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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de René ÉTIEMBLE, “CE QUE JE DOIS À MARCEL GRANET.” Un article publié dans la revue ÉTUDES CHINOISES, no IV-2, automne 1985, pp. 13-27.

[13]

René ÉTIEMBLE

Spécialiste français de littérature comparée
et grand connaisseur des langues orientales [1909-2002]

CE QUE JE DOIS
À MARCEL GRANET
”.

Un article publié dans la revue ÉTUDES CHINOISES, no IV-2, automne 1985, pp. 13-27.



Tout indigne que je me sente et me sache, amateur sinisant, d'écrire sur Marcel Granet, je lui dois trop pour ne pas triompher de ce scrupule. Bien entendu, je n'écrirai jamais la thèse qu'il faudra bien élaborer quelque jour sur ce maître de notre sinologie, de la sinologie. Je n'en ai ni l'âge, ni la compétence. Je me bornerai donc à révéler ce que je lui dois. Pour ce faire, j'ai tenu à reprendre celle de ses œuvres qui m'importa le plus : La Pensée chinoise. Plus de couverture. Plus de dos. Tous les cahiers disloqués, à peine retenus par les quatre coutures de ces temps heureux où l'on brochait encore tous les livres qu'on pouvait donc relire cent fois sans que jamais ils s'effeuillassent. Sur la page de garde, par prudence, ma signature, et "Février 1934". L'achevé d'imprimer portant 1.34, on verra que je ne tardai guère à me procurer ce chef-d'œuvre. Quantité de passages y sont soulignés : en noir, en bleu, en rouge. Quantité de paragraphes signalés par deux ou trois barres marginales, ou commentés. Ainsi, p. 374, à propos des sept ouvertures du corps humain, ceci : "Vanus, 8 et le vagin 9 pourquoi ne pas les compter ?" ; au-dessous, d'une autre écriture, un peu plus tard, quand je parvins à la p. 383, ceci : "cf. tout de même p. 383 où Granet en parle". Encore, p. 520, à propos des taoïstes, qui tenaient la société de leur temps pour "un système fallacieux de contraintes" (italiques de Granet), je gribouille : "De même le monde bourgeois". Même page, plus bas : "La civilisation dégrade la nature". Je souligne et j'écris : "Rousseau ?" ; [14] ou encore, p. 580, au nom de Wang Tch'ong, je note : étudier le Louen Heng" ; quelques lignes plus bas, quand il lui reproche de ne sortir jamais "des textes et des scolies", d'user "sa fantaisie à gloser sur des gloses...", je proteste : "il faut bien lutter contre les pédants avec leurs propres armes. C'est la seule espérance de qui veut les convaincre [j'aurais dû écrire : la seule méthode, pour qui se propose de les vaincre]. Ils sont trop sots pour être convaincus par l'évidence". Encore, p. 526, à propos du "qui suis-je" de Tchouang tseu : "Tchouang tseu rêvant qu'il est un papillon ! un papillon qui s'imagine être Tchouang tseu ?", ce commentaire : "quel est le critère de l'image vraie ? Et cette question posée par la ϕ occident. Qui est plus heureux, le pauvre qui, douze heures par jour, rêve qu'il est roi, ou le roi qui, douze h. par jour, rêve qu'il est pauvre" ? p. 161, à propos de l'indifférence des Chinois à "distinguer une fonction cardinale et une fonction ordinale des nombres", je glose en marge : "un pragmatique] comme Poincaré [le mathématicien] donne (...) priorité à l'ordinal sur le cardinal parce que le cardinal est plus abstrait que l'ordinal. Cf. en sens contraire, la philosophie]des nombres chez Saint Thomas ch. 1 et 5 du bouquin de Masson [Oursel, évidemment]". p. 382, à propos des passions, je renvoie au Descartes du Traité des passions : "analyser les rapports". Plus d'une fois, dans la marge, de longues citations chinoises pour m'éclairer le texte de Granet ; ainsi, p. 353, à propos du "puisard placé sous une ouverture laissée au sommet du toit". Etc. etc.

Bref, en 1934, je me permettais de dialoguer avec celui que j'avais prié et qui avait accepté de diriger mon doctorat d'Etat sur "culture physique et métaphysique dans la philosophie taoïste". C'est que, depuis 1929, je suivais tous les cours qu'il faisait, tous les séminaires qu'il dirigeait : aux Langues Orientales, à l'Ecole des Hautes Etudes, à l'Institut des Hautes Études Chinoises de Paris. De sorte que le "comparatiste" que je ne deviendrais officiellement qu'en 1955, une fois élu en [15] Sorbonne à la chaire de "littérature comparée", je l'étais en puissance et en acte dès 1934, tant les cours de Granet conciliaient et stimulaient en moi le goût de la philosophie et celui des grammaires comparées (n'ai-je pas récemment retrouvé dans mes paperasses un gros paquet de fiches où, vers ce temps-là, j'avais déjà noté les diverses façons d'exprimer en chinois la voix passive des verbes appartenant aux langues indo‑européennes, laquelle, en tant que telle, manque au wen yen ?). Deux mots à ce propos ne seront pas superflus.

Sitôt entré à la rue d'Ulm, promotion 1929, et désireux de me préparer à l'agrégation de philosophie – comme Soustelle, notre "cacique" – je précisai à Célestin Bougie, directeur des littéraires, qu'il me semblait inadmissible de prétendre à ce concours, sans connaître l'une au moins des grandes pensées de l'Asie et sans étudier le droit, cette forme figée de la réflexion morale, sociologique et politique. À quoi Bougie rétorqua que l'agrégation de philosophie offrait si peu de places que, si je courais tant de lièvres à la fois, je m'y ferais sûrement coller : "Préparez donc celle de grammaire. Beaucoup plus de places et des candidats bien moins forts" (je résume l'esprit de son intervention par irénisme à l'égard des grammairiens... dont je serais). Pour n'être pas indigne de l'idée que je me formais de la philosophie, et afin de me vouer à la pensée de cette Chine que m'avait ouverte à Louis-le-Grand, durant l'hypokhâgne et la khâgne, le médiocre Soulié de Morant (dont sans surprise je vérifie que Granet l'omet dans la longue bibliographie qui parachève La Pensée chinoise), pensée qui s'incarnait alors, pour moi, en Confucius, je m'inscrivis, dès 1929, à l'École des Langues Orientales, où Vissière enseignait alors la langue parlée et celle des documents administratifs, ainsi qu'à presque tous ceux des cours qui se dispensaient à Paris sur la civilisation chinoise. Avec, très vite, une prédilection pour ceux de Louis Laloy qui, féru que j'étais de poésie, rimailleur moi-même [1], m'initia pour mon [16] émerveillement au Li Sao et à la poésie chinoise en général (j'en étais à La Flûte de jade, qui ne valait pas mieux en son genre que Soulié de Morant), et pour ceux de Marcel Granet, qui comblaient en moi ce désir passionné de philosophie générale et comparée. Certes, l'érudition de Pelliot me fascinait, et je lui sus gré, Vissière mort, de nous proposer d'emblée, au lieu d'exercices nigauds, notre premier thème chinois sur La Vie de Confucius. Le thème, une de mes passions, encore une ! Mais les piques me piquaient qu'il administrait parfois à Granet [2], que je m'étais choisi comme directeur de conscience philosophique, et même comme surmoi. Orphelin tout jeune, j'eus longtemps besoin d'une imago paternelle. Après le P. Barrier, aumônier du Lycée de Laval, que je transposai dans L'Enfant de chœur, ce fut Granet. Après quoi, ce sera Jean Paulhan [3].

Ainsi, en même temps que je gribouillais chez Vissière mes premiers caractères chinois, lui demandais en vain une bibliographie sommaire de la civilisation chinoise (qui me valut réprimande et convocation chez le Directeur, lequel voulut bien rire avec moi du grief : « me pose des questions »), j'écoutais les savants séminaires des Hautes Études et de l'Institut des Hautes Etudes Chinoises. N'ayant quasiment rien à faire en Sorbonne, cette première année – pourvu que j'étais déjà du certificat de grec, obtenu en hypokhâgne, et de l'écrit de celui de français, par ma note au concours d'entrée) – je me donnais au chinois huit à dix heures chaque jour. Un régal ! Une vraie débauche !

Un peu grignotées par les souris beauceronnes, ou les loirs de l'Eure et Loir (que j'appellerais volontiers Eure et Loirs), je viens de retrouver les notes que je pris en 1929-1930 et 1930-1931 aux séminaires de Granet. J'en étais alors à noter Crill le nom du sinologue H. G. Creel (peu goûté de mon maître) dont à Chicago je deviendrais le collègue, l'ami et brièvement l'élève quelques années plus tard ; et Grott celui du fameux J.J.M. de Groot. En un sens, je ne valais pas beaucoup [17]  mieux que ce vieux Suédois, très peu doué pour le chinois, qui chez Vissière s'était inscrit "afin de faire des traductions suédoises du chinois", ou que cette clocharde un peu cinglée, à l'odeur forte, aux mains sales, qui étalait devant soi, aux séminaires de Granet, une liasse de ce papier jaune et rugueux dont les bouchers d'alors enveloppaient leur viande à l'intention de leurs clients. Sans rien comprendre à rien, elle tentait de reproduire, comme si ce fussent signes cabbalistiques ou formules de magie, les caractères que Granet assez souvent devait nous inscrire au tableau. Relues les 26 premières pages de notes prises en 1929-1930, je ne puis m'empêcher de rire de ma présomption : quelle hideuse graphie alors, la mienne, pour des caractères aussi simples que [], graphie que, parfois, quelques années plus tard, je rectifierais au crayon dans les marges. Pourtant, et quand bien même j'en étais à noter phonétiquement Louen-Rin ce qui se devait transcrire Louen Heng – mais telle était ma notation phonétique ! – je sais que je ne perdis pas mon temps dès cette audacieuse et fort exaltante aventure : explications improvisées du Li Ki ; étude critique, très, peut-être un peu trop, dudit Louen Heng. Quel souvenir je préserve aussi d'une explication philologico-sociologico-philosophique du Tchao-houen (le rappel de ce que Granet appellerait « l'âme du souffle » ou « l'âme-souffle » par opposition à ce qu'il traduit : « l'âme (-du-) sang », le po). Dans sa Pensée chinoise, il regrettera encore, en brève note, que Maspero n'ait pas « craint de traduire par âme le mot k'i (souffle) ». Quant aux gloses de Granet sur un texte de Pao P'ou tseu (lequel n'aura pas l'honneur d'une mention, si brève soit-elle, dans La Pensée chinoise), ce furent cette année-là mes premières lueurs sur ce qui m'occuperait durablement par la suite : le taoïsme.

Eh ! combien j'avais eu raison de refuser de me présenter à une agrégation de prétendue « philosophie » qui n'étudiait jamais dans ses programmes ni cette pensée arabe, ni cette pensée chinoise sans lesquelles il n'y aurait jamais eu de pensée européenne, telle du moins [18] qu'à partir du moyen âge et jusqu'à la fin du XVIIIe siècle peu à peu elle se forma [4]. Or, pour avoir subi au Lycée de Laval, censément laïc, la dogmatique thomiste, je m'étais suffisamment renseigné sur ce théologien pour savoir que Mgr Tempier, archevêque de Paris, avait en lui condamné un abominable mélange de pensée « païenne » (Aristote) et de philosophie arabe (Ibn Rouchd, notre Averroès) ! Et ces agrégés, ces membres du jury d'agrégation avaient l'impudence de se prétendre « philosophes » alors qu'ils ignoraient équitablement K'ong tseu et Ibn Khaldoun, Mo tseu et Ibn Rouchd, Tchouang tseu et al Ma'arri ! Dérisoire ! L'enseignement de Granet m'invitait, lui, à rapprocher la « connaissance complète » des taoïstes et celle du « troisième genre » selon Spinoza l'hérétique (condamné lui aussi par ces inquisiteurs ignares et fanatiques : ce Spinoza dont j'aurai plus tard l'occasion de me demander si, grâce aux Jésuites, il n'avait pas obtenu quelque connaissance de la pensée abominable des Chinois).

Autre mémorable explication : celle qui traitait de ce que devaient être les rapports entre enfants et parents selon certain chapitre du Li Ki : "Or donc, pour un père, l'amour des enfants implique qu'il ne traite en proches que ceux qui sont sages et traite moins bien ceux qui ont moins de talent. La mère, elle, pour ce qui est de ses enfants, elle aime ceux qui sont sages, mais réserve sa compassion pour les moins bien doués". Ce que me révélant, Granet m'imposait de me répéter, comme si ce fût une transposition intensive du Li Ki, l'un des poèmes les plus fameux de notre Victor Hugo, à propos du meurtre d'Abel. Ils pleuraient tous deux, certes, Adam et Eve, mais voici comme :

Le père sur Abel, la mère sur Caïn

Ces convergences, ces invariants dont plus tard je ferais la chasse et l'inventaire en étudiant les histoires et les textes des divers genres littéraires, ne m'importaient pas moins que les divergences, les oppositions [19] radicales, et pour moi, médicales, entre la pensée de la Chine et la chouannerie qui m'avait empoisonné mon enfance, ma jeunesse, mon adolescence.

Passions-nous au Tchong Yong ? Les interminables discussions sur les sens proposés pour ce titre, parfois imposées par telle ou telle orthodoxie provisoire, m'importaient moins que tel rapport que je croyais y déceler avec telle formule de Descartes, ou la « raison pratique » du philosophe de Kœnigsberg. Ce traité me comblait surtout dans la mesure où il entendait substituer à toute morale fondée sur un principe qu'aujourd'hui nous dirions « totalitaire » une éthique respectant la nature des individus, ou, du moins, capable de la reprendre en compte, à l'occasion. Obéir aux rites, soit ! Non pas à tous, ni toujours. Précepteur de maint gosse de riches en même temps que disciple de Granet, mon gagne-pain m'avait enseigné la valeur de la politesse (qui parvient à dompter, ou du moins à masquer la méchanceté, la grossièreté naturelles – statistiquement parlant – de notre misérable espèce). Certes, il les respectait ses rites, Maître K'ong, mais à condition qu'ils n'étouffassent point en lui les sentiments profonds et généreux. Au scandale de ses disciples, par exemple, il enterra son chien avec une natte, sans souci de rituel. On le lui reprocha. Pour toute justification, il se réclama de son affection personnelle. Je m'en souvins voilà quelques mois, quand notre Sylvie, née à Saigon le 2 août 1972, et qui, dès l'âge de neuf ans, sauva des oisillons nus tombés d'un nid, les couva, nourrit jusqu'à ce qu'ils fussent assez forts pour prendre leur vol, me pria d'enterrer avec elle son chartreux bien-aimé et de planter sur sa tombe deux arbrisseaux qu'allait hélas très bien tuer l'hiver du siècle. Mon absolu mépris des rites funéraires me commanda, par conséquent, d'accéder au beau désir de notre fillette. Grâces en soient ici rendues à la morale chinoise, relayée par le cher Marcel Granet.

Si les ciseaux de Moktir, dans L'Immoraliste, m'avaient, deux ans plus tôt, à jamais séparé de mon passé mainiau et des vestiges en moi du « catéchisme », les [20] cours de Granet me confirmèrent le bien-fondé philosophique de ce refus, de cette rupture de ban. Grâce à la pensée chinoise, c'en était fini en moi de l'âme immortelle, du Dieu transcendant, de l'Absolu, du "péché". Qu'il opposât à Socrate Confucius, celui-là trop humaniste, insuffisamment naturaliste, celui-ci également, équitablement l'un et l'autre, voilà qui ne me choquait plus, moi que ma passion pour le grec, les présocratiques, Socrate et les images qu'en fournit Aristophane, avait transformé en admirateur sans réserve de celui que sa vertu, son courage avaient condamné à boire la ciguë. Que le sage du Tchong Yong n'aspirât point au « juste milieu » mais, comme l'archer, au « milieu juste », voilà qui me convenait, fût-ce au prix d'un certain cafouillage mental. Sous prétexte que [], que l'humanisme doit tenir compte des petits sires, des pauvres bougres, dirions-nous : des pauvres, des chômeurs, et doit se dévouer à leur mieux-être, je ne voyais alors aucune contradiction entre mon « milieu juste » et les textes de Marx, Engels, Lénine que j'opposerais bientôt à l'humanisme de Jean Grenier, à son admirable essai contre L'Esprit d'orthodoxie. Mais qui se construit sans errer ? Sans erreurs graves ? Qui, d'emblée, peut se dire à la hauteur du chapitre Jou hing du Li Ki ? C'est Granet, toujours lui, qui m'en avait fait comprendre la justesse et le courage. A tel point que je voulus en proposer à mes compatriotes une traduction moins décevante que celle dont ils disposaient, selon l'esprit d'un jésuite sinologue [5]. Lorsque Granet nous élucida le passage où il est écrit que ceux qui pratiquent le  « sans impulsion et sans contrainte, ce sont des hommes uniques », je me sentis hélas indigne de ce qui pourtant était mon idéal. Et que cette vertu de  en général coïncidât avec « l'ensemble des devoirs du sage à l'égard des hommes », voilà qui me confirma un moment dans l'idée que je me formais alors du « marxisme » confondant un peu vite la pensée de Marx, et la pratique léniniste ou stalinienne ; mais qui, dès 1936, et les « purges » moscoutaires, me délivra de mes illusions, m'imposera [21] de rompre avec toutes les organisations où j'avais officié (Amis du peuple chinois, avec Louis Laloy, Ecrivains pour la défense de la culture, avec Malraux qui m'avait imposé comme secrétaire international parce qu'il savait que je n'étais pas chien couchant et que l'œil de Moscou qu'on m'avait fourni comme secrétaire vigilante ne me fermerait pas les yeux). Je compris alors que rien n'était plus loin du "milieu juste" que Staline, ses bourreaux, ses martyrs. Je me voulais digne du  confucéen. Non pas celui qui produit la crainte du châtiment (parce qu'alors qui m'empêchait de rester dans la ligne ?) et qui n'est, en effet, que le plus bas degré du jen. Non pas, hélas, le jen parfait : celui de l'homme en paix avec soi (ngan jen), parce qu'il y est génétiquement prédestiné. Tout ce que je savais de mon hérédité, et qui me commandait de ne pas procréer, m'imposait donc de me satisfaire de la seconde catégorie du j'en, celui qui s'élabore à partir d'un vaste savoir, inlassablement acquis, et passé au crible comparatif, au crible normatif.

La Pensée chinoise, fervemment et fréquemment relue, m'avait prouvé qu'en elle tout s'opposait aux présupposés métaphysiques ou théologiques de la pensée judéo-chrétienne, voire à une part non négligeable de la pensée grecque. Le petit-fils de la chouannerie se sentait chez soi au chapitre Jou Hing du Li Ki. Il ne lui restait plus qu'à devenir un « lettré » digne en tout cas du jen de seconde classe : prêt à mourir, s'il le faut, pour la vérité, la justice et la liberté ; à se présenter chez le tyran avec son cercueil sous le bras. La Pensée chinoise me confirmait en effet dans ma vocation d'écrivain. Han Yu n'écrirait-il pas, sous les T'ang, son illustre réquisitoire contre son tyrannique empereur ? Dans le « lettré » chinois, j'incarnais le philosophe et l'écrivain qu'un peu naïvement je me voulais ; et même, soyons franc, me croyais un tout petit peu déjà… Granet ne fut point dupe : un jour qu'il me rendait, aux Langues Orientales, une copie de composition, afin que j'en examinasse les annotations, il me dit que j'écrivais [22] trop mes copies ; que le littérateur se manifestait à l'excès ; que la philosophie veut plus de contention, de densité, que d'allant, voire de brio. De sorte que lorsqu'en 1935-36, au cours de ma dernière année à la Fondation Thiers où j'étais censé travailler surtout à ma thèse de philosophie chinoise, mais que je savais que je ne pourrais achever car Granet – était-ce en vue de me décourager ? – m'assurait quand j'en parlais chez lui qu'elle me demanderait vingt ans au moins, trente peut-être de travail assidu, lorsque Paul Pelliot me rencontra dans le métro, si ma mémoire ne me trahit, et m'y annonça que l'Ecole Française d'Extrême-Orient ne disposait que d'une place, et qu'elle était attribuée à Rolf Stein, non seulement j'acquiesçai, car j'admirais le savoir de cet « immigré », comme dirait M. Le Pen, savoir que Granet n'hésitait pas à interroger lors de telle ou telle explication improvisée, mais je me consolai très vite, en me disant que je ne serais donc pas confiné au chinois, que je pourrais pousser plus loin ma curiosité maladive.

Il y avait pourtant un hic. Enseigner en sixième ne m'emballait guère. En ce temps-là, un agrégé de grammaire était jugé indigne d'exercer une fonction au-delà de la quatrième. On me nomma pour 36 à Beauvais. Quand M. Roustan vint m'y inspecter, il me demanda ce dont je traiterais : « Je ferai à ces messieurs une théorie du substantif ». Après m'avoir écouté, il me convoqua pour m'exprimer sa consternation et me donner la substance du rapport extrêmement sévère que méritait en effet ma théorie du substantif. J'y étais sûrement allé de mon dada, du tcheng ming (de la rectification des termes, ou encore des dénominations correctes, etc.). Je lui exposai mon cas : mes années de chinois avec Granet, ma passion du grec, mon mémoire sur le vocabulaire et la syntaxe des sophistes dans les comédies d'Aristophane, qui ne me préparait pas très bien au métier qu'on m'avait imposé. Comme il était lui-même fort intéressé par la Chine, il déchira son rapport, me demanda mes vœux pour l'année suivante. [23] Je le priai de m'accorder une quatrième, avec des élèves déjà formés aux disciplines d'un enseignement secondaire encore mieux qu'honorable. Je me gardai de lui confier qu'en philosophie, j'avais dû corriger à la main, dans son manuel, ce qui ne paraissait pas orthodoxe à mon thomisto-freudien Dalbiez : c'eût été flatterie indélicate. Il me suffisait d'obtenir le maximum de ce à quoi j'avais droit : initier au grec des enfants de 14 ans, déjà dégourdis par l'apprentissage de la grammaire latine, le thème, et la version.

Mon proviseur, lui, n'apprécia guère l'intelligente et généreuse décision de Roustan. Qu'avait-il à faire en son lycée d'un toqué de chinoiseries ? Dès 1938, je le débarrassai de ma personne et de la Chine, en filant vers l'université de Chicago, puis le Mexique, puis de nouveau Chicago.

Un demi-siècle après cette aventure, je ne regrette rien de tout ce temps prodigué à la fascination qu'exerçait sur moi, tout indigne que j'en fusse, l'enseignement de Granet. Aujourd'hui même, je m'efforce de n'être pas trop indigne du  de seconde classe auquel il m'avait initié ; de me conformer à cette Conduite du Lettré dont je publiai dans Europe ma version, que je reproduisis dans toutes les éditions du Confucius qui se sont, depuis trente ans, succédées [6] et dont une centaine de milliers d'exemplaires ont divulgué le texte aux lecteurs de langue française. Si seulement j'en avais converti un sur mille…

Afin toutefois de n'être pas tout à fait indigne de feu mon maître, un des quatre ou cinq, depuis M. Jules Froger, directeur de l'Ecole primaire de Mayenne Ouest, en passant par Jean Thomas, « caïman » à Normale, qui m'offrit (autres cadeaux complémentaires) et Montaigne et Diderot, cinq, oui, pas plus, dont l'enseignement m'a formé à la beauté, ainsi qu'à la morale, je confesserai mon seul désaccord avec lui. Dans mes notes de 1929-1930, je relis cette définition de Wang Tch'ong : « Une espèce de La Fouchardière [7] qui avait plaisir à mettre ses contemporains dans l'embarras [24] par toutes sortes de contradictions apparentes. Il accepte une partie de la thèse, puis il réfute l'ensemble de la thèse. Ainsi accepte-t-il que l'Empereur Jaune soit monté sur un dragon ; mais, dit-il, les dragons ne montent pas au ciel. Wang Tch'ong est le dernier héritier de l'école des sophistes. Il est comparé à Lucien. Mais il est plus plaisantin, moins intelligent que celui-ci ». La tradition chinoise en effet rapportait qu'après avoir établi la Grande Paix, l'Empereur Jaune était monté au ciel. À quoi Wang Tch'ong rétorqua : « S'il a établi la Grande Paix, il n'est pas monté au ciel. S'il est monté au ciel, il n'a pas établi la Grande Paix. Les deux propositions sont contradictoires ». Sophisme ? Bon sens, dirais-je plutôt. Raison critique. Granet reprochait aussi à Wang Tch'ong d'être « déterministe » en matière de biologie. À quoi je répondrais que la génétique, alors encore balbutiante, mais déjà sur la bonne voie, m'avait prouvé que, si le milieu peut à l'occasion compenser en partie certaines déficiences génétiques, les gènes exercent en nous et sur nous un pouvoir très souvent, trop souvent, absolu. Un chromosome de plus et nous savons aujourd'hui quelles en sont les conséquences. Au moment où Granet formulait ce grief contre Wang Tch'ong, un autre de mes dadas, c'était, précisément, la génétique. Ce que je savais de mes ascendants m'effrayait ; j'avais décidé de ne jamais transmettre leurs gènes, parce que j'étais en effet peut-être un peu trop « déterministe ». Les petits-fils de crétins qui sont géniaux, ça existe, parce qu'il arrive aux gènes de constituer de fâcheux mélanges qu'une génération suivante, grâce à quelques autres gènes, sauvera. Mais enfin, je lisais alors trop d'ouvrages et d'articles relatifs à la génétique pour accepter qu'on reprochât à Wang Tch'ong d'en avoir pressenti l'essentiel, sinon l'essence. Je n'ai lu Wang Tch'ong que dans la version de Forke, mais cela m'autorise à regretter que Granet, jusque dans sa Pensée chinoise, continue à tympaniser sa bête noire. Et voici Forke au pilori, à cause de sa « bienveillance » pour un homme qu'il ose comparer à Lucien [25] et Voltaire ! Moi, c'est au curé Meslier, c'est à Diderot que je l'égalerais plutôt, parce que je me rallie sans réserve à ce que du même Wang Tch'ong écrit Jacques Dars dans l'article qu'il lui a décerné pour L’Encyclopaedia Universalis (je cite le premier tirage car je n'ai pas encore reçu les dernières lettres du nouveau). Pour Dars, l'auteur du Louen Heng (qu'il traduit « Des pondérables ») « rejette tout ce qui n'est pas fondé en raison ; c'est un penseur sans équivalent dans l'histoire de la philosophie chinoise » ; toute sa modeste vie, il la voua à son unique « passion : réfléchir, analyser, critiquer, démystifier ». Anticonformiste original, intransigeant, voilà Wang Tch'ong. Voilà l'homme dont nous aurions diantrement besoin en cet an 1985 de disgrâce.

Il est grand temps de conclure. Afin de me présenter sans honte à l'agrégation de philosophie, je dus choisir une voie qui me l'interdisait et me précipiter au bas, pour certains, de l'échelle des valeurs : en grammaire. Comme si la grammaire comparée n'était pas l'une des sources les plus pures de la pensée philosophique ! J'affirmerai donc aujourd'hui, à 76 ans et deux mois, qu'une agrégation dont le « cacique » peut ignorer, outre la pensée des Indiens (quasiment anéantie, c'est vrai, non pas tout à fait, par la bestialité des conquistadores et des curés qui les accompagnaient), jusqu'aux noms d'Ibn Rouchd, de Tehouang tseu, d'Ibn Khaldoun et de Mo tseu, d'al Ma'arri et de Wang Tch'ong (omettons, pour faire bref, les penseurs de l'Inde, ceux du Japon, tous les autres) n'a pas le droit de violer aussi impudemment le tcheng ming de la pensée chinoise. Le tcheng ming de Maître K'ong, cet infaillible postulat de toute langue qui se veut intelligible, et donc de toute pensée qui se voudrait intelligente. Correction des termes, rectification des dénominations, de quelque autre nuance que vous coloriez votre glose de ces deux caractères, le tcheng ming, qui élimine impitoyablement les termes inadéquats, exige que notre soit-disant et prétendue agrégation de philosophie soit ainsi désignée désormais : « Agrégation de philosophie européenne ». [26] Ergo : Agrégation de philosophie européenne : concedo. Agrégation de philosophie ? nego. Quod erat demonstrandum.



[1] Voyez Le Cœur et la cendre, soixante ans de poésie, Paris 1984, Orbor, Les Deux animaux, imprimerie MC 5, 3 et 5 rue de Moscou, 75 008 Paris.

[2] Granet le cite une fois, avec éloges d'ailleurs, dans La Pensée chinoise [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.] ; et je me suis laissé dire qu’avant d'être séparés par la mort les deux grands bougres s'étaient enfin reconnus mutuellement pour ce qu'ils étaient, chacun dans son domaine. Ce que confirment les œuvres posthumes de Pelliot.

[3] Voir Jeannine Kohn-Etiemble, 226 Lettres inédites de Jean Paulhan, Contribution a l'étude du mouvement littéraire en France, 1933-1937, Paris, Klincksieck, coll. « Bibliothèque du XXe siècle », 1975. Prix de l'édition critique, 1975. Le destinataire de ces lettres est le signataire de cet hommage ; il va publier, en 1985, aux Presses Universitaires de France, Lignes d'une vie, Naissance à la littérature, où il donnera une partie des lettres qu'il écrivit à Jean Paulhan et où l'on verra jusqu'où l’égara ce père, parfois un peu parâtre.

[4] Sous le titre inadéquat, mais qui me fut imposé par la Sorbonne (parce qu'elle l'avait attribué à celui dont elle espérait qu'il serait élu, en 1955, à la chaire de littérature comparée), L'Orient philosophique, je choisis, élu contre toute attente, de traiter exclusivement de l'enchinoisement de l'Europe, depuis l'époque romaine jusqu'à la Révolution française. Trois volumes polycopiés, 1957, 1958 et 1959. Une version mise à jour est prévue en deux gros tomes pour le plus tôt possible sous le titre qui convenait : L'Europe chinoise.

[5] On la lut d'abord dans Europe, puis dans toutes les éditions de mon Confucius, en Appendice n° 1.

[6] Confucius, Club français du livre, coll. « Portraits de l'Histoire », n° 1, 1956 ; 4e édition revue et corrigée, 1968 ; entre temps, publiée chez Gallimard, coll. « Idées », 1966 ; actuellement épuisée ; j'en achève pour « Folio/Essais », une édition mise à jour, à paraître en 1986 ; elle tiendra compte de la réhabilitation du vieux maître, d'après maint document chinois, entre 1980 et 1985.

[7] Chroniqueur à L'Oeuvre ; son « billet », mordant drôle, libertaire parfois, libre toujours, était alors pris des gens de ma sorte.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 27 janvier 2013 16:12
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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