à l'assistance publique ».

L'impact plus global de ces travaux de Lucia Ferretti concerne la représentation que les Québécois se sont donnée de la Révolution tranquille, du changement qui se serait opéré à partir du 22 juin i960, du passage de l'Église à l'État en matière d'éducation et de bien-être social. Cette représentation s'est construite à partir de la lecture qu'on a faite du type de changement advenu dans le domaine de 1 éducation, changement qu'on a cru rapide et radical. Or, la prise en considération du social et des pratiques d'assistance porte une vision un peu différente de la réalité de ce changement, une représentation autre de l'Église catholique, un regard inédit sur ce qui est mort et sur ce qui est vivant du passé religieux catholique. Ce me semble être là l'essentiel de l'apport et de l'impact de Lucia Ferretti ; en témoignent ses livres et articles dont un certain nombre des plus importants eu égard à cette reconfiguration du changement seront réunis en 2011 sous le titre éclairant De l'Église à l'État. Les origines diocésaines de l'État providence au Québec (1921-1971).

[12]

L'AMPLEUR de la recherche de Lucia Ferretti s'évalue au fait tout simple mais rare qu'elle a construit une œuvre, qu'elle propose une interprétation nouvelle et documentée du changement social et politique du Québec à partir d'une composante incontournable, le religieux.

Lucia Ferretti a en effet exploré de première main plusieurs aspects de l'histoire socioreligieuse du Québec pour des périodes larges, couvrant du milieu du XIXe siècle à nos jours. Elle a travaillé sur plusieurs aspects des relations Église/État, sur la vie consacrée et sur la foi, sur la place de l'Église dans l'éducation, la vie intellectuelle et le nationalisme, sur le sort actuel du patrimoine religieux, sur le facteur religieux dans l'émergence du mouvement communautaire après 1960 ou encore sur les missions intérieures et l’évangélisation des Canadiens français au XIXe siècle. Tous ces travaux ont été conduits de manière savante et accessible à la fois. De plus, Lucia Ferretti a été animée par le souci constant de permettre aux Québécois d'assumer désormais sereinement l'ensemble de leur passé socioreligieux et ainsi de s'approprier pleinement leur histoire. C'est cette intention qui donne à son parcours scientifique diversifié l'exceptionnelle cohérence qui le caractérise.

Son œuvre, l'historienne la bâtit comme une artisane plus que comme une entrepreneure, travaillant avec des subventions de recherche organiques, d'ampleur bien calculée pour répondre efficacement aux besoins de sa recherche. Faire œuvre comme elle le fait, c'est chercher les pistes, les indicateurs, la documentation en offrant aux milieux paroissiaux, diocésains, congréganistes qui conservent les archives une crédibilité professionnelle et humaine qui ouvre des portes. C'est, au fil des jours, des découvertes, des obstacles, distinguer pour unir. C'est ouvrir un domaine, changer une vision, une représentation.

Cette œuvre est loin d'être terminée. En 2010 par exemple, Lucia Ferretti a produit un article remarqué sur les relations entre les organisations religieuses et l'État au Québec dans les trente dernières années. Elle y met en évidence le processus politique et juridique par lequel la normativité religieuse chrétienne a été progressivement expulsée des lois ainsi que des structures et des appareils de l'État ; et comment des individus et quelques groupes des confessions minoritaires, avec le laissez-passer de la Cour suprême, cherchent désormais à faire entrer dans la place laissée vacante certains éléments de leurs propres normativités religieuses. On voit par là que Lucia Ferretti a la conviction que l'histoire, même immédiate, permet d'éclairer les enjeux actuels.

[13]

Lucia Ferretti a aussi ces derniers mois entrepris un chantier sur l'histoire de la prise en charge de la déficience intellectuelle au Québec au XXe siècle. Est-ce parce que l'affaire des Orphelins de Duplessis a conforté la culture commune, les milieux de la réadaptation et parfois des chercheurs en sciences sociales dans une interprétation de l'hôpital psychiatrique comme symbole même de la « grande noirceur » ? Toujours est-il que notre société est encore incapable d'admettre ce genre d'établissements dans la généalogie des recherches et des pratiques en réadaptation. Pourtant, certains d'entre eux ne se sont pas contentés du rôle d'enfermement qui leur était, assigné : ils ont voulu promouvoir la dignité humaine de leurs jeunes pensionnaires et préparer au mieux leur éventuelle intégration sociale. C'est du moins l'hypothèse forte que l'historienne a entrepris de démontrer à partir des archives des Sœurs de la Providence et des Petites Franciscaines de Marie.

Cette œuvre RAYONNE de façon tout aussi originale quelle s'est façonnée, prenant la forme d'une spirale. Lucia Ferretti est attentive à l'histoire sociale parce qu'elle est au départ une femme, une historienne profondément engagée envers le Québec et la nation québécoise. Ses découvertes, elle les a communiquées autant à des groupes communautaires qu'à des pairs étrangers. Elle a choisi délibérément de ne pas négliger un rayonnement de proximités. Celui-ci s'est concrétisé notamment par des collaborations au Devoir et à Vie ouvrière, par du travail de consultation sollicité par l’ONF, Radio-Canada ou le réseau télévisuel Historia, par une expertise livrée à la demande de l'Association des trésorières et trésoriers des instituts religieux ou de l'Assemblée des évêques du Québec, et par divers projets d'expositions historiques menés conjointement avec des musées. Mais évidemment, Lucia Ferretti a rempli aussi les charges inhérentes à une carrière universitaire : elle a présenté des communications devant des sociétés savantes d'historiens au Québec, au Canada, en France (Paris, Angers, Rennes) et en Suisse, elle a assumé des responsabilités éditoriales chez Septentrion et dans des périodiques comme Histoire sociale/Social History, la Revue d'histoire de l'Amérique française et Études religieuses, sans compter les responsabilités académiques habituelles de gestion universitaire (vice-rectrice à l'UQAT, directrice de programmes à l'UQTR), de directions d'étudiants et d'évaluations de la recherche dans différentes instances.

Comme historienne du phénomène religieux, Lucia Ferretti a profondément marqué depuis plus de vingt ans le milieu historien et sa discipline propre. Elle incarne un style de travail inspirant où vibre la solidarité civique. Elle a fixé de nouveaux seuils d'exigence professionnelle, revu de façon à la fois critique [14] et conciliante notre compréhension du destin du religieux avant et dans la Révolution tranquille, ainsi que dans la culture commune qui cherche à s'inventer. Le Prix Gérard-Parizeau reconnaît ce travail déjà fait et qui continue à se faire.

[15]



LA CONFÉRENCE

INTRODUCTION

C'est un grand plaisir pour moi d'être avec vous ce soir, pour cette première expérience aux Belles Soirées. Je la dois aux membres du jury du Prix Gérard-Parizeau 2011, qui m'ont fait l'honneur, au printemps, de reconnaître mes travaux en histoire socioreligieuse du Québec ; et bien sûr aussi à ceux qui ont présenté ma candidature. Gérard Parizeau, universitaire, homme d'affaires, citoyen très engagé, fut aussi un historien. Il s'est spécialisé surtout dans l'histoire de notre bourgeoisie au XIXe siècle, il a écrit plusieurs ouvrages qui nous permettent d'apprécier comment se sont constituées les fortunes canadiennes-françaises de cette époque, les liens entre milieux d'affaires et milieux politiques, et comment cette bourgeoisie, du moins dans ses éléments nationalistes, a contribué au développement du Québec.

Qu'est-ce que l'État-providence ? On entend généralement par État-providence l'ensemble des interventions, directes ou indirectes, effectuées par l'État afin de garantir un niveau minimum de bien-être social à l'ensemble de la population. Dans les États-providence, la solidarité sociale n'est plus une affaire de « charité » privée, mais elle devient un « droit » à l'aide publique fondé sur l'idée qu'une société n'est véritablement démocratique que si elle cherche à limiter le nombre de ses exclus. L'État-providence agit sur trois fronts : système de sécurité sociale (par assurance et assistance), redistribution de la richesse collective (notamment par des politiques fiscales), fourniture de services sociaux [1].

Dans tous les pays occidentaux, la naissance et la consolidation de l'État-providence s'expliquent par une série de facteurs. On pense aux luttes sociales des classes ouvrières et populaires depuis la révolution industrielle du milieu du XIXe siècle ; luttes qui ont suscité la peur que des révolutions communistes, après celle de 1917 en Russie, surviennent aussi dans les pays industrialisés. On sait que la bureaucratisation de l'État, dès le début du XXe siècle et toujours davantage par la suite, rend celui-ci capable d'une meilleure emprise sur la société civile, c'est un autre facteur favorable à l'épanouissement de l'État-providence. Le capitalisme industriel réclame lui-même l'intervention de l'État au milieu du XXe siècle, car pour croître il a désormais besoin d'une main-d'œuvre instruite, en santé et en mesure de consommer. Enfin, après la barbarie qui s'est manifestée pendant la Deuxième Guerre mondiale, prévaut pour un temps un plus grand souci des droits humains, incluant les droits sociaux. Tous ces facteurs favorables se [16] déploient sur fond de prospérité économique, du moins pendant la période des Trente Glorieuses qui s'achève au cours des années 1970 ; ce n'est pas le moindre des atouts de l'État-providence.

Alors que depuis les années 1980, l'ère providentialiste se referme, je ne vais pas ce soir refaire avec vous toute l'histoire de l'émergence de l'État-providence au Québec. En fait, je vais surtout brosser à grands traits l'histoire de la transition de l'Église à l'État dans le domaine de l'assistance et des services sociaux. C'est tout de même une partie relativement significative de la question, vous en conviendrez ! À une époque où les familles ont beaucoup d'enfants et donc que la population est jeune, la mise en place de l'État-providence a beaucoup à voir avec la protection de l'enfance. Ce n'est pas que la protection de la vieillesse ou l'accessibilité aux soins de santé ne constituent pas des dimensions importantes de l'épanouissement de l'État-providence. Mais à vrai dire, même si la vieillesse devient un véritable champ d'intervention pour l'État au XXe siècle, c'est surtout à partir des années 1970 que les politiques sociales concernant la vieillesse commenceront à se diversifier. À ce moment, l'Église sera devenue un acteur social plus marginal ; si bien qu'on ne peut pas à proprement parler de transition entre cette institution et l'État pour ce qui concerne la protection de la vieillesse. Quant à la santé, c'est bien sûr un secteur important de l'État-providence, et en ce cas, oui, il y a eu transition de l'Église à l'État Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, la pression des coûts de santé sur le budget des familles des classes moyennes a été si considérable qu'elle a conduit les gouvernements, fédéral et provinciaux, à généraliser l'accès à l'assurance-hospitalisation au tournant des années 1960, puis l'accès à l'assurance-maladie. L'Église s'y est d'autant moins opposée qu'elle-même n'était plus en mesure d'assumer les coûts des soins, des équipements, et des infrastructures de santé.

L'État-providence commence à balbutier au Québec en 1921 au moment de l'entrée en vigueur de la Loi de l'assistance publique, qui instaure pour plus de quarante ans le modèle suivant : une socialisation de l'assistance et des services sociaux sous l'égide de l'Église avec le soutien financier de l'État. Avant la Révolution tranquille, la conformation particulière qu'a prise chez nous l'État-providence doit beaucoup à la présence d'un courant réformateur au sein de l'Église diocésaine. Sans doute, la prise en charge totale de l'assistance et des services sociaux par l'État est-elle advenue malgré les évêques, qui s'y sont opposés tant qu'ils ont pu. Il n'empêche qu'à partir des années 1930 et plus encore à partir de 1945, discours et stratégies du clergé réformateur vont préparer cet aboutissement, réalisé en 1971 par le vote de la Loi sur les services de santé et les services sociaux, [17] qui clôt les grandes réformes de la Révolution tranquille. C'est cette période de 1921 à 1971 que nous allons couvrir ensemble ce soir.

Nous verrons à l'œuvre l'amorce et le développement d'un certain nombre de processus au cours de ce demi-siècle : la bureaucratisation de l'assistance publique, qui commence dès les années 1930 ; la professionnalisation du service social, après la Seconde Guerre mondiale ; la laïcisation ou sécularisation de ce grand champ d'intervention sociale, qui s'accentue à partir des années 1950 ; et finalement, l'étatisation progressive, préparée malgré elle par l'Église diocésaine mais qu'elle a refusée jusqu'à la fin des années 1960.

Pour illustrer concrètement mon propos, je vais prendre l'exemple de Trois-Rivières. En effet, Trois-Rivières à l'époque n'est pas un diocèse parmi d'autres : le fait que Maurice Duplessis, député de la circonscription trifluvienne, ait été le premier ministre du Québec, d'abord brièvement à la fin des années 1930 puis de nouveau entre 1944 et 1959, donne aux expériences menées dans ce diocèse une ampleur et des retombées dans tous les diocèses en région au Québec. C'est du reste le constat effectué dans le Rapport Castonguay-Nepveu en 1971 [2].

Ici, j'ouvre une parenthèse pour expliquer pourquoi la métropole se situe dans un créneau un peu à part. Cela est dû à la fois aux caractéristiques de sa population et à celles de son épiscopat. Le caractère multiconfessionnel de la métropole et la composition bi-linguistique du groupe catholique crée une fragmentation du système dans son ensemble en plus d'un dédoublement des structures catholiques. Par ailleurs, l'archidiocèse de Montréal est dirigé de 1940 à 1950 par un évêque proche des Libéraux, monseigneur Joseph Charbonneau, qui ne veut pas laisser rentrer dans son diocèse le prêtre qui est alors le grand architecte de l'assistance et des services sociaux diocésains en plus d'être un proche ami du premier ministre Duplessis, comme nous le verrons. Monseigneur Paul-Émile Léger, évêque à partir de 1950, estime pour sa part que l'Église, ou du moins son œuvre sociale, doit craindre de trop dépendre financièrement de l'État. Tous ces facteurs expliquent que le modèle d'association Église-État dans l'assistance et les services sociaux, quoique réalisé à Montréal aussi bien sûr, n'y ait pas été aussi hégémonique qu'ailleurs au Québec.

[18]

1. Les débuts :
la Loi de l'assistance publique,
1921 et 1932


Jusqu'en 1921, l'intervention de l'État clans le financement de l'aide sociale se limite à verser une compensation aux propriétaires des asiles, des écoles de réforme et des écoles d'industrie qui gardent et entretiennent respectivement les aliénés, les garçons délinquants et les enfants en danger. L'intention est d'ailleurs généralement moins de les protéger que de se protéger d'eux, en les enfermant. Pour le reste, l'État participe pleinement de l'idéologie libérale qui domine à l'époque, idéologie selon laquelle chacun est responsable de son sort et qu'il n'appartient pas à l'État de voler au secours des multiples misères. Pour éviter le total dénuement lorsque frappent le chômage, la maladie, l'invalidité ou la vieillesse, les classes populaires n'ont pour ainsi dire qu'un seul recours en dehors de l'endettement et de la parenté : la charité. En général, demander de l'aide reste une expérience assez humiliante, même chez les catholiques qui pourtant jugent beaucoup moins suspicieusement et sévèrement les pauvres et la pauvreté que les protestants.

Car il faut rappeler que la charité est organisée sur une base confessionnelle. Les pauvres des diverses confessions protestantes, et dans certaines situations même les irlandais catholiques, anglophones eux aussi, sont secourus par des groupes charitables et des agences sociales protestantes, qui bénéficient de la philanthropie de la riche bourgeoisie, généralement anglicane ou presbytérienne. Il en va de même pour les juifs, qui s'organisent entre eux. De leur côté, il arrive que les bourgeois canadiens-français donnent ou lèguent des terrains aux congrégations religieuses pour leurs œuvres. Pour le reste, les Canadiens français n'ont que le bénévolat des Dames de Sainte-Anne, des Enfants de Marie et de la Saint-Vincent-de-Paul dans les paroisses, ainsi que le travail gratuit des religieuses et les initiatives des Dames patronnesses dans les institutions. Guignolées, quêtes, spectacles d'amateurs dans les sous-sols d'église, bazars, kermesses, rafles, sollicitations de porte en porte, vente de fleurs dans les rues, ramasses de légumes et autres denrées, banquets de chanté dans les hôtels-de-ville : on n'a pas idée du temps et de l'énergie que doivent investir tous ces groupes de laïques pour récolter 10, 25 ou 50 cents auprès de la multitude des petits donateurs qui composent le peuple pauvre que sont alors les Canadiens français. Dans ces conditions, il n'est pas étonnant que la Saint-Vincent-de-Paul ne fonctionne généralement que durant les mois d'hiver et que la plupart des établissements restent de petite taille.

Au sortir de la Première guerre mondiale, il devient clair que ce système est à bout de souffle, d'autant qu'aux pressions habituelles s'ajoutent la grippe espagnole en [19] 1918 et une crise économique. En 1921, le gouvernement de Louis-Alexandre Taschereau vote la Loi de l'assistance publique.

Cette loi est très timide. Elle ne prévoit aucune allocation pour les indigents à domicile. Rien non plus pour la construction ni l'équipement des établissements, sauf à dire que le gouvernement peut consentir une aide discrétionnaire. En fait, la loi se limite à faire financer par le gouvernement et par les municipalités un tiers chacun du coût d'entretien quotidien, fixé arbitrairement par Québec, des malades et des vieillards pauvres, des bébés et des orphelins soignés et placés dans les hôpitaux, les hospices, les crèches et orphelinats. Un exemple : le gouvernement estime que l'hébergement, l'éducation et l'entretien d'un orphelin de 8 ans coûtent 54¢ par jour au début des années 1920 ; Québec et la ville d'où provient cet enfant verseront donc chacun 18¢ à la congrégation religieuse qui l'héberge, celle-ci devant trouver la somme restante. De fait, la Loi de l'assistance publique est conçue essentiellement comme une mesure pour suppléer à l'absence de philanthropie dans les milieux catholiques.

Si les évoques et certains journalistes proches du clergé, tel Henri Bourassa, crient immédiatement à une forme d'étatisation et à une menace contre l'indépendance de l'Église, les congrégations religieuses, de leur côté, accueillent cette loi avec soulagement. Sans doute, les per diem sont fixés si bas qu'elles ne pourront pas se dispenser de recourir encore à la charité communautaire. Malgré tout, pour la première fois, elles touchent un revenu régulier pour les pensionnaires indigents de leurs établissements.

Dans sa version de 1921, la loi n'apporte cependant presque rien aux réseaux de services sociaux mis en place à Montréal par les juifs et les protestants. Car ceux-ci pratiquent très peu le placement en institution. Ils lui préfèrent le soutien en milieu naturel ou, pour les enfants dont la famille est jugée nuisible, le placement en foyer nourricier. Ces deux formules sont chères parce qu'elles impliquent du personnel payé et des compensations pour les familles d'accueil ; mais elles ne sont pas subventionnées. Aussi, à peine la loi entre-t-elle en vigueur que protestants et juifs pressent le gouvernement de l'amender. Ils veulent le financement de l'État en plus de leur philanthropie. Le gouvernement Taschereau ne réagit pas tout de suite. Mais en 1932, devant l'ampleur des conséquences sociales de la crise économique, il suit les recommandations de la Commission des assurances sociales, dite Commission Montpetit : le bénéfice de la loi est élargi aux agences d'assistance à domicile ainsi qu'à celles qui font du placement d'enfants, toutes reconnues désormais comme « institutions sans murs ».

[20]

La Loi de l'assistance publique marque un premier pas dans l'émergence de l'État-providence au Québec. Il vaut la peine de la comparer avec les deux premières lois canadiennes sur l'assistance, votées à la même époque. La Loi des pensions aux mères nécessiteuses, votée par la Colombie-Britannique en 1920, et la Loi des pensions de vieillesse, adoptée par Ottawa en 1927, sont des mesures d'assistance directe aux personnes. Au contraire, la loi québécoise est une mesure d'aide aux institutions. En conséquence, pour tout ce qui touche l'assistance et les services sociaux, elle se trouve à lier étroitement l'État et les confessions religieuses, dont évidemment l'Église catholique, qui deviennent des intermédiaires entre l'État et les populations indigentes.

La Loi de l'Assistance publique, en vigueur jusqu'après le début de la Révolution tranquille, aura un impact considérable. Elle va encourager la multiplication et le grossissement des établissements, car les congrégations peuvent désormais compter sur un financement quotidien pour chaque individu hébergé. En outre, les gouvernements n'hésiteront pas souvent à user de la clause qui leur permet de distribuer des subventions discrétionnaires pour la construction et l'équipement des bâtiments institutionnels. Enfin, telle qu'amendée en 1932, la Loi de l'assistance publique va aussi encourager l'ouverture d'agences sociales en milieu canadien-français, puisque désormais celles-ci seront financées.

2. Alliance :
financement public, gestion privée ...


Ordonné prêtre du diocèse de Trois-Rivières en 1926, l'abbé Charles-Edouard Bourgeois devient en 1931 l'aumônier de la maison mère des Dominicaines du Rosaire et de leur Orphelinat Saint-Dominique. Une amitié de jeunesse très profonde le lie à Maurice Duplessis, député de Trois-Rivières depuis 1927.

Survient la Crise. D'abord, les gouvernements résistent à l'idée de verser des allocations directes aux personnes. Devant la misère endémique, les municipalités mettent sur pied le « Secours direct » avec l'aide du gouvernement du Québec et celle du gouvernement fédéral. Par l'intermédiaire des membres des sociétés Saint-Vincent-de-Paul paroissiales, du moins jusqu'en 1933, les services de bien-être municipaux offrent des coupons pour de la nourriture, des vêtements, du combustible et le logement. Il faut beaucoup de temps avant qu'on en vienne à distribuer des chèques, une formule plus souple mais qui ne permet pas de contrôler l'usage que font les familles de l'argent qu'on leur verse. C'est d'ailleurs la première fois au Québec que de l'aide financière est accordée à des personnes aptes à travailler, sans qu'on exige un travail en retour. Cela heurte des bien-pensants.

[21]

Les « Travaux de chômage », c'est-à-dire des travaux publics municipaux effectués par des chômeurs, complètent le « Secours direct », puis le remplacent quasi entièrement vers la fin des années 1930. C'est par les « Travaux de chômage » qu'a été construit le Jardin botanique de Montréal par exemple, ou l'immense piscine de Trois-Rivières. Toutes les villes se lancent en ces années dans ce genre de projets d'infrastructures pour faire travailler les chômeurs.

Ces mesures d'urgence sont tout à fait dans l'esprit d'une aide que l'État consent en suppléance de celle que ne peuvent plus apporter des réseaux familiaux ou charitables submergés ; elles relèvent de qu'on appelle l'approche « résiduelle ». Elles ne font pas partie d'une stratégie d'investissement de l'État dans les ressources humaines ou dans la régulation de l'économie, elles ne sont que des palliatifs ponctuels. Évidemment, cela n'est pas suffisant. C'est entre autres pourquoi Taschereau fait adhérer le Québec au régime fédéral des pensions de vieillesse juste avant l'élection de 1936, et que Duplessis fait voter la Loi des mères nécessiteuses en 1937. Poussés dans leurs retranchements, les gouvernements adoptent ces premiers programmes d'allocations directes à ces deux catégories de personnes parmi les plus vulnérables. Ils tentent ainsi d'aider les familles à garder leurs aînés et certains de leurs enfants plutôt que de les placer dans les institutions, où ils sont à charge de l'assistance publique.

Mais les pensions sont tellement chiches et la Loi des mères nécessiteuses exclut tant de foyers que les placements d'enfants ne sont pas tellement endigués, nulle part au Québec. Par exemple à Trois-Rivières. Il y a quatre fois plus d'enfants placés à la fin des années 1930 qu'au début de la crise, 600 plutôt que 140. Il y en aurait encore davantage si les orphelinats n'étaient pas déjà tout à fait surpeuplés, et pourtant deux autres ouvrent leurs portes pendant cette décennie, en bénéficiant justement des subventions discrétionnaires prévues par la Loi de l’assistance publique.

Un tel engorgement pousse l'abbé Bourgeois à fonder la première agence sociale en milieu canadien-français au Québec : le Placement de l'Orphelin. L'agence commence sur une base exploratoire en 1931 et est fondée officiellement en 1934. Au début, comme son nom l'indique, elle existe essentiellement pour trouver des foyers d'adoption aux enfants abandonnés. L'abbé Bourgeois ne néglige rien pour leur donner ainsi « un papa, une maman » [3] : films, conférences, brochures distribuées à des milliers d'exemplaires partout au Québec, nombreux [22] voyages annuels de placement jusqu'en Gaspésie et en Abitibi. Une telle activité fait économiser des frais d'Assistance publique puisque plus d une centaine d'enfants chaque année sortent ainsi de la crèche des Sœurs de la Providence durant la crise. L'agence, elle, se finance par la subvention que lui donne le gouvernement du Québec, en vertu de la Loi d'assistance publique, pour chaque enfant adopté définitivement.

Très vite, cependant, Bourgeois envisage que son agence pourrait, en plus, coordonner l'action des cinq établissements pour enfants de Trois-Rivières. Un des buts est encore de réduire les coûts d'Assistance publique en retournant les jeunes chez eux dès que la cause de leur admission gratuite à l'orphelinat a disparu ; par exemple dès que le père a trouvé un nouvel emploi ou que la mère est revenue à la santé Pour se faire, Bourgeois bénéficie du fichier individuel sur chaque enfant que lui fournit le ministère de la Santé, et aussi de l'aide technique que lui propose la Ville de Trois-Rivières. Vous voyez clairement ici les liens Église-État-municipalité qui sont créés par la Loi de l'assistance publique. Mais vous voyez aussi un début de bureaucratisation de l'assistance. Ce projet implique que les religieuses colligent de manière plus systématique des informations sur leurs protégés et consentent à livrer celles-ci à un organisme central juridiquement indépendant. Cela va contre toute la tradition de confidentialité gardée si jalousement dans ce milieu. Les sœurs collaborent, mais avec réticence, et seulement parce que l'agence relève de l'autorité diocésaine. Et Bourgeois, qui ne cesse de solliciter la générosité des municipalités et du gouvernement pour les œuvres des congrégations, est heureux de faire valoir en retour que son système génère à Trois-Rivières une économie de 50 000$ à l'Assistance publique pour l'année 1939 seulement. En 1939, le Placement de l'Orphelin devient l'Assistance à l'enfant sans soutien.

En fait, Bourgeois voit encore plus grand. À la fin des années 1930, il propose au gouvernement un plan général d'organisation d'une Centrale provinciale des institutions d'assistance publique. Un visiteur général un ecclésiastique bien sûr, serait responsable, sur l'ensemble du territoire québécois, de la coordination des établissements des congrégations religieuses et de la gestion des fonds de l'Assistance publique. Les buts seraient d'une part une planification de l'offre d'hébergement et d'autre part une économie de fonds publics par un contrôle serré des admissions-sorties. On commencerait par l'enfance, mais progressivement le système serait étendu à toutes les catégories d'assistés. Là encore, qui dit planification et contrôle dit forcément bureaucratisation. Duplessis se montre intéressé, il charge le ministre de la Santé, Albiny Paquette, d'étudier l'application possible d'un tel plan. Mais les élections provinciales de 1939 portent au pouvoir [23] le libéral Adélard Godbout, ce qui enterre le projet môme si Bourgeois continue longtemps à le défendre sur toutes les tribunes.

Étroite coopération Église-État, donc, dans ce processus de socialisation grandissante, quoique timide encore, de l'assistance et des services sociaux. Ce qui n'empêche pas les frictions, comme on peut le constater dans le secteur de la formation professionnelle.

3. …et enjeu :
la formation professionnelle


Un des deux orphelinats ouverts à Trois-Rivières pendant la Crise est le Patronage Saint-Charles, que l'abbé Bourgeois, son fondateur avec l'aide des Dominicaines du Rosaire, destine à la formation scolaire et technique des adolescents sans soutien âgés de douze à seize ans. Pour préparer cette fondation, Bourgeois se fait nommer par Duplessis délégué officiel du Gouvernement du Québec pour étudier la situation des œuvres de protection de l'enfance dans quelques pays d'Europe. Le Patronage ouvre ses portes en 1937.

À cette époque au Québec, aucun apprentissage des métiers n'est offert dans les écoles d'industrie ou de réforme qui accueillent les enfants et adolescents en danger et les jeunes délinquants. Par ailleurs, c'est seulement depuis la fin des années 1920 que quelques écoles de métiers et des centres d'apprentissage sont ouverts à l'intention des jeunes qui vivent dans leurs familles mais qui sont susceptibles de rester faiblement scolarisés. Dans ce contexte, une initiative comme celle de l'abbé Bourgeois d'offrir un enseignement professionnel dans un orphelinat spécialisé peut paraître une véritable innovation dans le Québec de 1937. C'est une innovation d'Église dont l'État, cependant, fixe aussitôt les limites. Car si Duplessis, et après lui Godbout, puis de nouveau Duplessis se montrent prêts à financer cet orphelinat pour ses fonctions traditionnelles, à savoir l'hébergement et l'entretien des adolescents, en revanche aucun métier industriel de pointe requérant des investissements publics importants en matériel et en équipement n'y sera jamais offert, non plus que dans aucun autre établissement au Québec dont l'État ne possède pas le contrôle. Et ce, même sous le Duplessis des années 1944-1959.

Bourgeois aurait voulu que les adolescents du Patronage puissent apprendre des métiers comme l'ajustage, la forge, la soudure, le dessin modelage, enfin divers métiers débouchant sur des emplois bien rémunérés dans l'industrie. Ou au moins des métiers comme cuisiniers d'établissements ou barbiers-coiffeurs, [24] qui ne nécessitent pas de gros investissements. Bourgeois ne cesse de répéter sur toutes les tribunes que les jeunes sans soutien sont une « richesse à sauver » [4] qu'ils ont droit au soutien de la société pour les aider à développer leurs talents, que c'est une question de justice ; et aussi une question de charité bien ordonnée car, dit-il mieux vaut investir pour former des futurs « citoyens utiles » que de ne rien faire et se retrouver plus tard avec des révoltés et des fauteurs de troubles. Vous entendez là, chez ce clerc, un discours qui ressemble à celui que tiennent à la même époque tous les réformateurs désireux d'obtenir une plus large socialisation de l'assistance et des services sociaux. La différence, c'est que Bourgeois tient à ce que l'Église conserve et même accroisse sa marge d'initiative, en retour d'une gestion serrée des fonds consentis par l'État. Or, même le gouvernement Duplessis n'est pas prêt à cela. Si bien qu'au Patronage, on doit se contenter d'enseigner des métiers sans grande qualification, associés aux besoins mêmes des orphelinats des Dominicaines et pour lesquels elles possèdent déjà les équipements : horticulture, aviculture, boulangerie, pâtisserie, cordonnerie, menuiserie, reliure. Sans plus.

Cet échec motive les Dominicaines à vendre le Patronage en 1951 aux Frères de Saint-Vincent-de-Paul, qui ne s'en tireront pas mieux. Depuis 1948, en effet, l'enseignement spécialisé est passé sous la direction du ministère du Bien-être social et de la Jeunesse, fondé deux ans plus tôt. Or, le ministre Paul Sauvé veut favoriser le développement des écoles de métiers publiques. La formation professionnelle des jeunes apparaît donc comme un secteur étatisé d'emblée.

Ce qu'on peut constater par cet exemple, c'est qu'en fait l'Église est et restera incapable d'élargir la gamme de ses interventions au-delà de celles qu'elle a déjà sous son contrôle depuis la loi de 1921. Même sous Duplessis. Ce fait tempère un peu l'idée bien ancrée selon laquelle, avant la Révolution tranquille, l'Église a eu dans le domaine social une capacité d'initiative que les gouvernements de l'Union nationale se sont employés à renforcer presque sans condition. Ceci n'est pas exact. La loi de 1921, amendée en 1932, est le maximum que l'Église a obtenu de l'État, et ce fut sous une administration libérale. Par contre, l'alliance entre les gouvernements de Maurice Duplessis et l'Église a permis d'assurer la longévité de la Loi de l'Assistance publique, à laquelle a été conférée une extension maximum. Pour illustrer ce fait, rien de tel que le sort qu'a connu la Loi de protection de l’enfance, adoptée en 1944 par le gouvernement libéral d'Adélard Godbout.

[25]

4. État-providence
et centralisation fédérale
pendant et après la guerre


Mais auparavant, un mot sur le contexte nouveau créé par la Deuxième guerre mondiale. D'abord, à la faveur de la Loi des mesures de guerre. Ottawa se fait céder leurs pouvoirs fiscaux par les provinces, en principe pour le temps du conflit. Du coup, la capacité d'intervention de celles-ci se trouve amoindrie, dans le domaine social comme ailleurs. En outre, deux rapports commandés par le gouvernement fédérai sont publiés pendant la guerre, celui de la Commission Rowell-Sirois, en 1940, sur les relations entre le Dominion et les provinces, et le Rapport Marsh sur la sécurité sociale au Canada, en 1943 (ce dernier très fortement inspiré du Rapport Beveridge, qui, en Angleterre, propose à l'État de s'engager fermement dans l’édification d'un système de sécurité sociale). Le rapport de la Commission Rowell-Sirois propose entre autres que la Constitution soit amendée afin que le gouvernement fédéral puisse bénéficier d'un plus large pouvoir d'imposition justement, et en retour se charger d'une plus grande part des programmes sociaux. Quant à lui, le Rapport Marsh encourage carrément Ottawa à prendre le leadership dans rétablissement d'un système de sécurité sociale assurant un minimum social à tous les Canadiens.

Loi des mesures de guerre, Rapport de la Commission Rowell-Sirois, Rapport Marsh : pendant la guerre, ces trois éléments redéfinissent le fédéralisme canadien dans le sens d'une centralisation fédérale. De plus, le système de sécurité sociale est vu désormais comme une pièce maîtresse de la régulation étatique visant à éviter la répétition de la tragédie sociale qu'a été la crise des années 1930. La sécurité sociale n'est plus considérée comme un simple ensemble de quelques mesures supplétives d'assistance aux indigents consenties par les gouvernements quand les autres modes de solidarité sociale ont révélé leurs ultimes limites. Voilà un changement d'optique capital.

En 1941, malgré une forte opposition, Godbout accepte un amendement à la Constitution par lequel le Québec renonce formellement en faveur d'Ottawa à la juridiction provinciale sur l'assurance-chômage ; le programme fédéral entre en vigueur un mois plus tard. En 1945, entre en vigueur un autre programme fédéral, celui des allocations familiales, encore un empiétement dans les compétences provinciales. Au Canada, le déploiement de l'État-providence sera à partir de ce moment étroitement associé au mépris, par le fédéral, des dispositions de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique de 1867. C'est un autre changement capital. Le gouvernement Godbout met sur pied la Commission de l'assurance-maladie de Québec. En plus d'étudier cette question, la Commission reçoit le mandat [26] spécial de se pencher sur la protection de l'enfance. Suite à ses recommandations, le gouvernement fait adopter en 1944 la Loi de protection de l'enfance, qui élabore un système intégré de protection de l'enfance placé sous la responsabilité de l'État [5] Si l'Église a encore un rôle à y jouer, elle rien est plus la régulatrice principale. Jugeant la loi « laïcisante », l'abbé Bourgeois la dénonce avec virulence. Ce que lui-même veut et avec lui presque tout l'épiscopat, c'est que la législation confirme plutôt le contrôle de l'Église sur les institutions de protection de l'enfance ainsi que la responsabilité financière du gouvernement à leur égard. Avec le retour au pouvoir de Duplessis, en 1944, cette loi n'entrera jamais en vigueur. Contrairement à la formation professionnelle, la protection de l'enfance ne sera pas étatisée alors, même partiellement.

Bourgeois, réformateur ? N'est-il pas plutôt archi-conservateur ? Conservateur, certes il l'est, dans sa défense bec et ongles de la liberté d'intervention pour l'Église Mais réformateur, aussi. Ses appels continus et largement relayes a l'implication financière de l'État contribuent à implanter dans la société québécoise, dans le gouvernement de l'Union nationale et dans l'Eglise elle-même l'idée de la responsabilité incontournable des pouvoirs publics en ce domaine. En outre, après la guerre, Bourgeois, parmi d'autres clercs, contribuera à un renouvellement très significatif de la présence de l'Église dans le domaine des services sociaux.

Un des facteurs favorisant ce renouvellement est sans conteste la marge de manœuvre que le gouvernement Duplessis se donne, à partir de 1954, en créant un impôt provincial sur le revenu. Contre le Rapport Rowell-Sirois et le Rapport Marsh, la Commission Tremblay, chargée d'étudier les problèmes constitutionnels et le partage de la fiscalité entre Ottawa et le Québec, recommandera bientôt que l'ensemble des programmes sociaux redeviennent de juridiction provinciale exclusive En vain. Au moins, l'impôt provincial sur le revenu permettra-t-il au Québec d'investir un peu plus dans l'éducation, la santé, les services sociaux et l'assistance.

5. 1944-1959 :
une présence multiforme et intense
de l'Église dans l'assistance
et les services sociaux


Entre 1945 et 1960, la présence de l'Église dans l'assistance et les services sociaux se fait multiforme et intense. Cela s'explique aisément. Pensons au baby boom d'abord. Or, on a vu que l'Église est particulièrement présente dans le domaine de l'enfance. La prospérité économique est un autre facteur : cela fait quinze ans [27] que la population se prive, désormais sa demande de services et ses exigences vont enfin pouvoir augmenter. Dans la société et dans l'Église, le discours qui présente l'assistance et les services sociaux comme un droit à l'aide et une question de justice sociale s'affermit considérablement, c'est un troisième facteur favorable. L'ONU proclame la Déclaration universelle des droits de l'Homme, en 1948 ; celle-ci contient des articles sur les droits sociaux. En 1959, ce texte est complété par une Déclaration des droits de l’enfant À cela s'ajoutent non seulement le financement partiel mais stable prévu déjà par la Loi de l'Assistance publique mais de plus, dans certains cas, rapport nouveau du financement fédéral par des programmes exclusifs ou à frais partagés avec les provinces. Si l'on considère en plus que l'époque est celle de la professionnalisation des services sociaux, un virage que les laïcs ne sont pas seuls à prendre car l'Église envoie alors plusieurs clercs aux études, vous avez là la conjugaison d'un certain nombre d'éléments favorables à celle-ci.

Comment cela se manifeste-t-il ?

D'une part, par la consécration de la présence de l'Église dans les secteurs qu'elle occupe déjà. En voici un exemple. En 1948, Duplessis nomme Bourgeois parmi les commissaires du Comité d'enquête pour l'étude des problèmes de la délinquance juvénile. 11 ne fait pas de doute que l'abbé est à l'origine de la création des Cours de bien-être social en 1950, ainsi que du regroupement des écoles de réforme et des écoles d'industrie en nouvelles écoles dites de protection de la jeunesse. Or, la Loi de 1950 demeure centrée sur le placement des jeunes délinquants et des enfants en danger dans des écoles spéciales et elle confère une reconnaissance officielle aux établissements, agences sociales et autres organismes de bienfaisance, la plupart du temps religieux, œuvrant dans le domaine de la protection de l'enfance.

Par ailleurs, il faut noter le grossissement de la taille des établissements : partout, des ailes neuves ne cessent de s'ajouter aux bâtiments. En 1952, 100 000 indigents relèvent de l'assistance publique. Ils vivent dans les sanatoriums, hospices, crèches, orphelinats et hôpitaux [6] psychiatriques québécois ou sont soignés dans les hôpitaux. Partout au Québec, l'offre d'hébergement s'accroît.

Et évidemment, à Trois-Rivières aussi. Car depuis 1944, les Sœurs de Miséricorde, sur les instances de l'abbé Bourgeois, y ont ouvert une maternité pour les mères célibataires et une crèche pour leurs bébés, juste pour les enfants, on ne compte [28] désormais pas moins de six établissements clans la cité de Laviolette. Plus deux hôpitaux, un sanatorium et un hospice d'assez bonne taille.

Bourgeois, toujours à l'affût de nouvelles sources de financement, trouve moyen que les milliers de jeunes Québécois qui sont placés bénéficient eux aussi des allocations familiales que la loi fédérale empêche de verser aux foyers nourriciers et aux institutions. Comment ? Il convainc Ottawa de faire transiter les sommes par les agences sociales, déclarées pour les besoins de la cause « parents » des enfants placés. Ce sont elles qui contrôlent dès lors l'usage fait des allocations familiales par les congrégations et les familles d'accueil. Cet arrangement entraîne forcément la création d'agences dans toutes les régions qui n'en comptent pas encore. Dans les diocèses, devrais-je plutôt dire, car presque partout les agences relèvent des évêchés. Elles sont organisées sur le modèle de celle de Trois-Rivières. Bientôt les agences sociales se chargent aussi de l'administration d'autres types d'allocations publiques, comme l'assistance-chômage à partir de 1956. En 1957, on compte au Québec trente-sept agences sociales, qui gèrent les dossiers de 30 000 enfants et 15 000 adultes bénéficiaires de divers programmes. [7] La plupart du temps, celles qui sont diocésaines ont pris de nom de Centre de service social du diocèse où elles sont implantées.

Justement, le Centre de service social de Trois-Rivières (c'est désormais le nom de l'Assistance à l'enfant sans soutien) ne se contente plus de trouver des familles adoptives ou des foyers nourriciers, de superviser les mères célibataires et de placer en emploi des jeunes du Patronage Saint-Charles. Après la guerre, il devient polyvalent. H s'étend dans plusieurs villes du diocèse, il se met à dispenser aussi des services professionnels aux couples en difficulté, aux familles qui gardent chez elles leurs enfants ayant une déficience intellectuelle légère ou des troubles de comportement, aux prisonniers, aux immigrants. Il prend même sous son égide la fondation de nouveaux établissements spécialisés. Ainsi, en 1948, est créé l'Institut psychosocial, qui est la première clinique psychiatrique ouverte au Québec en vertu de la toute récente entente fédérale-provinciale sur la santé ; on s'y consacre au dépistage et au traitement des problèmes mentaux des jeunes. Et en 1958, c'est l'École supérieure d'assistance sociale qui est fondée, pour la formation professionnelle des aides sociales. Le processus de professionnalisation de l'aide et du service social s'accentue. Sous l'égide de l'Église, encore.

[29]

Enfin, dans chaque diocèse, des clercs et diverses congrégations mettent aussi sur pied en ces années une myriade de petites œuvres : tels un gîte pour itinérants, un dispensaire et une société des infirmières visiteuses pour le soin des malades à domicile, un centre de réhabilitation pour alcooliques, ou encore un camp pour les enfants infirmes.

Toutes ces œuvres, il faut les coordonner pour éviter les empiétements. Et les financer, car les gouvernements ne payent pas tout, loin de là. En 1954, monseigneur Georges-Léon Pelletier, évêque de Trois-Rivières, dote le diocèse d'un Conseil central des œuvres pour coordonner celles-ci et d'une Fédération des œuvres, pour organiser chaque année une campagne unifiée de financement auprès de la population et des entreprises du diocèse. Conseil et Fédération ne reçoivent pas de financement public, car ils ne sont pas au service des indigents mais plutôt des œuvres qui s'occupent d'eux. Ils sont placés directement sous l'autorité de l’évêque. Pas comme à Montréal. Là, dès les années 1930, des organismes catholiques du même genre ont vu le jour, calqués sur le modèle des fédérations de charité juive et protestante. Mais ils sont quasi-indépendants de l’archevêché, ce qui ne saurait convenir au prélat trifluvien ni à plusieurs de ses confrères [8].

Par ailleurs, Bourgeois, devenu entretemps monseigneur, compte parmi ceux qui convainquent les évêques de fonder ce qui s'appelle presqu'aussitôt Caritas-Canada (section française). Sous l'impulsion de ce nouvel organisme, les diocèses québécois finiront presque tous par s'outiller d'un conseil d œuvres au cours des années 1950.

Résumons. Dans tous les diocèses, des établissements plus gros, plus nombreux, pour des fonctions plus diversifiées, ainsi que de nombreuses nouvelles petites œuvres. Des centres de service social diocésains Financés par Québec pour les adoptions et les placements en foyers nourriciers, et en outre sous-traitants des gouvernements pour la gestion de divers programmes d allocations publiques ; sans compter leurs autres services sociaux, de plus en plus professionnels, qui, eux, doivent être financés par des levées de fonds à l'échelle du diocèse. Le plus nouveau, toutefois, c'est cette nette volonté de l'Église d'assurer, par les Caritas, la coordination des œuvres dans chaque diocèse. Et de le faire même à l’échelle du Québec, par Caritas-Canada (qui est québécoise, notons-le). Des questions [30] comme le bien-être social, la sécurité sociale, la planification sociale, ou encore la délinquance juvénile, la déficience intellectuelle, l'assistance aux immigrants, l'organisation des loisirs, celle de la santé, la prévention de la désintégration familiale font désormais l'objet d'assises annuelles convoquées par les Caritas diocésaines ou par Caritas-Canada. Lors des congrès de Caritas-Canada, des représentants du ministère de la Santé et du ministère de la Jeunesse et du Bien-être social sont toujours présents, parfois aussi ceux du département de l'Instruction publique. Tout cela manifeste l'étroite collaboration qui existe encore entre l'Église et l'État dans le domaine de l'assistance et des services sociaux.

Mais cela prépare aussi le terrain au transfert, qui surviendra dans les années 1960, de la gestion cléricale des institutions à la gestion étatique. Car l'Église ne rencontre pas seulement des facteurs favorables à son expansion ; elle est désormais confrontée aussi à des difficultés de plus en plus grandes.

6. 1944-1959 :
la critique des institutions pour enfants
et la montée de nouveaux professionnels


Dans l'après-guerre, on assiste à une valorisation sans précédent du rôle de la famille naturelle dans l'éducation des enfants, leur équilibre émotif, leur développement intellectuel, leur apprentissage réussi des normes de la vie sociale. Médecins, psychologues, travailleurs sociaux, et parmi eux des membres du clergé, réclament des mesures de soutien public à la famille. Ils s'adressent à l'État à travers leurs associations professionnelles, comme aussi par la voix de la commission française du Conseil canadien du bien-être social qui réunit experts québécois clercs et laïcs, et par celle de Caritas-Canada.

Dans ce contexte, la critique des établissements pour enfants se fait vive. Parle moyen de leurs associations professionnelles et du Bureau international catholique de l'enfance, les experts canadiens-français, plus nombreux, participent à la réflexion internationale sur les meilleures formes de placement pour les jeunes sans famille [9]. Désormais, les foyers nourriciers paraissent généralement une solution bien meilleure que les grands établissements.

En 1950, Gérard Pelletier fait paraître dans Le Devoir une série d'articles aussitôt réunis en volume sous le titre Histoire des enfants tristes, et qui sont dévastateurs [31] pour les orphelinats... sauf pour celui pour garçons des Dominicaines du Rosaire, à Trois-Rivières, qu'on reconnaît aisément comme l'institution « progressiste » visitée par le journaliste.

C'est que l'abbé et bientôt monseigneur Bourgeois, soucieux de préserver la crédibilité des établissements pour enfants, obtient de Duplessis les moyens de faire réformer les orphelinats trifluviens et d'offrir de la formation professionnelle aux religieuses. Il en charge un de ses jeunes collègues, l'abbé Reynald Rivard.

Celui-ci tente de recréer en institution « la dynamique du groupe familial », de contrer les retards de développement qui affligent tant d'enfants d'institutions, et de favoriser chez eux l'épanouissement d'une personnalité plus saine et équilibrée, point sur lequel la critique des orphelinats est devenue mordante. Pour cela, tout est revu. L'espace est réorganisé en « foyers », les groupes sont scindés, des installations sportives sont aménagées. L'orphelinat des petits devient mixte, une nouveauté absolue au Québec, Partout, le costume est abandonné au profit du trousseau personnel et de jeux bien à soi. Les programmes d'éducation sont révisés ; des classes spéciales, organisées. On cherche désormais à mieux préserver les liens des jeunes avec leurs familles ou des familles amies et à favoriser les sorties régulières ainsi que les échanges avec les autres jeunes de la ville. Les premiers éducateurs masculins font leur entrée.

Parallèlement, en collaboration avec l'Université d'Ottawa, l'abbé Rivard conçoit un programme de formation professionnelle pour les religieuses en charge des enfants en dehors des heures de classe. Le programme de mères de groupe est bâti en tenant compte de ce qui se fait aussi à la même époque en Europe et aux États-Unis. Il vise la maîtrise des connaissances psychologiques, pédagogiques et techniques nécessaires à une pratique plus professionnelle de la fonction d'éducatrice, tout cela au bénéfice d'une « éducation intégrale » des enfants placés.

Mais en même temps que Rivard met au point sa formation pour les religieuses, les universités québécoises, l'École normale Jacques-Cartier et même le ministère du Bien-être social conçoivent des formations professionnelles qui visent pour leur part le développement d'un nouveau métier pour les jeunes hommes et pour les religieux éducateurs. Ces formations sont supérieures à celle de mère de groupe et débouchent sur des diplômes reconnus par le département de l'Instruction publique. Ceux qui les suivent s'apprêtent à se rapprocher du ministère de la Famille et du Bien-être social. Ils ne tarderont pas à taire valoir aux sœurs que c'est sur eux que repose désormais la crédibilité des institutions et même, à les accuser d'y nuire.

[32]

Bien que la réforme des institutions et la formation des éducatrices religieuses se répandent dans les années 1950, les problèmes s'aggravent Le sous-financement chronique dû à des per diem insuffisants, le désintérêt grandissant du gouvernement, l'indifférence de la recherche universitaire et l'hostilité des agences sociales font en sorte que la grande majorité des orphelinats présentent des carences considérables. Il en coûterait tant pour les réformer qu'on commence à penser à Québec que la solution pourrait être de les fermer progressivement, tout simplement.

7. 1944-1959 :
Les limites du financement privé
des œuvres


Pour compenser les lacunes du financement gouvernemental et garder leur indépendance, les œuvres d'Église dépendent de la mobilisation des élites et de la générosité populaire. C'est le rôle des fédérations d'œuvres de lever des fonds dans les diocèses.

Par rapport à l'époque des Dames de Sainte-Anne dans les paroisses et des Dames patronnesses des établissements, dont les associations ont périclité depuis la crise des années 1930, les méthodes de financement diocésaines reposent désormais sur l'implication des clubs sociaux, qui sont des groupes masculins, tes Chevaliers de Colomb, le Richelieu, les Voyageurs de commerce, les Jeunes Chambres de commerce jouent un rôle important. Le Kiwanis ou le Rotary interviennent moins car ils sont neutres sur le plan confessionnel et d'origine américaine, ce qui suscite la méfiance de certains évêques, notamment celui de Trois-Rivières. Dans ces clubs, et autour des conseils d'œuvres et des fédérations, gravite un milieu social très bien typé, celui des « élites traditionnelles » sur lesquelles l'Église a l'habitude de s'appuyer pour la charité : commerçants, avocats, quelques juges, des médecins, le gérant de la caisse populaire de la ville où l'évêché est situé.

Les fédérations d'œuvres se préparent durant onze mois à leur campagne annuelle de souscription : établissement d'un fichier des donateurs, publication périodique d'un bulletin des œuvres très largement distribué, diffusion tout au long de l'année de messages dans les médias régionaux. Arrive le grand moment : l'évêque fait une allocution publique, il présente le président de la campagne, toujours un personnage connu, le maire même, parfois. La collecte repose sur un système pyramidal très sophistiqué, basé surtout sur la sollicitation paroissiale, mais qui comprend aussi des quêtes spéciales auprès de groupes ciblés : industriels, commerçants, clergé, corporations municipales et scolaires. Les médias suivent au jour le jour la progression des souscriptions. Les solliciteurs se comptent par centaines : 425, 600, 723 [33] à Trois-Rivières selon les années, puis de 3 000 à 5 000 lorsque la campagne est étendue à toutes les villes du diocèse ! Les années 1945 à 1960 apparaissent donc comme celles d'un effort croissant de mobilisation par l'Eglise de la capacité de charité de la population. À Trois-Rivières, la campagne de la Fédération des œuvres rapporte 87 000 $ en 1954 et jusqu'à 186 000 $ en 1959. Autant d'argent à distribuer à quinze œuvres d'abord, puis jusqu'à vingt-six, en 1960. Ces réels succès donnent aux Caritas, à Trois-Rivières et ailleurs, les moyens d'orienter et de planifier les services sociaux diocésains.

Malgré tout, la charité catholique connaît des difficultés.

D'abord, les gérants anglophones ne font pratiquement pas contribuer leurs entreprises. Dans sa monographie sur Drummondville, Everett C. Hugues avait déjà noté, en 1945, l'indifférence du patronat anglophone envers les Canadiens français pauvres [10]. Les organisateurs de la campagne de la fédération trifluvierme s'en plaignent ouvertement d'ailleurs, en 1957 : à cause de l'attitude des industriels, ils sont obligés de fixer leurs objectifs annuels à 60% seulement de ceux qu'adoptent les organismes chargés de telles collectes groupées dans les villes comparables du Canada anglais. Ensuite, les fédérations d'œuvres ont à affronter la concurrence d'organismes à vocation pancanadienne, très visibles et si riches qu'ils peuvent payer leurs solliciteurs à commission plutôt que de devoir compter sur des bénévoles. C'est le cas de la Société canadienne du cancer par exemple. Ou de l'institut national canadien pour les aveugles et de la Croix rouge, qui bénéficient dans les années 1950 d'un budget spécial de l'armée pour leur collecte de fonds. Dans tous ces cas, les sommes recueillies quittent les régions d'où elles proviennent, et même le Québec le plus souvent. Autre facteur de difficulté pour les collectes diocésaines, les pouvoirs publics se font de plus en plus tirer l'oreille. Ainsi, à la fin des années 1950, le conseil municipal de Trois-Rivières accepte encore chaque année de voter un don, chaque fois moindre, pour la campagne de la Fédération des œuvres, mais il préfère désormais augmenter le budget attribué au Service de bien-être de la Ville.

Plus le temps passe, et moins la charité communautaire, bien qu'importante, pèse dans le financement des œuvres, désormais assuré essentiellement par les gouvernements. C'est que les coûts de fonctionnement et d'entretien, ceux des équipements et de construction des établissements augmentent de façon exponentielle. Tout comme ceux des services offerts par les centres diocésains, qui reposent de [34] plus en plus sur des travailleurs sociaux professionnels laïcs, et donc salariés. En 1961, par exemple, plus de 71% du budget de fonctionnement du Centre de service social de Trois-Rivières provient du gouvernement du Québec, et 15% du gouvernement fédéral. Même, Caritas Trois-Rivières doit entreprendre à l'occasion des démarches spéciales auprès de tel ou tel ministère pour obtenir une aide financière pour lune ou l'autre des œuvres diocésaines ! Au grand dam de monseigneur Bourgeois d'ailleurs, qui craint toujours une possible étatisation.

Celle-ci approche.

8. Vers la Loi sur les services de santé
et les services sociaux (1971)


Entre 1957 et 1961, le ministère de la Famille et du Bien-être social étend sa juridiction sur les orphelinats, les crèches, les garderies, les agences sociales avec leurs foyers nourriciers, les hospices pour vieillards et invalides. Mais c'est la mort du premier ministre Maurice Duplessis, qui survient en 1959, bientôt suivie, quoique sans lien, du concile Vatican II, qui changent véritablement la donne. Alors qu'on entre dans l'époque de la Révolution tranquille, les facteurs se conjuguent pour entraîner à terme la prise en charge totale de l'assistance et des services sociaux par l'État.

D'abord, les difficultés du financement communautaire s'accroissent à un point tel que les institutions n'y arrivent plus. La formule des per diem est abandonnée en 1964. L'État assume désormais l'ensemble des coûts liés aux établissements. Vous comprenez que la marge de manœuvre de ceux-ci s'en trouve quasi anéantie.

Les centres de service social ne placent plus en institution que les jeunes les plus atteints. Il ne reste que cinquante-sept orphelinats ordinaires en 1965, une quarantaine de moins en huit ans ; seulement 5 000 enfants y sont hébergés cette année-là, contre 30 000 en familles d'accueil [11]. C'est un renversement considérable en peu de temps ! Le ministère de la Famille et du Bien-être social tranche, les crèches et les orphelinats vont disparaître. Les évoques acquiescent et contraignent les congrégations à se délester de leurs établissements. À Trois-Rivières, durant cette décennie, trois établissements pour enfants ferment, et les trois autres sont convertis en centres d'accueil publics. Ils sont destinés aux jeunes qui vivent avec une déficience ou aux enfants en problèmes graves d'adaptation ou encore aux adolescents en difficulté. La même situation se reproduit à l'échelle du Québec.

[35]

À la faveur de Vatican II par ailleurs, et de la crise qui est en train de secouer l'Église, les évoques décident de recentrer les activités de Caritas-Canada autour d'une mission pastorale et missionnaire. L'organisme, qui prendra plus tard le nom de Développement et Paix, délaisse ainsi sa vocation sociale au Québec.

Pendant ce temps, les Caritas diocésaines essaient de se maintenir. Mais la seule nouvelle grande réalisation de Caritas Trois-Rivières est la mise sur pied, en 1963, du Bureau d'aide légale aux nécessiteux, sorte de préfiguration de ce qui deviendra en 1972, sous l'égide de l'État, le système d'aide juridique. Par manque de directives des évêques pris dans Vatican II, et à cause de leurs difficultés financières, conseils d'œuvres et fédérations diocésaines disparaissent presque partout à la fin des années i960, y compris à Montréal, tout en laissant en place les hommes et les organisations qui seront très bientôt à la base des Centraide.

Mais les grands acteurs du service social diocésain ne sont pas encore prêts à l'étatisation des services sociaux. Les agences vont résister. Elles se regroupent en Fédération des services sociaux à la famille, en 1963. Est aussi fondé la même année, le Conseil de bien-être du Québec. Issus directement de Caritas-Canada à l'initiative de monseigneur Bourgeois, encore lui, ces deux organismes se donnent explicitement une vocation de planisme, de coordination, d'orientation à l'échelle du Québec ; et ils voudraient bien influencer les politiques de l’État-providence. Les plans sont autres, au gouvernement. En 1966 est créé le ministère des Affaires sociales, qui se donne ses propres organes consultatifs et opérationnels. On va bientôt entrer dans l'ère du tout à l'État.

Du côté de l'aide sociale enfin, le gouvernement du Québec entreprend une grande réforme. En 1963, la Commission Boucher sur l'assistance publique remet son rapport au gouvernement libéral de Jean Lesage. C'est une invitation ferme adressée à l'État québécois à se doter d'un vrai système de sécurité sociale. L'idéologie de l’État-providence sous-tend tout le rapport ; celle selon laquelle les citoyens sont en droit d'attendre des services de l'État et celui-ci, responsable de favoriser l'égalité des chances et une juste redistribution de la richesse collective. Une telle vision du lien social fait d'ailleurs désormais l'objet d'un consensus très large dans la société québécoise, tous partis confondus. C'est d'ailleurs le gouvernement de l'Union nationale qui fait adopter, en 1969, la première loi sur l'aide sociale, par laquelle se réalise l'intégration de toutes les mesures d'aide financière votées auparavant au Québec pour les personnes nécessiteuses : cette loi est fondée sur le principe du droit à l'aide en cas de besoin.

[36]

Tout au long des années 1960, enfin, le Québec accepte soit de participer aux programmes fédéraux dans les champs de compétence provinciale, comme le régime d'assurance-hospitalisation par exemple, soit de voter des lois et des programmes propres. Les plus célèbres sont bien sûr le régime des rentes, en 1964, le régime d'allocations familiales en 1967 et l'assurance-maladie en 1970. En 1971, la Loi sur les services de santé et les services sociaux finit d'étatiser et de laïciser le système, sauf à Montréal, mais c'est une autre histoire. Car dans la métropole, les juifs et les anglophones, catholiques comme protestants, ont refusé tous les compromis proposés jusqu'à ce que le gouvernement de Robert Bourassa cède. À Montréal, et là seulement, a donc été consacrée la pérennité de la primauté ethnique et religieuse sur les objectifs étatiques d'intégration et de laïcisation. La structure métropolitaine, à partir de 1972, y sera composée d'un seul Conseil régional de santé et de services sociaux mais de trois organismes pour la distribution des services, le Jewish Family Social Service Center, le Ville Marie Social Service Center et le Centre de services sociaux du Montréal métropolitain ; ce dernier, en quelque sorte, canadien-français par défaut [12]. Mais partout ailleurs, l'étatisation est accomplie. Les filiales des centres de service social deviennent souvent les premiers CLSC, les centres eux-mêmes deviennent les centres de services sociaux du réseau public.

[37]

Conclusion

En conclusion, rappelons simplement que le mouvement décrit ici pour l'assistance et les services sociaux anime aussi d'autres grands secteurs de l'organisation sociale. Qu'on pense à la santé, bien sûr, mais aussi à l'éducation. Il suffit de se souvenir que de nombreux collèges classiques, écoles normales, écoles d'assistance sociale aussi, dont la plupart étaient des œuvres des congrégations religieuses ou du clergé diocésain, ont constitué les bases sur lesquelles le réseau des cégeps puis celui de l'Université du Québec ont été bâtis à la fin des années 1960.

À Trois-Rivières, trente-sept ans après la reconnaissance formelle de l'œuvre du Placement de l'Orphelin, et avant même qu'entre en vigueur la Loi sur les services de santé et les services sociaux à laquelle il s'est opposé de toutes ses forces, monseigneur Bourgeois quitte en 1971 la présidence du Centre de service social de la Mauricie, financé désormais à 100% par l'État et qui s'apprête à devenir public. Bientôt, le nouvel établissement du réseau des Affaires sociales qui remplace le Patronage Saint-Charles prendra le nom de Pavillon Bourgeois. Il est érigé sur les terrains de l'ancienne ferme des sœurs de Ville-joie Saint-Dominique.... Le Centre jeunesse est logé dans le bâtiment de l'ancien orphelinat. Un de ses pavillons portera plus tard le nom de Reynald-Rivard. Une époque est définitivement close. L'Église diocésaine a préparé la transition et, en partie malgré elle, elle a passé le relais.

[38]

BIBLIOGRAPHIE

Quelques classiques

ESPING-ANDERSEN, Costa, Les trois mondes de l'État-providence : essai sur le capitalisme moderne, Paris, PUF, 1999 (édition anglaise, 1990)

EWALD, François, Histoire de l'État providence, les origines de la solidarité, Paris, Librairie générale française, 1996.

GUEST, Dennis, Histoire de la sécurité sociale au Canada, Boréal, 1995 (1ère édition anglaise, 1980)

Un excellent site internet

NAÎTRE ET GRANDIR À QUÉBEC, 1850-1950, http://expong.cieq.ca. 2010. La partie sur les services sociaux est sous la responsabilité de Johanne DA1GLE, historienne de l'Université Laval, et celle sur les établissements de santé relève de François GUÉRARD, historien de l'Université du Québec à Chicoutimi.

Quelques ouvrages, articles et thèses

BOURBEAU Amélie, Expertise et rationalité : la réorganisation de l'assistance catholique à Montréal (1950-1974), McGill-Queen's, 2012 (à paraître)

FOISY-GEOFFROY, Dominique, « Le Rapport de la Commission Tremblay (1953-1956), testament politique de la pensée traditionaliste canadienne-française », Revue d'histoire de l’Amérique française, 60, 3, 2007, pp. 257-294.

JOYAL, Renée et Carole CHATILLOR « La Loi québécoise de protection de l'enfance de 1944 : genèse et avortement d'une réforme », Histoire sociale/Social History, XXVII, 53, mai 1994, p. 33-63.

MALOUIN, Marie-Paule, L'univers des enfants en difficulté au Québec entre 1940 et 1960, Bellarmin, 1998.

MARSHALL, Dominique, Aux origines sociales de l’État-providence. Familles québécoises, obligation scolaire et allocations familiales, 1940-1955. Montréal, Presses de l'Université de Montréal, 1998.

MÉNARD, Sylvie, Des enfants sous surveillance : la rééducation des jeunes délinquants au Québec (1840-1950), Montréal VLB, 2003.

ROUSSEAU, Yvan, « Le commerce de l'infortune », Revue d'histoire de l'Amérique française, 58, 2, 2004, 1 53-1 86.

[39]

VA1LLANCOURT, Éric, La Société Saint-Vincent-de-Pauî de Montréal, reflet du dynamisme du laïcat catholique en matière d'assistance aux pauvres (1848-1933), Thèse de doctorat en histoire (UQAM), 2005.

Quelques-uns de mes travaux sur Trois-Rivières

En collab. avec Maélie RICHARD, « Maurice Duplessis, député de Trois-Rivières, 1944-1959 », dans Xavier GÉL1NAS et Lucia FERRETT1 (dir.), Duplessis, son milieu, son époque. Sillery, Septentrion, 2010, 137-151.

En collab. avec Chantal BOURASSA, « Reynald Rivard, un psychologue au service des enfants exceptionnels et de leurs familles (1947-1968) ». Jean ROY et Lucia FERRETT1 (dir.), Nouvelles pages trifluviennes. Sillery, Septentrion, 2009, 121-147.

« Reynald Rivard, prêtre psychologue trifluvien, l'essor de l'éducation spécialisée au Québec et la fin des orphelinats ordinaires (1947-1968) », Revue d'histoire de l’Amérique française, 62, 3-4, 2009, 533-564.

« Caritas-Trois-Rivières (1954-1966), ou les difficultés de la charité catholique à l'époque de l'État-providence », Revue d'histoire de l'Amérique française, 58, 2, 2004, p. 187-216.

« L'Église, l'État et la formation professionnelle des adolescents sans soutien : le Patronage Saint-Charles de Trois-Rivières, 1937-1970 », Revue d'histoire de l’Amérique française, 56,3, 2003, p. 303-327.

Histoire des Dominicaines de Trois-Rivières. « C'est à moi que vous l'avez fait », Sillery, Septentrion, 2002, 192 p.

« Charles-Edouard Bourgeois, prêtre trifluvien, et les origines diocésaines de l’État-providence au Québec (1930-1960) », Nouvelles pratiques sociales, 14, 1, 2001, pp. 169-182.



[1] René Revo1, « Les États-providence ». Site de l’Académie de Montpellier. URL.

[2] Les services sociaux, Commission d'enquête sur la santé et le bien-être social, tomes I, If, 4e partie. Québec, éditeur officiel du Québec, 1972.

[3] Charles-Edouard Bourgeois, Donnez-nous.,. un papa.., une maman, Trois-Rivières, Le Placement de l'Orphelin. 1936, 52 p.

[4] Charles-Edouard Bourgeois. Une richesse à sauver, l'enfant sans soutien, Trois-Rivières, éditions du Bien Public, 1947, 256 p.

[5] Renée loyal et Carole Chatillon. « La loi québécoise de protection de renfonce de 1944 : genèse et avortement d'une réforme », Histoire sociale/Social History, XXVII, 53. mai 1994, p. 33-63.

[6] Stéphane-A. Brunel, UQAM, Département de science politique, Cours POL5831 : Administration sociale de l'État, séance 9 :« Les politiques d'assurance sociale : emploi, retraite et revenus », informai ion trouvée dans le plan de cette séance, consulté sur internet en septembre 2011.

[7]

[8] Amélie Bourbeau, Expertise et rationalité : la réorganisation de l'assistance catholique à Montréal (1930-1974), McGfll-Queen's, 2012 (à paraître).

[9] Lucia Ferretti et Louise Bienvenue, « Le Bureau international catholique de l'enfance : un réseau et une tribune pour les spécialistes québécois de l'enfance en difficulté, 1947-1977 », Revue d'histoire de l'enfance irrégulière, no spécial « Au chevet de l'enfance irrégulière : vocations, métiers, professions, XlXe-XXe siècles », Rennes. 12, 2010, p. 155-176.

[10] Everett C. Hughes, Rencontre de deux mondes. La crise de l'industrialisation du Canada français, Montréal, Boréal Express. 1972 [VK édition 1945], p. 225.

[11] Sur 35 000 enfants hors foyer, il s'en trouve encore 5 000 dans les orphelinats », Le Petit Journal, 4 juin 1967. L'article rapporte les propos de Jean-Paul Cloutier, ministre du Bien-être social et de la Famille.

[12] Lucia Ferretti, « Les agences sociales à Montréal, 1932-1971 », Études d'histoire religieuse, 66 (2000), p. 69-88.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 29 septembre 2016 13:13
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref