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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Jean-Charles FALARDEAU, “L’industrialisation au Québec.” Un article publié dans L’ÉTUDE DE LA SOCIÉTÉ, Section 3: “Société traditionnelle et société technologique”, pp. 100-109. Textes recueillis et présentés par Jean-Paul Montminy. Québec: Les Presses de l’Université Laval, 1965, 517 pp. [Autorisation formelle accordée le 4 mai 2010, par le directeur général des Presses de l’Université Laval, M. Denis DION, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[100]

Jean-Charles Falardeau (1914-1989)

Sociologue, Faculté des sciences sociales,
Université Laval

L’industrialisation au Québec.” [1]

Un article publié dans L’ÉTUDE DE LA SOCIÉTÉ, Section 3: “Société traditionnelle et société technologique”, pp. 100-109. Textes recueillis et présentés par Jean-Paul Montminy. Québec : Les Presses de l’Université Laval, 1965, 517 pp.



Des remarques de l'économiste Herbert Frankel peuvent aider à mettre à point notre jugement sur l'aventure québécoise. On est en général trop porté, écrivait-il récemment [2], à parler des "conséquences sociales des changements technologiques". Nous présumons invariablement que, d'une part, il y a une cause, l'industrie, et d'autre part, un état social qui en est la conséquence. "Nous avons pris l'habitude de considérer les changements technologiques... comme une force indépendante qui, en agissant sur la société, déclenche certaines réactions". Or, ce faisant, nous méconnaissons que les changements technologiques eux-mêmes sont une conséquence sociale. L'introduction dans une société de nouveautés techniques ou d'industries nouvelles présuppose des modifications fondamentales dans les structures juridiques, économiques et politiques de cette société. L'état social doit rendre possible, à un moment donné, l'implantation de l'industrialisme. Le degré de disponibilité de l'état social peut varier mais celui-ci doit, jusqu'à un certain point, coopérer avec le changement. Changements technologiques et états sociaux sont intimement conjugués et c'est cette conjugaison continue qui constitue le processus de l'évolution sociale.

Si l'on y regarde de près, l'évolution québécoise ne fut, en définitive, rien d'autre que l'expérience à l'échelle régionale d'une immense évolution économique qu'ont dû subir, à diverses périodes de l'histoire, toutes les régions nord-américaines. Bien que nous soyons naturellement portés à prêter surtout attention aux brusques transformations des années 1920 et des quinze dernières années, ces sursauts ne doivent pas nous faire perdre de vue que l'industrialisation du Québec fut dans l'ensemble un phénomène graduel.

[101]

La Confédération canadienne, créée dans une très large mesure pour des raisons d'ordre économique, rendit notre province irrévocablement solidaire d'une économie nationale dont l'histoire fut un constant jeu et contre-jeu d'équilibre entre les unités géographiques et politiques qui la constituent. L'aventure économique du Québec est inséparable de celle de l'Ontario. Bien plus, le voisinage des États-Unis, sans lequel l'histoire du Canada français ne peut non plus se comprendre, devait tôt ou tard faire de notre territoire à la fois un milieu d'expansion pour la technologie américaine et un marché pour sa production.

L'étude de MM. Faucher et Lamontagne rappelle quelle importance il faut respectivement accorder aux facteurs géographiques locaux et continentaux, à l'évolution de la technologie et aux politiques douanières pour rendre compte du développement industriel québécois depuis un siècle. Nous avons connu des commencements industriels successifs. Entre certains d'entre eux, il y eut des hiatus. Quelques-uns sont accrochés en se superposant les uns aux autres. Ce fut l'essor de la construction maritime au milieu du XIXe siècle, suivi d'un moment de répit. Le tournant du XXe siècle fut l'époque de l'industrie du cuir, de l'exploitation de l'amiante et des ressources forestières, de la fabrication du tabac et des textiles. Depuis les alentours de 1920 sont survenues les industries associées aux découvertes minéralogiques ou au harnachement de l'énergie hydro-électrique : fabrication de la pâte, du papier et de l'aluminium, exploitation des gisements miniers du bouclier laurentien, industrie chimique et sidérurgique, fabrication des appareils électriques. Au cours de cette ascension par bonds et par sauts, deux phases capitales sont à distinguer : la longue période (1866-1911) qui comprend les premiers développements correspondant à la fin de l'ère commerciale et une stagnation relative au moment du nouvel industrialisme ; la phase d'intégration complète de l'économie québécoise à l'économie continentale, au cours de laquelle nous avons assisté à des élargissements synchroniques de tous les éléments de l'éventail industriel.

Chaque époque, ou mieux, chaque famille industrielle a embrigadé son contingent de travailleurs. Dans chaque contingent il y avait, en proportion variable selon les époques, de nouveaux venus qui étaient artisans ou fils de cultivateurs de la campagne, et d'anciens ouvriers qui avaient déjà l'expérience d'un métier pratiqué en divers milieux. La mobilité professionnelle des Canadiens français n'a fait très souvent que refléter le passage des travailleurs d'une industrie à une autre lorsque la première périclitait, ou relâchait sensiblement ses activités, ou se transportait d'un lieu à un autre. Mon grand-père maternel, né à Saint-Raymond de Portneuf en 1846, débuta comme menuisier à l'atelier de fabrication de wagons de la Cie Québec et Lac Saint-Jean localisé dans son village, alors un important centre d'activités ferroviaires... Le transfert de cet atelier à Québec vers 1888 le laissa sans emploi. Attiré par les sollicitations d'un cousin émigré aux États-Unis, il déplaça sa jeune famille et s'en fut gagner sa vie, durant cinq ans, comme charpentier, aux mines de cuivre du nord de l'état du Michigan. [102] Revenu à Québec en 1893, il travailla comme charpentier-menuisier, d'abord aux ateliers du Grand-Nord, ensuite à l'emploi de divers entrepreneurs, jusque vers 1920. Durant ses dernières années jusqu'à sa mort en 1926, il fut gardien de nuit dans une grande maison de commerce dont le succès était intimement lié à l'essor industriel d'après-guerre. Il faudrait étudier en détail l'histoire d'un grand nombre d'occupations pour savoir ce que fut, de génération en génération, la montée progressive ou la régression de diverses couches de population dans le nouveau régime de division du travail social. L'histoire des bûcherons serait, par exemple, à ce sujet très révélatrice en ce qu'elle nous ferait voir jusqu'à quel point cette occupation saisonnière est demeurée complémentaire de l'exploitation rurale, et jusqu'à quel point, inversement, elle a constitué un moyen d'acheminement définitif des ruraux vers la vie industrielle.

L'apparente soudaineté de l'industrialisation québécoise tient à ce que certaines de ses conséquences nous sont apparues massivement, il y a à peine vingt ans. Or, déjà à ce moment, le sursaut industriel postérieur à la première grande guerre datait de quinze ans. Il avait mobilisé, comme à notre insu, un plus grand nombre d'ouvriers que jamais auparavant. Mais survint la dépression des années 1930. Le nombre des sans-travail accumulés dans les villes, la nouveauté des problèmes économiques qu'ils posaient et la variété des revendications sociales qu'ils exprimaient nous firent prendre conscience pour la première fois de l'existence des masses urbaines. Indirectement, nous découvrîmes l'ampleur qu'avait prise la vie industrielle dans notre milieu. Ce fut l'heure d'un grand désenchantement, longtemps après le fait accompli.

La deuxième question qui se pose est d'élucider jusqu'à quel point l'état social du Québec était prédisposé à l'industrie. Il importe à ce sujet de distinguer entre les deux phases de notre industrialisation. Durant la première phase, tout au moins à ses débuts, il y eut coïncidence relative entre les exigences technologiques et la tradition artisanale québécoise. Un grand nombre de Canadiens français participèrent comme spécialistes à plusieurs entreprises d'une province qui se trouva à ce moment à l'avant-garde du progrès et des innovations. Rappelons que le premier transocéanique à vapeur, le Royal-Williams, fut construit à Québec. Le canal de Lachine, sans compter les canaux construits par les trafiquants de fourrure à la fin du XVIIIe siècle sur la rivière Ottawa, fut parmi les premiers canaux canadiens. Les premières forges au charbon de bois furent celles de Trois-Rivières et de Batiscan.

La seconde phase présente un tableau fort différent. A l'époque contemporaine, la technologie nord-américaine a constitué une "force indépendante" de la société canadienne-française. Elle a envahi le Québec sous la pression de facteurs que l'étude de MM. Faucher et Lamontagne met en évidence. Toutes les études du symposium établissent aussi que les Canadiens français n'ont, en aucune manière, participé à l'application de cette technologie. Les innovations techniques furent littéralement implantées chez nous par des ingénieurs [103] anglophones. Les institutions nécessaires à la formation des techniciens de type moderne n'existaient pas ici et sont restées durant longtemps au plan élémentaire. Nous nous sommes contentés d'écoles techniques, c'est-à-dire d'institutions où l'on devait tenter de transformer rapidement les héritiers d'une tradition artisanale en ouvriers du XXe siècle. Ce n'est que tardivement, vers 1920, que l'on entreprit de former des candidats qui fussent aptes à coopérer à l'effort technologique sur le plan de l'imagination créatrice. Je sais qu'il y eut aussi, très tôt, l’Ecole Polytechnique de Montréal, mais il reste à déterminer si le sens de son orientation initiale réelle contredit substantiellement nos affirmations.

Quant au rôle qu'ont pu jouer nos institutions financières dans la mise en branle des industries, les faits connus ne permettent aucune affirmation générale. On ne connaît pas assez l'histoire d'établissements bancaires tels que la Caisse d'Economie de Notre-Dame-de-Québec et la Caisse d'Economie du District de Montréal, de la Banque Nationale, et leurs grands directeurs. Ce que l'on sait des Caisses populaires Desjardins [3] est qu'elles ont surtout prêché l'épargne et peu incité aux initiatives nouvelles. Elles ont maintenu à un minimum la propension à investir, accréditant ainsi l'idée que les Canadiens français sont destinés aux "petites affaires" [4].

À la vérité, déjà il y a plus d'un siècle, Etienne Parent exhortait ses compatriotes à jouer un rôle actif dans la vie économique du pays. Joseph Bouchette et Errol Bouchette répétèrent plus tard l'injonction avec un accent d'alarme et d'angoisse. Plus près de nous, ce fut le labeur méritoire de toute la vie d'un Montpetit de prouver aux Canadiens français que l'activité ou le risque économique ne comportent aucun stigmate [5]. Ces objurgations fouettèrent la curiosité sans animer d'entreprises audacieuses. Jusqu'à une époque très récente, les Canadiens français se sont plutôt révélés d'habiles dirigeants d'entreprises commerciales que de grands capitaines d'industrie. La fin du XIXe siècle vit une remarquable efflorescence, tant à Québec qu'à Montréal, de maisons de commerce canadiennes-françaises qui furent fondées modestement et devinrent en moins d'une génération de grands et prospères établissements. Mais les remarques de M. Minville et de M. Hughes soulignent le décalage considérable entre la grande société financière, anonyme et complexe, qui domine l'industrie moderne, et le type d'entreprise à caractère personnel ou familial qui correspondait à nos habitudes économiques. Les techniques de l'industrie moderne exigent d'immenses mises de capitaux. La production industrielle, pour être rentable, doit se pratiquer [104] sur une très grande échelle. Il était presque inévitable que le capital nécessaire à l'industrie nous vînt des États-Unis.

Pour toutes ces raisons et d'autres que l'histoire établira, certains éléments de l'état social du Québec ou bien se sont aisément prêtés, ou bien se sont spontanément associés à l'importation des industries de la deuxième phase. En premier lieu, la mobilité artisanale que l'on vient d'évoquer était, de sa nature, utilisable par le nouvel industrialisme capitaliste. Sans tradition syndicale, sans organisation ouvrière encore bien définie, l'artisan canadien-français rural ou urbain était une recrue toute désignée pour l'usine et la filature. Evoquons en outre encore une fois le truisme que le régime familial canadien-français, exigeant à chaque génération le départ de tous les enfants non-héritiers, postulait un débouché constant pour ce trop-plein de population. Les régions nouvelles à coloniser, les villes de la Nouvelle-Angleterre et du Centre américain, l'Ouest canadien, ont successivement rempli cette fonction de déversoir. L'histoire de ce perpétuel mouvement démographique nous est familière, en particulier celle du regrettable exode vers les États-Unis où l'on estime qu'environ 400,000 Canadiens français ont émigré entre 1871 et 1931 [6]. À chacune de ces époques, l'établissement d'industries nouvelles est venu faciliter l'absorption sur place d'une partie de cette population migratrice par nécessité. Depuis la première grande guerre, compte tenu des nouveaux colons qui se dirigèrent vers la Gaspésie et l’Abitibi, les filatures et les usines devinrent les seuls débouchés disponibles.

L'accord social avec l'industrie fut explicite sur le plan politique. Le pouvoir politique québécois, par son action législative, par des gestes financiers et par des mesures juridiques de toutes sortes a attiré dans notre milieu les entreprises industrielles étrangères. Non seulement il a accueilli ces partenaires tout-puissants de notre vie économique mais il les a invités à la danse, en leur offrant souvent le bâton de chef d'orchestre. Il y a toute une tradition québécoise, depuis Chapleau et Mercier, d'hospitalité joyeuse envers le capital et les magnats américains. Qu'il suffise d'évoquer la politique de concessions à perpétuité d'immenses portions du domaine public aux compagnies américaines fabricantes de pâte et de papier, établie par le gouvernement Gouin et poursuivie par tous les gouvernements subséquents ; les dégrèvements d'impôts accordés aux entreprises minières et hydro-électriques ; les ententes officieuses ou occultes aux termes desquelles de puissants intérêts étrangers se sont vu octroyer des privilèges étonnants. Sans oublier les cas innombrables où, nonobstant les textes officiels de la législation du travail, le pouvoir politique s'est allègrement constitué l'allié des employeurs étrangers dès qu'il s'agissait de reconnaissance ou de revendication syndicales. Le P. Cousineau et M. Jacques Perrault [105] précisent en quel sens la formule des "syndicats de compagnie" fut invariablement l'expression et l'instrument d'une politique conjointe de paternalisme d'allure libérale mais foncièrement anti-syndical. En fait, cette alliance intime entre le pouvoir politique québécois et les patrons lointains, généralement anonymes, des entreprises industrielles, est une caractéristique marquante d'une longue période historique - dont on peut se demander encore si elle est réellement terminée.

Seule une étude approfondie, encore à venir, de ces aspects de notre histoire économique et politique nous permettrait d'apprécier combien les Canadien français ont coopéré à ce qu'on a appelé l'invasion de leur société par l'industrie. Je dis bien les Canadiens français, car on pourrait alléguer que seuls les gouvernements québécois, un peu à la manière d'une cinquième colonne, ont sollicité l'invasion tandis que la masse de la population, au contraire, l'a subie. Or, tel n'est pas tout à fait le cas. Notre société a consenti à l'industrialisation ainsi qu'à la façon dont celle-ci s'est accomplie, y compris les condescendances politiques qui l'ont rendue possible et qui l'ont accélérée. Il est vrai qu'en général une société est volontiers passive devant les faits politiques accomplis, surtout dans le domaine économique. Mais la politique des gouvernements québécois n'aurait pu se perpétuer durant un demi-siècle, quel que fût le parti au pouvoir, si elle n'eût été supportée par un climat social approbateur sinon par l'appui favorable d'une très grande variété de groupes. Ce consentement eut des motivations et prit des formes diverses selon les couches de la population. Pour les travailleurs, qu'ils fussent d'extraction rurale ou urbaine, l'industrie a signifié un gagne-pain. Les classes moyennes et bourgeoises y ont vu, à cause de l'expansion du commerce et des établissements de service qu'elle provoquait, un facteur croissant de prospérité. Ce n'est qu'au moment et à la suite de la dépression de 1930 que les individus et les groupes économiquement vulnérables se mirent à condamner les propriétaires d'industrie.

……………………………………………….

Depuis quelques années, en particulier depuis la Lettre pastorale collective sur le problème ouvrier de 1949, les chefs ecclésiastiques eux-mêmes reconnaissent combien une certaine conception traditionnelle du Canada français s'était éloignée de la réalité. En outre, par la force des choses, le clergé séculier et régulier s'est recruté de plus en plus dans les milieux ouvriers. Ces prêtres ont connu d'expérience personnelle, dans leur famille, les conditions de la vie ouvrière et urbaine ; ils en savent les difficultés et les grandeurs. Le sens plus réaliste de leur apostolat n'est pas 1'un des moindres facteurs qui expliquent l'ampleur récente qu'a prise le syndicalisme catholique.

Tous les facteurs individuels et sociaux qui ont entraîné la rénovation contemporaine de ce syndicalisme catholique dans notre province ne pourront être dégagés que par les sociologues de l'avenir. Cette rénovation, œuvre de jeunes [106] chefs clairvoyants secondés par de généreux conseillers ecclésiastiques, constitue très probablement le plus remarquable phénomène de dynamisme réaliste qui se soit produit dans notre société à notre époque. La qualité de ce phénomène imprévisible tient à une conjoncture d'heureux événements inédite dans notre histoire : le réalisme avec lequel on a diagnostiqué, sous tous ses aspects, la situation des ouvriers dans notre milieu ; l'intrépidité avec laquelle on a rejoint le sens profond de la philosophie sociale de l'Eglise que des intérêts établis avaient trop souvent édulcorée ; la franchise avec laquelle on a posé les conditions du bien-être économique et moral des ouvriers ; la largeur de vue avec laquelle on a proposé la coopération avec les autres mouvements syndicaux et entrepris l'éducation du sens de la responsabilité sociale chez les travailleurs.

Le syndicalisme a peut-être contribué à cristalliser davantage une conscience de classe qui existait de façon diffuse chez les ouvriers québécois. Ce qui n'a pu se produire en 1930 à cause de l'état d'esprit nationaliste s'est ostensiblement manifesté depuis la deuxième guerre mondiale. Les attitudes qu'on a prises au sujet du syndicalisme, les réactions publiques qui se sont exprimées a l'occasion des deux grèves retentissantes d’Asbestos en 1949 et de Louiseville en 1952 et de la grève au magasin Dupuis de Montréal en 1952 ont sûrement révélé avec plus de netteté que jamais le clivage qui sépare les ouvriers du reste de la population. Le fait significatif est que les ruraux et les "collets blancs" de toutes catégories se dissocient maintenant du monde ouvrier. Deux univers sociaux se sont créés qui ne parlent plus le même langage et qui n'ont de dénominateur commun que ce qui les oppose ethniquement et religieusement au monde extérieur.

Une prise de conscience de plus en plus vive des différences d'intérêts économiques entre les classes contribue, semble-t-il, à atténuer dorénavant les différences ethniques et religieuses entre les Canadiens français et le reste du pays. De plus en plus les réactions sociales de notre milieu sont des réactions de classes. Notons seulement, comme expression de cette tendance, le ralliement du syndicalisme catholique et des fédérations syndicales nationales, la collaboration entre la Fédération des Chambres de commerce québécoises et les Chambres canadiennes ainsi que l'engagement de plus en plus actif des Canadiens français de divers groupes commerciaux et professionnels dans les associations nationales ou américaines.

De fait, le processus fondamental de notre société dont traitent directement ou indirectement les études de ce volume et dont l'industrialisation ne fut en définitive qu'une des manifestations est celui de l'américanisation. Pas plus que le Canada tout entier, nous ne pouvions échapper à la pénétration multiforme de notre milieu par les institutions et les modes de vie et de pensée de la civilisation américaine. Le bilan général de l'étendue de l'influence américaine dans les domaines politique, économique et social, établi par M. Gustave [107] Lanctot en 1941, conserve toute son actualité [7]. M. Lanctot observait que cette américanisation se révélait plutôt dans l'existence matérielle que dans la vie morale mais que "le Québécois, matériellement américanisé, n'a guère de réadaptation à faire pour s'américaniser de maintes façons socialement et moralement" [8]. M. Minville, à la suite de M. Montpetit [9], note avec une juste perplexité quels dangers accrus la promiscuité du géant du sud comporte pour la culture canadienne-française. Je sais qu'il est facile d'énumérer les méfaits du magazine, d'une certaine littérature du dimanche, de la radio et du cinéma américains. Ces produits élémentaires et fréquemment toxiques ne peuvent être considérés comme l'expression de la totalité de la civilisation américaine. Il n'en reste pas moins que ces virus filtrants ont infiniment plus métamorphosé mentalement la masse de notre population que n'ont eu d'influence sur notre "élite" la pensée d'un John Dewey, la revue Commonwealth ou Partisan Review. Nos façons de construire une maison, de manger, de nous récréer, toutes nos habitudes de vie quotidienne ainsi que beaucoup de nos formes d'ambition professionnelle ou sociale sont devenues les mêmes que celles du reste du continent.

Inutile d'énumérer les agents de cette américanisation qui ont inclus, bien avant les touristes saisonniers, les agents d'assurance et les techniciens de l'industrie, nos propres grands-parents ou leurs cousins qui émigrèrent en Nouvelle-Angleterre et ré-importèrent dans notre campagne et nos villages le mirage des "villes des États". Tout bien considéré, la notion d'américanisation n'est pas loin de désigner les mêmes réalités que sous-entend le concept d'urbanisation. Les causes et les modes du développement urbain en notre province furent américains par nature. La métropole montréalaise en représente la synthèse finale en même temps que le prototype et le lieu constant d'inspiration. On ne se rend peut-être pas assez compte du fait que la conurbation métropolitaine de Montréal contient environ la moitié de la population urbaine de la province. Devenue le lieu de convergence du réseau routier qui la relie de façon de plus en plus rapide avec toutes les régions de la province, elle est aussi, par le commerce, la radio et la concentration des activités sportives et culturelles, le centre de diffusion de la civilisation urbaine dans notre milieu [10]. Elle est, par vocation inéluctable, le lieu où les problèmes se posent d'abord, où se concrétisent les modèles nouveaux d'action et de pensée, où se produisent les chocs sociaux importants, où s'élaborent les institutions nouvelles et où s'accentue la sécularisation de la pensée canadienne-française.

[108]

C'est contre certaines formes de cette civilisation urbaine et américaine fondamentalement antinomiques avec sa philosophie de la vie et sa philosophie tout court, que le Canada français oppose opiniâtrement l'affirmation de son identité religieuse et culturelle. Là réside le vrai drame de notre société plutôt que sur le plan des relations avec nos compatriotes de langue anglaise ou de nos relations constitutionnelles avec le gouvernement fédéral. Or, les observateurs de ce drame ne parviennent pas à être optimistes [11]. D'une part, le nombre de ceux qui résistent consciemment à l'américanisation du langage et de la pensée augmente constamment : on les retrouve dans l'enseignement universitaire et secondaire, dans les beaux-arts et les lettres, à la radio, dans le journalisme. Ils constituent une avant-garde de plus en plus lucide et résolue à purifier notre culture par une osmose plus intense avec la civilisation française. Mais il semble qu'au fur et à mesure que cette avant-garde croît en nombre et en sagesse, l'écart s'élargit entre elle et la masse de la population. On croit voir s'ouvrir une paire de ciseaux.

C'est à ce carrefour de la lutte pour la préservation de la culture que se situe la douloureuse responsabilité des institutions d'enseignement du Québec, aux plans universitaire, secondaire et primaire. Les réflexions de M. Arthur Tremblay reflètent le souci crucial des éducateurs et l'état radicalement insatisfaisant de notre système d'enseignement. Le collège classique, dont M. Maurice Tremblay a montré qu'il était au centre de notre structure sociale, en est rendu à une croisée qui l'oblige à reviser la modalité de ses fonctions éducatrices et sociales et reconnaître toutes les exigences de son caractère à la fois secondaire et universitaire. D'autres institutions d'enseignement secondaire ont proliféré. Tous leurs élèves ne peuvent encore accéder directement à l'université, bien que ce soit parmi eux que se trouve la plus forte proportion des candidats aux carrières nouvelles du commerce et de l'industrie. Le cul-de-sac de l'enseignement primaire a été battu en brèche : il reste à le faire déboucher sur le palier pré-universitaire tout en préservant ce qu'il y a d'authentique dans notre tradition humaniste. À quoi M. Hughes ajoute que les universités du Québec seraient sages, avant d'importer directement des programmes d'enseignement "adaptés" aux exigences de la vie industrielle, de "vérifier si ceux-ci ont atteint leurs objectifs" là où ils ont été mis à l'essai. "L'adaptation des institutions d'enseignement du Québec aux carrières industrielles, dit-il, doit se baser sur les réalités actuelles ou prévisibles du Québec et non sur des expériences infructueuses de l'étranger". Il est symptomatique, par exemple, que l'un des plus persévérants efforts de l'Université Laval depuis quelques années, maintenant que son enseignement des sciences et de la philosophie est solidement établi, ait porté du côté de la pédagogie et des sciences sociales : celles-ci pour entraîner à une connaissance [109] plus complète de notre société, celle-là pour éclairer les éducateurs et inspirer l'ensemble du système scolaire qui prépare les jeunes à la vie sociale.

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Nous sommes une enclave culturelle. Liés à Rome par la religion et à la France par la civilisation, nous sommes l'un des deux éléments politiquement essentiels d'un pays qui est lui-même, par vocation géographique, partie d'un triangle nord-atlantique. Si nous sommes nord-américains par naissance, nous sommes français par la civilisation et la langue, catholiques par tradition ou par conviction. Plusieurs questions qui se présentent comme des dilemmes exigeront des solutions prochaines. Comment concilier le souci d'une certaine prospérité temporelle collective avec les exigences spirituelles de la culture et du christianisme dont nous nous réclamons ? Comment atteindre un contrôle efficace de l'économie de notre partie de continent en face des impératifs du capitalisme moderne ? Chaque individu peut trouver facilement ses propres réponses. Mais que fera la collectivité ?



[1] Ce texte reproduit de longs passages du chapitre XII, intitulé Perspectives, qui constituait la conclusion du volume Essais sur le Québec contemporain, publié sous la direction de Jean-C. FALARDEAU, Québec, Presses de l’Université Laval, 1953.

[2] De quelques manières de concevoir l’évolution technique", Bulletin international des Sciences sociales, vol. IV, no 2, été 1952, pp. 272-279. Le passage cité est directement traduit de l'édition anglaise.

[3] Cyrille VAILLANCOURT et Albert FAUCHER, Alphonse Desjardins, pionnier de la Coopération d'épargne et de crédit en Amérique, Lévis, Editions Le Quotidien, 1950.

[4] Esdras MINVILLE, "Economic and social tendencies of French Canada", University of Toronto Quarterly, vol. XIX, no. 2, January 1950, 141-157.

[5] Ibid., p. 145.

[6] Voir Georges LANGLOIS, Histoire de la population canadienne-française, Montréal, Editions Albert Lévesque, 2e édition, 1935, Première partie, Livre III, ch. IV, pp. 171-184.

[7] "Le Québec et les États-Unis, 1867-1937", in Les Canadiens français et leurs voisins du sud, publié sous la direction de Gustave LANCTOT, Montréal, Éditions Bernard Valiquette, 1941, ch. VII, pp. 269-310.

[8] Ibid., pp. 304, 309.

[9] Reflets d'Amérique, Montréal, Editions Bernard Valiquette, 1941.

[10] Guy ROCHER, "Industrialisation et culture urbaine", in Contributions à l'Étude des sciences de l'homme, Montréal, 1952, no 1, 167.

[11] Voir Roch VALIN, "Quelques aspects linguistiques de l'enseignement du français", Nouvelle Revue Canadienne, vol. II, no 6, juin-juillet 1953, 333-341.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Charles Falardeau, sociologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le mardi 12 novembre 2013 8:59
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie rtetraité du Cegep de Chicoutimi.
 



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