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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article d'Albert Faucher et Maurice Lamontagne “L’histoire du développement industriel.” Un article publié dans L’ÉTUDE DE LA SOCIÉTÉ, Section 7: “Le monde du travail”, pp. 197-209. Textes recueillis et présentés par Jean-Paul Montminy. Québec: Les Presses de l’Université Laval, 1965, 517 pp. [Autorisation formelle accordée le 4 mai 2010, par le directeur général des Presses de l’Université Laval, M. Denis DION, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[197]

Albert Faucher [1915-1992]
et Maurice Lamontagne [1917-1983]

économistes

L’histoire du développement
industriel
.” [1]

Un article publié dans L’ÉTUDE DE LA SOCIÉTÉ, Section 7: “Le monde du travail”, pp. 197-209. Textes recueillis et présentés par Jean-Paul Montminy. Québec : Les Presses de l’Université Laval, 1965, 517 pp.

Introduction
1. Phase de lent développement, 1866-1911
2. La nouvelle période d'industrialisation
3. Conclusion


Introduction

C'est dans une vaste perspective historique qu'on devrait placer tout le colloque ainsi que l'analyse de l'impact social produit par l'industrialisation du Québec. C'est pourquoi cette première partie s'attachera aux aspects spatio-temporels de certains facteurs importants dans l'évolution de l'industrie au Québec. À cause de la rareté et souvent de l'absence complète de données statistiques, notre démarche n’utilisera pas de chiffres. D'autre part, ce sujet n'a pas fait l'objet de beaucoup de recherches scientifiques. De là l'intérêt et la difficulté de délimiter le début d'exploration d'un tel sujet ; il suscitera des questions qui mèneront à d'autres enquêtes et à une interprétation plus détaillée du développement économique du Québec pendant le siècle dernier.

Il reste cependant possible de proposer une interprétation à long terme des changements industriels au Québec. Tout d'abord, il faut rappeler qu'on a souvent dit que cette province fut lente à développer sa structure industrielle en comparaison des autres régions de l'Amérique du Nord. Cet énoncé est vrai si on se reporte à la phase la plus longue de notre histoire économique qui va jusqu'en 1939. Pendant le siècle 1839-1939, l'emploi dans les industries manufacturières ne s'éleva que jusqu'à un peu plus de 200,000 personnes. Mais on doit aussitôt ajouter que pendant la courte période 1939-1950, le Québec a vu ses effectifs industriels s'accroître autant que pendant tout le siècle précédent. La croissance industrielle, pendant les onze dernières années, a été dix fois plus élevée qu'elle l'avait été pendant le siècle précédent et plus élevée que celle du Canada tout entier. Comment interpréter un tel développement ? L'interprétation la plus fréquente veut que le "retard" économique du Québec puisse être expliqué par l'influence de facteurs culturels spécifiques. Peut-on dire que cette interprétation est valable ? Si elle l'était, il serait plutôt difficile de rendre [198] compte de la récente croissance rapide, à moins de prendre pour acquis que les forces culturelles ont profondément changé d'orientation. Nous estimons que cette explication ne semble pas acceptable. Les forces culturelles n'ont pas changé d'orientation et si, pendant une certaine période, notre évolution économique semble avoir été déterminée par l'influence de ces facteurs, c'est parce qu'il ne pouvait en être autrement à ce moment-là.

L'explication du développement industriel proposée dans notre étude est bien différente ; elle s'appuie surtout sur des facteurs économiques et géographiques. Nous postulons qu'on ne peut comprendre cette évolution sans se reporter constamment à la localisation des industries pendant les périodes examinées et au fait élémentaire que le Québec fait partie du continent nord-américain. Cette étude couvre les cent dernières années et se divise en deux parties qui traitent de deux stades caractérisés de notre évolution industrielle.

1. Phase de lent développement
1866-1911


La première période commence dans les années soixante du dix-neuvième siècle. Afin de comprendre l'évolution subséquente, on doit passer brièvement en revue ce qui s'est fait pendant cette période. Cette phase ancienne ou préindustrielle se confond avec l'ère commerciale. Avec les guerres napoléoniennes une tendance ascensionnelle a commencé de se manifester au début du dix-neuvième siècle. Les deux principales denrées en demande étaient le bois et le grain ; les principaux points d'impact du développement économique se situaient sur la côte Atlantique. Aux États-Unis, Boston, New York, Philadelphie et la Nouvelle-Orléans étaient en plein essor et se trouvaient à même de développer certaines industries de consommation. Pendant la même période, c'est le Québec qui prit la tête du développement économique au Canada, ses principales industries étant localisées autour de Québec et de Montréal. La prédominance historique du Québec dans le développement de l'économie canadienne coïncide avec une phase d'essor commercial et dépend de l'importance économique du Saint-Laurent [2]. En plus de donner facilement accès à l'intérieur des terres et de favoriser de nouveaux établissements le long des terres basses et des vallées, le Saint-Laurent était d'abord une route commerciale qui formait un système de navigation, une sorte de tuyau pour remonter vers le haut du pays. C'est ainsi que les points avancés du fleuve prospérèrent ; la ville de Québec en particulier, connut un rapide développement commercial que complétait la rapide expansion d'une structure industrielle dont le pivot reposait sur la construction maritime. Cette région était favorisée par les facteurs économiques et géographiques et la [199] population essaya d'en profiter au maximum. Ainsi, pendant cette période reculée, Québec ne se comporta pas différemment du reste de l'Amérique du Nord. Les villes, comme les autres centres maritimes, participèrent très activement à la prospérité engendrée par cet essor commercial.

Une série de facteurs vint mettre fin à cette période et briser le vieil arrangement : mentionnons l'adoption du libre-échange en Angleterre, la fin de notre traité de réciprocité avec les États-Unis [3], le creusage du Saint-Laurent et la construction de canaux. Le facteur le plus important qui est lié au passage d'une ère commerciale à une ère industrielle, c'est sans doute le remplacement du bois par l'acier comme produit de base de l'industrie ; la construction des chemins de fer fut le facteur décisif de ce changement. Dans l'industrie de la construction maritime, le changement a été possible grâce à l'introduction de la machine à vapeur. Alors débuta une ère nouvelle pendant laquelle le charbon et le fer furent les facteurs primordiaux du développement économique. C'est pourquoi seules les régions où on trouva du charbon connurent un rapide progrès [4].

Ces innovations technologiques ont entraîné un changement dans l'importance relative des facteurs géographiques ainsi qu'un déplacement du centre de gravité économique en Amérique du Nord. Aux États-Unis, pendant la première période de l'industrialisation, les villes côtières, productrices pour la plupart de biens de consommation, passèrent au second rang. La seule exception fut New York, parce que le réseau ferroviaire y conduisait à un port ouvert à l'année et à un centre financier. Boston et Philadelphie connurent un recul et perdirent beaucoup de leur importance stratégique. Avec l'âge du fer, les dépôts carbonifères des Appalaches acquirent un rôle significatif. Pittsburg devint une ville de l'acier qui sera plus tard reliée aux zones carbonifères du Minnesota.

Ces changements eurent leurs contreparties au Canada. Les villes côtières, en continuant les anciennes activités commerciales, perdirent leurs avantages géographiques et Québec fut privée de son importance capitale comme centre forestier et de construction navale. Le Président de la Chambre de Commerce de Québec résumait ainsi la situation : "Il fut un temps où à Québec notre grande industrie fut la construction navale, et alors le commerce était florissant. Cette branche de l'industrie procurait du travail à une vaillante race de charpentiers bien entraînés. Pendant les saisons hivernales, il faisait bon de voir nos cours à bois débordantes de vie et d'activité... Malheureusement, avec le progrès de la science et de la civilisation, cette industrie, dont nous dépendions principalement, [200] a dû faire place à des nécessités plus modernes" [5]. Sans charbon ni fer, sans connaissances technologiques dans les métiers du fer, "la race hardie des charpentiers" fut acculée au chômage.

Au Canada, tout comme aux États-Unis, l'activité économique se déplaça vers le centre du pays. Dans cette nouvelle région d'industrialisation, le sud de l'Ontario occupait une place stratégique quant au transport par eau et par rail. Adjacente aux dépôts carbonifères des Appalaches, cette région disposait des voies les moins coûteuses vers l'arrière-pays de l'Ouest. À ces avantages, s'ajoute un facteur décisif : les barrières tarifaires ont joué, d'après les géographes, "un rôle vital en donnant au côté canadien de la frontière un rôle important dans les industries manufacturières qu'elles n'auraient pas eu sans les douanes" [6]. La sous-région ontarienne des Grands Lacs devint un triangle canadien s'avançant dans les États-Unis et, poussant de l'avant, s'amalgama avec la sous-région manufacturière de Pittsburg-Cleveland. On ne saurait exagérer l'importance des tarifs douaniers pour expliquer ce développement. Pour Bruce Hutchison, ce triangle "se présente presque comme une île entourée de lacs et de rivières. Economiquement, cette région est encore plus insulaire, enfermée derrière un rideau chinois de tarifs douaniers" [7].

Ainsi le déclin économique du Québec n'est pas un phénomène local. Il s'agit d'un phénomène beaucoup plus vaste qui affecta tout le continent et dont la cause réside dans le passage d'un régime mercantile à un système d'industrialisation fondé sur le charbon, l'acier et la vapeur.

Dans la structure industrielle qui naissait, Québec n'occupait pas une position qui lui permit de développer une économie industrielle. Le seul avantage qui lui restait était un surplus de main-d'œuvre, provenant soit de la fermeture de ses industries ou de la campagne et dans tous les cas c'était une main-d'œuvre paisible et sûre. Pourtant cet avantage était mince puisque la main-d'œuvre pouvait toujours changer d'endroit. Quoi qu'il en soit, Québec, comme la Nouvelle-Angleterre devait s'adapter à cette nouvelle situation et les deux régions adoptèrent la même solution qui était probablement la seule possible ; Québec se joignit au "sweating system" du continent pendant que l'Ontario se joignait à la ceinture industrielle de l'acier.

À ce moment, existaient déjà des mines en exploitation, plus particulièrement dans les Cantons de l'Est où des mines d'Asbestos étaient exploitées depuis 1877. Cette industrie se développa lentement ; en 1895, elle produisait 10,000 tonnes de minerai et employait 700 ouvriers. Ce n'est qu'après la première [201] décennie de ce siècle qu'elle se mit à produire sur grande échelle et à contribuer plus de 70% de la production mondiale.

Toutefois, c'est en réalité sur l’industrie de la chaussure, les textiles, les scieries et, à Montréal, le fraisage de matériel roulant pour les chemins de fer que s'appuie la première ère industrielle. Il est intéressant de noter que la plupart de ces industries étaient dans une large mesure artificielles, c'est-à-dire que, comme en Ontario, elles avaient besoin de protection tarifaire [8]. L'industrie de la chaussure naquit à Montréal en 1847, à Québec vers les 1865 et domine au début des années 80. En 1880, la fameuse usine de chaussures Bresse pouvait manufacturer 3000 paires de chaussures par année. A la fin du siècle, plus de 3000 ouvriers étaient employés dans cette industrie, dans la seule ville de Québec [9].

Dans le dernier quart du siècle dernier, l'industrie textile connut une rapide croissance. Des filatures furent établies à Valleyfield en 1874, à Montréal en 1875 et 1882, à Coaticook en 1879, à Chambly en 1881 et aux Chutes Montmorency en 1889. Plusieurs de ces industries fusionnèrent en 1905 et la Dominion Textile Company devint la plus grosse firme. En 1907, les intérêts Whitehead s'établirent à Trois-Rivières et à Shawinigan Falls en 1909. A ce moment-là, cette industrie employait plus de 8000 ouvriers dans la province [10].

Il est à remarquer que le complexe industriel des trente années qui s'étendent de 1881 à 1911 repose surtout sur des matériaux divers, végétaux et animaux, et particulièrement sur les textiles, le cuir et le bois. Pendant cette période, les différents produits de ce complexe gardèrent à peu près la même importance relative, excepté la fabrication des chaussures qui déclina quelque peu après 1900 à cause de l'élévation du coût de la main-d'œuvre. Il est bon de souligner qu'une telle économie se développa sur un arrière-plan de tarifs douaniers et de main d'œuvre bon marché. À la fin du siècle, l'économie globale était à prédominance agricole. Sur une production totale estimée à 150 millions de dollars, l'agriculture totale contribuait 65 pour cent, la forêt 25 pour cent, l'industrie 4 pour cent et les mines 2 pour cent.

Le Québec vécut ainsi une longue période de déséquilibre. A un moment où sa structure industrielle passait par une crise d'adaptation et se développait lentement, sa population augmentait à un rythme rapide. Son taux de natalité était [202] le même que celui de la Roumanie au début du XXe siècle et, au XIXe siècle, il se comparait à celui des nations les plus prolifiques de l'Occident [11]. Voici, sans aucun doute, la caractéristique la plus frappante du Québec à ce moment-là : la population se multipliait rapidement sans avoir de débouché d'emploi ni dans le commerce ni dans l'industrie. Ce phénomène d'origine culturelle allait avoir d'importantes implications économiques.

Cette prolifération naturelle, quoique plus élevée que l'accumulation des capitaux, n'inquiéta pas les autorités. L'État, comme l'Eglise, encourageait plutôt cet accroissement de la population. Il fallut, toutefois, trouver une solution à ce déséquilibre parce qu'il n'y avait pas de débouché d'emploi. La seule réponse qu'on trouva à ce moment-là, fut d'encourager l'agriculture et la colonisation. L'expansion agricole qui coïncida avec l'enseignement d'une philosophie traditionnelle de la vie rurale n'en fut cependant pas le résultat parce qu'il n'y avait rien d'autre à faire. Quoi qu'il en soit, des sociétés de colonisation furent organisées. Le slogan de Duvernay, "Emparons-nous du sol" fut remis en circulation et on lui donna une nette connotation nationaliste : "Emparons-nous du sol, c'est le meilleur moyen de conserver notre nationalité" [12]. L'agriculture devint fonction du nationalisme ou de la religion comme le déclarait un curé de l'époque : "La route et la chapelle forment ensemble la colonisation" [13].

Dès 1820, toutefois, l'agriculture avait occupé les meilleures terres arables ; à l'exception des régions du lac Saint-Jean et de l'Abitibi, elle avait atteint son expansion optimale dans les terres basses du Saint-Laurent et les terres arables dans les vallées, près des rivières [14]. Les régions de pierres et de galets de la Saint-Maurice, comme celles de la Mattawin et de la Maskinongé et les plateaux de l'Etchemin et de la Chaudière, sans mentionner ceux des comtés centraux du bas Saint-Laurent, n'auraient pas dû, selon les spécialistes, être déboisés. Ce qui ne veut pas dire que l'expansion agricole dans ces régions n'a rempli aucune fonction, mais on aurait pu les exploiter autrement et plus efficacement.

[203]

Comme les possibilités de l'expansion agricole étaient trop limitées pour absorber le surplus de population par rapport au développement industriel, l'émigration devint nécessaire. Le surplus de population ne pouvait émigrer vers l’Ontario où, à cause de son manque de connaissances sidérurgiques, il aurait été difficile d'y trouver de l'emploi. Parce que sa population émigrait vers les États du Centre, la Nouvelle-Angleterre avait besoin de main-d'œuvre ; c'est précisément là que se dirigèrent la majorité des émigrants du Québec. On estime à un demi-million le nombre de ceux qui quittèrent le Québec pour la Nouvelle-Angleterre pendant la seconde moitié du siècle dernier [15].

On peut déduire de ce qui précède que l'évolution économique du Québec durant le XIXe siècle a été conditionnée avant tout par des facteurs géographiques et économiques inhérents au système d'économie politique du continent nord-américain. Durant cette période, les liens entre la province de Québec et la Nouvelle-Angleterre furent très étroits et les deux régions ont connu un semblable destin économique. L'une et l'autre de ces régions ont joué un rôle de premier plan durant l’ère commerciale ; par la suite, au cours de la période du développement industriel, 1a Nouvelle-Angleterre a dû céder la prépondérance économique aux États de l'Est central et le Québec, à l’Ontario. En dernière analyse, on voit que les deux régions ont réagi à ce changement de la même façon : elles se sont concentrées sur des industries de main-d'œuvre.

Les facteurs culturels n'ont joué aucun rôle dans cette évolution ni dans la léthargie relative de l'industrie québécoise par rapport à celle de la province voisine : cette différence tient au simple fait que, tandis que l'économie de cette période était fondée sur l'utilisation de l'acier, le Québec ne possédait ni charbon ni fer et était situé trop loin des dépôts de charbon des Appalaches.

Le seul phénomène particulier au Québec, c'était le problème de sa population. Les seules solutions possibles furent l'expansion agricole et l'émigration. C'est pourquoi, à la fin de cette période, le Québec était à prédominance agricole, non par choix mais par nécessité. Une autre caractéristique de l'économie du Québec, c'est qu'à l'exception des scieries, elle n'était pas axée sur ses richesses naturelles mais sur la main-d'œuvre bon marché et l'exploitation du marché de consommation. Pour survivre, cette économie avait besoin de protection tarifaire et dépendait pour son expansion et sa prospérité du secteur agricole qui lui servait de marché. La dernière caractéristique devenait très paradoxale pour une région qui n'était pas naturellement destinée à l'agriculture.

[204]

2. La nouvelle période d'industrialisation

Avec le début du siècle, de nouvelles tendances apparurent dans l'économie du Québec. Cette région resta encore associée intimement au continent nord-américain mais, pour la première fois dans son histoire, elle se différencia profondément de la Nouvelle-Angleterre. Durant l'ère mercantile, notre évolution économique s'était faite parallèlement à celle des États-Unis ; dans la phase initiale de l'industrialisation, Québec avait dû, pour survivre, combattre l'influence envahissante de l'économie des États du Centre. Pendant la nouvelle période, il s'intègre pour de bon aux systèmes nord-américains et son développement économique se fonda sur l'utilisation des ressources de tout le continent. En d'autres termes, les ressources naturelles du Québec furent appelées à remplir une fonction définie et à combler un besoin spécifique. Alors que le développement du sud-est Ontario avait été simplement la contrepartie de l'industrialisation américaine, la croissance industrielle du Québec lui devint complémentaire.

On trouve plusieurs facteurs à l'origine du changement fondamental qui devait bouleverser l'économie du Québec. Tout d'abord, le facteur le plus important fut peut-être celui de l'épuisement de certaines ressources aux États-Unis et l'insuffisante disponibilité d'autres facteurs [16]. La pâte à papier, le cuivre et le fer illustrent bien cette situation. Deuxièmement, l'acier garda sa prééminence mais perdit son importance relative, d'autres métaux étant utilisés pour plusieurs usages. De plus, l'aviation fit pour l'aluminium ce que les chemins de fer firent pour l'acier. Troisièmement, le charbon perdit sa position dominante comme source d'énergie et l'eau devint un substitut moins coûteux. Ainsi l'énergie hydraulique exerça un attrait sur l'emplacement de nouvelles industries.

Comme on le comprend aussitôt, cette évolution causa de profonds changements dans l'importance relative des facteurs d'établissement et cette fois, le Québec fut fortement favorisé par la nouvelle orientation du développement économique. Si on veut comprendre pourquoi, il faut se rendre compte que le bouclier précambrien, qui est la caractéristique dominante de la topographie de ce continent, s'étend sur quatre-vingts pour cent du Québec. Cette étendue considérable de terrain, située au nord du Saint-Laurent (et qui longtemps échappa aux "ruralistes" du Québec) avait acquis sa première importance au temps du commerce des fourrures et du bois. Plus tard, avec le déclin de ces activités, ce territoire passa d'une position de très grande importance à celle de naissance. Il fut considéré comme un fardeau par les constructeurs de chemin de fer. Pour les raisons [205] déjà données, la première période d'industrialisation ne réalise pas l'intégration économique du territoire précambrien à ce qu'on considérait alors comme le cœur du Québec. Le bouclier accidenté demeura mystérieux et, pour l'observateur pressé, une terre inutile. Avec la nouvelle période, on se rendit progressivement compte que ce qu'on croyait être un fardeau contenait d'immenses ressources forestières, de riches dépôts miniers de toutes sortes et un potentiel hydroélectrique considérable. La nouvelle ère d'industrialisation allait effectuer l'intégration du territoire précambrien avec le continent nord-américain.

En choisissant 1911 comme ligne de démarcation entre les deux phases d'industrialisation, on ne veut pas dire que tout de suite le Québec se transformera en paysage industriel. La nouvelle orientation s'était dessinée auparavant, et se développa lentement, à l'exception des années 20 et depuis 1939. Pendant les deux premières décennies de ce siècle, le cours du développement économique n'indiqua que très peu que seules les industries axées sur la main-d'œuvre changeaient la structure industrielle du Québec. Ce ne fut que lorsque les industries à haute concentration technique furent intégrées aux industries hydro-électriques et lorsque les deux processus, l'ancien et le nouveau, se fusionnèrent dans la période de progrès des années 20, que l'industrialisation devint une menace pour le Vieux Québec. Cette nouvelle tendance, coiffée par l'expansion de la guerre et de l'après-guerre, fut magnifiée d'une façon spectaculaire dans la dernière décennie.

On doit aussi souligner que pendant cette nouvelle évolution le Québec se laissa distancer par l'Ontario à cause de sa période précédente de stagnation et à cause de sa position géographique moins avantageuse par rapport à la ceinture industrielle de l'Ontario. Dès 1900, le gouvernement de l'Ontario mit un embargo sur l'exportation de la pâte à papier aux États-Unis, ce qui força les Américains à bâtir de nouvelles usines dans cette province. Ce n'est qu'en 1910 que le Québec prit la même décision. Le Québec partageait aussi avec l’Ontario l'exploitation des métaux et des mines et leur raffinage mais s'y mit avec beaucoup plus de retard. En Ontario, pendant la construction des chemins de fer, on découvrit des mines à Sudbury et à Cobalt. Cobalt servait de pivot à l'expansion du développement vers les régions argileuses de Porcupine et de Kirkland [17]. De là, les opérations minières s'étendirent à la zone de l'or du Québec où eurent lieu les premières grèves avant la construction des chemins de fer. Ainsi, pour des raisons diverses, l'occupation de la région précambrien ne se fit dans l'Ontario et dans le Québec à des moments distincts de l'expansion économique, mais, pour la première fois, les deux développements se faisaient dans la même direction et répondaient à la même impulsion américaine.

[206]

On connaît trop bien les événements principaux de cette nouvelle ère de développement du Québec pour qu'il soit nécessaire d'en donner les détails. Les premiers signes apparaissent quand apparaît l'industrie jumelée de l'énergie hydro-électrique et de la pâte à papier. Les changements qui eurent lieu pendant cette période peuvent se mesurer par rapport à l'importance de ces groupes industriels entre 1920 et 1941. En chiffres ronds, l'agriculture contribuait, en 1920, 37% à la production du Québec, l'industrie 38%, la forêt 15%, la construction 4% et les mines 3%. En 1941, voici la nouvelle distribution : 64% pour l'industrie, la forêt 11%, l'agriculture 10% et les mines 9%.

Bien que la comparaison entre 1920 et 1941 révèle déjà des changements décisifs dans la structure industrielle et un progrès rapide vers l'industrialisation, la période la plus rapide se place dans la dernière décennie. Les statistiques suivantes, préparées par le Ministère de l'Industrie et du Commerce résument bien ce développement. Comme on l'a dit au début de cet article, l'emploi dans l'industrie a doublé de 1939 à 1950. Cet accroissement, mesuré en chiffres absolus, équivaut à la croissance de tout le siècle précédent, jusqu'en 1939. De plus, pendant cette dernière décennie, la valeur brute de la production doubla en valeur réelle, alors que les mises de fonds triplèrent. En 1939, sur dix individus qui cherchaient de l'emploi, 1,5 n'en trouvait pas, alors qu'en 1950 il n'y avait pour ainsi dire aucun chômage. Avant la guerre, 2,5 individus travaillaient à l'agriculture, maintenant, on en trouve seulement deux. Pendant la même période, l'emploi dans les villes et villages passa de 6 à 8, dont trois étaient employés, a ces deux périodes, dans le commerce, la finance et les services. En 1939, 3 personnes avaient des emplois industriels et 5 en 1950. A ces deux dates, un seul de ces individus travaillait dans des industries primaires.

Pendant la période qui nous occupe, le rythme de l'industrialisation du Québec fut plus élevé que celui de tout le Canada. Depuis 1939, le volume des produits manufacturés s'est accru de 92% au Québec et de 88% au Canada ; les mises de fonds dans l'industrie s'accrurent de 181% dans le Québec et de seulement 154% dans tout le pays. On ne possède pas de statistiques pour les autres provinces canadiennes qui puissent nous permettre des comparaisons à ce niveau. Le rythme de développement de l'Ontario est probablement encore plus élevé que celui du Québec mais, si différence il y a, elle est moins importante qu'elle l'était durant les périodes précédentes. Si nous regardons maintenant l'avenir, il est évident que les perspectives du Québec sont excellentes. Si nous ne considérons que cet immense territoire et la quantité de ressources naturelles encore non exploitées, il ne serait pas surprenant si son rythme de développement à long terme devenait avant longtemps le plus élevé du Canada. Pendant la période d'expansion vers le nord, le Québec pourrait bien regagner la suprématie qu'il a perdue pendant le développement vers l'ouest. Cette prévision suppose évidemment que ces tendances économiques ne seront pas altérées par des facteurs politiques ou autres.

[207]

3. Conclusion

En conclusion, nous devons rappeler que cette étude devait décrire le développement industriel du Québec de telle sorte qu'on puisse en analyser les conséquences sociales. On a voulu d'abord montrer que l'industrialisation du Québec n'avait rien de spécifique et ne fut pas influencée de façon importante par le milieu culturel ; au contraire, ce développement se présente comme l'aspect régional de l'évolution économique de tout le continent nord-américain.

Compte tenu de ces analyses, il semble à propos de mettre en relief les principales caractéristiques qu'on peut tirer de l'introduction historique.

Disons d'abord que le développement industriel fut nord-américain. L'économie du Québec ne s'est jamais comportée d'une façon autonome. Elle a toujours subi, au contraire, l'impact de l'évolution nord-américaine et s'est surtout développée en réponse aux changements qui affectaient tout le continent. Envisagé comme partie d'un plus grand tout, le Québec ne peut être considéré d'un point de vue économique, comme arriéré ou avancé. Dans le contexte d'une économie basée sur le charbon et l'acier, alors que les facteurs de localisation n'étaient pas favorables, la province de Québec se développa moins rapidement que d'autres régions mieux situées. Quand, par ailleurs, ces facteurs devinrent plus favorables, on enregistra immédiatement un progrès.

Deuxièmement, son développement est maintenant appuyé sur ses richesses naturelles et non plus sur une main-d'œuvre bon marché et "sûre" comme une certaine propagande voulait nous le faire croire. Dans la première phase d'industrialisation les types-principaux d'industrie furent, comme nous l'avons vu, à base de main-d'œuvre et de biens de consommation ; l'expansion industrielle dépendait du secteur agricole, et pour cette raison même, ne pouvait pas progresser. Aujourd'hui, cette situation s'est renversée. Le développement économique s'appuie sur des industries de base qui exploitent les richesses naturelles du bouclier laurentien. Dans ce secteur, la main-d'œuvre n'est pas bon marché et selon certains employeurs, elle n'est pas toujours sûre. Mais en dépit de ce fait, ces nouvelles industries sont devenues l'élément dynamique de l'économie du Québec. Son influence se fait sentir sur les anciennes industries de main-d'œuvre et l'agriculture dépend maintenant de ce secteur industriel. Ainsi se développe un nouvel équilibre qui repose beaucoup plus que l'ancien sur les avantages naturels du Québec.

Troisièmement, l'expansion du Québec est caractérisée par de grandes industries de type monopoliste. Dans la plupart des cas, ces opérations à grande échelle sont requises par les conditions technologiques ; la pâte à papier, l'aluminium et l'avionnerie illustrent cette nécessité. Dans un moins grand nombre de cas, il faut faire appel aux possibilités du marché et au désir de faire grand.

[208]

Toutefois, la puissance économique est beaucoup plus concentrée que nous le laisseraient supposer la taille et le nombre des usines. On a utilisé toutes sortes de méthodes pour créer un pouvoir monopoliste et même des industries plus anciennes comme les textiles, la construction navale, le tabac et les brasseries ont participé à la tendance vers une plus grande concentration. Il devient donc de plus en plus difficile de concurrencer les industries établies.

Finalement, l'industrialisation n'a pas été réalisée par le groupe majoritaire de cette province. Par rapport à l'objet de cette étude, c'est là une caractéristique importante du développement économique du Québec. Il est très difficile d'évaluer l'importance des mises de fonds étrangères dans cette province et d'obtenir des renseignements sûrs sur le contrôle des étrangers dans différentes industries. Très souvent des arrangements légaux contribuent à masquer la vraie nature des relations économiques.

Il est quand même possible d'affirmer que la propriété et le contrôle américains sont étendus. L'établissement de filiales américaines au Québec remonte aux premières années de la politique nationale de MacDonald. Jusqu'en 1900, vingt-cinq firmes américaines avaient créé des succursales au Québec. On a évalué que pendant les quinze années suivantes, quarante-trois pour cent des mises de fonds des nouvelles industries vinrent des États-Unis. On a mentionné qu'en 1934, le tiers du capital investi au Québec était américain. Cette tendance a fort bien pu s'accentuer pendant et après la guerre. Les projets récents pour exploiter les dépôts de titanium et le minerai de fer dans ce qu'on a appelé le "Nouveau Québec" indiquent que le flot du capital américain vers le Québec est encore très fort. On peut expliquer ce mouvement de capitaux du fait que l'industrialisation ancienne aux États-Unis avait favorisé la création d'une grande réserve de capitaux. Une partie de ce capital fut, à son tour, ré-investi au Québec parce que les Américains avaient besoin de nos ressources naturelles ou cherchaient accès à un marché protégé au Canada.

Cela ne veut pas dire, toutefois, que les Américains ont été les seuls à financer et à diriger l'industrialisation du Québec. L'Ontario y a même contribué, surtout dans l'industrie minière. Il reste vrai, toutefois, que le développement économique du Québec a été financé, dirigé et contrôlé de l'extérieur. De ce point de vue, on peut dire que cette province souffre d'absentéisme dans la propriété et d'esprit d'entreprise.

Un autre fait qui ressort c'est que les Canadiens français en particulier ont joué un rôle mineur dans le développement industriel. Jusqu'à maintenant, on a expliqué ce phénomène surtout en termes culturels. Discuter une telle interprétation serait en dehors du propos de notre étude. Toutefois, nous voudrions dire qu'on a trop facilement accepté la justesse de cette explication ; les insuffisances de notre système d'éducation ne peuvent expliquer cette situation, parce qu'on sait très bien que les hommes d'affaires qui ont réussi dans le passé, au [209] Canada français comme ailleurs, n'étaient pas nécessairement des diplômés universitaires. On a aussi affirmé que nos traits culturels expliqueraient notre manque d'intérêt envers les affaires ou étaient incompatibles avec la grande industrie. Nous suggérerions aux sociologues de chercher une explication plus concrète et plus simple, c'est-à-dire de se remettre à l'examen des réalités économiques du passé et du présent.

On doit faire remarquer, en dernier lieu, que dans un système où prévaut l'absence des propriétaires et des entrepreneurs, les fonctions administratives ont été déléguées à une administration locale qui s'exprime surtout en anglais. Cette situation crée de sérieux problèmes particulièrement dans le domaine des relations ouvrières. Dans ce domaine où l'aspect humain est si important, les conflits économiques sont aggravés par des conflits ethniques. Ces conditions peuvent créer des torts aussi graves que ceux qu'exprimait la voix entendue par Maria Chapdelaine il y a quarante ans : "Autour de nous des étrangers sont venus, qu'il nous plaît d'appeler barbares ; ils ont pris presque tout le pouvoir ; ils ont acquis presque tout l'argent ; mais au pays de Québec rien n'a changé". Rien n'a changé, il est vrai, car le cœur du Canada français est resté le même. On peut se demander toutefois ce qu'est le cœur du Canada français. C'est aux sociologues de répondre à une telle question. Le message capté par Maria Chapdelaine continuait ainsi : "Au pays de Québec, rien ne doit mourir et rien ne doit changer..." Comment et jusqu'à quel point cette terre de Québec a-t-elle changé depuis quarante ans et jusqu'à quel point peut-elle être encore modifiée ? On doit commencer d'apporter certains changements pour empêcher que le ressentiment nationaliste ne se tourne en révolte contre le capitalisme. Cette étude a pu montrer que, du point de vue de l'économie et de la géographie, un certain changement s'est produit dans le Québec et qu'il continue à se produire sous nos yeux. Mais on peut se demander si les institutions sociales ont pu dépasser le changement ou marcher de pair avec lui. La voix de Péribonka retentit maintenant comme un défi, à l'esprit de la recherche scientifique et suggère que pendant les derniers quarante ans, il s'est peut-être produit plus de changement sur cette terre du Québec que plusieurs philosophes de chez nous peuvent l'imaginer.



[1] Traduit de Albert FAUCHER et Maurice LAMONTAGNE, "History of Industrial Development" in Essais sur le Québec contemporain (éd. J.-C. Falardeau), Québec, Les Presses de l'Université Laval, 1953, p. 23-37.

[2] D.G. CREIGHTON, The Commercial Empire of the St. Lawrence 1760-1850, Toronto, Ryerson, 1937 ; A.R.M. LOWER et H.A. INNIS, Select documents in Canadian economic history, 1783-1885, Toronto, The University of Toronto Press, 1933.

[3] A.R. M. LOWER, The North America assault on the Canadian forest, Toronto, Ryerson, 1938, cc. XIII-XIV.

[4] J.R. SMITH, North-America : its people and the resources, New York, Harcourt, Brace and Co., 1940 ; C.L. WHITE et E.J. FOSCUE, Regional geography of Anglo-America, Prentice Hall, 1950.

[5] Address of Joseph Shehyn Esq. M.P.P., Fév. 1880, p. 24.

[6] C.L. WHITE et E.J. FOSCUE, op. cit., c. XIII.

[7] Bruce HUTCHISON, The Unknown Country, c. VII, Toronto, Longmans, 1948.

[8] Il est bien connu que, à Montréal, les travaux utilisant le fer furent développés en raison des subsides fédéraux pour l'expansion de la zone carbonifère des Maritimes.

[9] SHEHYN, op. cit.

[10] Rapport de la Commission royale d'enquête sur l'industrie textile, Ottawa, 1938.

[11] L'Annuaire statistique, Province de Québec, 1914.

[12] Le Canadien émigrant, par douze missionnaires des town ships de l'Est, Québec, 1851.

[13] Questionnaire, in Rapport du comité sur l'agriculture, l'immigration et la colonisation, Journal des Débats de l'Assemblée législative de la province de Québec, 1867-68.

[14] J. BOUCHETTE, Topographical dictionary of the Province of Lower Canada, London, 1832 ; Georges VATTIER, Esquisse historique de la colonisation de la province de Québec (1608-1925), Paris, 1928.

[15] G. LANCTOT, Les Canadiens français et leurs voisins du sud, Montréal, Valiquette, 1941.

[16] J.A. GUTHRIE, The newsprint paper industry, Cambridge, Harvard University Press, 1941, c. II ; ELLIOTT et alii, International control in the non-ferrous metal, The Macmillan, N-J., 1937, II ; D.H. WALLACE, Market control in the aluminum industry, Cambridge, Harvard University Press, 1937.

[17] H.A. INNIS, Settlement and the mining frontier, Toronto, Macmillan, 1936, cc. VII-VIII.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Charles Falardeau, sociologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le mardi 12 novembre 2013 9:07
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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