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Collection « Les sciences sociales contemporaines »
Le Devoir, Montréal, Jeudi, 11 avril 1996, page A 6 Éditorial

Les lois du marché


Bernard Élie, professeur d'économie, UQAM

Quel Parlement a voté ces lois ? Voyons, il ne s'agit pas d'une loi des « hommes » mais de la nature elle-même, nous affirme-t-on! Il est étonnant que le fonctionnement d'une construction humaine, le marché, fut associé aux lois de la nature au même titre que les lois de la gravitation universelle. Aussi certain qu'une pomme qui quitte son arbre se retrouvera au sol, le marché permettrait un équilibre économique par la libre confrontation de l'offre et de la demande.

Qui est le Newton économiste qui a formulé cette loi ? Il faut remonter au Kepler des économistes Adam Smith (1723-1790) avec sa parabole de la « main invisible », puis à Léon Walras qui codifia les lois du marché, à la fin du XIXe siècle. La conception du marché est directement héritée des philosophes des Lumières, toute analyse devant être faite «à la seule lumière naturelle» disait Descartes. Il faut abolir l'arbitraire des princes et concevoir la société et donc l'économie sur une base naturelle!

La rencontre sur le marché d'individus libres et égaux par nature, assure donc le meilleur résultat dans l'échange. On doit exclure toutes interventions extérieures au marché, comme celles de l'État, ou qui corrompent les lois du marché, comme les monopoles. Pour que cela fonctionne, aucun acteur ne doit pouvoir influencer à son avantage le marché: chacun doit disposer de la même information et de la même force. Le marché et ses lois sont de pures constructions idéalisées pour asseoir une conception du monde qui s'opposait à l'arbitraire de l'ancien régime et à ses lois surnaturelles.

En effet, dans le système des économistes d'avant les révolutions bourgeoises, il existait deux pivots: le prince et la monnaie. Le commerce (ou les affaires) n'était pas la relation naturelle et unique entre des individus, réclamée par les économistes actuels, car l'échange était une forme de transfert possible comme le sont le vol, le pillage ou le don — d'où la nécessité d'une contrainte pour socialiser les individus. Le prince et les instruments monétaires décrétés par le prince jouaient ce rôle dans le maintien de l'ordre social.

Après des siècles de fermentation, la prise de pouvoir (économique et intellectuel) par la bourgeoisie au XVIIIe siècle sera une victoire sur le prince, c'est-à-dire contre l’État féodal. L’État fut donc rejeté du processus de socialisation. Les individus égaux et libres furent vus comme des êtres naturels et agissant selon les lois de la nature. Ces lois sont bonnes et rationnelles parce que «naturelles»!

Si en biologie les individus sont habituellement égaux au sortir du ventre de leur mère, en société ils ne sont certainement pas égaux. Cette première notion d'égalité pose problème pour les croyants du marché, à moins de nier le social et de rêver à l'homogénéisation de tous. Mais la condition essentielle à la bonne lubrification du marché est l'information. Selon les apôtres du marché, plus l'information est grande pour tous, plus il y aura transparence et mieux se comportera le marché. Les délits d’initiés, les transactions entre quelques-uns et les complots contre le marché sont bannis. Le rôle actuel de l'État ou des organismes internationaux, selon les économistes libéraux, doit être de rendre le marché le plus transparent possible par une grande information.

Aujourd'hui, la complexification et la lourdeur des marchés rendent la tâche de transparence très difficile, pour ne pas dire impossible. C'est particulièrement le cas pour les marchés financiers qui sont d'une telle complexité que les autorités publiques, prises de panique, réclament plus de transparence et plus d'information. Le contrôle direct des flux de capitaux serait certes plus efficace mais il est exclu comme anti-marché.

Les idéaux d'égalité et liberté sont bien théoriques et oubliés. Le marché, aujourd’hui mondialisé, globalisé et omniprésent, nous est présenté comme un lieu de confrontation d'individu et d'entreprises qui recherchent leur survie par la perte des autres. Cette ambiance sacrificielle devrait nous transformer tous en Rambo féroces sans foi ni loi, individualistes et sans aucune compassion pour l'autre puisqu'il est un ennemi réel ou potentiel, à abattre.

Comment pouvons--nous adhérer à une telle conception du monde qui relève plus de la barbarie primitive que d'un monde en société qui est beaucoup plus qu'une simple addition d'individus ? Cette image stéréotypée des rapports humains nous est imposée comme la meilleure.

Pourquoi ? Tout simplement parce qu'elle correspond exactement à ce qu'on attend. Un monde que l'on voudrait compréhensible et prévisible grâce à des «lois» simples. La société libérale est réduite à l'analyse de simples rapports marchands, les rapports sociaux, culturels et politiques étant évacués parce que jugés trop complexes et aléatoires. La perversion atteint son comble lorsque certains «radicaux» vont jusqu'à affirmer que si les membres de la société ne répondent pas aux lois du marché il faut les y contraindre. Comment peut-on être contre « nature » ?

Pourtant, je croyais que le propre des humains était d'avoir réussi à contrôler la nature dans ses excès et non de s'y soumettre aveuglément. Arrêtez de nous présenter le marché comme incontournable parce que naturel. Ses abus nous tuent.

Retour au texte de l'auteur: Bernard Élie, économiste, UQAM Dernière mise à jour de cette page le Mardi 24 juin 2003 11:53
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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