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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Groupe et capital. Un nouveau mode social pour produire le travailleur. (1984)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Jean Ellezam, Groupe et capital. Un nouveau mode social pour produire le travailleur. Montréal: Les Éditions Hurtubise HMH, ltée, 1984, 261 pp. [Livre diffusé dans Les Classiques des sciences sociales avec l'autorisation de l'auteur accordée le 3 octobre 2016.]

[3]

GROUPE ET CAPITAL
Un nouveau mode social de produire le travailleur.

Introduction

1. La psychologie [3]
2. Mode d'autorité dans la société marchande [5]
3. L'État et l'autorité nouvelle [8]
4. Prédominance du politique [11]
5. Jeu politique et procès de production [14]
6. Groupe et contrôle social [16]
7. Démocratie et groupe [18]
8. Transformation dans la nature de l'idéologie [22]
9. Périodisation de la division du travail [26]



Il est urgent que, dès à présent, nos chercheurs mettent au point une science de la morale, car ceci permettrait de disposer de normes pour l'enseignement et la pratique du genre de conduite souhaitable entre les hommes. On ne part pas à zéro dans ce domaine. Les chercheurs procéderont par induction en résumant des réalités évidentes de normes morales comme celles que l'on trouve dans la règle d'or, les Dix Commandements, certaines lois et certains statuts de sociétés.

D'autres, s'ils le préfèrent, procéderont par déduction et élaboreront un système de principes basés sur leurs conceptions de la finalité de l'homme. Par la recherche, l'enseignement et l'échange d'idées, il n'est pas trop d'espérer qu'un jour ou l'autre une science de la morale se dégagera.

Une telle science est souhaitable au plus tôt, non seulement pour les hommes d'affaires mais pour tous les hommes qui ont à assumer leur mission propre dans un monde complexe. Ce n'est que de cette façon qu'un monde sain se constituera « axé sur un peuple intimement évolué dans un monde dont le mécanisme assure toute la sécurité possible ».

Koontz, Harold J. et O'Donnell, Cyril,
Les Principes du management, Verviers, Gérard, 1973.

L'histoire reçut la mission, une fois que l'au-delà de la vérité s'est évanoui, d'établir la vérité de l'ici-bas.

Marx



1. La psychologie sociale industrielle :
rationalité de la société aujourd'hui


La psychologie sociale industrielle se critique volontiers parce que soupçonnée d'être un instrument privilégié de manipulation. Elle se compromet par sa trop grande proximité aux exigences fonctionnalistes du capital. Elle est pour certains le nouvel outil de récupération d'un potentiel révolutionnaire étouffé. Sans autre forme de procès, on [4] dénoncera la psychologie sociale industrielle pour son orientation et les effets sociaux qui découlent logiquement de son discours. Cette dénonciation est tout à fait fondée. Cependant, elle n'est qu'un moment particulier de l'analyse critique. Il manque une recherche archéologique sur la nature de l'objet investi, une analyse du rapport social au travail.

En d'autres termes, les critiques adressées à la psychologie sociale industrielle restent lapidaires. Elles ne soulignent qu'imparfaitement ce phénomène révélateur. Le capital, comme rapport social, modifie les formes de son discours parce que précisément la réalité empirique et structurelle elle-même a dû transformer sa nature. On n'envisage que fort peu l'hypothèse selon laquelle la psychologie sociale industrielle est en « harmonie », est la rationalité immédiate nécessaire de ce que sont actuellement les rapports de force et de domination entre capital et travail. La psychologie sociale industrielle ne constitue pas un avatar, quelque chose de plaqué sur une réalité de classe qui pourrait fort bien s'en passer. À la limite, la psychologie sociale industrielle est la vérité de cette société ainsi stratifiée et de la manière qu'elle a de se penser. C'est pourquoi les critiques de la psychologie ont tort de s'adresser à celle-ci au nom du manque de scientificité, du manque d'éthique ou au nom d'une autre rationalité plus justifiée socialement. Somme toute, si la psychologie sociale industrielle est le produit organique et non pas mécanique de cette société, elle a une rationalité et une éthique tout à fait « justifiées ». C'est du reste ce qui fait que sa scientificité est parfaitement opératoire, c'est-à-dire apte à contrôler sa technique à partir du lieu d'où elle entend s'exercer.

Pour expliquer la psychologie sociale industrielle, il est nécessaire non pas tant de s'arrêter à sa forme discursive, dénoncée pour ses carences humanitaires, scientifiques ou éthiques, mais bien plutôt d'essayer d'identifier à quels forme, nature et niveau des rapports sociaux la psychologie sociale industrielle correspond effectivement comme leur corollaire obligé. Un terme, en l'occurrence les rapports sociaux, ne peut rester immobile, alors que l'autre, les savoirs qui s'y rapportent, souffriraient la mouvance. Ces discours désignent autant une réalité qui change que l'orientation et la [5] canalisation d'une transformation. C'est pourquoi la dénonciation des sciences sociales en terme de récupération, ou comme « nouvel avatar » de l'idéologie dominante, nous apparaît simpliste car elle fait l'économie d'une analyse prospective de leur condition sociale : le changement effectif. Nous entendons par là un déplacement incessant de la définition sociale du travail engendré par la praxis même des classes.

Une investigation sur les modes de constitution sociale du thème de la motivation au travail, catégorie centrale de la psychologie sociale industrielle, nous enseigne combien il est vain d'expliquer l'émergence du thème de la motivation comme problématique sociologique, sans le recours à une interrogation sur la transformation structurelle qualitative des modalités sociales de produire les objets et, mieux encore, les sujets sociaux. Dans cet examen, nombre de concepts du marxisme se voient problématisés car le principe de la marchandise, sphère de l'économique, et les formes de symbolisme qui sont censées en découler (réification) ne rendent pas entièrement compte de l'apparition du phénomène qu'est la psychologie sociale industrielle. Il faut faire appel à d'autres principes qu'à ceux corrélatifs aux simples facteurs quantitatifs, économistes (productivité, rentabilité, monopolisation...). Le thème de la motivation au travail renvoie à la nouvelle structure psychique de l'être social et donc, à des transformations de type qualitatif. Nécessairement, l'exploitation et la domination qu'elle sous-tend ne s'effectuent pas seulement sur le terrain de l'avoir, mais aussi sur celui de l'être, sur des répressions psychiques considérables (désir, besoin, jouissance, ennui...) qui s'expriment avec d'autant plus de force que l'avoir semble être pourvu.

2. Mode d'autorité dans la société marchande

Ce passage du quantitatif au qualitatif renvoie à l'histoire même des rapports sociaux sous le capitalisme. Dans la forme marchande pure, telle qu'elle se théorise chez Marx à la fin du siècle dernier, sous le concept de « mode de production » proprement dit, cette théorisation prédit certaines grandes tendances du mouvement de la marchandise et [6] des rapports sociaux qui en découlent. À cette lumière, ce sont principalement les lois économiques du marché qui se constituent comme lois de l'ajustement social. Les lois du marché jugent la capacité du prolétaire à s'offrir comme force de travail. C'est le marché qui par conséquent définit le travailleur comme sujet de la transaction (vendeur) et comme objet (chose) par la location de son temps, unique marchandise qu'il peut vendre. Dans ce cas, seule la production à strictement parler (l'usine, mode universel de la production) définit la force de travail, laquelle s'évalue, dès lors, par son échange sur un marché concurrentiel. Ce marché fait de cette classe extrêmement différenciée qu'est le prolétariat, une catégorie spécifique. C'est le marché qui fixe son être et, donc, les modalités de son intégration. À cet égard, le chômeur, le déraciné, le malade, la ménagère ne sont rien, parce que précisément non définis par la valorisation de la marchandise. L'intégration ne se fait plus à partir d'une insertion dans et par une éthique globale (solidarité traditionnelle), bien qu'un type de morale subsiste toujours nécessairement, mais à partir de l'offre et de la demande, de la nudité morale de l'échange rationnel [1]. Marx affirme donc que la marchandise est le principe d'intégration sociale, puisque c'est dans et par l'échange que prolétaires et capitalistes se rencontrent et s'adaptent socialement.

Dès que le travail se déqualifie, apparaît le « travail simple ». Le capitalisme sauvage entraîne la spécialisation extrême sans spécialité, ainsi qu'une forte rationalisation, une surveillance et une apposition systématique des règles de l'isolement, de la concurrence et de l'individualisme. La catégorie de l'économie prévaut alors sur toutes les autres, seul l'avoir personnel prédomine et corrélativement, la « manière forte ». L'artisanat et ses grandes corporations s'opposent à cela. Ce système impose une éthique solide ; il veille aux [7] usages et à la cohésion. Il sanctionne les rites primordiaux de l'apprentissage, il conserve une vénération du « savoir faire », le respect du travail et de la hiérarchie, pourtant sévère, mais pourvoyeuse. Mais bien que l'élimination du système corporatiste soit tardive, sa prédominance comme modalité de production du travailleur est vite supplantée et se consume au feu du nouveau système.

La « manière forte » de l'autorité utilisée dans le capitalisme du début du siècle, est entamée par une contradiction. Cette manière forte n'a plus les instruments de son prédécesseur corporatiste, il lui manque les moyens pratiques de promouvoir l'éthique du « travail bien fait », la « conscience professionnelle ». La nature du travail ne s'y prête plus et la mobilité hiérarchique du corporatisme basée sur la méritocratie s'efface. Bref, le nouveau système n'a plus la capacité de promouvoir ses gratifications et se cantonne à l'aspect monétaire. Il se base maintenant sur l'isolement, l'attente et la frustration. Le pouvoir, haï antérieurement, est cristallisé dans la personne du maître vis-à-vis duquel on peut, par opposition, se définir, forger son animosité, mais tout autant ses désirs. Comment dans l'anonymat mécanique, impersonnalisé, uniforme, s'opposer à un pouvoir qui n'apparaît plus comme tel mais sous la forme de machines, d'horloges et de surveillants consciencieux ? Toute domination prend aujourd'hui la forme de l'administration [2].

À la différence des formes précapitalistes, l'ordre marchand marque ainsi sa prédominance pour l'économique et le rationalisme. Dès lors, le politique apparaît second. Ainsi, l'ordre marchand rompt avec la primauté séculaire du politico-moral et du juridique, caractéristique des modes de production antérieurs. Dans ce cadre, la figure d'une hiérarchie autoritaire s'incarne dans la personne concrète. Elle doit être le ciment visible, personnalisé, des rapports. Cette visibilité des dépendances demande à être clairement comprise pour ce qu'elle est, soit un rapport interpersonnel [8] serfs-seigneurs, vassaux-suzerains, laïcs-clercs. Les rapports ne s'expliquent pas par la rationalité, ils renvoient à l'éthique, la religion, la tradition et à des types spécifiques de rapports au travail. Ils sont service, prestation ou livraison en nature, mais non location de temps. Au contraire, avec la marchandise, cette visibilité des rapports interpersonnels n'a plus sa raison d'être. C'est la rationalité elle-même qui semble instituer des rapports. La marchandise ne porte plus en soi d'éthique ni de morale et peut se vendre indépendamment de la qualité singulière de l'acheteur. La « force des choses », des relations marchandes, s'affirme comme principe d'autorégulation et d'intégration.

3. L'État et l’autorité nouvelle

Par un curieux retour historique, il en ira tout autrement. Le politique, pour un temps second, reprend son espace d'une manière différenciée. En effet, avec l'évolution des conditions de la production sociale du travail, naît un nouvel ordre sociétal où la catégorie du travail ne peut se définir par l'unique rapport à la production, au marché du travail, ni par la pure rationalité de l'acte productif et de son échange. Le marché des marchandises n'est plus le facteur causal exclusif de l'ordre social. Un élément nouveau intervient : l'État. Au-dessus de la mêlée, il semble s'offrir comme l'arbitre impartial des enjeux sociaux et doit accuser une relative distance vis-à-vis du capital, précisément pour mieux assumer son rôle d'autorégulateur social, indispensable à la fonctionnalité même du capital. L'État, détient cet office de réglementer le désordre capitaliste, de veiller aux lois du marché (crédit, banques centrales, finances), de sanctionner les hégémonies monopolistes intercapitalistes dont il est le miroir, et d'assurer l'ossification du contrat social du salariat (syndicalisation, lois sur le travail, hygiène, inspection, conventions collectives, salaire minimum...). Avec l'évolution des formes d'exploitation, les forces sociales s'organisent et s'unissent.

Cette évolution de la production ne s'autorise pas sans une action idéologique très vaste. L'État, comme praxis objectivée, intervient sur une échelle plus grande et plus [9] systématique. Il investit l'institutionnalisation de l'idéologie au point de s'en porter le garant incontesté. Les médias, l'école, les loisirs, forgent une nouvelle conception de l'être social, c'est-à-dire que le principe de l’information va devenir une composante essentielle du système. La production sociale du travailleur ne s'établit plus exclusivement à partir du lieu unique de la stricte production, ni sur la nécessité de promouvoir une « manière de produire », impliquant la « manière forte » d'autorité. Mais la production du travailleur relève maintenant d'une toute nouvelle « manière de vivre [3] ». Les formes de symbolisation sociale, produites à l'extérieur de la production proprement dite, s'entrecroisent et se complètent organiquement avec toute l'activité productive.

En d'autres termes, c'est tout un réseau d'institutions qui définit la production sociale du travailleur et non plus seulement la production immédiate (l'usine). Dans la prolifération des modèles psychologiques et symboliques, auxquels correspond ce renouvellement de la manière d'être socialement, l'information est au centre de la régulation sociale. Tout un espace mental sépare l'ouvrier vêtu d'un bleu de travail, lequel constitue son principal atout, de l'ouvrier ou de l'employé quittant l'usine et le bureau dans une tenue moderne. Pour ce faire, il faut établir, non seulement virtuellement mais aussi réellement, un univers différencié, doté de moyens immenses de sollicitation, un accès à de nouveaux objets de consommation, une mode, l'institutionnalisation d'un type particulier de « savoir vivre », un renouvellement constant des pratiques vestimentaires. On pourrait en dire autant sur la manière de se nourrir, de se déplacer, de se penser. Bref, une mentalité nouvelle et, bien plus, des attentes et des tolérances nuancées sont maintenant le lot d'une définition sociale de la force de travail.

La fonction d'intégration dévolue à la marchandise est par le fait même relative. D'autres instances sociales assument ce rôle. L'école, les médias de masse, les systèmes [10] politiques, n'ont plus seulement la fonction de « re-produire » le travailleur, mais de le « produire » en sa totalité, de le définir dans son mode d'intégration, d'identification et de structuration sociale. Mieux, cette nouvelle production de l'être social devient davantage le produit psycho-social de la force de travail. La force de travail n'est plus aussi différenciée et spécifique qu'elle l'était au début du siècle. Une tout autre logique explicative que celle du pur rationalisme économique doit voir le jour, si la dimension psycho-sociale du vécu conditionne la structure des motivations et des comportements les plus personnels. Cette production sociale de l'homme est la forme nécessaire, indispensable, du système de produire contemporain. Elle ne se confectionne donc plus uniquement à partir du simple rapport au marché, mais à partir de la capacité politique de faire valoir son ordre par des mobilisations et des rapports de force. Le jeu de l'aliénation et de la domination règne.

Ne faire de la reproduction qu'un sous-produit accessoire d'une essence productive, immuable quant à sa teneur structurelle, c'est ne pas voir l'élément nouveau de définition de la catégorie sociale de travailleur dans le capitalisme aujourd'hui. C'est aussi méconnaître le redoublement de la complexité éminemment psycho-socio-politique, de ce qu'est le travail comme activité, objet de tant d'influences. Complexité qui renvoie à tout autre chose qu'au simple lieu de production. Bien que ce lieu prédomine, cette complexité plus totale circule dans tous les lieux de production du travailleur, l'urbain, l'école, les médias de masse, la consommation, les rôles sexuels...

On ne peut plus attendre du seul rapport à la production, la critique sociale émanant des luttes de classes [4]. Cette lutte, polymorphe et polysémique, s'exprime dans tous les lieux sociaux de production. Les modes de production du travailleur ont non seulement changé, mais le sens même des questions se renouvelle.

[11]

4. Prédominance du politique

Les formes de l'autorité alors requises par ce nouveau « savoir vivre », se modifient au profit d'une plus grande subtilité. Elles fonctionnent davantage à l'efficacité symbolique, à la persuasion discursive, et non plus à l'ostentation pure et simple de la force. L'émergence du groupe de travail, comme forme nouvelle d'organisation, en est la conséquence. Il est le produit organique d'un nouvel espace mental.

Le capitalisme contemporain possède des moyens sans précédents pour propager son hégémonie discursive, pour asservir la pensée, jusque dans la plus stricte intimité. La chambre à coucher s'ouvre aux communications de masse et l'opinion publique s'étale au foyer. À cet égard, il n'y a plus d'opposition aussi marquée entre vie privée et vie publique, entre besoins individuels et besoins sociaux, comme le souligne Marcuse. Les liens vivants qui existaient antérieurement entre individus et culture se relâchent considérablement, car les messages diffusés par les appareils se caractérisent précisément par leur unidirectionalité. Ils ne se pensent plus que de l'extérieur par des spécialistes, autant à l'école que dans les médias. Alors que la prolifération des images et des symboles n'a jamais été aussi forte, la pensée bourgeoise ne s'est jamais autant méfiée d'eux (éternel sourire publicitaire, esthétique et bonheur normalisés, uniformisation et universalisation des stéréotypes). Il existe aujourd'hui un iconoclasme par excès et évaporation de sens [5].

L'échec d'un mouvement social plus radical et révolutionnaire, tient dans cette évolution une importance considérable. Les formes sociales, dites réformistes [6] de lutte de classes, consolident les acquis du contrat social du salariat et [12] transforment le marché concurrent des travailleurs, propre au capitalisme marchand, en un jeu d'unions ouvrières plus aptes à se défendre. Mais le combat s'impose toujours dans le cadre du système, sur son terrain et avec le même horizon. Le réformisme a contribué au changement de la conception sociale de l'homme au travail. Il a, dans son constant débat avec le capital, reformulé malgré tout les règles et changé la structure originelle du capitalisme.

La prédominance nouvelle du jeu politique, au sein du procès de production, se renouvelle avec l'extension de la division des travailleurs, précisément en adversité avec de fermes conventions collectives et des lois sociales. En effet, le contrat social du salariat s'ossifie de manière à dresser à l'intérieur de la classe ouvrière des échelles hiérarchiques finement graduées et rigides que les conventions collectives sanctionnent toujours de plus près. Il en va de même pour les employés de bureau, comme nouvelle extension de la classe des travailleurs. De plus, la division entre les travailleurs s'accentue par la présence de permanents, substituts, intérimaires, employés de sous-traitance et immigrés. On obtient, dès lors, en haut de la pyramide que constitue la classe ouvrière elle-même, des ouvriers particulièrement privilégiés appartenant à l'entreprise principale. Ceux-ci s'entourent d'une foule d'autres travailleurs ne jouissant aucunement des mêmes avantages, bien que les travailleurs « périphériques » soient tout aussi productifs.

[13]

Ces nouvelles divisions constituent les récentes formes de l'exploitation. Elles ont évidemment un caractère économique, mais elles ne se comprennent nullement sans la référence à l'action psycho-politique. Cette division s'appuie sur la psychologie de statut et de prestige du permanent, sur une gratification jalouse dont tient éminemment compte la problématique de l'intégration et de l'organisation du capital lui-même. Cette nouvelle division forme des féodalités à l'intérieur de classes qui paraissent homogènes (ouvriers et employés) ou, plutôt, avaient été homogénéisées par le rapport au capital et à sa rationalité.

Dire combien prédomine la psycho-politique dans le jeu de la dominance, de l'intégration et de l'exclusion sociale, n'est pas le simple produit d'une réflexion fournie par la seule pensée philosophique, mais elle renvoie à des transformations d'ordre structurel, sociologico-idéologique. Il est tout à fait logique qu'aujourd'hui la psycho-sociologie s'érige comme l'idéologie par excellence du XXe siècle, la condition sine qua non de la production et de la cohésion sociale. Le démontrent aisément la prolifération de ses officiants et son application dans toutes les institutions. Les centres de formation de cadres et les bureaux de consultants en tous genres, les centres de communication et de relations humaines universitaires, la thérapie qu'entreprennent quotidiennement cadres et directeurs généraux, font de la période contemporaine, l'âge de la thérapie. On prêche unanimement la « relation d'aide », l'empathie, la congruence, l'amour, l'estime de soi, l'avènement de l'« homme sain ». La sexologie, science nouvellement venue, y fait sans cesse référence. Ce qui n'avait toujours été dans la tradition judéo-chrétienne que péché et pardon, prend dans le langage médical moderne la forme anesthésiée et pragmatique de l'obligation à la jouissance, de la thérapie sexuelle. Toutes les déviations au « savoir vivre » renvoient à une problématique où se conjuguent étroitement le psycho-affectif et sa technicalité thérapeutique. Ces déviations sont du même coup prises en charge dans l'espace duel du normal et du pathologique, forme moderne mais moins excitante du rapport diable-bon Dieu. Le diable n'existe plus, il se soigne.

[14]

5. Jeu politique et procès de production

Dans toute cette logique psycho-politique, les principes tayloriens purs s'estompent. Taylor, loin d'être le précurseur du nouvel ordre de produire, est davantage l'attestation et la finalisation de l'ancien. L'organisation scientifique du travail est la fin du cycle de prolétarisation qui consacre la forme marchande pure du travail : le « travail simple ». Forme sociale marchande amorcée bien avant Taylor ou Ford. Ces derniers ne font que la systématiser. La prolétarisation est l'expropriation, l’éloignement du savoir, du pouvoir et la disponibilité. Cette disponibilité autorise Taylor à considérer le travail comme spécialisable, dissécable, répétitif et il l'aborde comme pure abstraction. Subséquemment, le sens du travail fini, entier, concret, disparaît. Le travail ne devient qu'un simple moment indifférencié d'une suite ininterrompue.

La logique productiviste étroitement économiste de Taylor, auteur qui synthétise et cristallise un mouvement social, pose de graves limites et s'interdit son propre dépassement. À cet égard, une nouvelle logique doit lui être substituée. Une logique qui tienne compte de la nouvelle morale sociale, des attentes récentes, de la transformation des formes du pouvoir. L'imaginaire social se glorifie maintenant par les institutions spécialisées au nom du désir, du jouir, du plaisir, de la joie, des vacances, de la rencontre. Ces thèmes sont autant de figures du nouveau rapport social [7]. Pourtant, dans l'existence pratique, cette célébration ne se réalise nullement et exacerbe les conditions de la soumission. Les idéologies démocratiques (liberté, égalité) promulguées « d'en haut » se heurtent de front à la réalité productiviste vécue « d'en bas », pour utiliser les métaphores d'usage.

[15]

La logique des doctrinaires du travail se doit de faire appel maintenant à d'autres principes que ceux inhérents à l'unique stimulation financière (salaire, primes, actionnariat ouvrier). D'autant plus que les revenus se consolident par les conventions collectives et plus globalement par la législation sociale (loi sur le minimum garanti). Dès lors, l'imaginaire et le psycho-social se mobilisent par les apôtres du travail pour susciter l'adhésion (travail de groupe, forme de commandement, appartenance, prise de décision). De sorte que maintenu sur le terrain du psycho-social, le rapport au pouvoir se dilue. Le pouvoir s'assimile davantage au terme de « puissance » (capacité psychologique) plutôt qu'à celui de « pouvoir » (sens politique). Le terme est psychologisé à l'extrême et réfère à des rapports abstraits, à des relations interpersonnelles hypostasiées de leur contexte social, réellement psycho-sociologique. S'autorisant de cette problématique psychologisée, les doctrinaires du travail abordent maintenant le problème d'auto-organisation du travail par lui-même.

On est alors loin du strict taylorisme, sans pour autant que le rapport à l'exploitation ne soit fondamentalement périmé. Ce sont les modalités structurelles du pouvoir qui changent. À cet égard, la logique psycho-sociologique chez les doctrinaires du travail se modifie parce que sa réalité évolue. Le travail lui-même perd de son caractère abstrait, il devient de plus en plus entier. Ce sont maintenant des équipes constituées qui s'acquittent de la fabrication de marchandises et il importe de veiller à la cohésion, à la coordination de ces équipes, à l'agencement psycho-physique mis à contribution pour fabriquer des produits. Le facteur d'intégration se centralise et l'organisation se mue en problématique psychosociale. L'éloignement de la propriété et de l'organisation rend urgent l'avènement de principes organisationnels nouveaux. Ce sont maintenant des spécialistes qui veillent à l'organisation, sans que le paternalisme antérieur n'adoucisse la friction inhérente à la fonction d'organiser.

Il ne s'agit plus de recomposer, agencer, mathématiser des séquences de temps, des ensembles physiologiques atomisés, des « facteurs humains » disséqués ou de prédisposer mécaniquement des individus selon la pure rationalité [16] de l'objet, mais de nuancer, de tenir compte de l'affectivité, des sentiments, de l'irrationnel, du plaisir, des capacités psycho-sociologiques à s'inscrire dans une structure plus globale. Ce nouvel exercice d'organisation commande plus de « compréhension » et de subtilité, car ce n'est plus le critère mathématique rigide qui prévaut dans l'agencement organisationnel, mais bien le critère psychologique et politique d'appartenance (membership) au groupe et à l'organisation. D'autant plus que le climat de danger, de stress des usines hautement automatisées et intégrées (par exemple la chimie, la pétrochimie), exige la surveillance constante de cadrans et accentue la nécessaire prise en charge collective du travail. L'individu n'est plus l'autonome responsable d'une tâche parcellaire qui le transcende. La structure de groupe s'affirme comme nouveau sujet de la production. La débrouillardise et l'autonomie éclatent, alors qu'elles sont antérieurement rejetées par l'imposition du taylorisme.

6. Groupe et contrôle social

D'une lutte virulente, sourde, et latente, émerge la pratique organisationnelle des groupes. Or, comme un consultant psycho-sociologue externe en règle les modalités d'application, il est imposé par la direction comme nouvelle forme de gestion. Le groupe, dès lors, devient la norme de l'acte productif. La lutte de résistance contre l'organisation scientifique du travail (freinage, sabotage, absentéisme, turnover) rend cette forme d'organisation désuète. Le rapport à la marchandise produit son contraire. La nouvelle problématique de l'organisation met à jour la faillite du taylorisme. Il est trop basé, non seulement sur l'exclusion de toute initiative personnelle, mais de plus sur l'anéantissement de la capacité du travailleur à mettre en application les savoirs acquis par sa pratique empirique la plus immédiate. Le nouvel agencement organisationnel exige ces connaissances empiriques informelles, car un espace subsiste toujours entre les directives du bordereau de consignes et la pratique réelle. La nouvelle organisation souhaite et réclame que cet espace soit comblé. Ces sommes de connaissances informelles sont des vrais savoirs que les ingénieurs, par leur [17] éloignement de la pratique, ne maîtrisent pas. La problématique nouvelle de l'organisation s'écarte du taylorisme, elle atténue la démonstration explicite de la force. Les problèmes centraux relèvent des communications, de la délégation, du commandement et du leadership. De cette nouvelle réforme dépend l'autocontrôlé de la force de travail. Par ce moyen, le groupe veille à sa propre autorégulation, érige les règles formelles et informelles de sa gestion et donc établit les formes d'exclusion et d'inclusion à sa logique productive. Le groupe demeure, en effet, inséré dans des exigences sociales marchandes.

L'instauration du groupe semi-autonome de production produit ce résultat. « Si la maîtrise n'intervient plus guère sur le problème d'exécution du travail, elle reçoit cependant des demandes d'interventions de la part d'ouvriers, soit pour transmettre des doléances à l'équipe précédente, soit pour obtenir la rentrée dans le rang d'un membre du groupe jugé peu coopérant. Dans les deux cas, les interventions se bornent à des conseils ou à la programmation d'une réunion pour débattre le problème. La maîtrise, où les chefs d'équipe ont disparu, passe donc d'une fonction de répression à une fonction de conseil et d'animation ». [8] Giuseppe Bonazzi prétend que « la seule difficulté, apparue dans les groupes autonomes de travail semble concerner la collaboration insuffisante de certains ouvriers ». Un ouvrier explique : « Le mois dernier, nous avons décidé de travailler au maximum, moi et mes camarades pour montrer à... (ouvrier individualiste) que le profit était plus grand pour tous. Ensuite, on a été regarder son salaire : tu vois, je lui ai dit, ce mois nous avons tous gagné 55 000 lires de salaire au rendement, au lieu des 44 000 ou 45 000 lires des autres mois, et tu viens de les gagner aussi grâce à nous. Si au lieu de te diviser à nouveau le travail et de rester dans ton coin le mois prochain tu viens avec nous et on échange notre travail, on ira encore mieux. Il a répondu, oui, oui, qu'on avait raison mais vous le voyez maintenant ? Il est encore là, tout seul, plus têtu qu'une mule. C'est inutile, c'est une affaire de personne, maintenant nous [18] en avons assez et nous demandons à l'ingénieur qu'il l'enlève si possible du groupe et nous en donne un autre [9]. » On comprend que les critiques ont pu nommer l'essor de ces pratiques de groupe du nom d'une maladie, la « groupite [10] ». Lorsque les conventions collectives offrent des limites, que l'intensité de la résistance ouvrière persiste, que les modalités répressives fortes semblent désuètes, le groupe de travail s'offre comme la réponse la plus adéquate. Il semble être la modalité la plus persuasive. Bref, c'est sur le psychique que repose l'essentiel de ce qu'on nomme le « multiplicateur des facteurs productifs », tant explicité par Galbraith.

7. Démocratie et groupe

La théorisation fonctionnaliste du groupe a une origine structurelle. Le groupe constitue l'expression conséquente du libéralisme économique, la référence principale, sa doctrine. L'idéologie du groupe de pression le démontre [11]. Aussi, en synthétisant les principes de cette société, se forgent à plus ou moins court terme des théories imprégnées du formalisme opératoire. Comme la démocratie est alors considérée dans le cadre du libre arbitre individuel et que celui-ci s'obstine à la difficulté des relations, à l'obstacle psychique, il est convenable que ce soit sur le plan psychologique que se trouve produit une théorie du groupe. Cette théorie a logiquement pour objet la thérapie communicationnelle, le manque de « compréhension ». Les apôtres du groupe « réalisent » leur croyance idéologique, leur attachement politique au libéralisme, par cette technique qu'est le groupe (Lewin, McGregor, Herzberg, Likert, Argyris...).

[19]

L'activité du jeu psycho-politique inhérent à la pratique du groupe n'échappe pas à la critique. La démocratie libérale s'érige en garant énergique du contrôle et de la répression maintenant devenus administratifs. Elle représente en toute logique la domination. C'est pourquoi elle se propage d'ordinaire dans tous les pays à capitalisme avancé. Elle est son ultime rationalité et la forme privilégiée de son exercice et de son développement. Sous le capitalisme, la démocratie s'expose paradoxalement comme l'incarnation vivante du principe de raison, la seule défense des droits humains vacillants, de l'individualité et des libertés, alors qu'elle en compromet sans cesse l'existence réelle. On la sollicite aussi à grands cris de publicité et particulièrement sous la forme de la participation par groupes constitués (comités de citoyens). Ces groupes sont plus identifiables, typifiés, et les oppositions sont mieux définies car formalisées dans un cadre précis et limité, qui permet leur expression, leur extériorisation. Ces oppositions sont très utiles et efficaces socialement, elles atténuent les excès, mais elles se placent par nature sur le terrain du négociable.

Les propagateurs du travail de groupe parlent à satiété de démocratie libérale que l'on oppose à des caricatures : l'anarchie et l'autoritarisme. Bien mieux, ils professent au nom de la « démocratie directe [12] ». De cette aura théorique, nombre d'expériences en laboratoire sur le groupe reçoivent leurs lettres de noblesse et leur popularité. Pour l'expérience naïve du sens commun, le groupe répond à toutes les exigences de la légitimité démocratique, même si le sens commun ressent sans cesse le poids de son intransigeance. L'individu vit alors le groupe et une éventuelle opposition à son ordre, sous le mode plus que jamais redoublé de la culpabilité et de l'angoisse. Face à cet énorme poids psychique que constitue le groupe, l'individu est dépassé, transcendé par cette nouvelle et écrasante dominance qui est celle de la majorité. Cette majorité ne se soustrait pas à l'idéologie dominante, car dans le jeu de l'égalitarisme [20] formel, le type de dialogue imposé a plus de chances de devenir un « échange diplomatique ou une lutte tactique, mais non compréhension réciproque [13] ». Le groupe, en effet, ne rompt pas réellement l'isolement ni l'individualisme. Comme le constate la psycho-sociologie, le groupe se fabrique toujours une sous-culture propre, mais ne forge pourtant pas une véritable personnalité communautaire. Dans la société du salariat, la personnalité vivante du travailleur n'entre pas à l'usine, elle demeure à l'extérieur, accrochée au vestiaire avec son manteau. Son monde se tranche en deux parties : le temps qu'il loue et celui qu'il vit réellement. Le groupe, loin de forger une personnalité communautaire, accentue le contrôle à l'intérieur de l'exploitation dans une forme d'isolement et de concurrence plus voilée mais tout aussi réelle. Le groupe est la forme privilégiée de l'intégration, la déviance est par ce moyen mieux ressaisie. Brizard explique que « discuter en groupe, c'est enfin reconnaître cet instinct social, ce désir d'appartenance au groupe que l'on retrouve chez chaque travailleur. Grâce à cette méthode, chaque individu est contraint de reconnaître les droits des autres. Il est mené à adopter les solutions justes, non seulement pour lui-même mais pour le groupe. Une solution juste et collective s'avère toujours plus acceptable par le chef d'entreprise, qu'une solution juste et individualiste [14]. »

Le principe du groupe donne à l'individu l'impression formelle de se posséder, celui-ci se croyant dans une réelle situation égalitaire. Pourtant, d'emblée, l'individu ne reproche pas aisément au groupe son injustice sans se heurter de front à une contradiction. Les principes de l'anonymat, de l'uniformisation et de l'indifférence au spécifique sont ceux que paradoxalement présuppose l'égalité que le groupe est censé réellement incarner. L'égalité, comme concept, renferme de sournois implicites toujours peu favorables à sa propre cause. De surcroît, à l'égalité, se greffe une nouvelle religion, celle de l'efficace, le choix émotif ne renvoie plus [21] qu'au romantisme dans les cadres sociaux du capital. Alors que le groupe redonne au travail son caractère humain, il n'aura de cesse que s'il évacue précisément cette émotivité dans une normativité productive cette fois édictée par les pairs, et non plus, comme antérieurement, par le père. Les théoriciens du groupe en sont parfaitement conscients quand ils affirment que « l'évaluation des 'pairs' peut constituer une force interne puissante qui agit sur la productivité du groupe [15] ». À cet égard, le pouvoir des classes est toujours plus évanescent. Même si, naïvement, c'est au nom de la libre expression, de l'éclosion des affectivités, d'une réelle communication que l'humanisme clinique se fait l'apôtre du groupe, il s'appuie pourtant, dans le cadre du capital, sur l'illusion d'une véritable auto-organisation du travail. Il n'en constitue qu'une caricature. Le groupe ne détient pas les finalités de son propre travail. Se gérant « à l'autonomie », le groupe de travail n'a pour choix que celui de sa fonctionnalité (son comment), le sens et la nature de cette fonction (son pourquoi) lui échappe de droit sous le règne de la division entre organisateurs sociaux et travailleurs.

La théorisation du groupe promulgue l'étalage des tensions, la non-évacuation du conflit mais n'est-ce pas précisément pour mieux les nier ? Par le processus qui veut que chaque déviation s'adapte en dernier ressort à la fonctionnalité, qu'elle s'identifie afin d'être débattue, ces déviations ne se réduisent-elles pas au négociable ? Pour ce faire, on parle de « conflit de priorités », de « conflit de valeurs », mais nullement à proprement parler de contradictions réelles. En appartenant au groupe et en acceptant ses principes de base, argument majeur du fonctionnalisme libéral, les conflits ne se résorbent-ils pas pour la sauvegarde de l'image individuelle à préserver ou de l'emploi à conserver ? Autant d'éléments forçant le groupe à promouvoir l'apparence d'une homogénéité et d'une harmonie finale, même si c'est au prix de frustrations et de stress plus que jamais refoulés. Le groupe se constitue en camisole de [22] force bien qu'il puisse, par ailleurs, se transformer en son contraire. Les affectivités, alliances et jeux de rôles étant posés, ils ne peuvent aisément se défaire et fonctionnent également dans l'opposition.

8. Transformation dans la nature
de l'idéologie


Un idéalisme « bonne ententiste » correspond à cette nouvelle structuration du travail. Le terrain psycho-sociologique en fournit son fondement. Pour peu qu'on puisse améliorer le travail dans son mode organisationnel, dans sa structuration interne, il devient l'outil du « parachèvement de l'homme ». « L'estime de soi », célébrée par les sciences humaines, se comprend si l'on est capable de relever des « défis », d'assumer ses « responsabilités » et de pourvoir à son « autonomie ». Cet idéalisme présuppose que le travailleur se « réalisera dans son travail » sans qu'il soit nécessaire de lui apposer une surveillance étroite et pointilleuse. Car la tâche peut susciter d'elle-même son propre intérêt, si l'on veille à sauvegarder par un bon encadrement une contribution de tous aux décisions, au dialogue et à la compréhension. Cet idéalisme bonne ententiste s'intègre d'autant plus au nouvel ordre productif qu'il y est perméable, que cet ordre a précisément changé. Il donne effectivement raison à l'apparente autonomie laissée à la base.

Les théories s'attaquant à la motivation au travail relèvent d'une problématique globale de la condition de l'homme au travail. Elles s'élaborent d'emblée sur les notions universalisantes de valorisation, d'appréciation de soi. Cette abstraction lui confère une crédibilité sociale. La théorie puise à même les généralités abusives concernant l'existence et la conscience de soi. En ce sens, il est légitime que son discours s'appuie sur un langage abstrait sans complément déterminatif : le pouvoir, le savoir, le conflit... L'explication du pour qui s'exclut. Ce manque trace ainsi l'équivalence abstraite des individualités sociales. Toutefois, le discours sur la motivation détient un certain caractère de vérité. Contradictoirement, il élabore le manque symbolique, met l'accent sur des carences, la non-réalisation de soi dans le travail, fait surgir les problèmes d'adaptation, d'autorité... [23] Bref, tout discours transcende son locuteur et la psychologie tend parfois, malgré elle, ou mieux, parce qu'elle ne contrôle pas toujours ses tenants et aboutissants, à produire un questionnement sur l'absence d'autoréalisation.

Mais de la sorte, le discours s'éprouve. Il nomme son lieu, même quand explicitement, il ne le divulgue pas. L'évangélisme se présente comme contradictoire puisque la pratique sociale, concrète et immédiate, lui inflige un cruel et permanent démenti. Les discours s'entrechoquent et la psychologie apparaît pour ce qu'elle est : un pari impossible. Le discours exalte le développement personnel, alors que tout dans la production l'interdit. À ce titre, la problématique de la démocratie de groupe fait comme si le problème du groupe et de son autogestion se pose en termes de polarité : démocratie ou autoritarisme. Or, il ne s'agit nullement de s'insérer dans une problématique duelle et par là même techniciste opposant l'autorité à la non-autorité, l'ancien système au nouveau, l'autoritarisme à la démocratie. La problématique est trop simpliste et les réponses s'imposent d'elles-mêmes, comme dans un questionnaire sociologique biaisé. Au contraire, il faut dénoncer la condition sociale de l'autorité qui pèse tant sur le groupe. La pseudo-liberté et le semblant d'autonomie, dont le capital s'accommode, démontrent les mécanismes de l'illusoire démocratisme énoncé dans les nouvelles modalités de gestion.

Une spécificité surgit, dès lors, dans la nature de l'idéologie. De socio-normative, elle se mue en idéologie socio-productive, en norme concrète de comportements directement opératoires. Elle accentue sa fonction originelle d'assujettissement global par une fonction plus précise, sollicitée par la production. L'idéologie se spécifie comme moyen psycho-technique d'une nouvelle domination sociale. L'un des « plus grands avantages de la direction par objectifs est qu'elle permet de substituer à la direction par domination, la direction par autocontrôle », selon Drucker, le célèbre réformateur organisationnel [16]. D'une façon plus moderne, [24] Pierre Richard soutient que le « changement du système de commandement pourrait se résumer schématiquement en disant qu'on est passé de l'ordre 'obéi' à l'obligation 'produit' [17] ».

L'idéologie socio-productive ne se nourrit plus comme l'idéologie socio-normative d'un corps de préceptes abstraits généraux (l'âme, le mal, le diable, le péché, la bonté), mais bien plus dans le cadre du « savoir vivre », elle indique des modalités techniques, pratiques, d'un « savoir être concret ». Elle opérationnalise l'être et traite sans cesse avec une connaissance de l'être social en action (leadership, estime de soi, commandement, communication). Le socio-normatif insiste sur la force du négatif par des concepts davantage prescriptifs. Comme système religieux, il reste contemplatif, spéculatif. Il laisse à l'individu une certaine latitude, une relative autonomie autorisée par le jeu de l'interprétation. Le prescriptif n'est pas toujours nommé. Il est morale du « faire », du beau, du généreux, du grandiose, du bonheur... Le socio-productif, au contraire, prend en charge la force du positif, du conditionnement opérant, il nomme le problème pour ce qu'il est et entend y remédier techniquement. La latitude individuelle est moins aisée car elle est immédiatement sommée de se définir, l'alternative se cantonne au jeu bien circonscrit de l'efficace et de l'harmonie. Il moralise « l'être faisant », l'échange, la relation, le bien-être, le sain. En finalité, il insiste sur le « comment » des choses. Or, la distance que l'on décèle entre l'idéologie socio-normative, somme de normes morales sociales, éthiques et religieuses, et la production proprement dite, s'estompe. L'idéologie devient le facteur primordial, essentiel de la production.

Cette idée selon laquelle l'idéologie devient force productive est, du reste, à la base de toute la psycho-sociologie du travail. « Beaucoup de directeurs, selon McGregor, sont d'accord pour dire que l'efficacité de leur organisation serait au moins doublée s'ils pouvaient découvrir le moyen de libérer les puissances non-actualisées de leurs ressources [25] humaines [18]. » Argyris fonde, comme bien d'autres (par exemple Likert, Herzberg, Maslow, McClelland), tout son propos sur la nécessité de développer l'« énergie psychologique non actualisée dans le travail ».

Ce changement de nature de l'idéologie n'est pas sans rapport, du point de vue des formes de la reproduction symbolique, avec la propension à fonder une nouvelle forme d'éthique sociale qui soit la négation d'elle-même. Plus moderne et scientifique, l'éthique rompt son rapport avec la contingence, le spéculatif, l'au-delà, desquels découlent les principes de la moralisation, pour s'inscrire dans la légitimité de l'efficace, du pragmatisme, fruits d'une morale que l'on veut maintenant opératoire, concrète, de l'ici-bas. La religion se laïcise dans le langage médico-scientiste du psycho-sociologue. Moreno l'exprime en psychologue : « Dans une représentation du monde très close, comme le sont les systèmes catholiques ou indo-bouddhiques, une psychothérapie de groupe serait religieuse, c'est-à-dire que ses motifs et ses buts seraient déterminés d'avance par le système religieux correspondant. Quand de telles structures font défaut, le psychothérapeute est obligé d'analyser les valeurs de son époque et de se consacrer à des systèmes de valeur qui reposent sur des fondements scientifiques [19]. » La santé mentale, la réalisation de soi, l'homme sain et l'efficacité se mêlent. Ce nouvel humanisme clinique, comme nouveau langage d'une thérapie de travail, s'appuie sur le thème de la motivation. L'histoire des nouvelles formes d'organisation où sont mises à contribution les initiatives de groupe et qui se fonde sur l'idée de motivation au travail, démontre cette nouvelle moralisation pragmatiste. C'est le miroir d'une transformation dans la manière de penser le travail. Ce que Baud exprime par ces mots : « Lorsque l'équipe est suffisamment motivée par l'atteinte du but qui lui est fixé ou qu'elle s'est fixé, elle accepte facilement toute action qui facilite sa [26] tâche et elle met, en quelque sorte, son affectivité 'en veilleuse' [20]. »

Le déplacement des rapports au pouvoir et du sens de l'idéologie révèle, de manière plus explicite encore, que l'organisation du travail, sur laquelle s'érigent les principes de groupe, procède d'une praxis socio-politique, d'une vision du monde en conflit. L'organisation ne s'explique donc pas par l'unique évidence de la rationalité technologique. Elle procède d'un « choix » autorisé à la faveur d'un rapport de force qu'elle contribue à consolider. L'introduction des travaux de groupe perturbe, en effet, les anciennes caractéristiques socio-politiques du procès de travail taylorien (c'est-à-dire l'isolement, la concurrence, l'individualisation, la déqualification, l'autoritarisme). L'organisation du travail se déleste des modalités touchant au processus de travail, qu'elle laisse dans une certaine mesure aux soins des travailleurs, pour ne retenir que les finalités quantitatives et qualitatives du produit. Le « despotisme d'usine » succombe au « despotisme du marché [21] ».

Aussi faut-il analyser l'histoire des nouvelles formes d'organisation à partir d'une double problématique. D'abord, comprendre la nature des recherches en sciences humaines sur le groupe (historicité de l'idée et non nature psycho-sociale du groupe, autre objet) et ensuite, relier la nature de ces recherches à l'évolution des rapports sociaux à la marchandise, car l'évolution des rapports marchands, transforme les règles socio-idéologiques du rapport capital-travail.

9. Périodisation de la division du travail

Dans le cadre de cette double problématique, l'évolution des rapports capital-travail et la recherche sur les [27] groupes dans la production, nous avons dressé une périodisation où se construisent des formes nouvelles d'agencement du travail. Il s'agit d'évaluer historiquement les modifications structurelles du travail qui viennent entamer le pur rôle de déterminant imputé à la marchandise. Nous avons établi cette périodisation en trois phases : premièrement, les relations humaines (introduction de conseillers) ; deuxièmement, le travail enrichi et élargi individuel (extension des tâches) ; troisièmement, le travail en groupe semi-autonome qui est une variante du travail enrichi mais pris sous sa forme collective de groupe.

Ces phases sont celles-là mêmes retenues par la psychosociologie du travail. Oscar Ortsman [22], par exemple, à l'instar de nombreux auteurs [23], retient cette typologie quand il considère les groupes semi-autonomes comme l'avènement d'une démocratisation réelle du travail. L'avènement de cette forme organisationnelle s'érige, pour l'auteur, en rupture avec l'organisation scientifique du travail, elle se démarque du mouvement des relations humaines et du travail enrichi / élargi (considéré comme l'un des « derniers avatars technocratiques ») tout comme de la pratique libérale du groupe d'autoformation et, son prolongement, le développement organisationnel.

Nous nous garderons pourtant de tracer une ligne de démarcation franche et définitive entre ces formes d'organisation du procès de travail. Elles ne se développent aucunement de manière nécessaire, l'organisation scientifique du [28] travail existe concurremment [24] ou simultanément [25] aux formes modernes d'organisation. Il peut se faire que, compte tenu de facteurs technologiques particuliers, l'organisation du travail en groupe semi-autonome soit souhaitable [26]. Néanmoins, dans cette multitude de pratiques et les non moins nombreuses modalités de mise en application subsistent des constantes, des éléments structurels, des principes qui vont chercher leurs racines chez les pères fondateurs et dans l'expérimentation.

L'abondance des théories concernant la motivation est énorme. L'idée de motivation fait intervenir des problématiques variées (sondages, études de marché, publicité, etc.). Il n'est pas de secteurs des sciences humaines qui ne rencontrent cette notion. Pourtant son emploi est récent selon Marcus-Steiff : « Si l'étude de la motivation semble en effet devoir couvrir l'intégralité des champs psychologiques, comme pétition principielle d'une explication possible du comportement [29] humain, son emploi systématique s'avère étrangement récent, notamment en psychologie expérimentale [27]. »

Le thème de la motivation traverse l'essentiel de l'objet de la psychologie du travail. Dans son sens large en tant que rapport d'intensité psycho-physique au travail, on pourra reconnaître dans la nomenclature des champs de la psychologie du travail, présentée par ses spécialistes, combien la motivation est liée à chacun des termes utilisés (tableau 1).

Pour notre objet nous nous intéresserons aux théories concernant la motivation dans la mesure où celles-ci combinent une conception du travail avec des principes techniques de modifications de son organisation dans le procès de production immédiat (l'entreprise).

À cet égard, il nous importe de suivre l'itinéraire des thématiques de la motivation à partir de son lieu d'ancrage, les théories de la « gestion des ressources humaines dans l'entreprise ».

S'il est aisé de retracer la paternité théorique des modalités organisationnelles à leur origine, avec pour principal instigateur Taylor, il n'en va pas de même pour la multiplicité des écoles qui lui succédèrent. La concurrence entame les certitudes en ce qui concerne les nouvelles formes pratiques d'organisation du travail.

Aussi, pour les phases 1 (relations humaines), 2 (travail enrichi / élargi) et 3 (groupes semi-autonomes), afin d'élaborer notre échantillonnage théorique, nous sommes-nous référé à des ouvrages de management et de psychologie industrielle, principalement des readings. Présélectionnés selon la méthode du hasard, ces ouvrages recouvrent des rubriques traditionnelles concernant les études de motivation au travail. À l'issue de cette présélection, nous avons dressé un tableau de récurrence des auteurs. Nous présentons le tableau final dans lequel apparaît uniquement le nom des auteurs les plus souvent cités. Nous avons retrouvé par la voie de la récurrence, deux autres critères que nous voulions [30] donner à la représentativité de notre échantillon : 1. être à la tête d'une école, 2. être à l'origine d'expériences concrètes novatrices et significatives en organisation.

Ces seconds critères, que nous révéla notre premier survol des textes, furent confirmés. Dans ce tableau de récurrence, nous nous sommes attaché à ne retenir que les noms des auteurs cités par les readings en organisation du travail sans tenir compte de l’ouvrage spécifique auquel on se réfère chez l'auteur ni au nombre de fois que l'auteur est cité dans un même reading. Rappelons toutefois que cette recherche sur la récurrence des auteurs n'a d'autres objectifs que de vouloir délimiter un corpus. On aurait tort d'y déceler une visée scientificisante dont l'objectif serait d'atteindre à l'exhaustivité. Si nous avons entrepris une telle recherche, c'est surtout en confrontation avec un problème de représentativité et principalement dans l'esprit de sélection du matériau de recherche. Nous avons sélectionné les auteurs selon leur récurrence, il s'ensuit que c'est avec une marge obligée d'arbitraire que ces auteurs sont retenus dans le champ opératoire circonscrit dont les artisans sont très prolifiques [28] (tableau 2).

Ainsi, en ce qui concerne l'organisation scientifique du travail, nous choisirons d'étudier F.W. Taylor. Parmi les auteurs de cette vocation, il est le plus connu et il eut de nombreux adeptes (Ford, Gantt, Emerson, Franck et Lillian Gilbreth, Barnes). L'organisation scientifique elle-même en est venue à s'appeler taylorisme. C'est principalement contre ce mouvement que s'érige la psychologie sociale industrielle.

[31]

Pour la phase I (les relations humaines), nous avons retenu Elton Mayo, considéré comme le père fondateur de l'école de Harvard. Ses expériences à la Western Electric avec ses élèves et collaborateurs (Roethlisberger, Dickson...) sont célèbres. Il est unanimement reconnu comme l'instigateur pratique de la discipline, bien qu'il soit volontiers critiqué par les psycho-sociologues successeurs.

La phase II (le travail individuel enrichi / élargi) est beaucoup moins définie. C'est plus pour les besoins d'identifier une périodisation de l'organisation que nous la démarquons quelque peu, mais à proprement parler, cette phase, comme toute phase intermédiaire, est bâtarde, sa typologie est moins claire. Sur le plan du rapport au travail, elle ne se démarque pas radicalement de l'organisation scientifique du travail classique (augmentation des cycles, variété dans les tâches). Sur le plan de la théorie, par contre, celle-ci dépasse le cadre strict du travail enrichi / élargi, et peut davantage correspondre à l'étape ultérieure, c'est-à-dire lorsque les groupes semi-autonomes de production seront les formes d'organisation prédominantes. À cet égard, nous avons sélectionné comme auteur de référence de cette phase Peter Drucker. Il est unanimement reconnu pour son action sur l'organisation du travail (il est cité abondamment par Friedmann et Braverman), bien que par ailleurs Drucker soit aussi un théoricien du management général de l'entreprise (formation de cadres et de directeurs).

Concurremment à ce développement organisationnel fondé sur une base individuelle, s'ébauchent des théories sur le groupe de travail, car le groupe comme nouvelle pratique organisationnelle commence à s'affirmer. Lewin, dans cette entreprise, prendra une place de choix ; il est largement reconnu comme l'un de ses fondateurs. Nous l'étudierons donc à la suite de Drucker.

Pour la phase III, nous avons retenu Frederick Herzberg. On lui confère le titre de « père de l'enrichissement des tâches [29] » ; on nomme là la forme collective de cette [32] pratique, soit les groupes de production semi-autonomes. Il fut l'instigateur de nombreuses expériences concrètes et eut de nombreux élèves. Mais ses théories sur la valorisation de l'homme au travail le portent à dépasser cette phase stricte et la seule production à l'usine. Il est l'idéologue du « besoin d'estime » par le travail, ses principes sont d'une extrême actualité dans les théories des ressources humaines sur le groupe.

À cette phase III s'attachent également Rensis Likert et Chris Argyris.

R. Likert, de l’University of Michigan et directeur de l’Institute for Social Research, joua un rôle déterminant dans la restructuration d'entreprises par ses considérations pragmatiques sur le groupe. Ses théories l'ont rendu célèbre aux États-Unis. Il fut l'élève et le légataire des travaux de Lewin en ce qui concerne les modalités de commandement en milieu de travail.

C. Argyris illustrera également les théories sur les formes collectives de l'enrichissement des tâches (groupe semi-autonome) dans la mesure où il systématisa dans un sens plus cybernétique encore les théories des précurseurs : il intégra leurs travaux et paracheva leur analyse. Nous nous référerons au courant anglais du Tavistock Institute (courant socio-technique) pour rappeler la parenté des approches et leur étroite filiation.



[1] Selon Mairet, le bourgeois naissant fait de « l'activité lucrative une dimension morale sur laquelle peut se constituer un lien de sociabilité générale. L'éthique marchande consiste à moraliser le profit, à voir en celui-ci un instrument de progrès, rechange étant le plus sûr instrument de la civilisation. Marchands et banquiers, d'où leur incontestable réussite, ont fait du commerce une vertu et de l'argent, une religion profane. » Mairet, Gérard, « L'Ethique marchande », Châtelet, François et al., Histoire des idéologies, tome 2, Paris, Hachette, 1978, pp. 216-218.

[2] Marcuse, Herbert, Eros et civilisation : contribution à Freud, Paris, Minuit, 1963, p. 92.

[3] André Granou a fort bien décrit cette évolution. Cf. Granou, André, Capitalisme et mode de vie, Paris, CERF, 1972.

[4] En ce sens, (celui de « pratique émancipatoire »), Marcuse et Habermas ont parfaitement raison de penser les formes de révolte sociale également à partir d'un lieu autre que celui strictement dévolu à la production (étudiants, artistes, marginaux...), bien qu'on puisse ne pas admettre pour autant leurs prémisses sur l'intégration de la classe ouvrière.

[5] Gilbert Durand, quoique dans une autre perspective, a consacré plusieurs ouvrages à des types d'iconoclasme. Durand, Gilbert, L'Imagination symbolique, Paris, PUF, 1976.

[6] Le terme « réformiste » a été forgé par Kautsky à l'endroit de Bernstein, Rosa Luxembourg dénonça à son tour Kautsky comme « révisionniste ». Mais dans toutes ces dénonciations, les termes sont davantage employés par rapport à l'ossification d'une lecture-référence, elle, perçue comme « pure », originelle, plutôt qu'en considération de la nature structurelle changeante, contradictoire du moment. Chez les épigones, les termes « révisionniste » et « réformiste » vont acquérir davantage encore cette fonction de dénonciation qui évacue toute analyse concrète. Le parti communiste français ne cesse de dénoncer Bernstein pour réformisme alors qu'il n'en applique pas moins les thèses essentielles du rapport à l'État. Dans le marxisme, la peur de la prise en charge du « nouveau » dans « l'ancien » fait que chaque réforme structurelle n'est plus perçue dans son originalité spécifique, mais comme un « avatar » de l'ancien, comme un « dernier stade » (Lénine).

Quant à son essence, la structure restera par ailleurs identique, seule la « forme » oublieuse et dissociée de son « contenu » changera. À cet égard, le terme « récupération » joue ce rôle qui est dès lors dévolu aux réformes, comme si ces réformes tenaient du machiavélisme plutôt que des luttes de classes. L'histoire se réduit alors à l'histoire de la bourgeoisie qui en devient le moteur. Le monde est ainsi découpé entre ce qui est « révolutionnaire » et ce qui ne l'est pas, posant de ce fait l'idéologie mythico-religieuse du « grand soir » comme l'ultime absolu. Chaque réforme ne sera « qu'accidentelle » ou « illusoire », faute d'être « révolutionnaire ».

[7] La publicité fournit un exemple de cette nouvelle manière de voir. Elle exprime bien l'évolution de l'idéologie socio-normative austère de l'éthique protestante. Ernest Dichter, l'un de ses champions, souligne que « le problème qui se pose à nous maintenant est celui de faire croire à l'Américain moyen qu'il suit la morale lorsqu'il a des envies, lorsqu'il dépense de l'argent, lorsqu'il n'économise pas, lorsqu'il part en vacances deux fois par an, lorsqu'il achète une deuxième ou une troisième voiture. L'un des problèmes fondamentaux de notre prospérité actuelle est donc de sanctionner moralement le plaisir qu'on peut en retirer et de prouver qu'une attitude hédoniste à l'égard de la vie, loin d'être immorale, est parfaitement morale. » Cité par Whyte, W.H. Jr., L'Homme de l'organisation, Paris, Plon, 1959, p. 25.

[8] Richard, Pierre, « Conditions de travail, conditions de vie », Connexion, Paris, n° 26, 1978.

[9] Bonazzi, Guiseppe, « Politique d'entreprise et organisation du travail chez Graziano SPA », Connexion, Paris, n° 26, 1978.

[10] Ranjard, Patrice, « Groupite et non-directivité », Sociopsychanalyse 2, Paris, Payot, 1972. On dénonce ce que Gérard Mendel appelle « la régression du politique au psychique » ; cf. Mendel, Gérard, Sociopsychanalyse I, Paris, Payot, 1972.

[12] Emery, F.E., et Thornud, E., Democracy at Work, Leiden, Norvège, Martinus Nijhoff, 1976.

[13] Lepape, Marie-Claire, Pédagogie et pédagogies, Paris, Denoël, 1972.

[14] Brizard, Louis-Ph., « Adaptation du travailleur dans l'entreprise », VIIIe Congrès des Relations Industrielles de l'Université Laval, Québec, PUL, 1953, p. 79.

[15] Beal, Georges M., Bohlen, Joe M., Raudabaugh, J.N., Les Secrets de la dynamique de groupe, Paris, Chotard et ass. éditeurs, 1969, p. 118.

[16] Drucker, Peter, La Pratique de la direction des entreprises, Paris, éditions d'Organisation, 1971.

[17] Richard, Pierre, op. cit., p. 50.

[18] McGregor, Douglas, La Dimension humaine de l'entreprise, Paris, Gauthier-Villars, 1976.

[19] Moreno, J.L., Psychothérapie de groupe et psychodrame, Paris, PUF, 1965, p. 3.

[20] Baud, François, Les Relations interpersonnelles dans la vie professionnelle, Paris, Entreprises modernes d'éditions, 1973, p. 3.

[21] Pignon, D. et Querzola, J., « Dictature et démocratie dans la production », Critique de la division du travail (sous la direction de A. Gorz), Paris, Seuil, 1973.

[22] Ortsmann, Oscar, Changer le travail : les expériences, les méthodes, les conditions de l'expérimentation sociale, Paris, Dunod, 1978.

[23] Mucchielli, Roger, La Psychologie des organisations, Paris, éditions d'Organisations, 1977.

Jardillier, Pierre, La Psychologie du travail, Paris, PUF, 1978.

Dufty, OCDE, Changement dans les relations employeurs travailleurs dans l'entreprise, Paris, 1975.

Levy-Leboyer, Claude, Psychologie des organisations, Paris, PUF, 1974.

Delamotte, Yves, Recherches en vue d'une organisation plus humaine du travail, Paris, La Documentation française, 1972.

Sofer, Cyril, Organizations in Theory and Practice, NY, Basic Books, 1972, 419 p.

Mottez, Bernard, Sociologie industrielle, Paris, PUF, 1971, 126 p.

[24] La régie Renault, par exemple, initie ces trois modes d'organisation dans des ateliers voisins ; cf. Coriat B., « La Recomposition de la ligne de montage et son enjeu : une nouvelle 'économie' du contrôle et du temps », Sociologie du travail, numéro spécial : L'Enjeu de la rationalisation du travail, janv.-mars 1979. Du reste, des grandes firmes multinationales mettent en place des formes modernes d'organisation en opposition avec l'organisation traditionnelle maintenue dans les filiales ou les sous-traitances ; cf. Linhart R., « Procès de travail et division de la classe ouvrière. », La Division du travail, Colloque de Dourdan, Paris, Galilée, 1978 ; Linhart R., « Les Archipels du Capital », Le Monde Diplomatique, juil. 1978 ; Coriat B., « Différenciation et segmentarisation de la force de travail dans les industries de process », La Division du travail, Colloque de Dourdan, Paris, Galilée, 1978.

[25] En général, c'est à la suite de l'O.S.T. que sont mises en place les organisations nouvelles ; Olivetti, Graziano, Fiat, ICI, IBM, GM, Volvo en sont de nombreux exemples.

[26] L'industrie chimique ou pétro-chimique lourde qui utilise une technologie avancée est un exemple de mise en place de groupes semi-autonomes ; le climat de stress, de danger et de responsabilité dû à la nature du travail implanté favorise considérablement cette forme d'organisation ; cf. Raillard F.-X., Saussois, J.-M., « Rationalité économique et division du travail : le cas de l'industrie pétrolière », Sociologie du travail, n° 2, avril-juin 1974 ; Linhart R., « Procès de travail et division de la classe ouvrière », La Division du travail, Colloque de Dourdan, Paris, Galilée, 1978. Ce genre d'organisation du travail renvoie à un procès technique particulier où s'opère en continu un « process » (un ensemble de réactions chimiques déclenchées à grande échelle et dirigées à partir de salles de contrôle).

[27] Marcus-Steiff, J., article « Motivation », Encyclopedia Universalis, vol. II, p. 395.

[28] À tel point du reste que dès 1961 à l'issue du congrès du Nebraska {Nebraska Symposium on Motivation (sous la direction de M.R. Jones), University of Nebraska, USA, 210 p.) où de nombreux auteurs étaient conviés à se prononcer sur le thème de la motivation, Cofer, C.N., Appley, M.H., (Motivation : Theory on Research, Wiley, N.Y., 1964, 958 p.) ont pu donner une liste bibliographique de 100 pages (de la p. 839 à p. 935) uniquement destinée à la variété de ce thème. Rappelons que F. Herzberg et ses collaborateurs (B. Mausner, R.P. Peterson, CF. Capwell) dans Job Attitudes : Review of research and opinion (Psychological Service of Pittsburgh Editor, U.S.A., 1957, 279 p.) dressent une liste bibliographique de 71 pages sur les rapports du travailleur à sa tâche, et ce, dès 1957.

[29] Magny, Claude, préface au livre de Likert, R., Le Gouvernement participatif de l'entreprise, Dunod, p. xxxii.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 15 novembre 2019 7:59
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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