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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Mikhaël ELBAZ, “La question ethnique dans la sociologie québécoise: critiques et questions”. [Communication présentée au Congrès de l'ACFAS à Ottawa le 8 juin 1982]. Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 7, no 2, été 1983, pp. 77-84. Québec: département d'anthropologie de l'Université Laval. [Autorisation accordée par l'auteur le 15 août 2007 de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

Mikhaël ELBAZ

Anthropologue, professeur au département d’anthropologie,
Université Laval.
 

La question ethnique dans la sociologie québécoise:
critiques et questions
”. * 

Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 7, no 2, été 1983, pp. 77-84. Québec: département d'anthropologie de l'Université Laval.
 

Résumé / Abstract
 
Introduction
 
Transformations du pouvoir, sociologie de la nation et études ethniques
Les juifs québécois : ségrégation ethnique et pratiques politiques
 
Conclusion
 
Bibliographie

RÉSUMÉ

La question ethnique dans la sociologie québécoise :
questions et critiques

 

Le renouveau ethnique dans une société plurale - le Canada - a comme points d'ancrage: (a question nationale au Québec, la résistance autochtone à la déterritorialisation, l'affirmation de la mémoire immigrée. Au Québec, la réflexion académique sur les ethniques et demeurée périphérique sinon décentrée par la question nationale. Dans cet essai, des interrogations et des jalons de réponses sont esquissées afin d'expliquer ce silence des sciences sociales sur un pan de l'histoire québécoise qui se fait sous nos yeux. 

The ethnic issue in Québec sociology :
critics and interrogations 

Ethnic renewal in a plural society such as Canada shows particular features: the national question in Québec, the native resistance to land dispossession and the affirmation of immigrant memories. In Québec, scholarly research on ethnicity and ethnic relations was until recently a peripheral issue to the national question. In this article, the author tries to explain how and why social scientists have neglected the study of an historical set of relations of Québec society: biographies and memories of immigrants. 

 

Introduction

 

Le renouveau ethnique au Canada est un fait politique majeur depuis une décennie comme en témoignent l'affirmation nationale au Québec, les revendications des autochtones, la crise constitutionnelle mais également les luttes des travailleurs immigrés, la mise sur pied d'organisations politiques à base ethnique chez les anglophones du Québec et les francophones du Canada. 

Traiter de l'orientation future de la recherche sur les relations inter-ethniques au Québec impose néanmoins d'aller au-delà de ce simple constat. Il faut en effet s'interroger sur les facteurs politiques et idéologiques mais aussi sur les fondements théoriques qui ont limité jusqu'ici notre connaissance du fait ethnique au Québec. Pour ce faire, je situerai dans un premier temps les raisons institutionnelles et sociologiques spécifiques à la société québécoise ainsi que l'influence des modèles théoriques, le fonctionnalisme et le marxisme orthodoxe, pour expliquer cette lacune. Dans un second temps, j'essaierai sur la base des recherches existantes de noter l'absence ou le silence sur des aspects importants de la situation sociale des ensembles sociaux et ethniques au Québec. Afin de mieux illustrer ces aspects, je m'appuierai sur les analyses réalisées sur les Juifs québécois. Enfin dans la dernière partie, je proposerai un agenda de recherche dont l'objectif est à la fois de favoriser les études comparatives et interdisciplinaires sur les groupes ethniques et de promouvoir un débat théorique sur les dispositifs matériels et idéels qui structurent et/ou déstructurent la dimension ethnique de l'identité sociale. 

 

Transformations du pouvoir,
sociologie de la nation et études ethniques

 

L'intérêt récent pour l'histoire et la sociologie des groupes ethniques au Québec contraste avec l'absence d'études originales et compréhensives durant une longue période. Rendre compte à la fois de l'inexistence d'une tradition sociologique établie dans ce domaine et de son « surgissement » actuel exigerait une sociologie de la connaissance de la production intellectuelle et académique au Québec. Nous disposons certes de l'étude détaillée de Gary CALDWELL (1982) où sont situés des éléments qui permettent de discerner les langages idéologiques et les pratiques politiques qui ont bloqué la constitution d'un champ de recherche autonome sur les relations inter-ethniques dans leurs dimensions multiples. 

Le premier élément qui m'apparaît décisif et sur lequel la majorité des auteurs s'entendent est le caractère plural de la société canadienne. Cette caractéristique de l'État et de la société canadienne se réfléchit politiquement et idéologiquement dans les rapports de force entre les deux ensembles ethno-linguistiques majoritaires respectivement au Québec et au Canada. Elle demeure toutefois tributaire du procès de contrôle territorial par la bourgeoisie canadienne et de la constitution de la main-d'oeuvre par l'immigration. En effet, le procès de formation et de consolidation de l'État canadien a rythmé et continue de marquer la fragmentation de la force de travail, la marginalisation des autochtones, la discrimination linguistique et nationale du peuple francophone. Mais il convient d'ajouter que l'hégémonie de l'État canadien est menacée par une tendance à l'éclatement sous l'effet combiné du néo-nationalisme québécois et de l'émergence au pouvoir de blocs régionaux forts. 

Par ailleurs, les revendications sociales et culturelles des Amérindiens et des travailleurs immigrés accentuent cette crise de légitimation de l'État canadien. C'est afin de parer à ces menaces que sont élaborées d'une part les politiques du bilinguisme et du multiculturalisme et d'autre part les différentes réglementations visant à contrôler la circulation et la fixation de la main-d'oeuvre immigrée. 

Il est donc important d'insister sur l'aspect politique des relations inter-ethniques et d'observer que ce champ d'études devient une discipline privilégiée et soutenue en tant qu'élément intrinsèque de légitimation de l'État canadien. En contraste, nous disposions jusqu'à tout récemment de très peu de travaux historiques et sociologiques sur l'immigration au Canada ainsi que sur les dispositifs disciplinaires et idéologiques qui ont infléchi les trajectoires de classe des populations immigrées. Il est également révélateur de constater jusqu'à tout récemment (ANCTIL 1981) le silence obstiné de la communauté sociologique québécoise sur l'histoire sociale et les destins de classe de cette collectivité d'exilés que furent les immigrants canadiens-français en Nouvelle-Angleterre mais aussi en Ontario. 

Le second élément concerne les transformations socio-démographiques et politiques au Québec depuis la révolution tranquille. Ces transformations sont d'une double nature, d'une part on assiste à la mise en place d'un « capitaliste collectif », l'État québécois en tant qu'expression d'un pouvoir ethnique et d'autre part à la consolidation d'un nationalisme territorial. De fait, ces mutations coïncident avec la prolétarisation massive des québécois francophones et l'insertion de vagues d'immigrants importantes dans l'aire métropolitaine de Montréal. Plus que jamais, la diversité ethno-linguistique est perçue comme une perturbation de l'équilibre socio-démographique au Québec et plus particulièrement à Montréal comme en témoignent les débats sur la question linguistique et scolaire. De plus, l'impossibilité juridique de déterminer l'importance et la composition de la main-d'oeuvre est ressentie comme une menace à la situation de classe des travailleurs et petits bourgeois francophones et ce d'autant plus que les allophones apparaissent comme des alliés captifs de la minorité dominante intérieure anglophone. Enfin, l'absence au Québec des deux appareils qui forgent l'assimilation des immigrés : l'école unitaire et laïque ainsi que l'armée accentue l'urgence de subvertir la division spatiale et ethnique du travail. La transformation des rapports de force et de classe est donc d'abord pensée en termes linguistiques et culturels (« la souveraineté culturelle ») pour ensuite être clairement posée également en termes économiques et politiques (l'indépendance nationale). Néanmoins, dans un cas comme dans l'autre, ces options politiques et idéologiques distinguent le peuple et/ou les peuples fondateurs des autochtones et des immigrants, établissent des distinctions qui consolident un nationalisme culturel et territorial mais qui soulèvent aussi un débat sur le devenir de la société québécoise en tant que société plurielle. 

Depuis les années '60, nous assistons donc à une redéfinition complexe et fluctuante des frontières entre un ensemble ethno-national majoritaire et des communautés et groupes ethniques, à l'émergence d'une religion civile incarnant le passé et le devenir du peuple francophone au Québec et à la formation de cultures immigrées où s'imbriquent la mémoire de la transplantation et l'expérience concrète de la dépendance économique et de la marginalisation politique. 

Il n'en demeure pas moins que cette dynamique conflictuelle n'a été principalement abordée qu'à travers le prisme de la question nationale au Québec qui surdéterminait en quelque sorte la réflexion sur les rapports sociaux dans leurs dimensions multiples. Tout se passe, à lire aujourd'hui l'énorme littérature publiée sur le sujet, comme si l'investissement de la nationalité par les intellectuels francophones constituait le moyen de briser un rapport de domination au nom d'une identité. Dans ce processus, la conscience de la minorisation et de l'oppression des Québécois francophones devient le cadre référentiel principal comme si ces derniers constituaient une minorité ethnique en Amérique du Nord et qu'il fallait du même coup secondariser l'analyse des conditions de production et de reproduction sociale qui spécifient les travailleurs immigrés. 

Cette mise en perspective schématique n'est pas inutile dans la mesure où il y a une interférence complexe entre la formation de l'État canadien, la question nationale québécoise et l'immigration comme le démontre aisément l'orientation « pluraliste » que prône l'État canadien et celle préconisée depuis peu de temps par le gouvernement du Parti Québécois. Cette symétrie dont il faudra établir les particularités n'a de sens que si l'on admet que l'ethnicité est un construit idéel et politique et non une donnée évidente et « naturelle ». C'est donc dire que l'analyse des relations inter-ethniques et de leurs fluctuations dans le temps et dans l'espace au Canada ne peut faire l'économie des rapports complexes entre les blocs au pouvoir (aux niveaux local, régional et global) et la diversité ethno-linguistique de la force de travail et du capital. 

Ces précisions liminaires posées, il est nécessaire de situer les raisons majeures qui rendent complexe une sociologie de la connaissance dans ce domaine. La première réside dans l'institutionnalisation récente des sciences sociales au Québec. En effet, l'histoire de la sociologie et de l'anthropologie québécoises est encore peu élaborée. De plus, le développement de ces disciplines s'est conjugué de manière étroite avec celui de l'appareil d'État qui dictait dans une certaine mesure les champs d'étude et les priorités. Cette compénétration ne s'est pas démentie globalement depuis la « révolution tranquille » comme en témoignent les travaux du B.A.E.Q., les recherches du ministère de l'Immigration et celles en chantier de l'Institut Québécois de Recherche sur la Culture. Certes, cette convergence n'est pas particulière au Québec mais elle révèle plus nettement qu'ailleurs le rôle actif assumé par les praticiens des sciences sociales dans la cristallisation des politiques étatiques au sein d'une formation sociale capitaliste dépendante. 

La seconde raison m'apparaît être l'écartèlement et la dépendance de la sociologie québécoise entre deux traditions théoriques influentes : la tradition fonctionnaliste américaine et la tradition marxiste et structurale française. Or, ces deux traditions en dépit de leurs apports spécifiques au niveau des concepts, des méthodes et des champs de recherche privilégiés ont de manière paradoxale insisté jusqu'à tout récemment sur la dissolution des solidarités communales et/ou ethniques sous l'effet de la commercialisation de la vie dans les sociétés capitalistes avancées. De fait, pour les tenants de ces deux approches, le cadre référentiel est l'État-nation ou la formation sociale nationale et le devenir des minorités ethniques s'inscrit dès lors soit dans l'utopie fusionnelle du melting-pot soit dans l'assujettissement linguistique et idéologique à l'État-nation capitaliste. 

Par ailleurs, bien que ces deux perspectives diffèrent dans leurs interprétations du réel, elles s'accordent pour considérer les clivages ethniques comme un problème sociologique et/ou politique dont la résolution est dépendante soit de la dispersion institutionnelle des « ethniques » dans l'espace socio-économique et politique soit de la transformation structurelle des rapports de production capitaliste. Le postulat implicite des uns et des autres, c'est que les sociétés capitalistes héritent de structures sociales « traditionnelles » et de populations « transitionnelles » dont les particularités vont s'émousser sous l'effet des appareils de socialisation tels l'armée et l'école ou au contraire s'incruster pour devenir des différences sous l'effet des luttes de classes. En d'autres termes, pour les fonctionnalistes, c'est l'intégration des groupes ethniques à la « Société » qui est centrale tandis que pour les marxistes orthodoxes c'est l'appartenance de classe des « ethniques » qui est significative. L'insistance est ainsi mise de manière implicite ou explicite sur les conséquences fonctionnelles « l'intégration ») ou contradictoires « la division », « la marginalisation ») de l'uniformisation de la force de travail sous le capitalisme sans s'interroger outre mesure sur les dispositifs matériels et idéologiques qui structurent l'ethnisme et le racisme tant dans les sociétés capitalistes « centrales » et « périphériques » que dans les sociétés collectivistes d'État. 

En pratique, ces deux tendances théoriques éludent l'analyse de l'éclatement et de la recomposition de la classe ouvrière, notamment dans les sociétés issues de colonies de peuplement, et abordent mal en conséquence les mécanismes qui pourraient favoriser l'agrégation de couches sociales différenciées. Elles ne pouvaient aussi, sur la base des postulats théoriques qui guidaient leurs recherches, expliquer la persistance des clivages ethniques et raciaux autrement qu'en termes idéologiques. Or, s'il est indéniable que les catégories ethniques et nationales sont l'effet de rapports sociaux idéologiques sous le capitalisme, elles le sont d'abord dans la forme des pratiques matérielles inscrites dans la division sociale du travail et dans l'ossature de l'État. La négation de ces aspects par les intellectuels organiques de l'État a longtemps handicapé la compréhension des rapports sociaux ethniques dans plusieurs sociétés dont le Québec. 

Mais il est approprié de noter que la critique de ces deux courants fut largement tributaire de l'influence du néo-marxisme althussérien tant en sociologie qu'en anthropologie. La critique althussérienne paradoxalement ouvrait la voie tant au développement qu'à la sous-estimation de la réflexion sur la question ethnique. En effet, en mettant l'accent sur l'objet de connaissance, sur l'importance des concepts tels ceux de mode de production, de formation sociale, de classes et luttes de classes, le scientisme althussérien transformait le marxisme en une discipline académique noble et rigoureuse tout en négligeant en pratique l'étude des médiations culturelles et idéologiques sous le capitalisme.

Néanmoins, en posant le problème de la causalité sociale et des contradictions, le courant althussérien ouvrait la voie à une reconsidération théorique des dimensions idéelles et politiques des conflits de classe. Il est vrai que cette reconsidération ne le fut que sous l'axe très théoriciste de l'étude des idéologies. Toutefois, les luttes des femmes et les revendications régionalistes et autonomistes ont favorisé l'approfondissement de certaines pistes tracées par ce renouveau du marxisme notamment en ce qui concerne la spatialisation des rapports sociaux de production et l'étude des conditions de reproduction idéologique et économique de la force de travail. 

Ce bilan schématique laisse dans l'ombre les silences de ce corpus théorique dont le plus fondamental m'apparaît l'absence de perspectives historiques et dynamiques sur les relations inter-ethniques selon les modèles de l'école d'histoire sociale britannique (cf. Hobsbawm, Thompson, Labor history workshop) qui provient très probablement de la tradition jacobine française dont le Parti communiste demeure l'héritier fidèle. Au Québec, on ne peut cerner de tendances déjà cristallisées même si la sociologie et l'histoire ont comme je l'ai déjà souligné privilégié pour des raisons politiques évidentes la question nationale et la modernisation de la société québécoise. 

Nous sommes dans une certaine mesure à la croisée des chemins tant au niveau des transformations sociales et politiques qu'à celui de la critique des discours théoriques dominants. Il importe donc de mesurer de manière rigoureuse le sens d'une réflexion et des recherches futures sur les relations inter-ethniques au Québec. Le premier aspect de cette réflexion doit porter je pense sur la formation sociale québécoise et non sur les cultures ethniques. En effet, le risque est grand que l'analyse en termes de cultures ethniques ne soit qu'un avatar de la sociologie écologiste de l'école de Chicago et ne produise que des monographies sur les « ethniques » considérés comme un problème pour la « Société » telle que définie par les intellectuels organiques de l'État. Je ne considère pas inutiles ces monographies mais j'interroge les postulats théoriques et méthodologiques qui sous-tendent leur production. Elles s'inspirent au mieux d'une naïveté déconcertante qui consiste à dire que pour mieux se connaître et briser l'isolement entre francophones et allophones, il faut en quelque sorte diffuser la culture des uns et des autres. On trouvera les paramètres d'une telle vision dans le Livre Blanc sur la culture et dans les travaux qui s'en inspirent. Le deuxième écueil à éviter, c'est l'étude des minoritaires par eux-mêmes qui débouche sur la folklorisation des différences et étudie les problèmes réels d'existence de ces derniers au sein de la société dont ils sont membres. Cette perspective est assez évidente dans les publications du Secrétariat d'État sur le multiculturalisme. 

Ces deux tendances sont comme on le sait largement tributaires des politiques étatiques de financement et de définition des champs de recherche tant au niveau fédéral que provincial. Je situerai plus loin dans quel sens il m'apparaît urgent de développer le champ des études ethniques. Auparavant, je voudrais m'attarder quelque peu sur les travaux existants en me fondant sur le cas des Juifs québécois.

 

Les juifs québécois :
ségrégation ethnique et pratiques politiques

 

En dépit d'une présence continue au Québec depuis le 18, siècle, les Juifs québécois constituent une minorité ethnique dont l'insertion dans la trame urbaine et politique est marquée par l'ambiguïté. Les travaux dont nous disposons sont majoritairement l'oeuvre de sociologues juifs et pour tout dire essentiellement l'oeuvre pionnière de ROSENBERG (1956). Mais ces études relativement anciennes ne fournissent pas un tableau exhaustif des conditions sociales qui caractérisent cette communauté. Les autres recherches existantes sont dispersées mais peuvent être classées en trois catégories. 

La première catégorie concerne l'analyse de la mobilité spatiale et occupationnelle. La seconde catégorie est de type sociologiste. Elle scrute les facteurs qui favorisent la communalisation chez les Juifs québécois, leur adaptation à la société globale et les problèmes d'intégration qui les confrontent. La troisième catégorie consiste dans l'étude des idéologies. Ici nous référons aux travaux sur les pratiques religieuses notamment chez les hassidim (GUTWIRTH 1972 ; SHAFFIR 1974) mais également à ceux portant sur les discours et les pratiques antisémistes (JONES 1974). 

Ces recherches offrent entre autres des données utiles sur la dynamique spatio-temporelle des populations juives concentrées dans l'aire métropolitaine de Montréal mais n'arrivent pas à rendre compte à la fois des déterminations structurelles (division spatiale et ethnique du travail, occupation et utilisation de l'espace par des agents, position du groupe étudié selon ses trajectoires de classe) et des facteurs culturels et idéologiques (langue, religion, origine, ethnico-nationale, techniques du corps, rites alimentaires, discrimination et préjugés) afin d'expliquer notamment la ségrégation ethnique et spatiale des Juifs montréalais. Par ailleurs, on ne peut trouver aujourd'hui des contributions systématiques sur la condition ouvrière des Juifs au début du siècle et entre les deux guerres mondiales ainsi que sur leurs pratiques syndicales et politiques (à l'exception de SZACKA 1981). Manquent également des recherches sur les transformations de l'identité sociale et ethnique de cette population depuis la seconde guerre mondiale tant à cause du génocide nazi que de la création de l'État d'Israël. 

Ces lacunes proviennent partiellement des approches privilégiées par les chercheurs jusqu'ici. Nous en distinguons quatre : 

-   l'approche écologiste qui part de la prémisse que l'intégration sociale d'un groupe ethnique va de pair avec sa dispersion spatiale et occupationnelle. Dans le cas contraire, on infère soit à la langue (LIEBERSON 1965), à la culture (BRUNEAU et ROY 1981) ou à une « volonté » de ségrégation (LEGARÉ 1965) le maintien des frontières ethniques, Cette perspective illustre comment le thème de la mobilité spatiale est le double symétrique de la mobilité occupationnelle, excluant du même coup de cette appréhension une analyse de l'urbain en tant que lieu de production et de reproduction de classes et fractions de classes opposées de manière structurelle. En d'autres termes, cette méconnaissance bloquait la conceptualisation des relations entre un investissement particulier de l'espace, l'origine ethnique et la place occupée au sein des rapports sociaux de production. 

-   l'approche culturaliste qui met l'accent sur la valeur, les normes, le taux d'endogamie et le vouloir vivre collectif pour décrire la structuration d'un mode identitaire distinct, occultant souvent les rapports de force internes au groupe ethnique et 'leurs fondements matériels. C'est partiellement le cas des travaux centrés sur l'identité psychosociologique (LASRY 1981). 

-   l'approche sociologiste qui, en se concentrant sur l'étude des caractéristiques internes au groupe (distribution occupationnelle, résidentielle, itinéraires scolaires) ne tient pas suffisamment compte des contraintes externes tant au niveau national qu'international. Bien que cette tendance ait l'avantage de prendre en considération plusieurs variables, celles-ci sont rarement structurées selon une hiérarchie de causalité précise. Les travaux représentatifs de cette tendance sont entre autres ceux de WEINFELD (1980). 

-   l'approche politiste qui se limite souvent à situer le degré de « complétude institutionnelle » qui spécifie un groupe ethnique sans préciser de manière rigoureuse les intérêts des couches, catégories et classes sociales qui contrôlent ces institutions (BRETON 1964 ; WALLER 1974). 

En dépit de notre critique de ces courants, nous pensons que les recherches réalisées par les différents auteurs recèlent des apports importants qu'il n'y a pas lieu de négliger dans une étude sur les groupes ethniques et que nous formulerons sous forme de questions, à défaut d'une problématique structurée qui ne peut être présentée ici. Quelles couches et classes sociales agissent sur la cristallisation d'une identité et d'une solidarité ethnique ? Quelles relations peut-on établir entre la concentration résidentielle, le contrôle des structures communautaires par des « élites » ethniques et la place occupée par ces dernières au sein des rapports sociaux de production ? Quels sont les facteurs culturels et sociaux, les mécanismes disciplinaires et les discours qui marquent l'identité socio-ethnique d'un groupe déterminé ? Ces interrogations, nous tentons d'y répondre dans une recherche présentement en cours sur les Juifs montréalais dont l'originalité tient au fait que nous tenons compte des clivages internes au groupe ethnique (origine géo-culturelle, appartenance de classe) et que nous considérons l'influence d'un référent symbolique central - l'État israélien -sur les pratiques politiques et idéologiques des Juifs au Québec. Par ailleurs, nous cherchons à vérifier dans quelle mesure la concentration spatiale des Juifs est médiatisée par les efforts de la petite bourgeoisie et de la bourgeoisie ethnique afin de se créer et maintenir une base d'accumulation et un lieu de légitimation idéologique et politique. Cette dernière hypothèse a été mise de l'avant par BERNIER (1978) et LAVIGNE (1979) pour expliquer la formation de quartiers ethniques chez des groupes d'immigrants récents à Montréal. Il sera donc intéressant de voir dans quelle mesure cette hypothèse s'applique à l'un des groupes ethniques les plus anciens au Québec. 

Le tableau schématique que j'ai situé est évidemment partiel mais il montre cependant comment les traditions théoriques traditionnelles expliquent mal les facteurs qui favorisent un investissement molaire ou moléculaire de l'espace et la structuration d'un mode identitaire distinct. C'est pourquoi, je crois que l'appréhension des relations inter-ethniques doit procéder au décryptage des dispositifs matériels et idéels de l'identité sociale des agents et non poser les minoritaires comme un problème pour le sociologue. 

En ce sens, la recherche sur les groupes ethniques, dépouillée des oripeaux qui l'ont longtemps caractérisée, peut permettre de révéler comment l'histoire de la société québécoise se fait sous nos yeux. 

La voie majeure qui s'offre et que je privilégie consiste dans l'analyse interdisciplinaire des trajectoires sociales des immigrants au Québec, c'est-à-dire la constitution d'une histoire sociale des destins de classe des groupes ethniques. 

En conclusion, je pense que l'hétérogénéité de la société québécoise comme de toute 

société est une évidence sociologique qui ne demande pas à être vérifiée et ce sont les blocs au pouvoir qui cherchent à la dissoudre ou à la manipuler. La tâche des sociologues comme des anthropologues n'est jamais innocente. Elle est partie prenante de la légitimation de l'État capitaliste ou de sa délégitimation. 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

ANCTIL P. 

1981 « L'Identité de l'immigrant québécois en Nouvelle-Angleterre : le rapport wright de 1882 », Recherches Sociographiques, 22 (3) : 311-359.

 

BERNIER Bernard 

1978  « Les phénomènes urbains dans le capitalisme actuel », Cahiers de géographie du Québec, 22 (56) : 189-216.

 

BRETON R. 

1964 « Institutional Completeness of Ethnic Communities and the Personal Relations of Immigrants », American Journal of Sociology, 70 : 193-205.

 

BRUNEAU P. et J. Roy 

1981  Analyse spatio-temporelle de la mobilité résidentielle des groupes ethniques dans la zone métropolitaine de Montréal (1931-1971), miméo, Université du Québec à Rimouski.

 

CALDWELL F. 

1982  Les études ethniques au Québec : Bilan et perspectives. Miméo.

 

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1974  L'idéologie de l'Action catholique, 1917-1939. Québec : Presses de l'Université Laval.

 

LAVIGNE G. 

1979  La formation d'un quartier ethnique : les Portugais àMontréal, Thèse de doctorat, Faculté de l'aménagement, Université de Montréal.

 

LASRY J.C. 

1981  « A Francophone Diaspora in Québec » : 221-240, in WEINFELD et al : The Canadian Jewish Mosaïc. Toronto : John Wiley.

 

LÉGARÉ Jacques 

1965  « La population juive de Montréal est-elle victime d'une ségrégation qu'elle se serait elle-même imposée », Recherches sociographiques, 6 (3) : 311-325.

 

LIEBERSON S. 

1965  Linguistic and Ethnic Ségrégation in Montréal. Ottawa : Imprimeur de la reine.

 

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1956  Population Characteristics of the Jewish Community of Montreal. Montreal : Canadian Jewish Congress.

 

SHAFFIR W. 

1974  Life in a Religious Community : The Lubavitcher Hassidim in Montreal. Toronto : Holt, Rinehart and Winston.

 

SZACKA    A 

1981  Ethnicité et fragmentation du mouvement ouvrier : la situation des immigrants juifs au Québec, 1920-1940. Thèse de Maîtrise, département d'anthropologie, université Laval.

 

WALLER, M.M. 

1974  The Governance of the Jewish Community of Montreal. Philadelphia : Center for Jewish Community studies, Temple University.

 

WEINFELD M. 

1980  « The Jews of Quebec : Perceived Antisemitism, Segregation and Emigration », Jewish Journal of Sociology, 22 : 5-15. 



*    Communication présentée au Congrès de l'ACFAS à Ottawa le 8 juin 1982. Je remercie P.A. Tremblay des corrections qu'il m'a suggérées et qui m'ont aidé à clarifier certains passages de cet article.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 6 mars 2008 20:52
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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