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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte d'Albert FAUCHER, “La Dualité canadienne et l'économique : tendances divergentes et tendances convergentess”. Un texte publié dans l'ouvrage réalisé par Mason WADE, en collaboration avec un Comité du Conseil de Recherche en Sciences sociales du Canada sous la direction de Jean-Charles FALARDEAU, La dualité canadienne. Essais sur les relations entre Canadiens français et Canadiens anglais. / Canadian Dualism. Studies of French-English Relations, pp. 222-238. Québec: Les Presses de l’Université Laval, University of Toronto Press, 1960, 427 pp. Une édition numérique réalisée par Jacques Courville, médecin et chercheur en neurosciences à la retraite, bénévole, Montréal, Québec. [Autorisation formelle accordée le 1er août 2011, par le directeur général des Presses de l’Université Laval, M. Denis DION, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[222]

 “La Dualité canadienne et l’économique :
tendances divergentes
et tenances convergentes
.”

Albert FAUCHER

Professeur d’histoire économique, Université Laval
1955


L’ACTIVITÉ ÉCONOMIQUE a-t-elle rapproché ou éloigné les deux groupes ethniques ou culturels qui dominent le paysage démographique du pays ? Telle est la question à discuter. Du point de vue économique, on peut dire que les groupes culturels se caractérisent par l’intensité de leurs besoins, de leurs propensions vers des objectifs de consommation et de production, et par leur génie d'adaptation dynamique. Pour mieux cerner ces spécificités, nous userons tout au long de ce travail d’une typologie qu'on retrouve, sous des formulations diverses, chez Tawney, Delaisi et Handman [1]. Selon ce dernier, deux types sociaux ont caractérisé le monde occidental : le type bureaucratique et le type pécuniaire.

L'organisation de type bureaucratique ou fonctionnelle caractérise une société hiérarchique, primitivement établie sur la richesse foncière et dont le gouvernement peut être, tour à tour, ou simultanément, aristocratique, théocratique, militaire. L'adhésion à ce type d’organisation sociale entraîne donc l’exercice d'une « fonction » communautaire. C'est l'instinct de conservation et l'idée de promotion hiérarchique, et non l’instinct d'acquisition, qui dominent ce type de société. La base est rurale, l'inspiration féodale. Le pouvoir d'acquisition que chacun y exerce n'est pas basé sur le procédé mercantile d'achat et de vente, mais sur le statut social. L’organisation de type pécuniaire implique l'esprit d'entreprise au [223] sens économique du terme, c'est-à-dire un goût du risque doublé d'une aptitude aux investissements productifs. Dans cette société, le prestige social dépend de l'aptitude à manipuler les biens et services en vue d'un gain, à investir pour acquérir la richesse. Le prestige attaché au pouvoir politique n'est, dans la société de type pécuniaire, qu'accidentel ou dérivé.

Ces types représentent deux pôles d'intégration ; ils peuvent, à certaines phases historiques, s'imposer tous les deux à l’intérieur d’un même groupe ethnique et créer une situation de duopole social. Mais on ne peut pas dire que cette dualité d'objectif détruit le caractère du we-group, car les facteurs de cohésion culturelle sont plus nombreux que n’en peut révéler l'organisation sociale, surtout au niveau de l'économique dont il est ici question. Par contre, l'intégration culturelle en fonction d'un type unique, soit bureaucratique soit pécuniaire, intégration qui finit par s'imposer sur le plan architectonique de la politique, peut marquer profondément l’économie d'un groupe ethnique.

Heckscher a démontré que la formation des états nationaux, français et anglais entre autres, s'est opérée sous le signe du duopole social [2]. En d'autres termes, la politique de ces états apparut, disons au XVIIe siècle, comme la résultante de deux forces sociales tendant vers des objectifs différents. En France, les tendances bureaucratiques l’auraient emporté, cependant que les tendances pécuniaires auraient dominé la politique anglaise.

On retrouve une semblable dichotomie dans les entreprises colonisatrices des états européens. Le mercantilisme continental (hispano-français) s'appuie sur les terres ; le contrôle territorial est son instrument. Et dans la mesure où il est tendu vers la conquête du territoire ou l'occupation des terres, il emprunte à la féodalité certaines normes d'organisation. Le mercantilisme anglo-hollandais, de type maritime, s'appuie sur la mer et le littoral ; son objectif est commercial ou, s'il est aussi territorial, c'est qu'il considère les terres comme un point d'appui. Mais le mercantilisme maritime respecte son élément féodal représenté par la Couronne : il laisse à l'exécutif (la Couronne) son contrôle des terres.

Dans les deux types mercantilistes, anglais et français, les éléments bureaucratiques (de caractère féodal) et les éléments pécuniaires (de type commercial) coexistent. Ce qui donnera à l'un ou à l'autre son caractère final, ce sera la prédominance des éléments de première espèce sur les autres, ou vice versa.

*
*    *


[224]

La première phase du développement économique de la colonie française en Amérique du Nord se réduit presque uniquement à l'histoire du commerce des fourrures dont l’organisation avait été de structure compétitive d'abord (annexe des pêcheries), de structure monopolistique ensuite, avec les compagnies de Rouen et des Cent-Associés, et enfin, de structure semi-monopolistique, marquant, avec la Compagnie des Habitants, un mouvement en faveur d'une certaine décentralisation. Ces compagnies de l'époque pré-Colbertienne inaugurèrent une politique de gratification de pouvoirs à un groupe délégué de la Couronne, sorte de féodalité marchande, instrument d'une société bureaucratique [3].

Par suite de l'expansion territoriale de la traite et de la multiplication des coureurs de bois - rendue nécessaire d'ailleurs après la destruction de la Huronie - il devint très difficile de contenir l'activité commerciale dans les limites du contrôle administratif. Le système de licence établi par Lauzon en 1654, et maintenu par D’Argenson, pour soumettre l'initiative privée a l'administration, ne réussit pas à enrayer l'individualisme de Chouart des Groseilliers et de Radisson. Des recommandations faites par Colbert à Talon, en 1665, au moins les cinq premières se rapportent au prestige de l'autorité royale ; les autres révèlent des soucis d'ordre social ou économique, mais aucune d'elles ne souligne l'importance d'une classe économique soustraite au paternalisme d'État [4].

La règle générale des relations entre métropole et colonie fut celle du pacte colonial - monopole du commerce et de l’industrie réservé à la métropole, prohibition d'entreprises susceptibles de heurter les intérêts métropolitains imposée aux colonies. Mais il y eut des dérogations ; et c'est précisément dans le mécanisme de celles-ci et dans leur résultat final qu'on peut saisir la portée générale de la règle. Les recommandations de Colbert à Talon semblent contenir quelques-unes de ces dérogations : encouragement aux manufactures, aux chantiers maritimes, aux mines... La chapellerie, petite industrie coloniale qui remontait à 1660, fut supprimée en 1736 par ordre du ministre [5]. L'industrie des textiles lancée par Talon subsiste à force de gratifications : ce fut le cas de l'industrie des frères Charron, par exemple [6]. La [225] malversation règne dans l'entreprise de la tannerie, avec l'intervention d'une intendance qui distribue des quotas de production [7]. La construction navale, industrie gratifiée de subsides aux constructeurs, et aux armateurs qui y feraient leurs premières commandes de navires, n'a pas réussi à produire une bonne qualité de vaisseaux [8]. Quant aux mines, les Forges de Saint-Maurice en illustrent assez bien l'histoire : les forges ont subsisté grâce a l'intervention du roi. En somme, les tentatives pour introduire l'industrialisme en Nouvelle-France ont échoué. On a réussi à introduire un réseau de moulins assez imposant dans l'économie du Canada du XVIIIe siècle ; mais ces entreprises ne justifient pas de parler d'industrialisme, dans le sens métropolitain du terme.

La réglementation (protection aux étrangers ou forains de France, contrôle et surveillance des marchés) a favorisé le petit commerce des autochtones, petit commerce inféodé à l'administration. Le grand commerce s'y opère par infiltration des étrangers, avec l'appui plus ou moins avoué des administrateurs. Nous retrouvons les éléments d’une société bureaucratique : une masse populaire à faible pouvoir d'achat, des petits bourgeois en mal de s'ennoblir et de s'enrichir, des administrateurs collaborant clandestinement avec les gros riches venant de l'extérieur [9].

On peut, semble-t-il, dégager deux aspects fondamentaux de l'empire français en Amerique : un aspect géographique, un aspect social.

L'empire comprenait deux types d'économie, maritime et continental, géographiquement disloqués, mais que la tradition impériale aurait voulu intégrer dans un même réseau commercial. Or l'on sait que, pour des raisons géographiques, techniques ou autres, on n'a jamais réussi à intégrer ces deux types d'économie. Pour autant que le progrès de cet empire dépendait d'un avant-poste maritime, la perte de l’Acadie en 1713 y introduit une brèche que les efforts péniblement tentés à Louisbourg n’ont pas réussi à réparer.

Du point de vue social, l'empire était divisé en lui-même. Cette dichotomie trouvait son expression la plus frappante dans l'opposition entre petits marchands, boutiquiers, détaillants d'une part, qui s'appelaient « habitans » et auxquels s'associaient les paysans (après la conquête le terme n’eut plus qu'une connotation rurale), et les marchands-entrepreneurs, capitaines de navire ou autres. Dans l'organisation [226] militaire, division semblable, qui engendra « un vif antagonisme entre les officiers canadiens et ceux qu'on envoyait de France pour conduire la guerre. Les frictions, les rivalités et l'amertume qui en résulta, contribuèrent beaucoup à amoindrir les premiers succès du côté français, succès qui étaient dus à une meilleure préparation, obtenue aux dépens des intérêts normaux du Canada et de sa population [10]. »

En résumé, on retrouve dans l’organisation économique de la Nouvelle-France les caractères originaux de l'organisation économique de la France métropolitaine. Dès l'origine de la Nouvelle-France apparaît une féodalité marchande ; à sa phase finale, on retrouve une dualité de structure dans laquelle l’habitant, au sens commercial du terme, qu'il fût boutiquier, artisan ou autre, prend figure de vassal. Transposé dans le nouveau monde, cet héritage métropolitain a quand même subi l'influence constante des conditions du milieu. Et ces conditions expliquent, dans une grande mesure, le manque d'intégration de l'empire français en Amérique ; elles ont servi de prétexte au zèle de l'administration locale, par exemple, dans la lutte de l'administration contre l'expansionisme commercial. Mais les efforts d'adaptation aux conditions géographiques font ressortir d'autant les tendances du type bureaucratique. L'organisation administrative d'une telle société, inspirée d’un mercantilisme de tradition hispano-française, nous permet-elle de parler d'un état en Nouvelle-France ? Et l'organisation économique elle-même justifierait-elle de conjecturer l'existence de bourgeois-entrepreneurs répondant aux exigences des milieux ou prédomine le type pécuniaire ?

*  *  *

La conquête a provoqué l'exode de tous ces Français qui étaient venus en Nouvelle-France soit pour l'administrer ou la défendre, soit pour l'approvisionner en temps de guerre ; elle a provoque aussi l'exode d’une catégorie de seigneurs habitués à un certain niveau de dépenses somptuaires. Les habitants sont restés et ils ont gardé les deux institutions essentielles à leur survivance : la seigneurie et l’Eglise.

À l'administration française, depuis longtemps militarisée, on a substitué une administration anglaise de type militaire. On l'a confiée à des généraux d'armée, qui ont reconstitué la société bureaucratique, à l’aide d'un « tiers état » que leur avait légué la bureaucratie française.

[227]

It was on the whole a friendly period of  laissez-faire ; every effort was made to preserve the French way of life in matters of seigneurial law or habitants' custom. Although most of the administrative officials had left the Colony, the old hierarchy of seignior, priest and peasant remained, and their good will was secured by a policy which leading French-Canadian historians have accepted as being just and merciful [11].

Ce mode de vie - ce French way of life, a pu se perpétuer après la conquête, et malgré la conquête, grâce à l’indifférence économique de l’Angleterre envers le Canada, indifférence de l'époque et commune à la France et à l’Angleterre. La remarque d’Adam Shortt sur l’attitude de la France envers le Canada s'applique aussi bien à l’Angleterre conquérante ; le Canada, économiquement inutile, doit jouer un rôle stratégique ; il faut le confier à une bureaucratie militaire.

Les détails du programme de l'action française en Amérique n'étaient que le corollaire de visées plus importantes, tendant à enrayer le développement de l'empire britannique, dont l'agrandissement menaçait gravement les ambitions impérialistes de la cour de France. De ce moment, le Canada ne fut donc plus considéré au point de vue de ses propres intérêts, mais seulement de l'appui qu'il pourrait donner aux ambitions de la France. On y voyait une base d'attaque contre la puissance grandissante de la Grande-Bretagne en Amérique. Aussi, sa population et ses ressources furent-elles complètement utilisées dans ce but. Durant la dernière lutte coloniale, les dépenses faites pour le Canada et pour les opérations militaires poursuivies sur son territoire, ou au delà de ses frontières, furent toutes décidées et effectuées d'après la méthode européenne, et sur une échelle non moins européenne [12].

Ce point de vue explique que l’Angleterre ait hésité dans son choix entre la Guadeloupe et le Canada jusqu'aux négociations de 1762. Un groupe d'intérêts fit pencher la balance en faveur du Canada : celui des planteurs anglais qui ne voulaient pas une Guadeloupe anglaise susceptible d'être résorbée dans le réseau yankee. Terre-Neuve, avec ses pêcheries, était, dans l'opinion du Board of Trade, réputée supérieure au Canada et à la Louisiane réunis. C'était le point de vue économique. Mais à la crainte des planteurs des iles d’Amérique allait se conjuguer le point de vue militaire et impérialiste, qui voyait dans le Canada une région-tampon, une base pour enrayer le courant autonomiste des Yankees. Le Canada fut confié à des militaires. Solution impérialiste qui favorisait la survivance des Français en Amérique. « a fortunate thing for Canada that a precedent should have been set [228] during the military regime for an administration which was sympathetically adjusted to the needs and feelings of the new subjects [13] ».

Les Anglais y sont donc venus sans rompre la continuité ; ils y ont restauré un régime bureaucratique auquel les Canadiens étaient habitués depuis longtemps. Certes, l'administration devenait anglophone, mais elle ne dérangeait rien à la base. Il est vrai que l'élément pécuniaire, relativement faible a cette époque, devait créer un certain déséquilibre en contestant le droit que s'arrogeaient les militaires de diriger la colonie de façon non conforme aux exigences du progrès commercial. Mais leur récrimination ne portait pas à conséquence aussi longtemps qu'il s'agissait du commerce traditionnel [14].

Les entrepreneurs du commerce des fourrures avaient besoin, pour régner économiquement, d'une main d'oeuvre rompue au dur métier du trappeur, du canotier, et du winterer, comme les militaires, à qui l'on confiait l'administration de la colonie, avaient besoin d'une petite noblesse, et d'un clergé uniquement préoccupé de survivance, pour régner politiquement. Ainsi s'effectuait un rapprochement qu'on pourrait qualifier d’équivoque. L’Ancien Régime, soit l'organisation sociale perpétuée par les paysans, les curés et les seigneurs, fournissait la base d'une société bureaucratique dont la nouvelle administration anglaise, représentée par l'élément le plus conservateur de la culture anglosaxonne, constituait maintenant la superstructure. Mais la nouvelle administration n'eut pas la vertu de rallier tous les éléments de la culture anglo-saxonne. « By all I can find, écrivait Maseres, the English and the French agree together tolerably well and speak well of each other : but there are great animosities between the English themselves one with anotherl [15]. » Les Canadiens, par contre, que l'ancienne administration avait entraînés à la docilité, surtout au cours de circonstances de guerre, n'affichaient aucune ambition politique.

Il n'en fut pas ainsi des commerçants, sitôt qu'ils eurent à réclamer auprès de l’administration des réformes politiques conformes à leurs besoins. Ils s'attaquèrent a ce système,

but in this period their attack was directed only at the apex and not at the base of the social and political system of Quebec. Their quarrel, in the first few decades of British rule, was not against the great mass of the French Canadians ; it was against the British governors, the British military, the [229] British and French bureaucracy, and the French-Canadian noblesse. The merchants accepted the bulk of French-Canadian institutions and customs because they were the superstructure of which the fur trade was the base [16]. »

L'organisation sociale de type bureaucratique avait obtenu, après la conquête, une politique conforme à ses aspirations, soit une intégration à partir du principe ou du type bureaucratique. Au début du XIXe siècle, elle devait perdre ce type d'intégration et subir, dans la défensive, le gouvernement des autres, et chercher ailleurs un nouveau principe d'intégration. Cette désorientation avait un fondement économique.

Au début du XIXe siècle, le pays avait déjà subi de grandes transformations, la plupart attribuables à l'introduction de nouveaux types d'activité commerciale et, fondamentalement, à l'immigration de milliers de Loyalistes. Ces types nouveaux, beaucoup plus complexes que le commerce traditionnel des fourrures, requéraient une armature financière. De plus, au cours des guerres napoléoniennes, le gouvernement britannique avait découvert une valeur économique au Canada et jetait son dévolu sur ses ressources forestières.

Enrichie de nouveaux apports et fortifiée dans son commerce par une politique mercantiliste tout à fait appropriée, la « société acquisitive » afficha une attitude d'intolérance envers l'autre société (comprenant aussi le groupe de paysans et boutiquiers anglophones du Haut-Canada) qui refusait de l'appuyer dans ses desseins ; et ses desseins, elle les associa à la cause britannique. Elle s'attaqua, non plus à la superstructure administrative, mais à l’infrastructure. Dans l'impossibilité de gouverner par voie majoritaire dans une assemblée qu'elle avait pourtant réclamée, conformément à la tradition britannique, elle va se retrancher dans l'exécutif qu'elle associe à la famille financière (« Family Compact » et « Clique du Château »).

C'était, dans la tradition britannique, prendre une attitude réactionnaire et, pour ainsi dire, renverser le cours de l'évolution historique.

Mais un tel renversement n'était pas sans fondement pragmatique, car une économie continentale appuyée sur la richesse foncière fournissait au plus fort, s'il s'associait à l'exécutif (dans la tradition britannique, celui-ci s'attribuait le revenu des terres), l'occasion de gouverner sans majorité populaire. Une administration de mentalité militaire avait jadis retardé la concession d'une assemblée populaire ; maintenant une classe mercantile devenue réactionnaire et réfractaire aux enseignements de la tradition britannique va retarder la concession du gouvernement responsable.

[230]

De la sorte, le gouvernement britannique heurtait un groupe de descendance bureaucratique qui, en dépit de son inexpérience démocratique, avait résolu de se prévaloir de la nouvelle constitution de 1791. Ainsi s'amorçait pour les Canadiens français, une période de luttes, qui devait durer une trentaine d’années, au moins. Cette période s'est déroulée en deux phases ; l’une de défensive inaugurée sous le régime de la Terreur et qui dura jusqu'en 1820 environ : Britanniques et Canadiens s'insultent réciproquement ; l’autre d'offensive, menée à la lumière du principe constitutionnel (la question des subsides soulevée par nécessité en 1817) : ce point de vue attira la sympathie de divers groupes anglophones au sein de l’empire britannique. Par un étrange renversement des rôles, les Canadiens français devenaient les défenseurs de la cause libérale et, comme tels, s'assimilaient à l'aile réformiste du Haut-Canada.

Mais la politique, envisagée dans cette perspective, n’est qu'une mise en scène ; et l’alignement des forces sociales qui la provoque dépend des circonstances de milieu et de la position de ces forces les unes vis-à-vis des autres et par rapport à leurs aspirations respectives. De même le nationalisme n’est qu'une affirmation d'un groupe particulier à partir du principe de nationalité ; il n'épuise pas, tant s'en faut, la signification historique de la culture qu'il veut affirmer.

Dans la querelle des subsides au XIXe siècle, deux types d'aspiration se heurtent, deux mondes s'affrontent. Le choc les replie sur elles-mêmes, et l’on peut dire que, durant tout le XIXe siècle, les deux groupes vont leurs cours économiques, de façon parallèle, divergente même, un peu comme deux étrangers, que la politesse ou la diplomatie rapprochent fortuitement ou accidentellement. Bien plus, l’économie les divise ou les éloigne même ; car l’action économique procède de l’intime même des cultures, pour autant qu'elle implique un choix. Or, ce choix se traduit tangiblement par des investissements qui, une fois réalisés, commandent des attitudes, sociales ou politiques, ou exigent une protection d'état. Mais un tel choix qui engendre des investissements n'est pas, pour autant, un geste matérialiste. Au contraire, c’est plutôt, sur le plan de la culture, un geste de première valeur, puisqu'il manifeste les modes de réaction d'une société à son milieu. Les investissements sont la manifestation d’aspirations culturelles ; ils expriment, avec les institutions et les groupes dominants qui les suscitent, les stimulent ou les protègent, un système de valorisation sous-jacent à la société même qu'ils tendent à promouvoir et à protéger. Ils expriment un ensemble de propensions qui, précisément, s'élaborent au sein même d'une culture.

[231]

On peut donc distinguer trois phases dans l'élaboration des caractères originaux du groupe culturel canadien-français.

a) La première génération est composée d'un groupe d’immigrants ; elle est, selon Parkman, systématiquement soustraite à l'influence calviniste [17]. Il serait difficile de prouver que cette espèce d'immigrants accusât une intensité sociale supérieure à celle de la société française de l’Ancien Régime, telle que définie par Hauser [18].

b) Les générations suivantes n'eurent pas la chance d’intensifier le groupe. L'esprit de thésaurisation, selon Shortt, domine le milieu rural [19]. Les exigences militaires de la traite des fourrures assujettie à la concurrence anglo-hollandaise d'abord, et à la double concurrence anglaise ensuite (nord-sud), imprimèrent à l'administration un caractère fortement bureaucratique. La tradition mercantiliste française, inefficace en région maritime, et incapable d'y maintenir ses positions, affaiblissait la région continentale, en la privant d'un avant-poste maritime jugé essentiel à son développement économique. À cette faiblesse, s'ajoutait la faillite de l'industrialisme en Nouvelle-France.

c) La société rurale, édifiée sur une agriculture de subsistance en majeure partie, a vécu en marge du grand commerce. Elle ne s'est guère aperçue de la transition au régime britannique jusqu'au jour où, affimant la supériorité britannique, on mit en cause la question raciale. Ce fut, pour les Canadiens français, le début d'une période de repli, l'occasion d'une prise de conscience. Ils sont devenus une race retranchée dans le terroir et dans l’Église ; et tels ils sont demeurés durant tout le XIXe siècle.

* * *

Si l’évolution économique et politique influe sur l’organisation sociale, celle-ci, à son tour, conditionne le développement économique. Mais comment relier cette notion à un schéma d'étude économique ; en d'autres termes, en quel sens établir que les attitudes sociales ont pu conditionner, disons, un volume ou un taux de production ? En ce sens que tel groupement culturel exprime des propensions susceptibles d'orienter la courbe de développement économique. Telles sont, par exemple, les propensions à s'accroître et à se multiplier, les propensions [232] à s'instruire et à rechercher les innovations scientifiques, ou à les accepter, à accroître le capital productif, ou encore à accepter des immigrants, à bâtir des églises, des presbytères, des couvents, à importer des communautés religieuses (ce qui est une espèce de propension à accepter des immigrants) [20].

Il est remarquable qu'à l'époque où débute l’immigration massive destinée à s'associer à la société de type pécuniaire, les Canadiens français, se multipliant à un rythme supérieur à celui de l'augmentation de leur richesse matérielle, commençent à émigrer. Quant à leurs propensions à investir, elles expriment une tendance au capital improductif de l’espèce la plus propre à soutenir le terroir et l'Eglise. L’espèce d'immigration admise dans cette société reflète les mêmes caractères, ou répond aux mêmes aspirations.

Durant la période de l'Union, la société de type bureaucratique, qu’on identifiait alors au groupe francophone et catholique romain, a fondé 234 paroisses nouvelles, établi vingt communautés religieuses, dont cinq d'hommes et quinze de femmes ; elle a confié à des communautés religieuses la direction de quatre-vingt-douze écoles nouvelles ou maisons d’enseignement, de neuf hospices et hôpitaux, de douze institutions diverses, fondé sept collèges classiques et une université [21]. La liste est impressionnante et, transposée en termes financiers, elle pourrait révéler un volume d'investissements comparable à celui des investissements effectués, durant la même période, sous le signe de Mercure, du moins dans le secteur privé.

Cependant que la nouvelle constitution laisse place à un gouvernement d'inspiration pécuniaire, comme en témoignent les grands travaux publics effectués sous le régime d'Union, et, plus tard, sous le régime de Confédération, cette même constitution assure liberté d'action à la société de type bureaucratique. Celle-ci s'exprime par des investissements qui lui sont propres. A l'intérieur de son univers, elle fait preuve d'un dynamisme proportionnel a celui de l’autre société.

Les investissements publics d'inspiration pécuniaire destinés à l'aménagement de l'espace national et à l'extension du marché eurent pour parallèles les investissements d'inspiration bureaucratique centrés sur la terre et sur l'Eglise. Deux sociétés coexistent sous un même régime constitutionnel. Dans le rajustement constitutionnel de 1840, les deux sociétés ont trouvé un modus vivendi. Un nationalisme de terroir, doublé de cléricalisme, depuis longtemps stimulé par les attaques [233] passionnées d'un britannisme qui prenait des attitudes de jingo, trouve un élément de sécurité dans le duumvirat ministériel du régime d'Union. Mais cela ne pouvait durer. Pour des raisons politiques, et pour des raisons économiques, dont les principales furent indiquées par George Brown dans son discours sur la Confédération, on dut reviser les conditions de cette coexistence. Au cours de l’Union, on avait déjà remarqué que les dépenses émargeant au budget pour le compte du Bas-Canada ne répondaient pas à la conception qu’on se faisait alors d'un budget national. Ces dépenses étaient de nature plutôt locale, disait-on alors. Il était normal que les revenus d'état, pour la plupart provenant des douanes, fussent appropriés à des dépenses d’interêt national ; et il était inadmissible qu'on les affectat au service d'une société étrangère au grand commerce (une agriculture de subsistance ne contribue pas au revenu des douanes) et absolument réfractaire à la taxation directe.

Aussi fut-il conclu en 1867 que les affaires locales seraient dévolues aux législatures provinciales, ainsi que toutes prérogatives locales associées au contrôle des terres, source de revenus. Ainsi, les prérogatives traditionnelles de la Couronne, c'est-à-dire, ce qu'il y avait de féodal dans l'héritage canadien fut défini comme relevant normalement des législatures provinciales.

La définition des pouvoirs du gouvernement général et des pouvoirs des législatures provinciales accuse, à cette époque, la supériorité de la sociéte pécuniaire sur la société bureaucratique refoulée par la constitution de 1867 au secteur local. L'expansion vers l'ouest, la grande politique nationale inaugurée par Macdonald, mais virtuellement contenue dans la constitution de 1867, manifestent un comportement politique d'inspiration pécuniaire. La politique provinciale du Québec, au contraire, du moins considérée dans ses grands gestes du XIXe siècle, affirme des prérogatives féodales exploitées par une bureaucratie bipartite : les politiciens et les curés. Même le rôle de la province de Québec en matière de chemins de fer, disons à la fin du siècle dernier, assume au regard des grands objectifs de l'époque (la colonisation en particulier, c'est-à-dire la route et la chapelle, selon une définition du XIXe siècle) une signification bureaucratique. Seul l'élément militariste, caractère important d'une société bureaucratique, paraît manquer ; mais on le retrouve dans les luttes électorales, dans les querelles d'Église, et dans les procès entre voisins.

Durant tout le XIXe siècle, et même au delà, les deux types d'organisation sociale ont évolué parallèlement, chacun à sa façon et dans sa sphère économique propre. L'organisation de type bureaucratique, [234] représentée en majeure partie par le groupe francophone, a développé son terroir, elle a amplifié son contrôle clérical. L'association du Curé Labelle avec Mercier est caractéristique : donne-moi la terre et la route, je te donnerai la chapelle et la paroisse. Mais il ne faudrait pas croire que tout le groupe francophone et catholique romain s'est conformé aux normes de cette organisation. Ce qu'on a appelé exode rural fut, dans une grande mesure, la manifestation d'une tendance à s'associer au mode de vie pécuniaire. On quitte la paroisse, on émigre vers des contrées lointaines, ou vers la ville, pour gagner de l’argent et pour y relever son niveau de vie matérielle. Pour quelques-uns, sans doute, c’était une façon de prendre congé de certaines institutions.

Au niveau des classes dirigeantes (les gens instruits ayant place dans la hiérarchie de l’univers bureaucratique), la plupart prêchaient l’attachement au sol, la poursuite d'un mode de vie rural à tout prix : on peut, dans la perspective contemporaine, les appeler « agriculturalistes ». Mais d'autres, timidement d'ailleurs, et tout en protestant de leur attachement à la hiérarchie, proposaient une autre solution au problème de la désertion du terroir. Pour eux, il eut été possible, sans risque de contamination, d'évoluer vers un mode de vie pécuniaire : on les appelle « industrialistes ». Leur point de vue implique que même les institutions évoluent et qu'elles dont pas été établies dans le dessein de tyranniser la société qu'elles avaient la tâche de servir.

La technologie contemporaine a mis un terme aux divergences économiques entre les deux types d'organisation sociale que nous avons décrits. Aujourd'hui, leurs opérations économiques sont convergentes, elles se confondent même dans certains secteurs d’ activité. Le charbon et la vapeur avaient inauguré cette tendance ; il fallait l’électricité pour la confirmer. L’électricité a placé sur la carte économique du pays certaines régions que la technologie du XIXe siècle avait ignorées. La province de Québec, bastion d'une société de type bureaucratique, est devenue la base géographique d'un développement industriel ; elle a été projetée dans l'univers anglo-américain.

Cet aspect soulève une question fondamentale. Quelle influence exercent les techniques sur un type d'organisation sociale donnée ; ou quelles sortes de transformation peut-on leur attribuer ? Notons que les techniques, comme les investissements, procèdent de l'intime d'une culture : elles manifestent des aspirations qui, fondamentalement, sont loin d'être matérialistes. Elles s'élaborent au sein même des sociétés qui affirment des propensions à la recherche scientifique. Le terme « technologie » évoque la dignité de leur origine.

Normalement, les techniques ne se plaquent pas sur une organisation [235] sociale, mais elles en procèdent. Et cependant, il peut arriver qu'elles s'imposent du dehors à certaines organisations sociales traditionnellement réfractaires au type de culture qui les engendre. Alors l’aptitude à les assimiler dépend de l'aptitude ou de la propension à substituer un enseignement scientifique, commercial, technique, universitaire, à l'enseignement traditionnel d'un collège classique destiné à servir une société de type bureaucratique.

Il n'est pas question ici de discuter les influences de la technologie « étrangère » sur un type d'organisation fermée [22]. On peut toutefois choisir d'en indiquer quelques-unes en prenant pour critères certains problèmes qui ont orienté le cours de la « dualité canadienne » ou qui ont, en tous cas, marqué l'histoire de la province de Québec. Tels sont les problèmes suivants : les terres, l'hydro-électricité, les coûts de production industrielle.

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À l'origine du déplacement des lignes de forces des deux cultures vers un foyer commun de convergence, on peut situer cette transformation discrète, mais profonde, du rôle traditionnellement assigné à la terre, dont le contrôle avait constitué une prérogative féodale. La terre est devenue, au XIXe siècle, fonction du capitalisme financier. Lorsque s'opéra cette transformation, l'organisation pécuniaire, formée dans l'atmosphère du début du XIXe siècle, a cessé de se retrancher dans l'exécutif pour devenir parlementaire, car c'était au niveau parlementaire que devaient se discuter les problèmes de l'entreprise ferroviaire. Le chemin de fer a donné à la terre une valeur rentable et bien plus, elle en a fait un objet de spéculation.

La province de Québec, en tant qu'elle représentait un type d'organisation bureaucratique, n'a jamais connu cette connotation capitaliste conférée à la terre. Quelques individus ont pu s'y enrichir, au moyen des terres, mais à la façon bureaucratique, ou de la façon qu’avait pu s'enrichir Bigot par d'autres moyens. La terre est restée territoire, c'est-à-dire, une surface pour étendre ou propager le terroir et l'Eglise.

Cette fonction nouvelle de la terre, issue du capitalisme financier, fut saisie par les artisans de la Confédération, qui ont soustrait aux [236] provinces de l’ouest le contrôle des terres pour en faire un instrument d'expansionisme d'inspiration pécuniaire. Cette politique a laissé indifférente la province de Québec, car celle-ci, grâce à la Confédération, prenait possession entière d’une législature locale a laquelle fut dévolu le contrôle des terres. Vis-à-vis l'ouest canadien, le gouvernement féderal, refuge des éléments pécuniaires, se justifiait d'agir ainsi. Il avait ses propres objectifs, les provinces de l’ouest, sans tradition féodale, étaient ses propres créatures. La tradition aborigène a toutefois pris ombrage. L'affaire Riel l’a en quelque sorte associée à la tradition bureaucratique du Québec.

La situation se révéla plus complexe lorsque la terre, à cause de la technique hydro-électrique, devint fonction du capitalisme industriel. A ce stade technologique, sa mise en valeur exigeait des investissements massifs. Pour attirer de tels investissements, il fallait une politique des terres favorable à l'entreprise capitaliste. Aussi bien les hommes politiques, ceux du premier quart du siècle en particulier, se firent-ils les propagandistes de leur province en proclamant l'abondance des ressources hydrauliques et forestières qui s'offraient aux capitalistes désireux d’investir dans la province de Québec. Et pour bien marquer que l'abondance des ressources n'épuisait pas le potentiel capitaliste de cette province, on proclamait également la frugalité de sa population, qu'un régime d'éducation avait prédisposée de longue date à rejeter toute forme de socialisme et à accepter des conditions de travail favorables à l'entrepreneur.

Cette politique d'inspiration pécuniaire n'était-elle pas de nature à alerter une population demeurée fidèle à la tradition bureaucratique ? Tout naturellement, le parti de l'opposition devenait le défenseur de cette tradition, mettant la population en garde contre les idées et les mœurs qui s’insinuent avec le capital étranger. Que vaut la mise en valeur de nos terres lorsqu'elle n'est pas dirigée par « les nôtres » ? Ne vaut-il pas mieux rester pauvres et maîtres chez soi que de devenir riches malgré soi en aliénant ses biens aux étrangers ?

Ce thème de propagande politique à l’endroit des capitalistes étrangers, de même que l'avertissement exprimé par l’opposition, avaient fourni des sujets de discours aux rhétoriciens de notre génération. Mais ces discours, comme les graves et courageuses dissertations sur le rapport entre l'économique et le national dont ils s'inspiraient, ne devaient pas modifier le cours des événements. La terre du Québec était devenue fonction du capitalisme industriel.

Pour cette province, c'était subir, à sa base même, la plus grande transformation de son histoire. La terre, maintenant synonyme de [237] ressources naturelles, fournit de l’electricite, du papier, des métaux non-ferreux, et des métaux ferreux. Cette transformation s'était préparée lentement, en laboratoire, et en dehors du Québec. Elle était le produit du génie scientifique que la société traditionnelle de type bureaucratique, plutôt tournée vers les belles-lettres, ne s'était guère souciée de produire. Mais ce qu'on n'avait pu produire, on dut l'accepter du dehors et ré-adapter l'enseignement à l'avenant des nouvelles exigences avec la collaboration de scientistes naturellement entraînés à l'étranger. C'était, du jour au lendemain, passer de la féodalité au capitalisme et tourner le dos au vieux quartier latin.

L'évolution technologique des derniers trente ans n'a fait qu’amplifier la fonction nouvelle assignée à la terre ; et les événements saillants de cette dernière période, tels que la dépression des années 1930 et la prospérité des années 1940, n'ont pu que ralentir ou accélérer le processus de rapprochement entre les deux types d'organisation sociale, qu'une espèce nouvelle d’activité économique tend à confondre dans une communauté d'intérêts.

Le dernier aspect de la question implique le problème des coûts de production. Une organisation sociale qui, traditionnellement, se montre réfractaire aux innovations, se trouve dépourvue lorsqu'elle est projetée dans un univers de concurrence ; car les concurrents, grâce à leurs mises au point techniques, opèrent sur une base de coûts décroissants. L'organisation sociale de type bureaucratique, dans sa phase d'imperméabilité, n'a pas été alerte à cette forme d'adaptation qui caractérise le capitalisme industriel. Elle a bien pu se donner des extensions commerciales ou industrielles, à divers degrés, depuis la fabrication de chandelles jusqu'à l'entreprise de transport maritime ; mais elle n'a pas été capable de s'ajuster aux exigences du capitalisme contemporain.

Comment expliquer en effet que ses entreprises aient disparu ou aient perdu leurs raisons sociales ? C'est que, àune phase particulière de leur histoire, elles ont subi le choc  de la concurrence. Elles n'étaient pas conçues à l'avenant d'un univers capitaliste ; elles ont été résorbées dans ce grand univers. On a essayé d'enrayer cette tendance, on a fondé des ligues d'achat chez nous et on a désigné des boucs émissaires. On a mesuré les tailles économiques.

S'il faut parler en termes d'adaptation dynamique, on peut dire toutefois que la grande corporation a inauguré une ère d'espérance pour tous ceux qui ont à cœur de conserver certains caractères originaux de l'organisation sociale de type bureaucratique ; car la technologie, elle-même un produit de l'histoire, ne détruit pas ce que l'histoire édifie.

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Or, la grande corporation d'aujourd'hui comprend trois fonctions distinctes [23], qui représentent trois paliers de collaboration. C’est d’abord la fonction de ceux qui y investissent : cette fonction est devenue universelle, et l'épargne recueillie par la plus pure des compagnies d'assurance d'aujourd'hui est résorbée dans une fonction universelle, qui est capitaliste. Il y a ensuite la fonction de ceux qui participent à la marche de l'entreprise. Elle est accessible à tous les groupes ethniques. C'est celle des ingénieurs et scientistes formés à l'université, mais c'est surtout celle des dirigeants qui détiennent la clef des ressources naturelles, et la clef de l'usine contemporaine. Et enfin, la fonction de ceux qui dépendent de l'entreprise assume une signification nouvelle depuis l'avènement des grands syndicats. On peut dire que les problèmes de travail ont eu, sur les deux types de sociétés, l'influence d'un dissolvant. Les syndicats ouvriers sont un signe de rapprochement des deux groupes, le symbole le plus caractéristique de la convergence économique que nous avons tenté de définir.

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Les deux groupes ethniques, anglophone et francophone, appartiennent historiquement à des types d'organisation sociale différents. Ces types eux-mêmes portent la marque des cultures européennes auxquelles ils se rattachent. Transposés en Amérique, ils affirment leurs caractères originaux, que l'influence d'un milieu nouveau modifie, atténue ou amplifie, mais ne détruit pas. Les classes sociales dominantes et les institutions qu'elles dirigent canalisent ces propensions vers des objectifs économiques. La politique est le moyen, direct ou indirect, grâce auquel les propensions engendrent des conséquences économiques. Mais la politique est fortement conditionnée par la technologie. Elle peut, par conséquent, varier en fonction de facteurs exogènes au groupe social qu'elle a mission de servir, surtout dans un monde dominé par des investissements internationaux au service de techniques productives. C'est ce qui arrive lorsqu'une société de tradition bureaucratique doit accepter une technologie qu'elle n'a pas engendrée. Une société ainsi exposée aux pressions de la technologie contemporaine doit réviser son système éthique en fonction du temps qui passe et modifie tout, même les structures sociales.

1955



[1] R.H. Tawney, The Acquisitive Society (New York : Harcourt, 1946) ; F. Delaisi, Les Deux Europes : Europe industrielle et Europe agricole (Paris : Payot, 1929) ; Max Handman, « The Bureaucratie Culture Pattern and Political Revolution », American Journal ot Sociology, XXXIX, 1933. L'élément fondamental de cette typologie, l'accumulation du capital, se trouve dans John Stuart Mill, Principles, Book 1, chap. xi.

[2] Eli F. Heckscher, Mercantilism (London : Allen & Unwin, 1935).

[3] La charte de la compagnie des Cents-Associés (27 avril 1627) reflète l’esprit de cette politique.

[4] Pierre Clément, éd., Lettres, instructions et mémoires de Colbert, vol. III (Paris, 1865)

[5] H.A. Innis, ed., Select Documents in Canadian Economic History, 1497-1783 (Toronto : University of Toronto Press, 1929), p. 392.

[6] P.E. Renaud, Les Origines économiques du Canada (Paris : Mamers, G. Enault, 1928), p. 384.

[7] Ibid., pp. 398-399.

[8] Ibid., p. 438.

[9] G. Frégault, François Bigot, administrateur français (2 vols., Montréal : Les Etudes de l’Institut d’Histoire de l'Amérique française, 1948). Voir en particulier, vol. I, troisième partie, et vol. II, quatrième partie.

[10] Adam Shortt, éd., Documents relatifs à la monnaie, au change et aux finances du Canada sous le régime français (Ottawa - Archives du Canada (F.A. Acland), 1925), pp. lxxxx-lxxxii.

[11] C.S. Graham, Britain and Canada (London - Longmans Green, 1943), p. 6.

[12] Shortt, éd., Documents relatifs à la monnaie, p. lxxx.

[13] Craham, Britain and Canada, p. 6.

[14] D.C. Creighton, The Commercial Empire of the St. Lawrence, 1760-1850 (Toronto : Ryerson, 1937), chap.II.

[15] W.S. Wallace, ed., The Maseres Letters, 1766-1768, cité en Creighton, Commercial Empire of the St. Lawrence, p. 34.

[16] Creighton, Commercial Empire of the St. Lawrence, pp. 32-33.

[17] Francis Parkman, The Old Regime in Canada (Boston : Little, Brown & Co., 1874), chap. XVII.

[18] Voir H. Hauser, « The Characteristic Features of French Economic History from the Middle of the Sixteenth to the Middle of the Eighteenth Century », Economic History Review, vol. IV, no. 3, pp. 257-72.

[19] Shortt, éd., Documents relatifs à la monnaie, p. lxxxiv.

[20] Voir W.W. Rostow, The Process of Economic Crowth (Oxford : Clarendon, 1953), Part 1, chap. III.

[21] Données compilées d'après Le Canada ecclésiastique.

[22] Voir Herbert Frankel, The Economic Impact on Under-developed Countries (Oxford Basil Blackwell, 1953), Essay II ; Ragnar Nurkse, Problems of Capital Fortnation in Underdeveloped Countries (Oxford : Basil Blackwell, 1953), Introduction.

[23] Voir Adolf A. Berle, Jr., and G. C. Means, The Modern Corporation and Private Property (New York : Macmillan, 1947), Book I, chaps. v-vi.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Charles Falardeau, sociologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le vendredi 25 novembre 2011 13:46
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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