Avant-propos à l'édition française
par Paul Farmer
3 août 1996
C’est un plaisir et un honneur de voir AIDS and Accusation traduit en français. Si je peux me permettre cette réflexion, je dirai que cela vient à propos, et cela moins du fait de mérites intrinsèques que pourrait avoir ce livre qu’à cause de l’histoire qui y est racontée. Même si, comme le montre l’ouvrage, le destin d’Haïti et celui des États-Unis sont étroitement liés, il est indéniable que la création réelle d’Haïti s’inscrit dans l’histoire de France une part dérangeante de cette histoire, peut-être, mais une part qui mérite d’être connue. On ne peut rien comprendre aux souffrances actuelles d’Haïti sans se référer à l’histoire de France. Comme l’écrivait en 1797 Moreau de Saint-Méry, l’un des principaux chroniqueurs de l’époque coloniale française, « la partie Française de l’île Saint-Domingue est, de toutes les possessions de la France dans le Nouveau-Monde, la plus importante par les richesses qu’elle procure à sa Métropole et par l’influence qu’elle a sur son agriculture et sur son commerce ». Saint-Domingue, qui grâce à l’esclavage a fourni à l’Europe jusqu’aux deux tiers de son café, de son sucre et de son rhum, était et reste le modèle de l’Haïti moderne.
La publication de cet ouvrage dans l’ancienne métropole d’Haïti est donc un fait heureux. Mais ceci est une chose ; le plaisir et l’honneur attachés à cette traduction ont d’autres motifs. Disons tout d’abord la satisfaction de l’auteur de savoir que son livre sera lu en Haïti. Sida en Haïti : la victime accusée ne sera certes pas lu par ceux dont il a tenté d’écrire l’histoire. Les villageois haïtiens ne parlent pas français ; la plupart d’entre eux ne lisent pas du tout. Mais j’ai l’espoir que certains de mes collègues et amis haïtiens pourront lire ce livre, qui tente d’exprimer la souffrance d’un peuple longtemps maintenu silencieux par des forces qui sont au-delà de son contrôle.
Ensuite, voir ce livre paraître en français est un signe qui vient à point affirmer mes liens académiques grandissants avec la France, où j’ai eu le plaisir de faire des études voilà de nombreuses années. Y revenir quinze ans plus tard comme enseignant a été un grand honneur. Je suis particulièrement reconnaissant de son appui à Françoise Héritier, ancien président du Conseil national du sida, car c’est sur son invitation que j’ai pu enseigner à l’École des hautes études en sciences sociales. Les discussions stimulantes avec Jean-Pierre Dozon, Didier Fassin, Francis Zimmermann, et surtout Catherine Benoît, ont rendu mon séjour stimulant et mémorable même si, pendant les grèves de décembre 1995, peu d’étudiants ont assisté aux séminaires.
Je partage avec Alice Desclaux et Jean Benoist de l’amades tellement d’intérêts communs que je les considère comme des co-conspirateurs dans les efforts en vue d’élargir l’approche des questions médicales contemporaines, y compris celle du sida. Avec eux, je me propose de rapprocher certains courants français et américain de l’anthropologie médicale. Les médecins-anthropologues sont un très petit groupe ; nous devons lutter ensemble, et j’espère que nous aurons de nombreuses années de collaboration fructueuse.
Soulignons pour conclure que la traduction de ce livre n’aurait jamais été réalisée sans mon amie Christine Murray. Sœur adoptive française de ma période étudiante, elle dirige maintenant une petite organisation basée à Paris, et créée pour soutenir le travail médical et social décrit, sommairement, dans Sida en Haïti. Au cours des dernières années, Zanmi Lasanté-Paris a envoyé des fournitures médicales essentielles, des textes en français, et des fonds pour notre clinique, ici, dans le centre d’Haïti. C’est grâce à ce cercle d’amis par le biais de Christine Murray et de Corinne Berthet que le livre a trouvé une traductrice dévouée et compétente en la personne de Corinne Hewlett. C’est par Zanmi Lasanté-Paris que le livre a atteint Roger Ageneau des Éditions Karthala, source depuis longtemps de beaucoup de mes livres français favoris. Par les bons soins de Roger Ageneau, Sida en Haïti porte l’imprimatur de mon ami Jean Benoist, qui dirige la collection dans laquelle le livre paraît. Je suis reconnaissant envers tous les maillons de cette chaîne.
Dans la mesure où il est permis à un auteur de dédicacer une traduction, je dédicace celle-ci à Christine Murray, avec ma gratitude et ma grande affection.
Paul Farmer,
Do Kay, Haïti
3 août 1996
La traductrice, Corinne Hewlett, souhaite remercier, pour les renseignements précieux qu’ils lui ont fourni et le temps qu’ils lui ont consacré, le Docteur Olivier Zak Dit Zbar, médecin, Centre d’information et de soin de l’immunodéficience humaine (cisih), hôpital Cochin, et Dominique Buchillet, anthropologue, orstom.
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