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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Shmuel Noah Eisenstadt, LE RETOUR DES JUIFS DANS L'HISTOIRE. (2002)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Shmuel Noah Eisenstadt, LE RETOUR DES JUIFS DANS L'HISTOIRE. Traduit de l'anglais par Madeleine Martinez-Ubaud et Constanze Villar. Paris: Les Éditions Complexe, 2002, 155 pp. Collection: Théorie politique. Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec. [Ce livre est diffusé dans Les Classiques des sciences sociales avec l'autorisation de Michel Bergès, professeur à l'Université Montesquieu de Bordeaux, directeur de la collection "Théorie politique" aux Éditions Complexe, permission accordée le 11 avril 2011 et reconfirmée le 20 mars 2012.]

[19]

Le retour des Juifs dans l’Histoire (2002)


Introduction

QU'EST-CE QUE
LA CIVILISATION JUIVE ?



L’une des meilleures voies pour comprendre la société juive et son évolution, de son origine à l'époque contemporaine en général, ou celle d'Israël en particulier, est de l'aborder en tant que civilisation plongée dans la longue durée historique [1]. Nous choisissons le terme de « civilisation » en soulignant que les concepts de « religion », de « nation », de « peuple » n'apparaissent pas adéquats pour comprendre l'histoire juive, bien que, cela va sans dire, ceux-ci se réfèrent à des aspects importants de cette historicité.

Malgré le fait qu'à travers les âges les Juifs ont constitué une communauté religieuse distincte aux croyances et aux pratiques cultuelles spécifiques, la religion seule ne permet nullement d'expliquer tous les aspects de leur expérience temporelle. Nous sommes en présence de quelque chose de plus qu'une religion. Là, deux exemples peuvent être mis en avant : celui des attitudes idéologiques et métaphysiques des Juifs envers la terre d'Israël, de laquelle ils furent si longtemps exilés, et celui de la façon dont leurs relations avec les autres religions ou les autres nations se sont définies réciproquement. Ces faits décisifs s'expliquent-ils strictement en termes de croyance religieuse ? Évidemment non.

La même restriction s'applique de façon différente à des termes courants tel que « nations » et « groupe [20] ethnique ». Ceux-ci sont tout autant inopérants pour expliquer cette trajectoire, car la plupart d'entre eux se réfèrent à des réactions collectives développées dans la période moderne. Bien qu'en fait ils soient souvent usités à défaut de mots plus appropriés, ils sont inapplicables à des collectivités de périodes antérieures. En revanche, des expressions telles que « communauté tribale », « sainte communauté » ou « peuple » - tout à fait vagues en tant que telles - définissent mieux la spécificité de l'Israël primitif et de l'identité juive.

Parce que l'histoire juive reste étroitement dépendante de tous ces clichés, les termes actualisés qui dérivent de l'expérience européenne récente n'apparaissent pas totalement pertinents pour analyser, même de façon limitée, la situation juive moderne. Quant au sionisme, il ne peut lui non plus être réduit dans son étude à un mouvement national contemporain parmi d'autres.

Bien que tous ces termes contiennent des éléments importants de vérité, ils n'expliquent pas la grande diversité de l'expérience historique juive dans sa longue durée, notamment si l'on considère ce qui est probablement sa plus grande énigme : sa permanence pendant trois millénaires [2]. Le mystère de ce fait incomparable commence à la fin de la période du Premier Temple. Parmi les nombreux peuples exilés et dispersés de l'Antiquité, y compris celui du Royaume d'Israël (Samaria), seul le peuple de Judée, exilé vers Babylone après la destruction de son temple et de son royaume, retourna à sa terre natale. Là, il rétablit, quoique dans un moule neuf, son mode de vie, sa religion, son identité collective et politique, en continuité avec l'époque antérieure à l'exil.

La permanence des Juifs après la destruction du Deuxième Temple constitue une plus grande énigme encore, bien que dans un sens, ce peuple, ainsi que les civilisations chrétiennes et musulmanes, l'aient accepté [21] comme un état de fait. À l'évidence, il s'agissait bien plus que de la permanence d'une petite « secte religieuse ». Et même là, cela eût été unique !

Naturellement, il est possible de parler de cette permanence comme de celle d'un « peuple ». Quel est cependant ce peuple qui n'a pas de territoire, seulement des souvenirs ou l'espoir de retourner dans un territoire ainsi qu'une orientation politique forte - mais ni aucune entité politique indépendante ou autonome, ni une permanence politico-territoriale ?

Ces exemples (on pourrait en citer d'autres) montrent bien que certains éléments de l'expérience historique juive transcendent les catégories de religion (considérée comme un simple système de croyances et de pratiques cultuelles), de nation et de groupe ethnique. Le terme de « civilisation juive » apparaît bien comme la catégorie la plus appropriée, d'autant qu'il permet d'examiner de façon critique certaines conceptions classiques sur la nature de l'expérience historique juive, qui ont eu une grande influence sur l'historiographie moderne et les sciences sociales. Citons ici deux des points de vue les plus largement diffusés à ce propos.

L’un, plutôt antipathique (certains n'hésiteraient pas à dire antisémite, ou à coup sûr antisioniste), est celui de l'éminent historien britannique Arnold Toynbee [3]. L'autre, plus ancien, beaucoup plus philosémite, sympathique par rapport aux débuts du sionisme, est celui du grand sociologue allemand Max Weber [4].

Ces deux érudits ont analysé l'expérience historique juive à partir d'une perspective comparative dite « civilisationnelle ». Toynbee utilisa le mot en toute connaissance de cause. Les civilisations constituent les unités de base de son analyse. Weber, lui, choisit le terme de « religion du monde ». Son approche se concentra aussi bien sur les systèmes de croyance et de culte prévalant dans ces religions, que sur la [22] manière dont certains de leurs traits modelaient les contours institutionnels ainsi que l'expérience des sociétés dans lesquelles ils devenaient prédominants et s'institutionnalisaient.

Toynbee ne nia pas que les Juifs constituaient une civilisation. De fait, il les inclut dans sa monumentale Étude sur l'Histoire [5], souvent critiquée. Max Weber intégra son brillant Judaïsme antique dans sa sociologie des religions, dans laquelle il analysa les grandes croyances du monde : le judaïsme, les religions de Chine, le confucianisme, le taoïsme, le bouddhisme, l'hindouisme et le christianisme protestant [6].

Ces deux auteurs affirmèrent, ou du moins laissèrent entendre, que la meilleure façon d'expliquer cette expérience historique était de la comparer aux autres grandes civilisations étroitement liées à la religion mais qui ne pouvaient être comprises sur les seules bases de structures de croyance et de culte. Ces civilisations constituaient quelque chose de plus complexe, à savoir la construction de sociétés entières, l'organisation distincte de leurs modes de vie selon une vision ou des prémisses. Les deux analystes utilisèrent cependant le concept de civilisation, Toynbee ouvertement, Weber de façon implicite. Et tous deux, il est vrai, ont estimé l'expérience historique juive tout à fait exceptionnelle. Ils se sont montrés perplexes devant l'énigme de sa continuité, se trouvant naturellement influencés, de manière différente, par le point de vue chrétien d'une fracture radicale entre l'expérience juive biblique ancienne et celle, plus tardive, post-chrétienne.

La civilisation juive rabbinique de l'exil a été dépeinte par Toynbee comme une « civilisation sclérosée ». Selon lui, cette fossilisation se manifesta pardessus tout par la primauté de la Loi et du rite, comme par une auto-ségrégation presque totale à l'encontre des autres civilisations [7].

Sur ce même sujet, Weber a prétendu qu'après l'époque du Deuxième Temple, les Juifs devinrent une communauté religieuse aussi distincte d'une communauté politique que d'une religion ou d'une civilisation universelle. Selon lui, avec la perte de leur élan civilisationnel, ils auraient pris, presque de leur propre gré, le statut de « peuple paria », celui d'un groupe rejeté, au rituel impur et économiquement pauvre [8].

Weber et Toynbee ont eu raison de traiter le cas hébreu dans une perspective civilisationnelle. Mais ils se sont trompés en peignant son unicité ou son exception à partir d'un point de vue civilisationnel comparatif, ou en insinuant que l'expérience historique juive post-chrétienne cessait d'être civilisationnelle au sens plein du terme, ouvertement ou implicitement utilisé. En conséquence, ils ont été incapables d'expliquer l'énigme de la permanence de l'expérience juive.

Un regard plus précis sur cette évidence historique montre l'insuffisance de leur vue, quels que soient les éléments partiellement exacts qu'elle puisse contenir. Il est vrai que le culte, la prière, l'exégèse de la Loi et l'organisation communautaire, furent les principaux centres d'activité culturelle juive depuis la perte de l'indépendance politique (pour être large, depuis l'Antiquité tardive), tout au long du Moyen Âge et jusqu'au début de l'époque moderne. Mais il y eut d'autres espaces d'expression. Afin de bien comprendre l'insuffisance de la thèse d'une civilisation juive « fossilisée », mentionnons seulement pour l'instant les philosophes Maïmonide et Saadi Gaon, ou bien les mystiques kabbalistes du début de la Renaissance [9]. Qu'il y ait eu des philosophes importants, des mystiques et bien d'autres parmi les Juifs au Moyen Âge n'est pas notre propos. Ces trois aspects étroitement liés de leur activité sont pourtant d'une importance cruciale.

[24]

On constate en effet en premier lieu que les personnalités précitées ne furent pas des figures isolées ou marginales. Leurs activités constituèrent une composante intégrale de la créativité culturelle des Juifs médiévaux. Par là, il apparaît que celle-ci ne se limita pas au domaine législatif ou rituel, qui, chargé d'orientations ou de tensions opposées, fut lui-même en constant changement et développement. D'ailleurs la plupart des érudits en question, en particulier les poètes profanes juifs de la période espagnole, réalisèrent des exégèses talmudiques, ce qui atteste de l'étroite relation entre les différentes sphères de la créativité culturelle de cette période.

En second lieu, ces activités et ces études - parfois les plus rituelles et légales - ne s'intégrèrent pas dans le cadre de la communauté juive, mais constituèrent une partie du panorama général de la culture médiévale. Ceci est vrai de figures aussi imposantes que Maïmonide, mais aussi de la plupart des philosophes, des mystiques et, à un certain degré, des commentateurs érudits de la Loi. Ces intellectuels écrivaient souvent en arabe. Ils établirent des relations étroites avec des érudits non juifs, et les savants des trois civilisations monothéistes devinrent tous des points de repères réciproques. De leurs controverses continuelles émergea souvent une définition affinée de ce qui était juif, chrétien ou musulman. Les débats internes ne furent pas de simples exercices académiques. Ils portèrent le sceau d'une compétition brillante et intense, précisément entre civilisation et religion [10].

En troisième lieu, il est assez vrai, que ces relations ne furent pas toujours très amicales, pour dire les choses avec modération. L’histoire des persécutions, expulsions et martyres - Kiddusch Haschem - est trop bien connue pour être détaillée ici. Toutes aussi familières apparaissent les controverses entre érudits juifs [25] et chrétiens - un peu moins avec les musulmans. Généralement orchestrées par les autorités - rois ou Église -, elles prétendaient démontrer la supériorité de la religion chrétienne.

Tandis que les histoires des persécutions, des tentatives de conversions des Juifs et des querelles nous sont bien connues, nous ne pouvons toujours pas nous rendre compte de leur degré d'implication dans la thèse de Toynbee sur la « fossilisation » de la civilisation juive, ni dans celle de Weber réduisant les Juifs à une simple communauté religieuse et à un « peuple paria ».

D'ailleurs ce terme même de « peuple paria » provient de la société indienne. Il renvoie aux intouchables hors du système des castes, rituellement soumis à ségrégation et économiquement pauvres (précisons que sur plusieurs points Weber cependant dépassa ces connotations). Quoique pouvant être appliquée en partie aux Juifs du Moyen Âge, la comparaison avec l'Inde reste pour le moins très limitée. Il n'existe pas de traces confirmant ouvertement la supériorité des brahmanes. Celle-ci n'a jamais été mise en question. Et surtout, elle n'a pas besoin d'être démontrée par la référence aux parias.

La réalité de ces discussions montre que tel ne fut pas le cas des relations entre les Juifs et les « civilisations d'accueil ». Sinon ces dernières n'auraient pas eu besoin de prouver sans cesse leur supériorité, ni d'essayer constamment de convertir les Juifs.

Ces exemples indiquent aussi que les thèses de Toynbee et de Weber en faveur d'un changement dans la nature de l'expérience historique juive après la montée du christianisme, ne furent pas partagées concrètement par les civilisations d'accueil - même si politiquement parlant, la position officielle chrétienne, et dans une certaine mesure musulmane, dénia au judaïsme un statut équivalent à celui des religions des pays d'accueil.

[26]

Pour donner une seule illustration, Weber souligna qu'après la période du Deuxième Temple, les Juifs devinrent une communauté apolitique purement religieuse, en contraste avec le développement du christianisme, religion politique dominante et universelle. Comme nous le verrons, c'est le contraire qui est vrai, du moins par rapport aux débuts du christianisme. Ainsi que l'ont montré I. F. Baer et Arnaldo Momigliano, il y a toujours eu une composante politique dans l’identité collective juive, même si celle-ci ne fut pas la seule et s'exprima en termes hautement métaphysiques en revendiquant une signification universelle [11]. Cela révèle les faiblesses de la thèse de Toynbee comme de celle de Weber et montre l'insuffisance d'une analyse en termes de religion, de peuple, de nation ou autre même si tous ces vocables désignent d'importantes composantes de l'expérience en question. Aussi, pour toutes ces raisons, la perspective civilisationnelle apparaît comme le meilleur outil pour comprendre l'histoire juive dans sa réalité la plus profonde. Mais que faut-il entendre par perspective civilisationnelle ?

Une telle approche renvoie à la conjonction d'aspects civilisationnels et culturels de l'expérience historique de différents peuples, à la mise en corrélation d'une part, sur un plan culturel, de visions religieuses ou de conceptions du monde, d'autre part, sur un plan institutionnel, de structures politiques, d'organisations, de formations économiques, de modes de stratification sociale [12].

Le premier aspect essentiel de cette corrélation est la formulation, sur la base de telles visions et croyances, de conceptions ou de prémisses sur la nature de la vie sociale, de l'autorité et autres facteurs. Le second aspect est la tentative de réaliser socialement ces prémisses, autrement dit, en termes sociologiques, de les institutionnaliser de façon particulière.

[27]

L'impact de celles-ci et de leurs dérivés sur les formations institutionnelles s'effectue à travers les activités d'élites importantes et de centres d'influence, surtout à travers des mécanismes de contrôle. Ces mécanismes - ainsi que l'opposition qu'ils suscitent - ne se limitent pas à l'exercice du pouvoir au sens politique strict. Comme l'ont souligné les marxistes les plus subtils, ils sont beaucoup plus envahissants. Les relations de classes et les modes de production n'épuisent pas leur fonctionnement. Ces systèmes de contrôle sont plutôt actionnés dans une société par des coalitions d'élites culturellement différenciées, qui représentent des intérêts divergents.

Revenons à une approche plus concrète. Notre point de départ sera la place de la civilisation juive parmi ce qu'on appelle les civilisations de l'âge axial [13].

Le terme de « civilisations de l'âge axial » a été utilisé, on le sait, par Karl Jaspers pour décrire les grandes civilisations qui se développèrent pendant le premier millénaire avant l'ère chrétienne - à savoir celle de la Chine de la période pré-impériale et des débuts de la période impériale, celle de l'hindouisme et du bouddhisme, et beaucoup plus tard, après l'âge axial proprement dit, celle de l'islam. Leur trait distinctif reste le développement et l'institutionnalisation de conceptions fondamentales qui ont introduit une séparation entre ordre de la transcendance et monde terrestre, au-delà et ici-bas.

Les différentes interprétations de cette tension fondamentale entre l'infra-monde et l'ultra-monde se sont d'abord déployées au sein de petits groupes d'« intellectuels », en général des élites, plus précisément des constructeurs de modèles d'ordre social ou culturel. Plus tard ces conceptions ont été institutionnalisées dans toutes les civilisations de l'âge axial. Elles marquèrent l'orientation première des élites dirigeantes et [28] de beaucoup d'élites secondaires, prenant pleinement corps dans leurs centres et sous-centres respectifs. Ce processus transforma la nature des élites politiques et fit de ces intellectuels des partenaires relativement autonomes au niveau des coalitions centrales. Ceux-ci prirent la forme de groupes structurés et pleinement institutionnalisés, souvent au sein d'églises. Il en fut ainsi des prophètes juifs et des religieux, des philosophes grecs, des lettrés chinois, des brahmanes hindous, du bouddhisme sanga ou de l’ulema islamique.

La répercussion la plus importante de ce processus d'institutionnalisation fut l'émergence de tentatives structurelles ou idéologiques destinées à reconstruire le monde terrestre afin de dissiper cette tension. L'ordre terrestre fut considéré comme incomplet, souvent défectueux, comme nécessitant au moins une reconstruction partielle selon les représentations ou les concepts qui tentaient de résoudre cette tension fondamentale, ou, pour parler comme Max Weber, selon les prémisses de salut (fondamentalement en termes chrétiens, mais on peut trouver des équivalents dans d'autres civilisations). Une partie de ce processus, dans toutes ces civilisations, consista en une restructuration de la conception de la relation entre l'ordre politique et l'ordre supérieur transcendantal, qui fut d'une portée considérable.

L'ordre politique, en tant que foyer central de l'ordre terrestre, se trouva placé normalement au-dessous de toute transcendance. Il devait donc se concevoir comme inférieur à l'ordre transcendant. Par conséquent, on le structura selon les prémisses de ce dernier. Les dirigeants furent alors tenus pour responsables de la mise en application de la restructuration politique. Il fut dès lors possible d'accuser un dirigeant au nom de cet ordre supérieur qui, quelque part, relevait de sa propre responsabilité.

[29]

En même temps, on observe que la nature des dirigeants se transforme. Le Roi-Dieu, incarnation de l'ordre terrestre et cosmique à la fois, disparut pour être remplacé par un dirigeant séculier, en principe soumis à l'ordre supérieur. Ainsi émergea la conception d'une communauté et de dirigeants responsables devant une plus haute autorité : Dieu, la Loi divine, la conception chinoise du mandat du Ciel. La première et émouvante émergence de cette conception apparut dans l'ancien Israël, comme le révèlent les écrits religieux et prophétiques. Un scénario différent de cette responsabilité réduite à une responsabilité de la communauté et de ses lois surgira plus tard en Grèce antique. En fait une interprétation plus ou moins proche, investissant ces prémisses, surgit sous différentes formes dans toutes les civilisations de l'âge axial [14].

À partir de l'apparition de cette nouvelle notion de responsabilité, se développèrent parallèlement des sphères autonomes en matière de loi et de conceptions juridiques, distinctes des anciennes coutumes imposées. En étroite relation avec ces transformations dans l'ordre politique, les représentations de la personne humaine changèrent radicalement. Des vertus altruistes comme la solidarité ou le secours mutuel furent sorties de leur cadre originel et combinées de façons diverses au moyen de résoudre la divergence entre transcendance et ordre terrestre. Ceci généra une nouvelle série de tensions internes dans le statut de la personne. Car c'est à travers la reconstruction appropriée de l'image du sujet que le gouffre entre l'homme transcendant et le monde terrestre put être franchi et le salut atteint. Ceci resta étroitement lié au développement de conceptions transformant chaque individu en entité autonome, souvent en désaccord avec l'ordre politique.

Ces caractères institutionnels et idéologiques fondamentaux - et beaucoup d'autres que nous n'analyserons [30] pas ici [15] - furent communs à toutes les civilisations de l'âge axial, malgré des différences marquées dans leur vision propre, dans leurs prémisses civilisationnelles fondamentales, dans la structure de leurs élites et dans leurs expériences historiques respectives qui en découlaient.

Soulignons enfin une autre difficulté de l'approche de l'histoire juive, qui ne concerne pas seulement les interprétations générales, mais aussi l'historiographie contemporaine en tant que telle : comment rendre compte de l'existence de différences, de mélanges, d'hétérodoxie et de sectarisme au sein de cette nébuleuse que constitue la civilisation juive ? Nous verrons que peu d'historiens ont traité avec pertinence ce problème, notamment en ce qui concerne le judaïsme médiéval. Le refus de considérer l'importance de l'hétérogénéité au sein de la civilisation juive s'explique par la forte influence sur l'historiographie occidentale moderne des conceptions théologiques chrétiennes qui ont interprété dans un certain sens l'histoire juive, celle de la rupture profonde de la loi juive après la destruction du Deuxième Temple et la dispersion qui en suivit. L’historiographie juive elle-même a eu du mal à préciser quel type de collectivité les Juifs avaient constitué dans l'Histoire. C'est ce que montre l'utilisation que nous avons critiquée plus haut de concepts modernes comme celui de « religion », de « groupe ethnique », de « peuple », inadéquats pour expliquer les dynamiques majeures d'une histoire non linéaire, qui connut de nombreux rebondissements. Ces concepts se sont révélés peu pertinents pour saisir la grande diversité de l'expérience historique en question à travers sa continuité depuis trois millénaires à partir de la période du Deuxième Temple, en dépit de la discontinuité territoriale et politique, de la dispersion et de l'exil. Nous allons essayer de démontrer, plus que d'affirmer, que [31] seule une approche civilisationnelle complexe permet de comprendre les discontinuités en question, mais aussi la place du sectarisme et de l'hétérodoxie qui ont sans cesse taraudé une « religion » prétendument fossilisée, comme si celle-ci était restée inchangée depuis la nuit des temps.

Il est utile, afin d'aller plus avant dans l'approche de cette civilisation irréductible, de rappeler dès l'abord ses prémisses initiales dans leur contexte d'émergence. Nous allons voir que le judaïsme prit la forme qui devait le distinguer des autres grandes civilisations axiales surtout dans la période la Deuxième Communauté et que c'est à la fin de celle-ci et au début de l'ère de l'exil que les traits majeurs de son historicité se sont concrétisés.



[1] En ce qui concerne le sens dans lequel le terme de « civilisation » est usité, cf. S. N. Eisenstadt, A Sociological Approach to Comparative Civilizations, Jérusalem, Université hébraïque, Département de sociologie et Institut de recherches Truman, 1986.

[2] On peut se référer par exemple à H. H. Ben-Sasson (édit.), A History of the Jewish People, Cambridge, Massachussets, Harvard University Press, 1976.

[3] Cf. Arnold J. Toynbee, Study on History, New York, Oxford University Press, 1947, notamment le chapitre 5 (traduction française).

[4] Cf. Max Weber, Le Judaïsme antique, traduit de l'allemand par Freddy Raphaël, Paris, Plon, 1970 (traduction en langue anglaise et édition établie par H. H. Geerth et O. Matindale, Glencoe, Free Press, 1952).

[5] Cf. Arnold Toynbee, op. cit.

[6] Cf. Max Weber, Le Judaïsme antique, op. cit., de même que, récemment traduit en langue française, Sociologie des religions, Paris, Gallimard, 1996 ; Confucianisme et taoïsme, Paris, Gallimard, 2000 ; Économie et société dans l’Antiquité, Paris, La Découverte, 1998 (édition anglaise, The Religion of China, Glencoe, III., Free Press, 1951 et The Religion of India, Glencoe, III., Free Press, 1958).

[7] Cf. Arnold Toynbee, L'Histoire, op. cit.

[8] Cf. Max Weber, Le Judaïsme antique, op. cit. et La Religion de la Chine ; W. Schluchter, Max Webers Studies über das antike Judentum, Interpretation und Kritik, Suhrkamp, Francfort-sur-le-Main, 1981 ; et du même auteur, Max Webers Sicht des antiken Christentums, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1981 ; C. Schaefer-Lichtenberg, Stadt und Eidgenossenschaft im Alten Testament, Berlin, Walter de Gruyler, 1983.

[9] Des références à ces figures peuvent être trouvées in Ben-Sasson, A History of the Jewish People, op. cit., et in R. M. Seltzer, Jewish People, Jewish Thought, New York, Macmillan, 1980.

[10] Ainsi, par exemple, beaucoup d'exégèses du christianisme médiéval et prémoderne ont été influencées par les commentaires de l'Ancien Testament. On peut consulter notamment H. Hailperin, Rashi and the Christian Scholars, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 1965. Le Professeur Lazarus Yaffe de l'Université hébraïque a montré récemment que les érudits bibliques du christianisme primitif ont été marqués grandement par les tentatives des lettrés de Muslim. - dans la confrontation avec la tradition juive - dans l'interprétation de divers aspects de l'histoire biblique qu'ils se représentaient comme relevant de l'islam.

[11] Cf. I. F. Baer, Galut, Berlin, Schocken Verlag, 1936, édité en anglais par Schocken Books, New York, 1947 ; A. Momigliano, « Some remarks on Max Weber's definition of judaism as a pariah-religion », in History and Theory, vol. XIX, n° 3, 1980, p. 313-318 ; I. F. Baer, « Principles in the study of Jewish history », Leçon inaugurale (en hébreu), Jérusalem, The Hebrew University, 1931.

[12] Cf. S. N. Eisenstadt, A Sociological Approach to Comparative Civilizations, op. cit., et du même auteur, « The axial age : the emergence of transcendental visions and the rise of clerics », European Journal of Sociology, vol. XXIII, 1982, p. 294-314.

[13] Cf. S. N. Eisenstadt, « The axial age », article cité, et du même auteur, « Heterodoxies and the dynamics of civilizations », Proceedings of the American Philosophical Society, vol. 128, n° 2, juin 1984, p. 104-113 et The Origin and Diversity of Axial Age Civilizations, New York, State University of New York Press, 1986.

[14] Cf. S. N. Eisenstadt, « Cultural traditions and political dynamics », The British Journal of Sociology, vol. XXXII, n° 2, juin 1981, p. 155-181.

[15] Pour une approche plus détaillée, cf. S. N. Eisenstadt, Origin and Diversity.... op. cit.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 30 mars 2012 12:11
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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