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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du livre de M. Jean-Charles Falardeau (1914-1989), “L'évolution de nos structures sociales”. Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Marcel Rioux et Yves Martin, La société canadienne française, pp. 119-133. Montréal: Les Éditions Hurtubise HMH ltée, 1971, 404 pp. [Version française d'un chapitre extrait de: Jean-Charles Falardeau, éd., Essais sur le Québec contemporain, Québec, Les Presses Universitaires Laval, 1953, 101-122.

Jean-Charles Falardeau (1914-1989) 

“L'évolution de nos structures sociales”

 

Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Marcel Rioux et Yves Martin, La société canadienne française, pp. 119-133. Montréal : Les Éditions Hurtubise HMH ltée, 1971, 404 pp. [Version française d'un chapitre extrait de : Jean-Charles Falardeau, éd., Essais sur le Québec contemporain, Québec, Les Presses Universitaires Laval, 1953, 101-122. - La section de ce chapitre portant sur « les relations entre le clergé et la société » n'est pas reproduite ici ; on trouvera, sur cette question, un exposé plus complet dans l'article du même auteur, également inclus dans ce volume : « Rôle et importance de l'Église au Canada français ».] 

 

Introduction
 
I. Évolution des structures écologiques
 
Types d'agglomérations
Structure écologique des agglomérations urbaines
 
II. Évolution des structures sociales
 
Différenciation professionnelle
La famille
Les classes sociales
 
III. Changements dans les valeurs et les attitudes

 

Introduction

 

Très rares sont les ouvrages sur la société canadienne-française qui aient décrit les traits marquants de sa culture et les éléments distinctifs de sa structure. Assez souvent, au contraire, les travaux d'observateurs étrangers pourtant animés de bonnes intentions ont exagérément souligné son caractère exotique et ont, pour autant, déformé son vrai visage. C'est au pionnier canadien de la sociologie, Léon Gérin, que nous devons la seule bonne monographie sur le Canada français rural du passé. [1] Plus récemment, Horace Miner a analysé méthodiquement une communauté rurale contemporaine. [2] Quiconque depuis dix ans a traité des changements provoqués par l'industrialisation et l'urbanisation s'est plus ou moins inspiré de la pénétrante monographie d'Everett-C. Hughes, French Canada in Transition [3] laquelle, bien que consacrée à une localité particulière, Cantonville, débouche de plus d'une façon sur l'ensemble de notre évolution sociale. Un certain nombre de travaux entrepris à l'Université de Montréal et à l'Université Laval depuis quelques années révèlent la première tentative, de la part des chercheurs canadiens-français, pour étudier leur société de façon complète et réaliste - en elle-même, en tant que partie constituante du Canada et en tant qu'enclave du continent nord-américain.

 

La présente étude tente de résumer les résultats de ces premiers travaux. [4] Notre intention est surtout de déterminer quelle a été la part de l'industrialisation dans les changements que l'on peut observer dans les structures anciennes de notre société. Une telle enquête, à notre avis, doit clarifier au préalable deux ou trois questions fondamentales. Quelles sont les institutions traditionnelles qui ont résisté au changement ? Quelles sont celles qui ont été altérées ? Celles qui sont devenues désuètes ou qui ont été tout simplement abandonnées ? Quelles sont les structures nouvelles qui ont été importées ou qui ont été créées de toutes pièces en réponse à des situations mouvantes ? L'état actuel de l'observation de ces phénomènes ne permet guère plus qu'une ébauche d'analyse. Ces questions pourtant ne peuvent être éludées. Il faut en chercher les réponses, même provisoires, à partir d'une comparaison de l'état ancien et de l'état actuel de l'ensemble de notre société.

 

Notre tâche, en somme, consiste surtout à tracer des voies de recherche. Nous le ferons en distinguant trois niveaux de phénomènes. Tout d'abord, le plan écologique où l'on cherche à saisir les formes d'organisation territoriale des agglomérations locales. En second lieu, le plan où se manifestent les modalités de la division du travail social, les transformations de la structure de la famille, l'évolution de l'institution paroissiale, les types de relations nouvelles entre le clergé et les populations urbaines, les formes de communication entre Canadiens français et Canadiens anglais. Enfin, le plan où l'on peut déceler des valeurs, des attitudes collectives et des conceptions nouvelles de l'existence qui se font jour dans des secteurs de plus en plus diversifiés de la collectivité canadienne-française. 

 

I. Évolution des structures écologiques

 

Au Québec comme ailleurs, l'industrie a fait éclater les agglomérations existantes et en a créé de nouvelles. On trouve cependant beaucoup d'agglomérations, parfois des villes de dimensions imposantes, dont la principale fonction est loin d'être industrielle. En d'autres villes, l'industrie et les autres activités économiques ont une importance égale. Comme Faucher et Lamontagne le signalent dans leur étude historique [5], des complexes géographiques et industriels typiques ont été créés à des étapes successives de notre développement industriel. Surtout depuis les années vingt, celui-ci a entraîné une compartimentation de la province en nouvelles régions économiques. Les études récentes les mieux documentées reconnaissent les quinze régions mentionnées par Keyfitz [6], et c'est la tâche des spécialistes de la géographie économique de les délimiter et de les décrire plus en détail. Qu'il suffise de rappeler que les types d'agglomérations urbaines et semi-urbaines varient d'une région à l'autre et, à l'intérieur des diverses régions, selon les industries dominantes. 

 

Types d'agglomérations

 

La plupart des modes de classification des agglomérations urbaines du Québec sont basés sur des critères tels que la population, le statut juridique ou les fonctions administratives. Ces critères cependant n'ont qu'une signification secondaire ou indirecte. Une nouvelle typologie, rendant mieux compte de la réalité, s'impose et elle devrait être établie en fonction du degré d'industrialisation. Deux considérations primordiales doivent guider le choix des critères de classification. 1˚ L'industrie a-t-elle précédé ou suivi l'établissement de l'agglomération ? 2˚ À quelle époque de l'histoire du Québec l'industrie a-t-elle donné naissance à l'agglomération ou l'a-t-elle transformée ? La première question, comme on le verra, est particulièrement significative du point de vue de l'étude de la structure écologique des agglomérations. Elle nous incite à classifier les villes par rapport à deux pôles et, à partir de ceux-ci, à distinguer en outre les villes à industrie unique ou à industries multiples. La seconde question nous reporte à l'évolution économique générale et elle nous fait retenir des critères qui permettront de préciser encore davantage la classification des villes selon le type d'industrie dominante : villes de la pâte et du papier ; villes textiles ; villes minières, etc. Quel que soit son degré de raffinement, une classification des villes contemporaines doit s'ordonner en fin de compte par rapport à trois types principaux d'agglomérations : 1˚ - celles où prédominent une ou plusieurs industries ; 2˚ - celles où d'autres activités économiques sont aussi importantes que l'industrie ; 3˚ -celles où il n'y a pas d'industrie.

 

Le professeur Hughes adoptait un point de vue très voisin de celui-ci quand, en 1936, il proposait une typologie des agglomérations canadiennes-françaises comportant les catégories suivantes : 1˚ - les vieilles paroisses agricoles ; 2˚ - les villages de date plus récente fondés sur l'agriculture ou la pêche ; 3˚ - les petites villes anciennes de population française récemment envahies par l'industrie ; 4˚ - les nouvelles villes des régions frontalières qui doivent leur origine à l'industrie ; 5˚ - les villes plus anciennes à majorité anglaise vers lesquelles ruraux canadiens-français ont émigré comme ouvriers salariés. Montréal et Québec constituaient deux cas à part. [7] 

Des observations plus récentes nous incitent à proposer une classification qui dispose toutes les agglomérations du Québec en un continuum, depuis la ville à industrie unique du type « ville fermée », comme Arvida, jusqu'au centre non industriel, administratif ou scolaire, tels que, par exemple, Nicolet ou L'Assomption. Le classement se présente comme suit : 

1.  Villes à industrie unique qui sont des « villes fermées » ;
2.  Villes comptant une seule industrie ou une industrie dominante - catégorie qui se subdivise en quatre sous-catégories
 
a)  centres de pâte à papier ;
b)  centres d'industrie textile ;
c)  villes minières ;
d)  centres hydro-électriques et chimiques ;
 
3.  Villes mixtes, à la fois industrielles et commerciales ;
 
4.  Villes surtout commerciales ;
 
5.  Villes non industrielles, qui peuvent elles-mêmes se subdiviser en de nombreuses sous-catégories. 

Ici encore, nous considérons Montréal et Québec comme des cas spéciaux. 

Cette typologie est provisoire mais elle nous semble orientée dans la bonne direction, pour autant qu'elle suppose que le trait le plus révélateur des agglomérations d'aujourd'hui est le rôle que joue l'industrie dans leur existence et dans leur organisation sociale. C'est à la lumière de ce facteur fondamental que des comparaisons entre le chiffre de la population, la structure écologique, la répartition professionnelle et ethnique, la variété des institutions dans les différentes catégories d'agglomérations prennent toute leur signification. 

 

Structure écologique des agglomérations urbaines

 

Le territoire du village ou de la petite ville de province de jadis avait comme centre l'église. Autour de celle-ci étaient groupés les écoles et quelques édifices publics. De part et d'autre de ce centre, les magasins et les bureaux de quelques notaires, médecins et avocats s'alignaient le long de l'unique artère importante. Dans les villes de grandeur moyenne, les mêmes éléments prenaient plus d'ampleur et formaient des ensembles plus complexes où l'on pouvait souvent retrouver la présence de quartiers se distinguant les uns des autres selon l'occupation et le statut social de leur population.

 

Dans les villes nouvelles des régions pionnières ou dans celles que l'industrie a créées dans les régions plus anciennes, cette structure a été complètement transformée. C'est par rapport à l'usine ou à la mine que les logements des ouvriers, les établissements de services et les autres institutions locales se sont successivement groupés. La taverne ou le bat, la pharmacie-bazar et les grands magasins ont souvent précédé l'église paroissiale ou du moins lui ont fait concurrence comme centres de la vie locale. Dans les villes envahies par l'industrie, ou bien les usines se sont établies à la périphérie ou en dehors de l'agglomération et ont polarisé à leur tour la population, ou bien elles se sont implantées à l'intérieur de l'agglomération et ont alors entraîné une nouvelle répartition géographique des quartiers résidentiels et des diverses institutions.

 

Le village de type traditionnel n'avait pas été planifié au sens moderne du mot, mais il possédait une unité organique bien particulière. Il présentait un intérêt à la fois esthétique et fonctionnel. Nos villes nouvelles se sont en général développées tout à fait au hasard. Beaucoup d'entre elles donnent l'impression d'être faites de quartiers pauvres de grandes villes surajoutés, du jour au lendemain, à de grands villages. Les quartiers ouvriers de la plupart des agglomérations ont été construits comme s'ils n'étaient pas destinés à durer. Voici, à titre d'exemple, la description qu'en a récemment donnée un observateur :

 

« Il suffit de traverser nos quartiers ouvriers pour comprendre à quel point cette improvisation fut rapide. Les habitations gardent un air de campement. On les dirait provisoires, construites pour servir d'abris à des travailleurs saisonniers : aucun plan, nulle architecture, des rues mornes bordées de maisons mal assises. » [8]

 

Ce qui est plus triste encore, c'est que ce genre d'architecture vulgaire et désolante s'est maintenant diffusé de la périphérie de nos villes-champignons jusque dans la campagne, le long des routes autrefois pittoresques des régions rurales même les plus isolées. Un voyage en auto entre Montréal et Québec ou le long de la rive sud du Saint-Laurent à partir de Lévis donne l'impression de traverser un interminable prolongement des pires quartiers de Valleyfield ou de Drummondville.

 

De ces quartiers ouvriers, le plus souvent bien séparés du reste de l'agglomération, on passe dans les quartiers résidentiels de la bourgeoisie aisée de langue française, généralement situés encore à l'ombre du clocher de la paroisse-mère de la ville. Puis, plus loin, séparé soit par des parcs, soit par une rivière ou par le terrain de golf de la compagnie, on découvre le quartier où résident les directeurs, les techniciens et souvent les contremaîtres de langue anglaise des entreprises locales. La plupart du temps, la localisation des Français et des Anglais dans nos agglomérations reflète leurs positions respectives dans la hiérarchie industrielle. Il y a, à l'intérieur de chaque ville, une communauté anglaise possédant ses deux ou trois églises protestantes, son école, son centre commercial, etc., et une communauté française se répartissant en quartiers distincts. De ce thème fondamental, on peut évidemment observer de nombreuses variations. Quelles que soient ces variations, l'impression dominante est que la plupart de nos agglomérations commencent à ressembler de plus en plus à l'agglomération urbaine typique du continent nord-américain. Comme le notait récemment un correspondant du Times de Londres : « Le secteur ouest de Montréal pourrait être situé dans une grande ville américaine et la principale rue commerçante de Québec, dans une ville américaine d'importance moyenne. » [9]

 

II. Évolution des structures sociales

 

C'est au sein de ces agglomérations en pleine évolution que la société canadienne-française s'est graduellement transformée, tantôt par à-coups, tantôt de façon lente et quasi imperceptible. Nous ne connaîtrons tous les détails de cette transformation que lorsque nous disposerons de monographies qui retraceront ce qui s'est effectivement passé dans certains secteurs critiques de notre vie sociale. Le phénomène le plus fondamental est l'évolution de la structure des occupations. Dans toute société, l'apparition de l'industrie change brusquement le mode de vie de ceux que, d'une manière ou de l'autre, elle appelle à son service. Les changements sur le plan des occupations ont ainsi été à l'origine d'une réaction en chaîne qui affecte l'ensemble de notre édifice social : sur le plan de la famille ; sur le plan des rapports entre la société et l'Église ; dans le domaine crucial des contacts et des relations entre Français et Anglais.

 

Différenciation professionnelle

 

Les fabriques de chaussures d'autrefois ; les usines de textiles et de pâte à papier du début du siècle et des années vingt ; les entreprises minières de la région pionnière de l'Abitibi ; les centres de l'industrie lourde et ceux, plus récents, de l'industrie hydro-électrique et du raffinage du pétrole - tous ces établissements, au fur et à mesure de leur installation, ont absorbé un nombre croissant de travailleurs qui étaient soit des ruraux de fraîche date, soit des artisans de la campagne ou de la ville, soit encore des journaliers et des jeunes gens sans expérience. La documentation statistique sur les étapes de cette évolution est bien connue, et l'étude de Keyfitz met en relief les aspects caractéristiques des tendances actuelles. Entre 1871 et 1951, environ 400,000 jeunes ruraux ont quitté les terres où ils étaient nés, et, tandis que le nombre absolu des personnes travaillant dans le secteur secondaire augmentait de 748,000, le nombre de ceux qui travaillent dans le secteur primaire a diminué de 17,000 [10]. En 1951, le secteur de l'agriculture ne compte plus que 17 pour cent de la population active. Il y a, dans la province, environ 12,000 établissements industriels employant plus de 400,000 salariés qui représentent un tiers de toute la population salariée du Canada et environ 30 pour cent de la population totale du Québec. [11]

 

Cette réorientation a affecté les femmes aussi bien que les hommes. L'employée d'usine est maintenant, depuis plusieurs années, un type social bien connu au Québec. Son ancêtre immédiat est la jeune campagnarde qui, vers les années 1860 ou 1870, a émigré en Nouvelle-Angleterre avec sa famille ou son mari et y a trouvé de l'emploi comme manoeuvre dans l'industrie textile. Au Québec, les industries du cuir et de la chaussure, les fabriques de corsets et de vêtements emploient des femmes depuis plus de cinquante ans, tout comme, plus tard, les usines de textile ont embauché de forts contingents de femmes issues du milieu rural. La deuxième guerre mondiale a considérablement accéléré ce processus. Les usines de munitions et l'essor des industries pendant la guerre ont enlevé aux campagnes des milliers de femmes, mariées ou non, et ont automatiquement absorbé toutes les domestiques. On a pu établir qu'entre 1941 et 1944, environ 60,000 femmes ont quitté les champs pour l'usine et les renseignements dont on dispose indiquent qu'il en est retourné très peu à la campagne après la guerre. [12] La plupart d'entre elles, semble-t-il, ou bien ont épousé des travailleurs de la ville ou bien ont gagné les grands centres industriels, en particulier Montréal et même Toronto.

 

Mais, si détaillées qu'elles soient, les statistiques ne reflètent que l'aspect superficiel d'un phénomène fondamental. Certains observateurs, compris Miner et Hughes, ont estimé que l'une des fonctions de l'industrie au Québec a été d'absorber sur place le surplus de population agricole qui, jadis, à chaque génération, était obligé d'émigrer vers de nouvelles régions de colonisation en dehors de la province. Il n'y a aucun doute que l'histoire d'un grand nombre de ces émigrants, surtout chez les plus âgés, a dû ressembler d'assez près aux aventures du vieil Euchariste Moisan, le héros pathétique du roman de Ringuet, Trente arpents, qui, après une vie de cultivateur prospère au Québec, finit comme veilleur de nuit dans un garage de la Nouvelle-Angleterre. Il nous reste à connaître les conséquences psychologiques et sociologiques de ces déracinements. Nous aimerions aussi savoir quelles ont été les séquences types des métiers exercés par les individus et les familles qui sont passés des champs à l'usine au cours des trois ou quatre dernières décennies. Il est généralement reconnu que la plupart des Canadiens français sont arrivés sur le marché industriel au niveau le plus bas du travail non spécialisé. Il leur a fallu apprendre et assimiler, tout en travaillant, des techniques nouvelles, lentement et laborieusement. C'est pour donner à leurs fils une formation spécialisée que les écoles techniques et les écoles de métiers furent créées par la suite, mais à une date récente. [13]

 

Le fait de devenir travailleur industriel a entraîné, pour le Canadien français, l'obligation non seulement d'apprendre de nouveaux métiers, mais aussi de soutenir l'âpre concurrence d'un univers technologique et anonyme nouveau pour lui et auquel sa formation traditionnelle ne l'avait pas préparé. En général, il devint aussi, du même coup, le subordonné d'un patron étranger à sa culture. Habitué à des relations sociales d'un caractère personnel où le sentiment jouait un rôle important, il s'est senti dépaysé dans l'univers bureaucratique et hiérarchisé de l'usine, où la plupart des contremaîtres et directeurs anglais et protestants étaient surtout préoccupés de rendement technique et communiquaient avec lui dans une langue qu'il ne possédait qu'imparfaitement. Il se vit imposer de nouvelles valeurs et de nouvelles aspirations. Il en est résulté presque fatalement du dépit, un manque de confiance en soi et un sentiment croissant d'aliénation. Pareil état d'esprit engendre l'instabilité professionnelle. D'ailleurs, un phénomène ressort avec une pénible régularité dans un grand nombre de récits biographiques de travailleurs canadiens-français [14] : c'est la série de métiers successivement exercés par chacun d'eux au cours de son existence de travailleur.

 

Ces remarques nous acheminaient vers un phénomène plus général : celui de la part qu'occupent les Canadiens français dans l'ensemble de la « division du travail social » au Québec. Les Anglais exercent surtout des fonctions financières, administratives et techniques, tandis que les Français sont plutôt concentrés dans le secteur des services, les emplois de bureau, la petite industrie, les activités commerciales et professionnelles. Ces derniers s'efforcent depuis trente ans de s'élever dans l'échelle industrielle. Les métiers spécialisés associés à la technologie moderne - chimie, génie civil ou minier, physique - sont devenus des champs possibles d'orientation professionnelle en face du droit, de la médecine et de la prêtrise, qui, traditionnellement, constituaient la trilogie de l'ambition professionnelle. L'importance grandissante des nouvelles professions scientifiques a aussi contribué à une réorientation de l'enseignement universitaire et de la recherche. Cependant, il semble que les progrès réels des Canadiens français dans ce domaine restent assez lents, et Everett-C. Hughes donne avec pertinence quelques-unes des profondes raisons d'ordre culturel qui expliquent cette lenteur. [15]

 

Parmi les 9,304 étudiants qui, entre 1939 et 1950, ont reçu leur baccalauréat des collèges classiques de la province, 3,447 ou 37 pour cent sont devenus prêtres. Des 5,857 autres, 40 pour cent ont choisi la profession médicale, 16 pour cent la profession d'ingénieur, il pour cent le droit, 8 pour cent le commerce, et seulement 7 pour cent les sciences appliquées [16]. Une récente monographie sur la profession d'ingénieur montre qu'en 1949, les deux universités françaises de Montréal et de Québec n'ont formé que 3 pour cent des 3,300 étudiants qui sont sortis des universités canadiennes avec le titre d'ingénieur, et que, en 1951, les 1,800 ingénieurs d'origine française au Canada ne représentaient que 5.1 pour cent du total des ingénieurs canadiens (35,000) et 25 pour cent des ingénieurs du Québec. [17] Au symposium organisé en 1947 par l'ACFAS sur « La place qu'occupent les Canadiens français dans les carrières scientifiques », notre collègue Cyrias Ouellet estimait qu'environ 5 pour cent seulement des physiciens et des mathématiciens canadiens parlent français et que les universités de Montréal et de Québec ne forment annuellement que de 10 à15 nouveaux physiciens ou mathématiciens. Six pour cent des membres de l'Institut canadien de chimie sont français, et tandis que cette proportion n'est que de 15 pour cent pour les chimistes de la région de Montréal, elle est encore plus faible dans des centres industriels tels que Arvida, Shawinigan et Beloeil. [18] Ce n'est que timidement et lentement que les Canadiens français envahissent les carrières scientifiques créées par l'industrialisation du Québec. 

 

La famille

 

La fille de Maria Chapdelaine, qui fabriquait des munitions à Valcartier pendant la guerre, habite maintenant avec sa famille de cinq enfants dans le quartier Rosemont de Montréal. Les frères mariés de Maria sont maintenant employés par l'Aluminum Company d'Arvida et de Shipshaw, après avoir travaillé à l'usine de pâte à papier de Jonquière... Cet épilogue fictif du roman de Louis Hémon correspond à l'histoire réelle de milliers de familles ouvrières. À en juger par les récits biographiques dont il a déjà été question, il semble qu'un grand nombre de familles canadiennes-françaises changent souvent de lieu de résidence. La plupart d'entre elles sont urbaines depuis trois ou quatre générations. Néanmoins, leur comportement révèle à la fois un désir de rester fidèle à des moeurs traditionnelles et un certain empressement à adopter des modes excessifs d'émancipation.

 

Les études d'Enid Charles ont montré qu'il existe telle chose qu'un type culturel de la famille au Canada français. Néanmoins, même si le chiffre des naissances est encore assez élevé dans les agglomérations urbaines récentes, il tend à décroître dans les grandes villes, et d'une façon frappante parmi la bourgeoisie des régions suburbaines. [19] L'étude de Keyfitz met bien en relief ces faits. [20] Les délibérations du sixième congrès annuel (1950) du département des Relations industrielles de l'Université Laval sur « La sécurité sociale des familles ouvrières » ont montré à quel point les ouvriers du Canada français se sont éloignés de l'esprit de famille et de la solidarité qui étaient caractéristiques de nos familles rurales. La famille dont le chef est un salarié et, en particulier, un ouvrier d'usine, est économiquement instable et vulnérable. [21] Une enquête faite en 1945 à Québec a révélé la grande fragilité du cycle économique des familles de ce type : le revenu par tête y est à son point le plus élevé au moment où la famille se forme, il décline constamment par la suite et atteint un niveau assez bas à l'époque où le chef de famille a entre 45 et 49 ans ; il remonte légèrement au cours des dix années suivantes, et baisse ensuite de nouveau. [22] Pour autant, l'héritage matériel et moral que la famille peut léguer à ses enfants est extrêmement réduit. La plupart des familles ne peuvent offrir qu'à certains de leurs enfants le privilège d'un cours d'études complet dans un collège. En général, cette sélection favorise les garçons plutôt que les filles. Les autres enfants doivent se contenter d'études commerciales ou se débrouiller eux-mêmes pour poursuivre des études supérieures. Par contre, des enfants qui gagnent leur vie deviennent aussitôt, au point de vue économique, des adultes autonomes aux yeux de leur famille. Les romans de Roger Lemelin et de Gabrielle Roy ont montré ce que cette réorientation des rapports entre le père, la mère et les enfants qui travaillent, entraîne comme sentiments d'impuissance chez les premiers et d'émancipation chez les derniers. Des familles égalitaires et démocratiques tendent à remplacer aujourd'hui les familles du type ancien, autoritaire et communautaire.

 

Les classes sociales

 

L'une des transformations irréversibles du Québec contemporain a été l'apparition de masses urbaines canadiennes-françaises. Bien avant que celles-ci ne prennent corps, la structure des classes sociales avait commencé à changer. Reportons-nous à ce qu'était la société locale dans les villages comme celui que décrit Miner. Dans ces villages, on trouvait, au sommet de la hiérarchie sociale, un petit groupe comprenant le curé et quelques personnes jouissant d'un grand prestige dû à la politique et à la naissance ; bien au-dessous de cette strate supérieure, familles et individus formaient généralement un groupe indifférencié, tous possédant des terres de valeur à peu près égale. Nous pouvons aussi nous reporter au système de classes de la société canadienne-française tout entière, telle qu'elle nous apparaissait au début du siècle. Comme dans beaucoup de sociétés minoritaires, les critères du prestige social étaient ceux que constituent une instruction très poussée ou une réalisation marquante d'ordre moral, intellectuel ou politique. jouissant du prestige même que s'était acquis l'Église, le clergé occupait le sommet de la hiérarchie sociale. Venaient ensuite les hommes de profession, les hommes politiques et autres personnages publics, ainsi que ceux qui étaient reconnus comme des intellectuels, à quelque titre que ce fût. Assez loin des précédents, on trouvait les commerçants et les hommes d'affaires qui constituaient le segment supérieur, mal défini, d'une classe moyenne assez floue, dont commençait à se détacher, à l'échelon inférieur, le groupe des ouvriers.

 

Cette structure de classes a évolué en de multiples directions. En fait, il n'y a pas aujourd'hui une structure unique de classes, mais plutôt une grande variété de structures locales différentes les unes des autres. Elles varient d'une région à une autre, selon le volume et l'hétérogénéité de l'industrie, le degré de différenciation professionnelle, l'intensité de l'urbanisation et le réseau des relations entre Français et Anglais dans chaque région. La proximité de Montréal est aussi un facteur important. jusqu'à ce que les recherches aient été poussées plus avant, il nous faut nous contenter de décrire la structure sociale de quelques agglomérations qui ont récemment fait l'objet d'une enquête et que l'on a, provisoirement tout au moins, considérées comme typiques.

 

La première est une ville située à la périphérie de la conurbation d'Arvida et de Chicoutimi et à laquelle, pendant les années vingt, l'industrie de la pâte à papier a valu une grande prospérité. Chose étrange, la structure sociale, à une exception près, semble reproduire la stratification traditionnelle, avec, de haut en bas, le clergé, les médecins et les avocats, et la population ouvrière qui habite la banlieue d'Arvida où elle travaille. La ville même de Chicoutimi présente, de son côté, des traits particuliers. Les « gros commerçants » y occupent le même rang social que les représentants des professions libérales ; une classe moyenne supérieure, formée de gérants de banques et de compagnies d'assurances, soucieux d'affirmer leur statut, tente de se distinguer du segment inférieur de la même classe que constitue le groupe des employés, des ouvriers qualifiés et même semi-qualifiés. Deux quartiers de la ville constituent proprement des milieux ouvriers.

 

Dans une ville d'industries légères en plein essor, au nord de Montréal, on peut observer des traits identiques. jusqu'à la deuxième guerre mondiale, on y observait un clivage marqué entre les médecins, les avocats, les directeurs d'entreprises industrielles et les commerçants, d'une part, et les ouvriers, d'autre part. Après la guerre, la hiérarchie sociale est devenue plus complexe ; par ordre de prestige, on trouve : les directeurs d'usine et les membres des professions libérales, les commerçants et les fonctionnaires, les employés, les contremaîtres et les ouvriers. Considérons, en dernier lieu, la structure sociale d'une agglomération ouvrière des Cantons de l'Est. Celle-ci reflète une certaine incertitude quant à l'évaluation du prestige respectif des politiciens de l'endroit et des directeurs anglais des entreprises industrielles, de même qu'en ce qui concerne le prestige des professions libérales et des principaux marchands. Le clivage le plus significatif est cependant celui qui se traduit par une distinction entre les « occupations salissantes » et les « occupations non salissantes », celles-ci sous-entendant un niveau d'instruction relativement élevé.

 

Ces observations et d'autres faites récemment à Québec et à Montréal permettent de soumettre certaines généralisations provisoires. Il semble, en premier lieu, qu'à l'échelon supérieur de la stratification sociale, le prestige jusqu'ici intact des vieilles professions s'est porté vers d'autres occupations et activités sociales. Récemment, des professions nouvelles, telles que l'architecture, le génie civil et la chimie ont acquis un statut aussi prestigieux que celui de la médecine et du droit. De même, les professions économiques telles que celles de directeur de banque ou de grande entreprise, de courtier, de propriétaire d'usine, etc. jouissent maintenant d'un prestige presque aussi grand que les vieilles professions. Ces professions sont aujourd'hui considérées par les jeunes gens et par leurs pères comme aussi enviables que les anciennes. Deuxièmement, les cultivateurs, sauf dans les régions pauvres ou dans les paroisses de colonisation, voient leurs rangs s'éclaircir pour ne laisser qu'un groupe réduit formant toutefois une catégorie sociale aisée, où se développe une mentalité d'hommes d'affaires. La ligne de démarcation la plus généralement perçue est celle qui sépare l'ensemble des employés, ou cols blancs, de l'ensemble des ouvriers et des manoeuvres. Les ouvriers sont eux-mêmes sensibles à d'impérieuses distinctions de classes à l'intérieur de leur propre univers social, selon a) qu'ils sont spécialisés ; b) qu'ils approchent les patrons ; c) qu'ils ont pu donner une bonne instruction à leurs enfants. Il va sans dire que les syndicats ont puissamment contribué à cristalliser et à accentuer la conscience de classe chez les travailleurs.

 

On prend nettement conscience de la distance, de la séparation même, qui existe aujourd'hui entre ces deux niveaux de la société. L'acuité du phénomène n'est atténuée que par le sentiment de supériorité morale et sociale que partagent, dans toutes les classes de la société, les familles qui comptent des membres dans le clergé. Par ailleurs, et nonobstant ce nouveau clivage, on trouve, surtout dans les agglomérations urbaines de formation récente, ainsi que dans beaucoup de quartiers français de Montréal, une grande incertitude quant à la place précise qu'on occupe dans l'échelle sociale. Si, dans le passé, les Canadiens français ont eu la réputation d'être moins ambitieux et moins mobiles que les autres Nord-Américains, ils sont maintenant à l'autre extrême, dans un état qu'on pourrait presque qualifier de nervosité sociale.

 

Dans beaucoup de grandes agglomérations, les familles de la classe moyenne ont un comportement mal assuré de nouveaux riches. Il semble bien que nous ayons maintenant deux échelles de stratification sociale qui se recouvrent en partie, et dont chacune est orientée vers un ensemble de valeurs qui est en conflit avec celui de l'autre. L'une des échelles perpétue l'idéal traditionnel. Elle reconnaît le clergé comme le tout premier groupe social et donne la priorité aux réalisations d'ordre spirituel et intellectuel. L'autre accepte aussi la place qu'occupe le clergé, mais elle se rapproche des échelles de prestige, fondées sur des valeurs d'ordre profane et d'ordre économique, qui prédominent dans le reste de la société nord-américaine -qu'on a appelée une money society. À titre d'hypothèse générale, il nous paraîtrait fructueux de retenir l'affirmation suivante : deux critères de stratification sociale sont particulièrement significatifs dans le Québec aujourd'hui, soit a) une identification, ou une liaison étroite, avec le pouvoir ecclésiastique ; b) une identification, ou une liaison étroite, avec le pouvoir politique. [23]

 

Dans l'évaluation du rang social, il ne faut pas sous-estimer l'importance d'un troisième critère, celui que représente une identification, ou une liaison étroite, avec les Anglais. La richesse et la promotion sociale qui en est le signe ont souvent eu, au Québec, une connotation « anglaise » et « protestante ». Plus exactement, le succès dans le domaine économique indique une aptitude à s'assimiler des techniques et à diriger des institutions qui, historiquement, étaient pour ainsi dire l'apanage du groupe ethnique dominant. Le succès économique est le signe ambivalent d'une revanche et d'une étroite association professionnelle ou sociale avec les Anglais, puisque l'argent ne peut être gagné que dans dès institutions ou à travers des activités dominées à l'origine par les Anglais. A ce point, il faut nuancer l'affirmation de Everett Hughes, citée par Keyfitz, en y ajoutant que les Canadiens français tirent aujourd'hui une certaine fierté du fait qu'ils jouent un rôle de plus en plus actif dans le processus d'industrialisation de leur milieu. On les trouve maintenant en nombre croissant parmi les propriétaires et les directeurs de grandes entreprises ; pour autant, leur complexe d'infériorité vis-à-vis des Anglais tend à s'atténuer.

 

L'attitude des Canadiens français à l'égard des Anglais a également beaucoup changé, non seulement à cause des contacts plus nombreux et plus étroits qu'ils ont avec eux en tant que collègues au sein des entreprises, mais aussi du fait qu'ils les côtoient au sein de nombreuses associations professionnelles ou sociales. L'histoire du développement des relations entre Français et Anglais au Québec sera, dans une large mesure, celle des clubs sociaux et des associations professionnelles. Il ne serait pas inexact de dire que le Québec, ayant construit ses Middletowns, produit maintenant ses Babbitts. Cependant, si c'est avant tout dans l'industrie que prolifèrent ce genre d'associations, un sous-produit inévitable de la vie urbaine a été la multiplication de groupements de toutes sortes, dans lesquels les nouveaux habitants des villes ou les travailleurs émancipés semblent avoir trouvé des intérêts et des satisfactions d'ordre social qu'ils ne pouvaient plus obtenir au sein des institutions paroissiales ou d'autres institutions traditionnelles. Ce phénomène devient encore plus manifeste quand on observe les changements survenus au plan des attitudes de notre population. 

 

III. Changements dans les valeurs
et les attitudes

 

L'analyse qui précède, si sommaire qu'elle soit, indique dans quelle direction et dans quelle mesure le mode de vie des Canadiens français s'est Modifié. En fait, ceux-ci sont en train d'improviser péniblement une culture urbaine. La révolution industrielle du Québec a brutalement interrompu une symphonie pastorale. De nouveaux thèmes et de nouveaux leitmotive ont été introduits, qui n'avaient pas de sens au sein de la culture traditionnelle. Cette culture clérico-rurale ne prédisposait en aucune façon la population à faire face aux exigences et aux conséquences de la vie urbaine et industrielle. Passant des champs à l'usine, les ruraux se sont vus transplantés dans des milieux sans caractère, souvent à peine organisés. Autour d'eux, aucune culture urbaine solidement constituée et qui eût pu les aider à intégrer leur existence. Leur seul recours fut de s'accrocher à des institutions et à des modèles de conduite dominés par les valeurs du passé. Ils furent comme pris dans des pièges. Nous avons déjà noté que de nombreux groupes et de nombreuses classes sociales se comportent de façon purement empirique, incapables de choisir entre des normes conflictuelles. Dans l'ensemble, il semblerait qu'au Canada français les nouvelles aspirations de la classe ouvrière et des nouvelles classes moyennes restent tempérées par un désir profondément ancré de stabilité et de sécurité. Le travailleur salarié québécois, qu'il soit ouvrier d'usine ou col blanc, oriente encore sa carrière dans le sens de la sécurité et il espère avancer grâce à des relations personnelles. En même temps cependant, les miroitants symboles du succès masculin ou féminin qui dominent sur ce continent, de même que les mythes et les normes de l'évangile social selon Hollywood, entrent de plus en plus dans nos moeurs. Les rêves des jeunes et les déboires des vieux portent la marque des modes d'évasion que crée la culture nord-américaine.

 

Les syndicats et, en particulier, les syndicats catholiques ont présenté aux travailleurs une vision du monde élargie et un sens de leurs responsabilités politiques. Ils ont créé chez eux un sentiment de solidarité avec les travailleurs de l'ensemble du pays et leur ont procuré la satisfaction de participer à des associations d'envergure canadienne ou internationale ; ils leur ont proposé une définition de leurs ambitions axée sur des intérêts socio-économiques, sur un programme de sécurité sociale et sur la responsabilité politique. On trouve aussi un indice de l'évolution des attitudes de la bourgeoisie urbaine et des classes moyennes dans le fait qu'elles fournissent moins de prêtres et de religieux. Comme le clergé et les ordres religieux recrutent maintenant leurs candidats principalement au sein de familles de la classe ouvrière récemment urbanisée, il est fort possible qu'en définissant les buts et les besoins de la société canadienne-française, ce nouveau type de clergé partage l'incertitude actuellement caractéristique des classes inférieures. Notre clergé paraît moins sûr de la pertinence de ses anciens moyens d'action au sein de la communauté. Tout comme, assez curieusement, il n'a pas été autrefois conscient du cléricalisme, il ne semble guère prendre conscience aujourd'hui des retours de l'anti-cléricalisme sous des formes tantôt subtiles et tantôt frappantes. Le maintien de son autorité traditionnelle, encore reconnue de façon formelle, dépendra dans une large mesure de son aptitude à formuler clairement une politique à long terme libérale en matière de relations patronales-ouvrières et à donner une nouvelle orientation à ses relations avec une population qui compte un nombre de plus en plus grand d'éléments conscients de leurs responsabilités.

 

Une autre manifestation de nos changements culturels et spirituels doit nous laisser songeurs. Il s'agit de la façon dont les intellectuels posent le problème. L'un d'eux a récemment avancé l'idée que notre drame intellectuel se ramène à ceci que, si nos écrivains n'expriment pas la vraie nature de notre situation sociale, c'est parce qu'ils éprouvent une certaine gêne à le faire, ne se sentent pas libres de le faire, ou en sont incapables. [24] Avec le roman de Ringuet, Trente arpents, notre littérature a atteint le stade sociologique et a mis fin à ses complaisances pour la vie rurale. Avec Gabrielle Roy et Roger Lemelin, cet intérêt sociologique est centré pour la première fois sur la vie urbaine. La plupart de nos essayistes et de nos écrivains actuels semblent se complaire dans les sujets moraux, philosophiques ou psychologiques assez élémentaires. On a en quelque sorte l'impression qu'ils fuient, qu'ils affirment pratiquer l'introspection alors qu'ils parlent en fait de tout autre chose. Ils sont paralysés par des pressions sociales et des sanctions qui les empêchent de s'exprimer librement sur les véritables problèmes.

 

Pour ces raisons, on peut penser que le premier vrai grand écrivain du Canada français sera de la trempe et de l'envergure de James Joyce. Notre milieu social ressemble beaucoup à la société de Dublin où Stephen Dedalus dut forger l'instrument esthétique d'une définition totale de lui-même et... accepter la nécessité de l'exil. Quand notre James Joyce se révélera-t-il et que lui arrivera-t-il, personne ne le sait. Espérons que le jour où nous serons en présence d'un Léopold Bloom canadien-français, nous ne trouverons pas un homme trop désemparé dans un monde qui ne sera pas non plus trop désorganisé.


[1]    « L'habitant de Saint-Justin », dans : Mémoires de la Société royale du Canada, 2e série, vol. IV, 1898, 139-216 ; aussi : Le type économique et social des Canadiens, Montréal, Éditions de l'Action canadienne-française, 1937.

[2]    St-Denis : A French-Canadian Parish, University of Chicago Press, 1939.

[3]    Chicago, The University of Chicago Press, 1941. (Traduit par Jean-Charles Falardeau et publié sous le titre : Rencontre de deux mondes, La crise d'industrialisation du Canada français, Montréal, Éditions Lucien Parizeau, s.d.).

[4]    La présente étude doit beaucoup à un séminaire de recherche tenu au Département de sociologie de la Faculté des sciences sociales, à l'Université Laval, durant le deuxième semestre de l'année 1951-1952. L'auteur exprime sa gratitude, pour leur collaboration et leurs précieuses suggestions, aux étudiants qui ont participé à ce séminaire : Fernand Dumont, Gilles Beausoleil, Yves Martin, Gérald Fortin et Luc Lessard.

[5]    « L'histoire du développement industriel », texte reproduit dans le présent recueil, 265-278.

[6]    « Problèmes de population », texte reproduit dans le présent recueil, 227-253.

[7]    Bulletin of-the Society for Social Research, University of Chicago, June 1936, 1, 2, 8.

[8]    Gérard Pelletier, « D'un prolétariat spirituel », Esprit, 193-194, août-septembre 1952, 194.

[9]    « Progress in Quebec : French Canadians' Adoption of New Industries », The Times (Londres), March 20, 1952,

[10]   « Problèmes de population », op. cit. ; voir aussi « Recent Industrial Growth », dans : Jean-C. Falardeau, éd., Essais sur le Québec contemporain, Québec, Les Presses Universitaires Laval, 1953, 45-54.

[11]   Aurèle Gagnon, « Étude des occupations de la population canadienne-française », Contributions à l'étude des sciences de l'homme, 1, 147-160.

[12]   Madame Henri Vautelet, Mémoire sur l'orientation du travail féminin d'après-guerre, Montréal, Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste, 13 ; Gonzalve Poulin, o.f.m., « Orientations nouvelles de la femme canadienne », Culture, V, 4, décembre 1944, 403-414.

[13]   Voir Léon Lortie, « Le système scolaire », dans : Jean-C. Falardeau, éd., Essais sur le Québec contemporain, chap. VIII.

[14]   Observation fondée sur des dossiers rassemblés par le Département de sociologie de l'Université Laval.

[15]   Voir « Regards sur le Québec », dans : Jean-C. Falardeau, éd., Essais sur le Québec contemporain, chap. X.

[16]   Les commentaires d'Arthur Tremblay sur l'orientation professionnelle des jeunes Canadiens français d'aujourd'hui apportent une intéressante confirmation du fait que les finissants des collèges classiques demeurent encore fortement attirés par les facultés universitaires traditionnelles (ibid., chap. VIII). Les données que nous rapportons ont été recueillies par la revue mensuelle L'enseignement secondaire et citées par Huet Massue, « Premier supplément à l'étude de la contribution de Polytechnique au Génie canadien », Revue trimestrielle canadienne, 38, janvier 1952 (numéro spécial), 47, 49.

[17]   Huet Massue, op. cit., 7, 14.

[18]   Cyrias Ouellet, « Mathématiques, physique et chimie », dans : La situation des Canadiens français dans les carrières scientifiques, symposium tenu à l'Université de Montréal, le 13 octobre 1947, lors du XVe Congrès de l'Association canadienne-française pour l'avancement des sciences, Document no 4 de Pédagogie et d'Orientation, publié par l'École de pédagogie et d'orientation de l'Université Laval, Québec, juin 1948, 6-14.

[19]   Enid Charles, The Changing Size of the Family in Canada, Ottawa, Eight Census of Canada, 1941, Census Monograph No. 1, 1948.

[20]   Op. cit.

[21]   Voir, en particulier, Maurice Tremblay, « Sécurité de la famille ouvrière : position du problème et principes de solution », dans : Sécurité de la famille ouvrière, Sixième congrès des Relations industrielles de Laval, Québec, Les Presses Universitaires Laval, 1951, 13-14 ; aussi, Gonzalve Poulin, o.f.m., Problèmes de la famille canadienne-française, Québec, Les Presses Universitaires Laval, 1952, chap. II (« Transformations de la famille canadienne-française »).

[22]   Maurice Lamontagne and Jean-C. Falardeau, « The Life Cycle of French-Canadian Urban Families », Canadian journal of Economics and Political Science, XIII, 2, May 1947, 233-247.

[23]   Jean-C. Falardeau, « Réflexions sur nos classes sociales », Nouvelle revue canadienne, 1, 3, juin-juillet 1951, 1-9.

[24]   Maurice Blain, « Sur la liberté de l'esprit », Esprit, 193-194, août-septembre 1952, 201-213.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Charles Falardeau, sociologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le vendredi 8 juin 2007 12:46
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cegep de Chicoutimi.
 



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