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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Les immigrants dans la cité : les sciences sociales et la question de l'autre au Québec” (1995)
Identité et modernité


Une édition électronique réalisée à partir du livre sous la direction de Mikhaël ELBAZ, Andrée Fortin et Guy Laforest, LES FRONTIÈRES DE L'IDENTITÉ. Modernité et postmodernité au Québec. Québec: Les Presses de l’Université Laval; Paris: L'Harmattan, 1996, 384 pp. Une édition numérique réalisée par Marcelle Bergeron, bénévole, professeure retraitée de l'École polyvalente Dominique-Racine, Chicoutimi, Québec. [Autorisation accordée par la direction des Presses de l'Université Laval, via M. Denis Dion, directeur général, le 2 novembre 2010, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

Identité et modernité

Alain TOURAINE


Je voudrais, reprenant le titre du colloque « Identité et modernité », me limiter, puisque c'est une introduction, à une interrogation sur une démarche à laquelle nous sommes habitués, mais dont je viens d'entendre à l'instant que certains la remettaient en cause, ce qui me semble tout à fait pertinent, je veux dire la construction de couples d'opposition et plus précisément sur notre manière de définir un fait social en le plaçant sur l'axe. « tradition-modernité » (que chacun reformule à sa façon). Ce qui suppose que nous vivons l'inversion d'une dimension considérée comme fondamentale, le passage d'une société d'ordre, hiérarchisée et intégrée à un réseau d'échanges entre individus libres. L'idée de modernité, plus encore que l'opposition de deux types de sociétés, est ou a été la jubilation de la destruction de l'ordre. Elle fut pensée comme le passage d'une société de reproduction à une société de production, de l'immobilité à la mobilité, de l'ordre au mouvement, comme on disait au XIVe siècle. C'est ce que suggère Dumont lorsqu'il oppose le holisme et l'individualisme, même si, comme Weber, il s'inquiète de cette modernité. Sa formule est plus extrême que l'idée de passage du statut au contrat, de l'ascription à l'achievement ou que les patterns variables de Talcott Parsons. Ce qui me semble l'expression pratique la plus typique de cet individualisme, c'est le suffrage universel. Il n'y a pas beaucoup de traits de nos sociétés modernes qui soient aussi généralement acceptés : plus personne n'ose, quitte même à organiser les élections ou à bourrer les urnes, ne plus faire voter tout le monde. C'est donc que cela a une valeur plus que symbolique, très essentielle. Et qu'est-ce que c'est que le suffrage universel ? Je m'appuie sur cet exemple parce que Pierre Rosanvallon vient de publier un livre intéressant sur l'histoire du suffrage universel, [12] Le sacre du citoyen où il montre très bien comment, au-delà de cette espèce de fausse route qu'a été le citoyen-propriétaire, la grande réalité fut bien de définir un individu politique, un être politique, déshabillé de toutes ses caractéristiques sociales et culturelles particulières [1]. C'est cet individu absolu, désocialisé, décommunautarisé, qui fut le principe de construction d'un social totalement nouveau, que les Français et les Américains ont appelé la nation ou encore la République, la société créée par les hommes à partir de rien, au sens de Hobbes et évidemment de Rousseau, construction d'un ordre reposant sur la souveraineté de cette abstraction sans contenu qu'on appelle le peuple, ou mieux la nation, où les droits civils sont renforcés par les droits politiques, ce qui constitue un ordre, qui est celui de la volonté et celui de la raison.

Pourtant, au moment même où les choses ont l'air de se figer dans un jacobinisme postrousseauiste, on est déjà engagé dans la voie qui va faire de la modernité le monde de la variété, de la liberté, de la diversité ou, pour me référer à celui qui, le premier, utilisa vraiment le thème de la modernité, Baudelaire, le monde où l'éternel est dans l'instant.

Aujourd'hui, parler de modernité signifie qu'on sort du monde congelé des régimes autoritaires : ça se remet à bouger, les gens, les capitaux, les idées bougent. L’idée d'une société rationnelle est une utopie relativement pauvre par rapport à l'inspiration fondamentale de l'idéologie de la modernité qui est le mouvement, la destruction créatrice (à la Schumpeter). La démocratie consiste à pouvoir tout remettre en cause : rien n'y est joué une fois pour toutes, et dans les définitions classiques de la démocratie, la chose importante, ce n'est pas seulement l'élection des gouvernants par les gouvernés, c'est l'élection pour des périodes limitées de ces gouvernants : on remet tout sur la table tout le temps. Telle est la quintessence de l'idée spontanée de la modernité.

De l'image d'un ordre qui repose sur la tradition et sur la parole divine, on passe à cet individualisme qui est, je le répète, la destruction de tout principe d'ordre et la porte d'entrée dans le monde de la volonté, de la liberté. On pourrait presque dire, mais ceci m'écarterait pour l'instant de mon propos, que la modernité a été conçue comme le passage de l'ordre du social à l'ordre du politique.

Je voudrais présenter trois propositions qui s'écartent de cette vision.

La première proposition est que la modernité n'est pas le remplacement de la communauté par l'individu, mais la dissociation du monde de l'individu et de la subjectivité et du monde de la société. Il ne s'agit pas du passage de A à B, mais du passage de la fusion de A et de B à la séparation de A et de B.

La deuxième proposition est que le grand modèle classique de la modernité, tel que je viens de l'évoquer, appartient encore pour l'essentiel au modèle ancien, je veux dire au modèle dominé par la correspondance entre l'individu et la société, au sens où je dirais, en parlant comme Benjamin Constant ou comme Auguste Comte, que la Révolution française appartient encore au monde de la liberté des Anciens et non pas au monde de la liberté des Modernes. Cette dissociation, cette rupture dont je parle et qui m'apparaît comme la charnière [13] essentielle dans notre histoire, ne se produit pas au début des temps modernes, mais plutôt à la fin du XIXe siècle.

Je tire de ces deux propositions une troisième, qui concerne notre tâche intellectuelle et pratique. Si nous admettons que ce qui caractérise notre Modernité, notre contemporanéité, c'est la séparation de l'individu et de la société, je pense que la grande affaire aujourd'hui n'est pas d'ajouter à cette séparation, mais au contraire de rapprocher ce qui a été séparé, et si je le dis, ce n'est pas seulement comme une opinion personnelle, c'est parce que je crois que c'est le thème central de la sociologie contemporaine. Il me semble que – je cite au hasard – Alexander, Giddens, Habermas, comme moi-même et beaucoup d'autres, nous réfléchissons tous sur la manière de rétablir des liens entre le système et les acteurs.

Revenons un instant à la société traditionnelle : c'est une société qui confond l'ordre impersonnel du monde et une intention personnelle, que ce soit celle d'un dieu créateur ou celle d'un daimon individualisé. Si je prends des formes élémentaires de vie sociale, une société communautaire, une tribu, une ethnie, elles se définissent par une histoire particulière, des ancêtres, des mythes de création, des dieux particuliers, des canaux personnalisés de rapports avec le sacré, mais c'est en même temps une communauté hiérarchisée que j'aurais aimé que Durkheim appelle une solidarité organique. La pensée, la culture de ces sociétés reposent sur l'enchantement d'un monde rationnel. Nous ne sommes pas passés d'un monde religieux irrationnel à un monde désenchanté rationnel. Le monde religieux a toujours été un monde rationnel et le dieu auquel on recourait avait créé un ordre que la science découvre. La création de la politique moderne, c'est aussi la création d'un ordre rationnel, un rational choice des individus qui vont décider de donner le pouvoir à Léviathan et c'est, d'autre part, un monde individualiste. C'est à la fois la société absolue, l'ordre absolu, le Contrat social, c'est l'identification de la rationalité du choix individuel et de la volonté générale, c'est l'identification de l'individuel et du général. L’expérience culturelle qui nous a le plus unis, c'est la peinture florentine, c'est la juxtaposition, c'est la parenté de l'architecte mathématicien Brunelleschi et de Botticelli, c'est-à-dire que la beauté, que nous retrouvons chez Michel-Ange ou chez Léonard, est la valeur centrale comme lieu de fusion de la subjectivité, du goût, de la raison et de l'ordre : je prends plaisir à l'ordre, et j'y trouve le plaisir de ma libération. Telle a été conçue la société moderne. Les grandes pensées historiques ou de philosophie de l'histoire du XIXe siècle reposent sur cette notion du Sujet historique. Tout l'intérêt de Comte, par exemple, est l'identification de cette vision positiviste avec la religion de l'humanité, et la séduction de Michelet vient de ce qu'il a eu une vision rationaliste d'un personnage qui est la France ; on peut évoquer aussi Herder. Pourquoi est-ce que le marxisme a été important et pourquoi les théories du développement ont-elles été importantes ? Pour cette raison fondamentale que nous avons presque tous cru que le mouvement pour la justice et pour les droits – au niveau social, de classe, national ou autre – et les lois du développement [14] historique, le monde de l'action et le monde de la nature des choses, étaient les deux phases d'une même réalité. La pensée traditionnelle, c'est cette pensée de la fondamentale correspondance de l'homme intérieur et du monde extérieur. Ce qu'on traduit en sociologie par la correspondance de l'institution et de la motivation, qui permet la socialisation et, par là même, l'individuation. C'est ça, la société traditionnelle, et la différence entre les Grecs, les Chrétiens et le monde moderne ou le monde des révolutions politiques du XVIIe au XIXe siècle, est faible. Il s'agit du même monde.

Cet ordre à la fois rationnel et finalisé s'est rompu et c'est de cela qu'il faut parler maintenant. Permettez-moi de redire en deux phrases ce sur quoi nous avons tous réfléchi à la suite de l'école de Francfort. C'est d'abord que la raison est devenue pouvoir, avec l'industrialisation, avec ce qu'on a appelé la rationalisation. Et, d'autre part, que le gouvernement, la politique, sont devenus volontaristes depuis cette fin du XIXe siècle que j'évoquais. Aujourd'hui, la politique, le développement, c'est faire du neuf avec du vieux, ce n'est pas casser le vieux pour laisser passer le neuf, ouvrir les marchés et faire un Zollverein qui entraîne l'union politique : ce qui a entraîné le renversement de l'idée de nation, que j'évoquais comme étant la modernité politique et qui se renverse contre la modernité à partir de la fin du XIXe siècle. Il est vrai qu'elle s'était un peu retournée à certains moments contre elle, mais quand même, en Bohême, en Hongrie ou dans l'ensemble des pays danubiens et naturellement en Amérique latine où on était dans le droit fil de la révolution américaine et de la Révolution française, la nation était bien l'agent de la modernité ; tandis qu'à partir de l'évolution et de la naissance du nationalisme en Allemagne, en France et ailleurs à la fin du XIXe siècle, on voit cette subjectivité politique en appeler au particulier contre le général et, très rapidement, en particulier, dans le cas européen – et c'est évidemment ce qui nous a le plus impressionnés –, devenir antisémite, dans la mesure où le Juif était universel. Étant donné la transformation de la condition des Juifs en Allemagne et dans l'empire austro-hongrois, le nationalisme des vieilles catégories germaniques ou hongroises tout comme françaises se porta contre la modernité maudite du Juif.

Pour un historien sociologue, ce qui a été le plus impressionnant, c'est la rupture de cette alliance de la subjectivité d'une nation, d'une catégorie sociale et de la modernité. Le marxisme-léninisme a été le plus grand phénomène politique du XXe siècle parce qu'il a été le sommet de la fusion moderniste de la volonté d'un être national ou social et du mouvement de l'histoire, union qui s'est cassée : d'un côté, certains sont devenus kroutchéviens, social-démocrates ou capitalistes et d'autres sont devenus nationalistes ou d'un intégrisme national extrême. Vous pouvez suivre cette ligne de fracture, qui part de l'Amérique du Sud, traverse l'Afrique et monte en Asie, entre un nationalisme extrême devenu culturel et un modernisme ou une modernisation autoritaires. Là encore, je ne m'étends pas, j'ai voulu simplement vous donner en quelques mots une image de ce que je crois être la situation que nous vivons : cette extrême rupture, cette dissociation, qui fait que nous avons, d'un côté, le monde [15] des échanges et, de l'autre, le monde des essences, d'un côté, le monde des signes et, de l'autre, le monde du sens, d'un côté, le monde de l'économie, de l'autre, le monde des cultures, c'est-à-dire des identités. C'est fini : la grande alliance de l'identité-modernité est rompue, c'est l'une contre l'autre. Ce fut le moment, pour des raisons bien superficielles, où F. Fukuyama et d'autres ont développé l'idée que le monde s'unissait autour d'un modèle général qui était le modèle occidental – comme il se doit, car habituellement, les modèles à valeur universelle sont ceux de la nation à laquelle appartient celui qui écrit –, que l'économie de marché, la démocratie libérale, la sécularisation et la tolérance triomphaient partout. De manière directement opposée, je dirai que ce qui domine, ce qui définit le monde d'aujourd'hui, c'est la rupture, la dualisation, et ce n'est pas par hasard que j'emploie des termes qui ont d'abord été élaborés par des Latino-Américains, qui, peut-être parce qu'ils sont un peu la classe moyenne du monde, pensent plutôt mieux que les autres l'ensemble des changements du monde. Notre monde est en voie de dualisation, pas seulement entre riches et pauvres, entre in et out, mais aussi entre les signes de la participation au monde des échanges de biens, de services ou d'information et, d'autre part, le repli sur l'identité menacée. Nous vivons tous, à tous les niveaux, individuel, urbain, national, planétaire, dans ce monde de l'extrême rupture. La grande affaire, c'est, pour prendre la phrase cent fois répétée sur la fin des grands récits, des narratives, la dissociation de l'action, la dissociation de la culture et de l'histoire, qui va bien au-delà de la critique de l'historicisme. Si l'on entend modernité au sens que j'ai indiqué, je crois que les postmodernes ont raison de dire que, eux, se placent vraiment dans la rupture avec cette tradition millénaire.

En tant que sociologue, pourquoi est-ce que je ne peux pas accepter une réponse comme celle-là ? Pour une raison brutale ; c'est que cette séparation de l'univers des échanges et des mondes culturels, des identités culturelles, cette séparation veut dire la domination des identités culturelles par le monde des échanges. Et quand j'ai parlé de dualisation, dois-je rappeler que tous ceux qui ont parlé de dualisation ont voulu montrer les rapports de domination entre les deux sociétés, la société du centre et la société de la périphérie : elles ne sont pas différentes de nature, il y en a une qui commande l'autre et la fait fonctionner dans sa logique personnelle. Si vous ne voulez pas que nous soyons entraînés dans la barbarie, il faut refuser la dissociation absolue des signes et du sens. Car à partir du moment où nous sommes dans un monde d'échanges planétaires, globalisés, nous avons, nous, par exemple, dans le genre de pays où nous vivons, une énorme classe moyenne qui rassemble 70 % de la population, 10 % de riches qui profitent des marchés et 20 % (qui seront probablement 25 % dans quelque temps), qui, eux, sont des exclus. Quelle formidable régression depuis l'époque bénie où on avait des conflits de classe, c'est-à-dire où il y avait appartenance aux mêmes orientations culturelles de gens qui se battaient sur l'appropriation des moyens de production : quelle intégration entre eux ! Ils croyaient aux mêmes choses, ils avaient la même vision de [16] l'histoire et la même morale sexuelle, la même culture, mais ils étaient en désaccord socialement, politiquement et encore souvent sur des problèmes socioéconomiques seulement ; tandis que lorsqu'on dit « intégrés et exclus », c'est quand même beaucoup plus grave que patrons et ouvriers. Être dehors, c'est plus grave qu'être en bas.

C'est pourquoi je nous appelle, nous gens des sciences humaines, à réfléchir sur les formes d'une recomposition du monde. Cette orientation s'oppose à deux conceptions qui m'apparaissent inadaptées au problème que je viens de poser. La première est la conception libérale, qui dit : la combinaison est très simple entre la spécificité et la variété des demandes culturelles et les règles de fonctionnement du marché ou les règles de procédure de la vie politique. Nos sociétés, délivrées de toute transcendance, de tout principe d'ordre, sont des sociétés d'échanges, et la politique sociale se borne à assurer les échanges. Ce que nous demandons seulement au citoyen, c'est de respecter la Constitution. Je me demande en quoi cette conception, si importante qu'elle soit, nous apporte un remède à la dualisation et à la désintégration dont je parlais. Il faut donc recourir à un discours plus fort que celui-là, qui ne se borne pas à demander le respect des procédures. Dans la grande pensée libérale britannique contemporaine en sciences politiques, à la Isaiah Berlin, il y a prise en considération du contenu. L’idée forte qui domine donc aujourd'hui, c'est l'idée que la combinaison de l'unité et de la diversité, de la majorité et des minorités, ne se limite pas à la circulation des biens culturels et à leur diversité, à leur autonomie, que ce que chacun doit reconnaître, ce n'est pas le contenu d'une orientation culturelle, c'est le fait, la présence de l'orientation culturelle, c'est la conviction, c'est l'authenticité, c'est l'engagement et la sincérité de l'engagement moral ou social. C'est ce qui crée un monde de communication, cette reconnaissance chez l'autre, qui reste l'autre, de l'engagement pour des valeurs. Mais j'ai la plus grande difficulté à comprendre à quel type de fonctionnement social une telle position fait référence. Je prends un exemple qui concerne le statut de la femme. La compréhension des orientations culturelles de l'autre doit-elle conduire oui ou non à accepter légalement l'excision ou à séparer garçons et filles dans les écoles ? Le débat est ouvert, des procès ont lieu, des ethnologues naturellement témoignent en faveur de l'excision et les sociologues contre. Qui a raison ? Nous nous sommes trouvés en France devant un problème limité, mais qui a provoqué un débat essentiel à propos de trois filles qui voulaient garder leur hidjab. Des gens qui avaient travaillé ensemble (J'avais beaucoup de liens à cette époque-là – que j'ai encore – avec une association qui s'appelle SOS Racisme) se sont divisés et en sont quasiment venus aux mains. Nous avons en France deux grandes associations de défense de l'école laïque, l'une qui s'appelle la Ligue des Droits de l'Homme et l'autre la Ligue de l'Enseignement ; elles ont pris des positions diamétralement opposées. Donc, je dois dire qu'ici, je ne vois pas les réponses que l'on me donne à ce problème réel qui est la combinaison d'un certain universalisme et d'une certaine diversité des cultures. Les solutions offertes me semblent [17] osciller d'une démocratie procédurale à un multiculturalisme de fait sans construire la possibilité de communications sociales.

Ce qui m'amène à introduire le thème central du Sujet. Mais en m'exprimant de manière assez différente de celle dont je me suis exprimé dans mon livre. Je voudrais définir l'idée de Sujet moins comme une des tendances, des composantes, d'une culture moderne que comme un recours contre la rupture, la dissociation dont je viens de parler en des termes aussi extrêmes que j'ai pu. Je ne vois personnellement pas d'autre réponse à ce problème de la rupture que l'idée qu'aujourd'hui, l'union ne se fera plus par un garant méta-social, un dieu d'amour et de raison, une politique des droits individuels et de la nation, expression politique de la modernité ; elle ne se fera plus non plus par cette formidable association que j'évoquais tout à l'heure entre la volonté ouvrière de justice et la libération des forces productives, des rapports sociaux de production. La recomposition du monde ne peut se faire qu'autour du thème du Sujet individuel, c'est-à-dire que le Sujet n'est pas défini autrement que par le travail de recombinaison de la rationalité instrumentale et de la mémoire culturelle, que le Sujet n'est rien d'autre que la libération d'un territoire autonome contre à la fois le pouvoir absolu de l'instrumentalité du marché et des techniques et contre le pouvoir de la subjectivité, de la culture, devenue elle aussi pouvoir. Autrement dit, et pour le dire en un mot très simplement – le Sujet se définit par le double travail de libération de la raison et d'une culture des pouvoirs qui se sont emparés d'elle. C'est pourquoi je dis que le Sujet est le principe de tout mouvement social. Je veux dire que, pour moi, l'affirmation de base, c'est que le Sujet ne se constitue pas par une affirmation, mais par un double refus. Je ne dis pas que cela est suffisant, je dis : il se constitue ainsi, il devient possible, c'est sa condition d'existence. C'est pourquoi j'ai dit : le Sujet est un dissident. Et c'est à partir de là seulement qu'il peut se donner un contenu positif que je veux très rapidement évoquer et qui a trois aspects principaux. Le premier, auquel je crois ne pas avoir porté une attention suffisante, malgré le recours à Freud, c'est amor sui. Je me suis contenté de parler de narcissisme secondaire et un certain nombre de mes interlocuteurs m'ont dit que c'est bien du narcissisme lui-même qu'il faudrait parler ici, mais je n'en suis pas convaincu. Ce qui est vrai, c'est que le Sujet n'est pas seulement un mouvement social, il est aussi libido, appuyé sur un territoire, un espace à partir duquel il va se constituer, et qui est un espace de plaisir. Et ensuite, comme chacun le sait, dans ce monde d'instrumentalisation, il n'y a pas de Sujet qui puisse être constitué pour lui-même s'il ne se constitue pas à travers la reconnaissance comme Sujet d'un autre qui reconnaît à son tour l'individu comme Sujet, c'est-à-dire à la fois, si je puis dire, comme libération et comme libido. Mais je veux en venir à ce qui est plus directement lié aux préoccupations abordées dans ce colloque. L’image que je viens de donner très brièvement du Sujet, dont j'ai dit qu'il était un travail, est qu'en lui, la logique de la rationalité instrumentale, celle de l'héritage ou de la mémoire culturelle, et celle de la liberté personnelle, sont des éléments qui ne parviennent jamais à [18] l'unité. C'est là que devient complète la rupture avec l'image de la modernité qui est toujours celle de la victoire finale, des lendemains qui chantent, des lendemains de la raison ou de la nation. Je crois que s'il y a une expression concrète de notre modernité et qui l'oppose au monde ancien qui a dominé jusqu'à la fin du XIXe siècle, c'est bien cela. Après le monde que nous avons vécu, et qui a été dominé par l'affrontement de la dictature, du totalitarisme communiste de l'objectivité et du totalitarisme nazi, intégriste ou nationaliste de la subjectivité. Et il faut admettre devant ces immenses cataclysmes sur lesquels je reviendrai pour terminer qu'il est absurde de penser que les éléments éclatés vont pouvoir se recomposer comme un puzzle et que l'homme complet, l'homme de l'avenir, est arrivé. Chacun de nous représente une tentative particulière et limitée pour recomposer le monde, pour unir le passé et l'avenir, l'identité et la liberté. C'est pourquoi j'aime la belle expression de Charles Taylor, défendant la politics of recognition. Mais cette reconnaissance, si c'est la reconnaissance de la différence, elle ne me fait pas avancer ; si c'est la reconnaissance du fait que nous sommes tous des êtres humains rationnels ou des enfants de Dieu, je ne suis pas plus avancé. Ce qu'il s'agit de reconnaître, c'est que nous jouons tous au même jeu, que toute culture est un effort toujours un peu réussi, toujours un peu échoué, pour intégrer rationalité instrumentale, identité culturelle et liberté du Sujet individuel. Et, par conséquent, pour combiner la diversité des cultures et l'unité d'une référence à la rationalité sans laquelle il n'y a pas de résistance à la ségrégation, au racisme et à la guerre.

Cela me conduit à dire que la démocratie n'a pas, ne peut pas avoir de principe unique. Elle est la condition institutionnelle du travail du Sujet individuel ou collectif : en effet, lorsque nous parlons de démocratie, nous rencontrons toujours trois voies principales dans la pensée et l'action démocratique : la voie anglaise, l'américaine et la française. Lorsque j'insiste sur la représentation, donc sur le pluralisme, et sur le lien entre politique et social, ce qui est la voie française, j'insiste aussi sur la rationalité instrumentale, sur les intérêts, sur les rapports d'intérêts et la représentation des intérêts. Si je parle surtout de citoyenneté et de participation, c'est le langage sinon de l'Amérique, du moins de l'Amérique de Tocqueville ou du tocquevillien Robert Bellah, ce qui est ici l'équivalent de ce que j'ai appelé l'identité culturelle et, enfin, lorsque l'on revient à la limitation du pouvoir de l'État au nom de droits fondamentaux, on est dans la tradition britannique. C'est dire que, contrairement à mes compatriotes qui aiment parler de l'exception française et de sa fin, je crois que la voie française n'est pas plus exceptionnelle que la voie anglaise ou la voie américaine. Je veux dire, au contraire, que l'action démocratique, le fonctionnement d'une démocratie, consiste à mettre ensemble des principes qui sont très opposés, très divergents, mais qui sont nécessairement liés les uns aux autres. Mes compatriotes, en 1848, ont exprimé cela d'une manière si claire que je la considère comme définitive ; ils ont dit : Liberté, Égalité, Fraternité. On n'est pas plus bref, on n'est pas plus clair, c'est la définition indépassable [19] de la démocratie qui est le système des relations entre ces trois termes, dont aucun n'est concevable sans les deux autres, et qui ne peut jamais s'intégrer avec les deux autres dans une sorte de synthèse générale ou équilibrée, ou de démocratie idéale et de fin de l'histoire politique.

Ce qui veut dire deux choses : la première, c'est que le problème de la pensée politique et de la pensée sociale, c'est bien aujourd'hui de recombiner, dans ce monde dualisé où la dérive des continents s'accélère, les éléments d'unité et de diversité. La politique consiste à gérer la diversité, à combiner l'unité de la loi ou de la règle avec la multiplicité, la pluralité des intérêts, des valeurs et des droits. Ceci est évidemment une définition de notre champ de réflexion et d'action, qui est à la fois complètement différent de la pensée qui reposait sur l'idée d'un principe général, fondamental ou ultime, d'unité entre l'universel et les particuliers. D'autre part, je pense que la tâche de la réflexion, comme celle de l'action, c'est d'éviter la catastrophe, d'éviter cette dissociation qui aboutit à ce que les oppositions et les rapports de domination ne soient plus limités ou compensés par aucun principe religieux, culturel, moral ou autre, d'appartenance commune, de définition de l'humaine condition.

La réflexion que vous menez sur ces questions est importante pour tout le monde parce que vous êtes in medias res, et que vous vivez chaque jour le problème de la combinaison de l'identité et de la participation à une modernité définie par l'ouverture, le changement, le mouvement, la rationalité. Ce problème, qui est tellement vital, vous l'avez géré au total extraordinairement bien, vous n'êtes pas tombés dans l'intégrisme nationaliste et vous ne vous êtes pas noyés dans l'océan du marché. Un hommage analogue pourrait être rendu à ceux qui ont tenté de donner des réponses à notre problème commun, dans des conditions plus difficiles, aux dirigeants et aux penseurs de l'Inde et aussi à un certain nombre de Latino-Américains ; mais je voudrais que vous soyez conscients que la réflexion, les idées, les débats que vous menez ont aujourd'hui une importance intellectuelle et politique très générale. Donc, bien que les hasards de l'ordre du jour de votre colloque fassent que je parle un peu en introduction, en réalité, comme je connais votre pays depuis un certain nombre de décennies, je voudrais que vous compreniez combien je suis convaincu que je dois être à l'écoute de ce que vous allez dire parce que les problèmes que vous vivez comme les vôtres sont aussi au centre des réflexions et des débats de l'ensemble du monde.



[1] Rosanvallon, Pierre (1992), Le sacre du citoyen : histoire du suffrage universel en France, Paris : Gallimard.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 5 janvier 2011 15:16
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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