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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de M. Jean-Charles Falardeau (1914-1989), “PERSPECTIVES”. Un article publié dans Essais sur le Québec contemporain. Essays on Contemporary Quebec. Édités par Jean-Charles Falardeau. Symposium du Centenaire de l'Université Laval, chapitre XII, pp. 239-257. Québec : Les Presses de l'Université Laval.

Jean-Charles Falardeau 

“PERSPECTIVES”. 

Un article publié dans Essais sur le Québec contemporain. Essays on Contemporary Quebec. Édités par Jean-Charles Falardeau. Symposium du Centenaire de l'Université Laval, chapitre XII, pp. 239-257. Québec : Les Presses de l'Université Laval.

 

Toute étude sur le Québec, comme le rappelle M. O.-J. Firestone, est une étude de contrastes. Les chapitres de ce volume le prouvent à l'évidence. En outre des contrastes dans les faits eux-mêmes, nous y trouvons des jugements divergents, antithétiques, quelquefois contradictoires. De toutes ces mélodies discordantes, quelle symphonie tirer ?

 

Certaines études de ce volume risquent, si l'on n'y prend garde, d'accréditer deux fausses idées claires touchant l'évolution du Québec. La première de ces notions est que l'industrialisation fut un phénomène soudain. La seconde est que cette industrialisation s'est imposée aux Canadiens français et en quelque sorte accomplie malgré eux. Ces deux notions contiennent chacune une part de vérité mais elles demandent l'une et l'autre à être précisées, sans quoi on peut succomber à la facile tentation de considérer l'industrialisation comme un mythe qui deviendra lui-même un objet de fixation des ressentiments canadiens-français.

 

Des remarques de l'économiste Herbert Frankel peuvent aider à mettre au point notre jugement sur l'aventure québécoise. On est en général trop porté, écrivait-il récemment [1], à parler des « consé­quences sociales des changements technologiques ». Nous présumons invariablement que, d'une part, il y a une cause, l'industrie, et d'autre part, un état social qui en est la conséquence. « Nous avons pris l'habitude de considérer les changements technologiques... comme une force indépendante qui, en agissant sur la société, déclenche certaines réactions ». Or, ce faisant, nous méconnaissons que les changements technologiques eux-mêmes sont une conséquence sociale. L'introduction dans une société de nouveautés techniques ou d'industries nouvelles présuppose des modifications fondamentales dans les structures juridiques, économiques et politiques de cette société. L'état social doit rendre possible, à un moment donné, l'implantation de l'industrialisme. Le degré de disponibilité de l'état social peut varier mais celui-ci doit, jusqu'à un certain point, coopérer avec le changement. Changements technologiques et états sociaux sont intimement conjugués et c'est cette conjugaison continue qui constitue le processus de l'évolution sociale.

 

Si l'on y regarde de près, l'évolution québécoise ne fut, en définitive, rien d'autre que l'expérience à l'échelle régionale d'une immense évolution économique qu'ont dû subir, à diverses périodes de l'histoire, toutes les régions nord-américaines. Bien que nous soyons naturellement portés à prêter surtout attention aux brusques transformations des années 1920 et des quinze dernières années, ces sursauts ne doivent pas nous faire perdre de vue que l'industrialisation du Québec fut dans l'ensemble un phénomène graduel.

 

La Confédération canadienne, créée dans une très large mesure pour des raisons d'ordre économique, rendit notre province irrévocablement solidaire d'une économie nationale dont l'histoire fut un constant jeu et contre-jeu d'équilibre entre les unités géographiques et politiques qui la constituent. L'aventure économique du Qu& bec est inséparable de celle de l'Ontario. Bien plus, le voisinage des États-Unis, sans lequel l'histoire du Canada français ne peut non plus se comprendre, devait tôt ou tard faire de notre territoire à la fois un milieu d'expansion pour la technologie américaine et un marché pour sa production.

 

L'étude de MM. Faucher et Lamontagne rappelle quelle importance il faut respectivement accorder aux facteurs géographiques locaux et continentaux, à l'évolution de la technologie et aux politiques douanières pour rendre compte du développement industriel québécois depuis un siècle. Nous avons connu des commencements industriels successifs. Entre certains d'entre eux, il y eut des hiatus. Quelques-uns se sont accrochés en se superposant les uns aux autres. Ce fut l'essor de la construction maritime au milieu du XIXe siècle, suivi d'un moment de répit. Le tournant du XXe siècle fut l'époque de l'industrie du cuir, de l'exploitation de l'amiante et des ressources forestières, de la fabrication du tabac et des textiles. Depuis les alentours de 1920 sont survenues les industries associées aux découvertes minéralogiques ou au harnachement de l'énergie hydro-électrique : fabrication de la pâte, du papier et de l'aluminium, exploitation des gisements miniers du bouclier laurentien, industrie chimique et sidérurgique, fabrication des appareils électriques. Au cours de cette ascension par bonds et par sauts, deux phases capitales sont à distinguer : la longue période (1866-1911) qui comprend les premiers développements correspondant à la fin de l’ère commerciale et une stagnation relative au moment du nouvel industrialisme ; la phase d'intégration complète de l'économie québécoise à l'économie continentale, au cours de laquelle nous avons assisté à des élargissements synchroniques de tous les éléments de l'éventail industriel.

 

Chaque époque, ou mieux, chaque famille industrielle a embrigadé son contingent de travailleurs. Dans chaque contingent il y avait, en proportion variable selon les époques, de nouveaux venus qui étaient artisans ou fils de cultivateurs de la campagne, et d'anciens ouvriers qui avaient déjà l'expérience d'un métier pratiqué en divers milieux. La mobilité professionnelle des Canadiens français dont parle le chapitre V n'a fait très souvent que refléter le passage des travailleurs d'une industrie à une autre lorsque la première périclitait, ou relâchait sensiblement ses activités, ou se transportait d'un lieu à un autre. Mon grand-père maternel, né à Saint-Raymond de Portneuf en 1846, débuta comme menuisier à l'atelier de fabrication de wagons de la Cie Québec et Lac Saint-Jean localisé dans son village, alors un important centre d'activités ferroviaires. Le transfert de cet atelier à Québec vers 1888 le laissa sans emploi. Attiré par les sollicitations d'un cousin émigré aux États-Unis, il déplaça sa jeune famille et s'en fut gagner sa vie, durant cinq ans, comme charpentier, aux mines de cuivre du nord de l'état du Michigan. Revenu à Québec en 1893, il travailla comme charpentier-menuisier, d'abord aux ateliers du Grand-Nord, ensuite à l'emploi de divers entrepreneurs, jusque vers 1920. Durant ses dernières années jusqu'à sa mort en 1926, il fut gardien de nuit dans une grande maison de commerce dont le succès était intimement lié à l'essor industriel d'après-guerre. Il faudrait étudier en détail l'histoire d'un grand nombre d'occupations pour savoir ce que fut, de génération en génération, la montée progressive ou la régression de diverses couches de population dans le nouveau régime de division du travail social. L'histoire des bûcherons serait, par exemple, à ce sujet très révélatrice en ce qu'elle nous ferait voir jusqu'à quel point cette occupation saisonnière est demeurée complémentaire de l'exploitation rurale, et jusqu'à quel point, inversement, elle a constitué un moyen d'acheminement définitif des ruraux vers la vie industrielle.

 

L'apparente soudaineté de l'industrialisation québécoise tient à ce que certaines de ses conséquences nous sont apparues massivement, il y a à peine vingt ans. Or, déjà à ce moment, le sursaut industriel postérieur à la première grande guerre datait de quinze ans. Il avait mobilisé, comme à notre insu, un plus grand nombre d'ouvriers que jamais auparavant. Mais survint la dépression des années 1930. Le nombre des sans-travail accumulés dans les villes la nouveauté des problèmes économiques qu'ils posaient et la variété des revendications sociales qu'ils exprimaient nous firent prendre conscience pour la première fois de l'existence des masses urbaines. Indirectement, nous découvrîmes l'ampleur qu'avait prise la vie industrielle dans notre milieu. Ce fut l'heure d'un grand désenchantement, longtemps après le fait accompli.

 

La deuxième question qui se pose est d'élucider jusqu'à quel point l'état social du Québec était prédisposé à l'industrie. Il importe à ce sujet de distinguer entre les deux phases de notre industrialisation. Durant la première phase, tout au moins à ses débuts, il y eut coïncidence relative entre les exigences technologiques et la tradition artisanale québécoise. Un grand nombre de Canadiens français participèrent comme spécialistes à plusieurs entreprises d'une province qui se trouva à ce moment à l'avant-garde du progrès, et des innovations. Rappelons que le premier transocéanique à vapeur, le Royal-Williams, fut construit à Québec. Le canal de Lachine, sans compter les canaux construits par les trafiquants de fourrure à la fin du XVIIIe siècle sur la rivière Ottawa, fut parmi les premiers canaux canadiens. Les premières forges au charbon de bois furent celles de Trois-Rivières et de Batiscan.

 

La seconde phase présente un tableau fort différent. À l'époque contemporaine, la technologie nord-américaine a constitué une « force indépendante » de la société canadienne-française. Elle a envahi le Québec sous la pression de facteurs que l'étude de MM. Faucher et Lamontagne met en évidence. Toutes les études du symposium établissent aussi que les Canadiens français n'ont, en aucune manière, participé à l'application de cette technologie. Les innovations techniques furent littéralement implantées chez nous par des ingénieurs anglophones. Les institutions nécessaires à la formation des techniciens de type moderne n'existaient pas ici et l'exposé de M. Léon Lortie atteste que nos efforts d'adaptation en sont restés durant longtemps au plan élémentaire. Nous nous sommes contentés d'écoles techniques, c'est-à-dire d'institutions où l'on devait tenter de transformer rapidement les héritiers d'une tradition artisanale en ouvriers du XXe siècle. Ce n'est que tardivement, vers 1920, que l'on entreprit de former des candidats qui fussent aptes à coopérer à l'effort technologique sur le plan de l'imagination créatrice. Je sais qu'il y eut aussi, très tôt, l'École Polytechnique de Montréal, mais il reste à déterminer si le sens de son orientation initiale réelle contredit substantiellement nos affirmations.

 

Quant au rôle qu'ont pu jouer nos institutions financières dans la mise-en-branle des industries, les faits connus ne permettent aucune affirmation générale. On ne connaît pas assez l'histoire d'établissements bancaires tels que la Caisse d'économie de Notre-Dame-de-Québec et la Caisse d'économie du District de Montréal, de la Banque Nationale, et de leurs grands directeurs. Ce que l'on sait des Caisses populaires Desjardins [2] est qu'elles ont surtout prêché l'épargne et peu incité aux initiatives nouvelles. Elles ont maintenu à un minimum la propension à investir, accréditant ainsi l'idée que les Canadiens français sont destinés aux « petites affaires » [3].

 

À la vérité, déjà il y a plus d'un siècle, Étienne Parent exhortait ses compatriotes à jouer un rôle actif dans la vie économique du pays. Joseph Bouchette et Errol Bouchette répétèrent plus tard l'injonction avec un accent d'alarme et d'angoisse. Plus près de nous, ce fut le labeur méritoire de toute la vie d'un Montpetit de prouver aux Canadiens français que l'activité ou le risque économique ne comportent aucun stigmate [4]. Ces objurgations fouettèrent la curiosité sans animer d'entreprises audacieuses. Jusqu'à une époque très récente, les Canadiens français se sont plutôt révélés d'habiles dirigeants d'entreprises commerciales que de grands capitaines d'industrie. La fin du XIXe siècle vit une remarquable efflorescence, tant à Québec qu'à Montréal, de maisons de commerce canadiennes-françaises qui furent fondées modestement et devinrent en moins d'une génération de grands et prospères établissements. Mais les remarques de M. Minville et de M. Hughes soulignent le décalage considérable entre la grande société financière, anonyme et complexe, qui domine l'industrie moderne, et le type d'entreprise à caractère personnel ou familial qui correspondait à nos habitudes économiques. Les techniques de l'industrie moderne exigent d'immenses mises de capitaux. La production industrielle, pour être rentable, doit se pratiquer sur une très grande échelle. Il était presque inévitable que le capital nécessaire à l'industrie nous vînt des États-Unis.

 

Pour toutes ces raisons et d'autres que l'histoire établira, certains éléments de l'état social du Québec ou bien se sont aisément prêtés, ou bien se sont spontanément associés à l'importation des industries de la deuxième phase. En premier lieu, la mobilité artisanale que l'on vient d'évoquer était, de sa nature, utilisable par le nouvel industrialisme capitaliste Sans tradition syndicale, sans organisation ouvrière encore bien définie, l'artisan canadien-français rural ou urbain était une recrue toute désignée pour l'usine et la filature. Évoquons en outre encore une fois le truisme que le régime familial canadien-français, exigeant à chaque génération le départ de tous les enfants non-héritiers, postulait un débouché constant pour ce trop-plein de population. Les régions nouvelles à coloniser, les villes de la Nouvelle-Angleterre et du Centre américain, l'Ouest canadien, ont successivement rempli cette fonction de déversoir. L'histoire de ce perpétuel mouvement démographique nous est familière, en particulier celle du regrettable exode vers les États-Unis où l'on estime qu'environ 400,000 Canadiens français ont émigré entre 1871 et 1931 [5]. À chacune de ces époques, l'établissement d'industries nouvelles est venu faciliter l'absorption sur place d'une partie de cette population migratrice par nécessité. Depuis la première grande guerre, compte tenu des nouveaux colons qui se dirigèrent vers la Gaspésie et l'Abitibi, les filatures et les usines devinrent lès seuls débouchés disponibles.

 

L'accord social avec l'industrie fut explicite sur le plan politique. Le pouvoir politique québécois, par son action législative, par des gestes financiers et par des mesures juridiques de toutes sortes a attiré dans notre milieu les entreprises industrielles étrangères. Non seulement il a accueilli ces partenaires tout-puissants de notre vie économique mais il les a invités à la danse, en leur offrant souvent le bâton de chef d'orchestre. Il y a toute une tradition québécoise, depuis Chapleau et Mercier, d'hospitalité joyeuse envers le capital et les magnats américains. Qu'il suffise d'évoquer la politique de concessions à perpétuité d'immenses portions du domaine publie aux compagnies américaines fabricantes de pâte et de papier, établie par le gouvernement Gouin et poursuivie par tous les gouvernements subséquents ; les dégrèvements d'impôts accordés aux entreprises minières et hydro-électriques ; les ententes officieuses ou occultes aux termes desquelles de puissants intérêts étrangers se sont vu octroyer des privilèges étonnants. Sans oublier les cas innombrables où, nonobstant les textes officiels de la législation du travail, le pouvoir politique s'est allègrement constitué l'allié des employeurs étrangers dès qu'il s'agissait de reconnaissance ou de revendication syndicales. Le P. Cousineau et M. Jacques Perrault précisent en quel sens la formule des « syndicats de compagnie » fut invariablement l'expression et l'instrument d'une politique conjointe de paternalisme d'allure libérale mais foncièrement anti-syndical. En fait, cette alliance intime entre le pouvoir politique québécois et les patrons lointains, généralement anonymes, des entreprises industrielles, est une caractéristique marquante d'une longue période historique - dont on peut se demander encore si elle est réellement terminée.

 

Seule une étude approfondie, encore à venir, de ces aspects de notre histoire économique et politique nous permettrait d'apprécier combien les Canadiens français ont coopéré à ce qu'on a appelé l'invasion de leur société par l'industrie. Je dis bien les Canadiens français, car on pourrait alléguer que seuls les gouvernements québécois, un peu à la manière d'une cinquième colonne, ont sollicité l'invasion tandis que la masse de la population, au contraire, l'a subie. Or, tel n'est pas tout à fait le cas. Notre société a consenti à l'industrialisation ainsi qu'à la façon dont celle-ci s'est accomplie, y compris les condescendances politiques qui l'ont rendue possible et qui l'ont accélérée. Il est vrai qu'en général une société est volontiers passive devant les faits politiques accomplis, surtout dans le domaine économique. Mais la politique des gouvernements québécois n'aurait pu se perpétuer durant un demi-siècle, quel que fût le parti au pouvoir, si elle n'eût été supportée par un climat social approbateur sinon par l'appui favorable d'une très grande variété de groupes. Ce consentement eut des motivations et prit des formes diverses selon 'es couches de la population. Pour les travailleurs, qu'ils fussent d'extraction rurale ou urbaine, l'industrie a signifié un gagne-pain. Les classes moyennes et bourgeoises y ont vu, à cause de l'expansion du commerce et des établissements de service qu'elle provoquait, un facteur croissant de prospérité. Ce n'est qu'au moment et à la suite de la dépression de 1930 que les individus et les groupes économiquement vulnérables se mirent à condamner les propriétaires d'industrie. Ce qui était une réaction contre le capitalisme en tant que système économico-social devint une réaction contre les représentants locaux du système. Sous plusieurs rapports, nous réagîmes à la dépression selon les mêmes tangentes que le Canada de langue anglaise. Dans l'ensemble du pays, on assista à une vive recrudescence du sentiment anticapitaliste, incarné dans le parti CCF, et de l'antisémitisme, propagé par le Crédit social. Semblablement, ce fut dans notre province l'époque des mouvements de reconstruction sociale, de divers fascismes antisémites et des premiers succès du Crédit social. Dans les deux cas, il y eut à la fois identification de certaines causes réelles et, par une série de transferts psychologiques [6], de causes présumées des déboires économiques. Mais, à cette collection de responsables, la province de Québec ajouta un boue émissaire particulier : les « Anglais ». Cette déviation du sens de la dépression et cette définition mythique de la causse de nos problèmes furent le résultat des propos nationalistes.

 

Comme le note M. Mason Wade, aux environs de 1920, la pensée de quelques théoriciens du nationalisme avait pris une orientation économique. Aux anciens thèmes réalistes de Bouchette, on ajoutait des variations martiales. Le sentiment anglophobe avait atteint un paroxysme durant la première guerre : on le transposa en un sentiment d'hostilité contre « les exploitants étrangers de nos ressources naturelles ». Nous n'étions plus maîtres de notre économie. Nous avions laissé dilapider notre patrimoine en demeurant, selon l'aphorisme complaisamment répété à l'époque, « des porteurs d'eau et des scieurs de bois ». Nous étions dans le marasme à cause des Anglais. On fit un inventaire de la participation des Canadiens français à la vie économique de Montréal et de la province. M. Victor Barbeau, avec une délectation morose, prit, en 1936, « la mesure de notre taille ». On lança des campagnes d'achat chez-nous et on prêcha la reconquête « des leviers de commande ». Ces formules d'insatisfaction s'incrustèrent dans la conscience publique. Associées plus tard à un sentiment grandissant de mécontentement envers une administration libérale depuis longtemps au pouvoir et jugée décadente, elles expliquent l'état d'esprit qui provoqua un changement de gouvernement en 1936.

 

Il est peut-être nécessaire, à ce point, de circonscrire ce qu'on doit entendre, à notre époque, par le « nationalisme » canadien-français. C'est là un terme ambigu autant que la réalité qu'il désigne est fluide. M. Lorenzo Paré a raison, en un sens, d'affirmer que ce qu'on appelle le « nationalisme » chez une minorité comme le Canada français « n'est que l'expression normale de la conscience politique ». Comme notre conscience, après la conquête anglaise, fut mise à vif, l'expression politique de notre patriotisme dut prendre une allure combattive et agressive. Nous n'avons pas à refaire ici l'histoire admirable de la reconquête de nos institutions et de la reconnaissance de notre culture au cours du XIXe siècle. Mais à ces revendications nécessaires s'est historiquement ajouté un credo politique dont les disciples d'Henri Bourassa ont défini les articles de foi. C'est à ce credo exagérément ethnocentrique, dogmatique et emmêlé de notions religieuses, que s'applique l'étiquette de nationalisme. Son contenu précis a varié avec les époques comme a varié l'exploitation qu'en ont faite les hommes politiques [7]. Il est quelquefois périlleusement associé à certaines de nos attitudes proprement religieuses et se retrouve facilement dans la bouche de quiconque cherche à séduire un groupe ou l'autre de notre population.

 

Le nationalisme en tant que credo n'a jamais été accepté de façon totale, à quelque époque que ce soit, que par un nombre relativement restreint d'individus ou de cénacles. Souvent même ceux-ci n'y ont adhéré que pour un temps. La majorité de la société canadienne-française n'y a prêté un intérêt politique réel que de façon épisodique, à des moments de crise. C'est peut-être ce qui explique, comme le rappelle encore M. Paré « qu'aucun parti nationaliste n'ait jamais réussi à survivre chez les Canadiens français ». L'opinion collective à la façon d'une rivière méandreuse, épouse sans effort les rives indiquées par des intérêts plus immédiats, Les alluvions du nationalisme font cependant partie du terrain où elle s'avance : à la moindre bourrasque, le vent en ramène l'argile à la surface et elle colore pour un temps, plus ou moins violemment, cette eau capricieuse. Ainsi, au moment de la dépression de 1930, la reconquête des entreprises économiques par les Canadiens français fut collectivement considérée, par suite de l'argumentation nationaliste depuis dix ans, comme une reconquête de « nos droits ». Le raisonnement un peu hâtif de cette argumentation sous-entendait que les financiers américains ou les gérants britanniques des industries québécoises étaient les descendants directs et les héritiers des capitaines de l'armée de Wolfe ou de la « clique du Château ». On les rendait personnellement responsables de la dépression. On télescopait l'histoire et on mobilisait, pour une croisade aux objectifs mal définis, un arsenal toujours disponible de généreux sentiments patriotiques.

 

Le refus de l'industrialisation par la pensée nationaliste nous fait toucher l'un des caractères essentiels de notre société, à savoir, le décalage souvent considérable entre l'image « officielle » du Canada français qui est proposée par certains interprètes de la société et, d'autre part, les situations de fait et les sentiments réels de la population. Ces interprètes se sont surtout retrouvés sur le plan politique et sur le plan religieux. Très souvent leurs interprétations étaient à l'origine fort éloignées du sentiment général d'indifférence ou d'acceptation mais elles ont eu, avec le temps, une influence profonde sur ce même sentiment collectif. Notre société n'a pas échappé à la règle universelle et elle a graduellement accepté la « définition de sa situation » que lui proposaient plusieurs de ses chefs reconnus ou improvisés. Or, quand les hommes considèrent des situations comme réelles, selon l'axiome classique de W. 1. Thomas, ces situations sont réelles dans leurs conséquences. C'est-à-dire que « les hommes, comme le précise Robert K. Merton, réagissent non seulement aux caractères objectifs d'une situation, mais aussi, et parfois surtout, à la signification qu'ils donnent à cette situation. Cette signification, une fois donnée, détermine le comportement qui en résulte avec ses conséquences » [8]. Plusieurs classes de la société canadienne-française ayant accepté la signification de leur situation dictée par des interprètes en qui elles avaient confiance réagirent dorénavant de façon hostile contre les agents de l'industrialisation.

 

Les premiers de ces interprètes, nous venons de le noter, ont été les chefs nationalistes dont la rhétorique a élaboré l'image d'un Canada français aigri et révolté contre « les autres ». L'image idéalisée de nous-mêmes que le clergé a très longtemps offert à notre méditation est analysée par M. Maurice Tremblay. Elle était transfigurée, comme il lé rappelle, par la nostalgie d'un âge d'or du Canada français rural et paroissial et par un souci de fidélité à une philosophie de frugalité économique et de soumission à toute autorité établie. Cette image dont Mgr Pâquet a consacré l'auréole dans son célèbre discours de juin 1902 impliquait à la fois une interprétation lyrique de la réalité historique et le sentiment d'une mission à poursuivre. Elle combinait un jugement de fait avec une injonction. C'est elle qui, jusqu'à une époque récente, a inspiré l'action sociale du clergé dans notre province. Elle a empêché celui-ci, par exemple, de reconnaître les vraies causes du dépeuplement rural comme elle lui a fait accorder une importance de premier rang aux mouvements de colonisation tandis que se constituait à son insu un prolétariat urbain. Justement, l'attitude du clergé durant la longue phase des débuts du syndicalisme catholique a été, en général, de traiter les ouvriers comme s'ils eussent été seulement une nouvelle catégorie de paroissiens. L'usine était un mal nécessaire mais suspect parce qu'elle empêchait la pratique des vertus traditionnelles ; être ouvrier constituait une déchéance qu'il fallait en quelque sorte racheter par une acceptation résignée des dures conditions de travail imposées par les patrons, quels qu'ils fussent.

 

Le contraste entre les façons de penser des années 1930 et celles d'aujourd'hui est, en ce domaine aussi, très frappant. Depuis quelques années, en particulier depuis la Lettre pastorale collective sur le problème ouvrier de 1949, les chefs ecclésiastiques eux-mêmes reconnaissent combien cette conception du Canada français s'était éloignée de la réalité. En outre, par la force des choses, le clergé séculier et régulier s'est recruté de plus en plus dans les milieux ouvriers. Ces prêtres ont connu d'expérience personnelle, dans leur famille, les conditions de la vie ouvrière et urbaine ; ils en savent les difficultés et les grandeurs. Le sens plus réaliste de leur apostolat n'est pas l'un des moindres facteurs qui expliquent l'ampleur récente qu'a prise le syndicalisme catholique.

 

Tous les facteurs individuels et sociaux qui ont entraîné la rénovation contemporaine de ce syndicalisme catholique dans notre province ne pourront être dégagés que par les sociologues de l'avenir. Cette rénovation, œuvre de jeunes chefs clairvoyants secondés par de généreux conseillers ecclésiastiques, constitue très probablement le plus remarquable phénomène de dynamisme réaliste qui se soit produit dans notre société à notre époque. La qualité de ce phénomène imprévisible tient à une conjoncture d'heureux événements, inédite dans notre histoire : le réalisme avec lequel on a diagnostiqué, sous tous ses aspects, la situation des ouvriers dans notre milieu ; l'intrépidité avec laquelle on a rejoint le sens profond de la philosophie sociale de l'Église que des intérêts établis avaient trop souvent édulcorée ; la franchise avec laquelle on a posé les conditions du bien-être économique et moral des ouvriers ; la largeur de vue avec laquelle on a proposé la coopération avec les autres mouvements syndicaux et entrepris l'éducation du sens de la responsabilité sociale chez les travailleurs.

 

Le syndicalisme a peut-être contribué à cristalliser davantage une conscience de classe qui existait de façon diffuse chez les ouvriers québécois. Ce qui n'a pu se produire en 1930 à cause de l'état d'esprit nationaliste s'est ostensiblement manifesté depuis la deuxième guerre mondiale. Les attitudes qu'on a prises au sujet du syndicalisme, les réactions publiques qui se sont exprimées à l'occasion des deux grèves retentissantes d'Asbestos en 1949 et de Louiseville en 1952 et de la grève au magasin Dupuis de Montréal en 1952 ont sûrement révélé avec plus de netteté que jamais le clivage qui sépare les ouvriers du reste de la population. Le fait significatif est que les ruraux et les « collets blancs » de toutes catégories se dissocient maintenant du monde ouvrier. Deux univers sociaux se sont créés qui ne parlent plus le même langage et qui n'ont de dénominateur commun que ce qui les oppose ethniquement et religieusement au monde extérieur.

 

Une prise de conscience de plus en plus vive des différences d'intérêts économiques entre les classes contribue, semble-t-il, à atténuer dorénavant les différences ethniques et religieuses entre les Canadiens -français et le reste du pays. De plus en plus, les réactions sociales de notre milieu sont des réactions de classes. Notons seulement, comme expression de cette tendance, le ralliement du syndicalisme catholique et des fédérations syndicales nationales, la collaboration entre la Fédération des Chambres de commerce québécoises et les Chambres canadiennes ainsi que l'engagement de plus en plus actif des Canadiens français de divers groupes commerciaux et professionnels dans les associations nationales ou américaines.

 

De fait, le processus fondamental de notre société dont traitent directement ou indirectement les études de ce volume et dont l'industrialisation ne fut en définitive qu'une des manifestations est celui de l'américanisation. Pas plus que le Canada tout entier, nous ne pouvions échapper à la pénétration multiforme de notre milieu par les institutions et les modes de vie et de pensée de la civilisation américaine. Le bilan général de l'étendue de l'influence américaine dans les domaines politique, économique et social, établi par M. Gustave Lanctôt en 1941, conserve toute son actualité [9]. M. Lanctôt observait que cette américanisation se révélait plutôt dans l'existence matérielle que dans la vie morale mais que « le Québécois, matériellement américanisé, n'a guère de réadaptation à faire pour s'américaniser de maintes façons socialement et moralement » [10]. M. Minville, à la suite de M. Montpetit [11], note avec une juste perplexité quels dangers accrus la promiscuité du géant du sud comporte pour la culture canadienne-française. Je sais qu'il est facile d'énumérer les méfaits du magazine, d'une certaine littérature du dimanche, de la radio et du cinéma américains. Ces produits élémentaires et fréquemment toxiques ne peuvent être considérés comme l'expression de la totalité de la civilisation américaine. Il n'en reste pas moins que ces virus filtrants ont infiniment plus métamorphosé mentalement la masse de notre population que n'ont eu d'influence sur notre « élite » la pensée d'un John Dewey, la revue Commonweal ou Partisan Review. Nos façons de construite une maison, de manger, de nous récréer, toutes nos habitudes de vie quotidienne ainsi que beaucoup de nos formes d'ambition professionnelle ou sociale sont devenues les mêmes que celles du reste du continent.

 

Inutile d'énumérer les agents de cette américanisation qui ont inclus, bien avant les touristes saisonniers, les agents d'assurance et les techniciens de l'industrie, nos propres grands-parents ou leurs cousins qui émigrèrent en Nouvelle-Angleterre et réimportèrent dans notre campagne et nos villages le mirage des « villes des États ». Tout bien considéré, la notion d'américanisation n'est pas loin de désigner les mêmes réalités que sous-entend le concept d'urbanisation. Les causes et les modes du développement urbain en notre province furent américains par nature. L'a métropole montréalaise en représente la synthèse finale en même temps que le prototype et le lieu constant d'inspiration. On ne se rend peut-être pas assez compte du fait que la conurbation métropolitaine de Montréal contient environ la moitié de la population de la province. Devenue le lieu de convergence du réseau routier qui la relie de façon de plus en, plus rapide avec toutes les régions de la province, elle est aussi, par le commerce, la radio et la concentration des activités sportives et culturelles, le centre de diffusion de la civilisation urbaine dans notre milieu [12]. Elle est, par vocation inéluctable, le lieu où les problèmes se posent d'abord, où se concrétisent les modèles nouveaux d'action et de pensée, où se produisent les chocs sociaux importants, où s'élaborent les institutions nouvelles et où s'accentue la sécularisation de la pensée canadienne-française.

 

C'est contre certaines formes de cette civilisation urbaine et américaine fondamentalement antinomiques avec sa philosophie de la vie et sa philosophie tout court, que le Canada français oppose opiniâtrement l'affirmation, de son identité religieuse et culturelle. Là réside le vrai drame de notre société plutôt que sur le plan des relations avec nos compatriotes de langue anglaise ou de nos relations constitutionnelles avec le gouvernement fédéral. Or, les observateurs de ce drame ne parviennent pas à être optimistes [13]. D'une part, le nombre de ceux qui résistent consciemment à l'américanisation du langage et de la pensée augmente constamment : on les retrouve dans l'enseignement universitaire et secondaire, dans les beaux-arts et les lettres, à la radio, dans le journalisme. Ils constituent une avant-garde de plus en plus lucide et résolue à purifier notre culture par une osmose plus intense avec la civilisation française. Mais il semble qu'au fur et, à mesure que cette avant-garde croit en nombre et en sagesse, l'écart s'élargit entre elle et la masse de la population. On croit voir s'ouvrir une paire de ciseaux.

 

C'est à ce carrefour de la lutte pour la préservation de la culture que se situe la douloureuse responsabilité des institutions d'enseignement du Québec, aux plans universitaire, secondaire et primaire. Les réflexions de M. Arthur Tremblay reflètent le souci crucial des éducateurs et l'état radicalement insatisfaisant de notre système d'enseigne ment. Le collège classique, dont M. Maurice Tremblay a montré qu'il était au, centre de notre structure sociale, en est rendu à une croisée qui l'oblige à réviser la modalité de ses fonctions éducatrices et sociales et à reconnaître toutes les exigences de son caractère àla fois secondaire et universitaire. D'autres institutions d'enseignement secondaire ont proliféré. Tous leurs élèves ne peuvent encore accéder directement à l'université, bien que ce soit parmi eux que se trouvent la plus forte proportion des candidats aux carrières nouvelles du commerce et de l'industrie. Le cul-de-sac de l'enseignement primaire a été battu en brèche : il reste à le faire déboucher sur le palier pré-universitaire tout en préservant ce qu'il y a d'authentique dans notre tradition humaniste. À quoi. M. Hughes ajoute que les universités du Québec seraient sages, avant d'importer directement des programmes d'enseignement, « adaptés » aux exigences de la vie industrielle, de « vérifier si ceux-ci ont atteint leurs objectifs » là où ils ont été mis à l'essai. « L'adaptation des institutions d'enseignement du Québec aux carrières industrielles, dit-il, doit se baser sur les réalités actuelles ou prévisibles du Québec et non sur des, expériences infructueuses de l'étranger. » Il est symptomatique, par exemple, que l'un des plus persévérants efforts de l'Université Laval depuis quelques années, maintenant que son enseignement des sciences et de la philosophie est solidement établi, ait porté du côté de la pédagogie et des sciences sociales : celles-ci pour entraîner à une connaissance plus complète de notre société, celle-là pour éclairer les éducateurs et inspirer l'ensemble du système scolaire qui prépare les jeunes à la vie sociale.

 

Nul ne peut prévoir, dans la conjoncture actuelle, ce que deviendra la répartition des Canadiens français dans les carrières commerciales et industrielles ou le degré de leur participation active à la direction et à la possession des grandes entreprises. Au sujet du premier point, M. Hughes analyse les raisons susceptibles de retenir encore un certain temps nos techniciens dans les carrières commerciales, les carrières bureaucratiques ou les activités économiques qui ne les obligent pas à quitter notre milieu culturel. Quant à l'ascension vers la propriété des grandes industries, quelques exemples récents prouvent de nouveau qu'elle peut être réalisée. Ces exemples prouvent aussi que les Canadiens français ont les qualités nécessaires pour réussir dans les « grandes affaires ». Mais là n'est pas le problème.

 

Les Canadiens français qui ont atteint ces sommets ne l'ont pu qu'en produisant (qu'il s'agisse de briques, de textile, de bière, de navires Ou de munitions) pour un marché national, continental ou international et qu'en utilisant les mêmes institutions et les mêmes procédés qui ont cours dans le monde technologique et financier nord-américain. Au surplus, il semble peu probable que ces cas de réussite se multiplient ou se généralisent. Notre époque, après avoir assisté à la dépersonnalisation de la propriété industrielle assiste maintenant à la dénationalisation de celle-ci. M. Hughes nous rappelle avec un grand réalisme que « c'est le sort du Québec de connaître sa gigantesque expansion industrielle à un moment où le capitalisme (est devenu) un encerclement colossal, inéluctable, d'institutions impersonnelles ». Notre époque n'est plus celle « où d'immenses fortunes pouvaient s'édifier dans l'industrie ». Le nouvel industrialisme ne produit plus des « hommes entreprenants qui consacrent avec succès toute leur vie et leurs talents au service des grandes institutions industrielles ». La carrière de ces grands fonctionnaires de l'industrie, comme M. Hughes l'indique enfin, exige qu'en plus d'être appelés à circuler de pays en pays, ils s'identifient, dans leur vie professionnelle et sociale, avec la « fraternité des hommes prospères ». Pour le Canadien français, une telle carrière, même si elle se passe au Canada, signifiera l'association intime avec des anglophones et l'adoption de l'anglais comme langue pratique.

 

Qu'on le déplore ou non, la reconquête économique par les Canadiens français dont on a tant parlé depuis vingt ans ne peut s'accomplir à notre époque sous l'inspiration d'une philosophie artisanale ni par les soins d'un patronat de type personnel qui caractérisaient une époque révolue. Le dilemme souligné par M. Maurice Tremblay est inéluctable : il est impossible de vouloir à la fois perpétuer certains postulats du nationalisme canadien-français et entrer en concurrence réelle avec les entreprises capitalistes canadiennes et nord-américaines. « Il était et il est encore utopique, écrit-il avec beaucoup de justesse, de prétendre appliquer telle quelle une philosophie traditionnellement ethnocentrique à un ordre économique qui s'exerce dorénavant à l'échelle continentale ». Vouloir concilier ces deux données incompatibles signifie se placer dans une situation contradictoire. La persistance d'une telle contradiction entraîne le désarroi idéologique et psychologique dont parle encore M. Tremblay.

 

Comment nous dégager de ce désarroi et nous acheminer sur des voies prometteuses tout en demeurant fidèles à notre culture ? M. Minville a raison de rappeler que « ce qui dans notre passé social doit être retenu, c'est l'esprit dont procédaient les institutions, les modes de vie ». C'est cet esprit, alerté au contact de situations nouvelles, qui doit permettre à la culture canadienne-française d'intégrer les éléments de la technologie industrielle moderne nécessaires à la prospérité économique. Mais ce serait succomber à l'erreur contre laquelle nous met en garde Herbert Frankel, d'opposer comme deux entités antinomiques la civilisation industrielle et la culture canadienne-française. Toutes les cultures modernes se sont incorporé, à des degrés divers, la technologie, le régime de travail et les institutions financières et sociales dont l'ensemble caractérise l'industrialisme moderne. Celui-ci n'est, de soi, ni matérialiste ni quantitatif. C'est aux individus et aux civilisations qui l'utilisent qu'il incombe de lui accorder son importance relative dans leur philosophie de la vie et dans l'échelle des valeurs qu'ils établissent entre les préoccupations spirituelles, intellectuelles et matérielles de l'homme. L'usine d'Arvida ne semble pas plus nocive en soi qu'un atelier de menuiserie, et il n'apparaît pas plus malaisé pour le président d'une avionnerie ou le tisserand anonyme de Magog de garder le sens. de la responsabilité ou de devenir des lettrés ou des saints que pour le cultivateur de Saint-Augustin ou le modeste patron d'une fabrique de chaussures. Les valeurs de civilisation, en définitive, résident dans le cœur de l'homme individuel et c'est lui qui doit décider de l'usage qu'il doit en faire.

 

Ces problèmes économiques et culturels ne sont pas particuliers au Canada français. Pour autant, il importe de les considérer dans la perspective d'une comparaison avec d'autres pays anciens et contemporains dont l'aventure fut semblable à la nôtre, et non plus de façon exclusivement introspective. Un tel effort d'objectivation entraînera une plus grande auto-détermination et une libération.

 

C'est grâce à une telle franchise que, dans le cadre de la Confédération canadienne, nos relations avec nos compatriotes anglophones ont acquis l'allure sereine que nous leur connaissons. Ces relations sont maintenant bien engagées. On abandonne petit à petit l'aigreur ou le lyrisme qui nous empêchait jadis d'être francs les uns avec les autres. Il y aura toute une histoire à écrire des étapes qui ont rendu possible ce duo presque harmonieux [14]. La phase difficile de notre mariage de raison avec le Canada est en voie de prendre fin. Notre pays reconnaît maintenant de plus d'une manière qu'il est composé de deux grands groupes ethniques et qu'il est essentiellement inspiré par deux civilisations. Le Rapport Massey-Lévesque (lequel a quand même été interprété dans notre province comme un acte hostile et néfaste) a officiellement reconnu ce fait capital. Nous n'avons plus à justifier notre présence. Les premiers occupants du pays (après les Indiens) ont droit de cité. Comme le rappelait très récemment le vice-recteur de l'Université Laval, Mgr A.-M. Parent, « par son importance numérique aussi bien que par la valeur des traditions dont il est le dépositaire et le dispensateur, le groupe français est devenu un élément essentiel de la physionomie propre de notre pays dont il contribue à accroître la richesse spirituelle » [15].

 

Nous avons même été trop peu conscients du fait que notre crise de croissance politique en tant que groupe ethnique a de beaucoup devancé, mutatis mutandis, celle du Canada en tant que nation. Il est regrettable que nous ayons si longtemps persisté à parler des « Anglais » alors qu'il en restait si peu en ce pays. Nous avons porté trop peu d'attention à l'avènement d'un sobre nationalisme canadien qui nous doit beaucoup (16). Notre propre prudence politique, peut-être mêlée d'astuce normande, est de beaucoup antérieure à la pondération que manifeste le Canada dans ses relations internationales.

 

Ceci ne signifie pas que la situation des Canadiens français, si elle est maintenant reconnue sur le plan national et politique, n'en demeure pas moins difficile. Loin de là. Nous sommes une enclave culturelle. Liés à Rome par la religion et à la France par la civilisation, nous sommes l'un des deux éléments politiquement essentiels d'un pays qui est lui-même, par vocation géographique, partie d'un triangle nord-atlantique. Si nous sommes nord-américains par naissance, nous sommes français par la civilisation et la langue, catholiques par tradition ou par conviction. Plusieurs questions qui se présentent comme des dilemmes exigeront des solutions prochaines. Comment concilier le souci d'une certaine prospérité temporelle collective avec les exigences spirituelles de la culture et du christianisme dont nous nous réclamons ? Comment atteindre un contrôle efficace de l'économie de notre partie de continent en face des impératifs du capitalisme moderne ? Chaque individu peut trouver facilement ses propres réponses. Mais que fera la collectivité ?

 

Jean-C. FALARDEAU


[1]    De quelques manières de concevoir l'« évolution technique », Bulletin international des Sciences sociales, vol. IV, no 2, été 1952, pp. 272-279. Le passage cité est directement traduit de l'édition anglaise.

[2]    Cyrille VAILLANCOURT et Albert FAUCHER, Alphonse Desjardins, pionnier de la Coopération d'épargne et de crédit en Amérique, Éditions Le Quotidien, Lévis, 1950.

[3]    Esdras MINVILLE, “Economic and social tendencies of French Canada”, University of Toronto Quarterly, vol. XIX, No. 2, January 1950, pp. 141-157.

[4]    Ibid., p. 145.

[5]    Voir, Georges LANGLOIS, Histoire de la population canadienne-française, Éditions Albert Lévesque, 2e édition, Montréal, 1935, Première partie, Livre III, eh. IV, pp. 171-184.

[6]    Everett-C. HUGHES, French Canada in transition ou Rencontre de deux mondes, ch. XIX.

[7]    Voir, André LAURENDEAU, Y a-t-il une crise du nationalisme ? L'Action nationale, vol. XL, no 3, décembre 1952, vol. XLI, no 1, janvier 1953.

[8]    Robert K. MERTON, Éléments de méthode sociologique, Paris, Librairie Plon, 1953, traduction Henri Mendras, ch. IV, p. 170.

[9]    Le Québec et les États-Unis, 1867-1937, dans Les Canadien et français et leurs voisins du sud, publié sous la direction de Gustave Lanctôt, Montréal, Éditions Bernard Valiquette, 1941, ch. VII, pp. 269-310.

[10]   Ibid., pp. 304, 309.

[11]   Reflets d'Amérique, Montréal, Éditions Bernard Valiquette, 1941.

[12]   Guy ROCHER, Industrialisation et culture urbaine, dans Contributions à l'Étude des sciences de l'homme, Montréal, 1952, no 1, p. 167.

[13]   Voir, Roch VALIN, Quelques aspects linguistiques de l'enseignement du français, Nouvelle Revue Canadienne, vol. II, no 6, juin-juillet 1953, pp. 333-341.

[14]   En fait, cette histoire a commencé d'être écrite. Le Conseil canadien de Recherche en Sciences sociales a amorcé, depuis quelques années, une vaste série d'études actuellement en cours sur les principaux aspects des relations Anglais-Français au Canada.

[15]   Discours présidentiel au cinquième congrès de l'Association canadienne des Éducateurs de langue française, à Saint-Boniface, Manitoba, le 7 août 1953.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Charles Falardeau, sociologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le vendredi 8 juin 2007 14:23
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cegep de Chicoutimi.
 



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