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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Paul Farmer, SIDA EN HAÏTI. La victime accusée. (1996)
Préface de Françoise Héritier


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Paul Farmer, SIDA EN HAÏTI. La victime accusée. (1996) Préface de Françoise Héritier. Traduction française, par Corine Hewlett, du livre américain: AIDS and accusation, publié en 1992 par The University of California Press. Paris: Les Éditions Karthala, 1996, 414 pp. Collection: Médecines du monde. [Autorisation accordée par l'auteur, Paul Farmer, et son éditeur, Les Éditions Karthala, le 20 décembre 2008 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]


Préface

de Françoise Héritier

Le sida entra au village de Do Kay. C’était à Haïti en 1983 et Paul Farmer nous raconte cette histoire tragique, qu’il analyse comme un « fait social total » (même s’il n’utilise pas cette expression), celui de la logique de l’accusation.

Jusqu’à cette date et encore longtemps après, les cas de sida touchant des Haïtiens posaient problème au personnel médical et aux chercheurs car on ne retrouvait pas chez ces malades les critères habituels : ils n’étaient ni homosexuels, ni drogués, ni transfusés. Comme ils étaient non-typiques, on en fit un cas à part, le fameux quatrième H, comme Haïtien, des « groupes à risque » selon la terminologie de l’époque et de multiples théories tentèrent de justifier cette catégorisation. Toutes prennent source dans les zones sombres et émotionnelles de la superstition et du préjugé. En 1983, les Annals of Internal Medicine écrivent qu’il semble « raisonnable de considérer que les pratiques vaudou sont une des causes du syndrome », ces « noires saturnales » dont parlait Alfred Métraux, ce « bazar du bizarre » où se retrouvent pêle-mêle les morts-vivants, nécromanciens, cérémonies secrètes où l’on boit le sang au cou de l’animal.

Ces images fortes, préjudicielles, firent beaucoup de mal et sont loin d’être effacées par une approche scientifique nouvelle du sida, qui reconnaît la place de la transmission hétérosexuelle et materno-fœtale dans l’épidémie au même titre que les autres modes jusque-là recensés. La catégorisation des Haïtiens en groupe majeur à risque, pour des raisons en quelque sorte sui generis, en a fait des boucs émissaires, plaçant l’origine du mal en Haïti, ce mal qui aurait été ensuite diffusé vers les États-Unis.

À l’inverse, de façon officielle lors de rencontres scientifiques, médecins et chercheurs haïtiens attaquent l’attitude irrationnelle et raciste des épidémiologistes américains et renversent la proposition. Ils voient la contamination en Haïti comme provenant des États-Unis en raison des deux mouvements inverses de brassage des populations que sont la main-d’œuvre immigrée d’une part et le tourisme d’autre part.

C’est dans cette période critique, entre 1983 et 1990, que Paul Farmer réalise ses expériences de terrain à Do Kay (nom fictif, bien sûr), dans une zone rurale que l’épidémie va commencer à toucher, où le mot sida émerge à peine, même si le vih était déjà en place, faisant sournoisement son œuvre. En 1986, on en parle ouvertement ; en 1987, c’est le premier mort et un autre malade est connu dans cette communauté de mille habitants. En 1983, il n’y a aucune représentation collective de ce mal et Paul Farmer va suivre la naissance de cette représentation, en dévoiler les sources, les mécanismes et les logiques à travers les trois histoires émouvantes de Manno l’instituteur, Anita la pauvrette et Dieudonné.

Ne jamais oublier que Haïti est objectivement l’un des pays les plus pauvres du monde, ravagé par le duvaliérisme et subjectivement le pays des superlatifs négatifs dans l’opinion américaine : « Les Haïtiens sont les plus pauvres, les plus illettrés, les plus arriérés, les plus superstitieux ». Mais si la pauvreté est au rendez-vous à Do Kay, la résignation n’y est pas. Il faut toujours « comprendre » la cause du mal qui frappe, car à toute cause identifiée, il existe nécessairement une réponse. On verra ainsi Manno l’instituteur, représentant la raison et recourant au départ à la médecine biologique, s’en détourner pour avoir recours au houngan lorsqu’il admit comme cause de son mal la violence jalouse d’autrui.

La mise en évidence de cette genèse montre l’étroite symétrie des éléments qui entrent dans la constitution des deux logiques de l’accusation, américaine ou haïtienne, et comment ces logiques rendent compte toutes deux d’une même grande réalité objective : celle des liens économiques, politiques, personnels et affectifs qui unissent Haïti aux usa et qui font que « même un village aussi perdu que Do Kay est inscrit dans un réseau qui inclut Port-au-Prince et Brooklyn, vaudou et chimiothérapie, divination et sérologie, pauvreté et richesse ». L’épidémie n’aurait pas existé si Haïti n’était pas prise dans un immense réseau de relations tant économiques que sexuelles avec les usa. Pour preuve, la comparaison avec Cuba. En 1986, sur un million de tests on y trouve seulement un taux de séropositivité de 0,01 pour cent. À Haïti, en 1986 également, sur des groupes moindres de cinq cent deux mères, cent quatre-vingt-seize adultes hospitalisés et neuf cent douze adultes sains, on trouve respectivement des taux de douze, treize et neuf pour cent. Les chiffres sont éloquents.

Do Kay est un village du plateau central qui a tout connu des répercussions des coups d’État. De plus la construction d’un barrage a inondé les terres fertiles et obligé les habitants à immigrer sur les hauteurs où ils végètent dans l’extrême pauvreté, la malnutrition chronique et toutes les maladies associées : tuberculose, diarrhées, malaria, maladies infectieuses. Ces malheurs entraînent non une résignation passive même si les gens considèrent que la souffrance est la condition naturelle de l’homme, mais une recherche dynamique des causes externes du mal et des remèdes appropriés. Le destin est là cependant et l’individu a le choix entre « chercher la vie, détruire la vie » (chache la vi détri la vi).

Ces ingrédients des explications ordinaires du mal en soi, le sang gâté (mové san), ou du mal envoyé par jalousie sorcière vont être combinés progressivement avec les explications plus modernes de l’enchaînement du malheur et de la contamination par l’étranger pour établir un modèle explicatif où tout peut faire sens alternativement ou simultanément. Qu’il s’agisse de périodes dans l’évolution d’un cas ou d’une analyse globale, chacun des ordres d’explication peut intervenir à son tour.

Anita est un modèle du genre. Elle est une « victime », non de l’envie vu son extrême dénuement, mais d’un engrenage du destin qui l’a amenée à treize ans « à prendre le mal d’un homme à la ville ». C’est la pauvreté, due à l’inondation des terres, donc au barrage et à la modernité, qui a entraîné la tuberculose et la mort de la mère, le mové san de sa fille et son départ à Port-au-Prince où elle contracta le mal. À cette « innocente », qui pourrait donc vouloir envoyer le mal, pour quelles raisons ?

Manno, l’instituteur qui cherche éperdument la cause, a des éléments de réponse. Il a trois salaires, comme instituteur, comme gérant de la coopérative d’élevage de porcs, comme responsable de la gestion de la pompe électrique, ce qui serait à l’origine du mauvais sort que des envieux lui ont jeté. Pour les autres, son mal vient plutôt de ce qu’il a frappé durement un élève pauvre, ce qu’il n’aurait pas fait avec le fils d’un riche. Mais ces explications peuvent se cumuler. Après un traitement antituberculeux, il va mieux, mais comme on dit : une feuille ne pourrit pas dès qu’elle tombe à la rivière. Mais il avait aussi le mové san pour trois raisons possibles, contaminé par sa femme après la naissance d’un bébé, frappé par l’éclair quelques années plus tôt ou ayant eu le sang retourné lors de la colère qui lui avait fait frapper un enfant. Le destin, la faute, l’envie. Manno se confie progressivement aux soins des médecins traditionnels.

Dieudonné, lui, ne comprend pas pourquoi on impute au sida sa maigreur et sa faiblesse alors qu’il n’a aucun écart de vie. Il impute son état au mové san que créent en lui ces accusations immotivées.

Paul Farmer nous montre ainsi la genèse et l’évolution d’un modèle local d’interprétation du malheur. Il est bâti avec les matériaux que l’observation du réel fournit aux acteurs et que ceux-ci interprètent à travers les moyens d’analyse traditionnelle mais aussi moderne dont ils disposent. Ce modèle local recourt pour l’essentiel à une grille interprétative qui impute le mal à une cause étrangère, dans ce cas précis l’agression en sorcellerie. En fait, ce modèle « local » né de l’observation patiente d’une communauté ressortit à un modèle général qui fait large place à la recherche de la cause, aux soupçons de l’origine étrangère, à la théorie de l’agression. Cependant, Paul Farmer montre subtilement, au sein de cette géographie de l’accusation, la différence qui existe entre les trois réponses possibles à la question de l’origine du mal que sont la sorcellerie, la discrimination morale ou la conspiration. La sorcellerie est une violence symbolique qui traduit l’envie née de la disparité. Il ne faut pas avoir plus que les autres en n’importe quel domaine. Mais il n’y a pas classement entre des innocents et des coupables, alors que la discrimination morale au cœur du jugement porté globalement aux États-Unis sur les Haïtiens conduit à blâmer les victimes et à faire peser sur eux-mêmes le poids de l’accusation dans une double motivation : « infectés puisque exotiques et exotiques puisque infectés ». Dans ce livre magnifique, Paul Farmer nous fait faire un grand pas dans l’intelligence des mécanismes secrets, complexes et universels de la confection par l’homme des systèmes d’interprétation des malheurs qui le frappent.

Françoise Héritier



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 10 janvier 2009 11:35
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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