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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Maurice Duverger, “La structure des gouvernements.” Un article publié dans L’ÉTUDE DE LA SOCIÉTÉ, Section 8: “L’organisation politique”, pp. 315-327. Textes recueillis et présentés par Jean-Paul Montminy. Québec: Les Presses de l’Université Laval, 1965, 517 pp. [Autorisation formelle accordée le 4 mai 2010, par le directeur général des Presses de l’Université Laval, M. Denis DION, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[315]

Maurice Duverger (1917-)

juriste, politologue et professeur de droit français,
spécialiste du droit constitutionnel.

La structure
des gouvernements
.” [1]

Un article publié dans L’ÉTUDE DE LA SOCIÉTÉ, Section 8: “L’organisation politique”, pp. 315-327. Textes recueillis et présentés par Jean-Paul Montminy. Québec : Les Presses de l’Université Laval, 1965, 517 pp.

1. Les types d'organes gouvernementaux
Les organes gouvernementaux proprement dits.

2. La répartition des tâches
La distinction classique
Critique de la distinction classique

3. Partis politiques et structure gouvernementale
La structure gouvernementale et le nombre des partis
La structure gouvernementale et l'organisation intérieure des partis


Dans les nations modernes, où l'État se voit chaque jour investi de nouvelles attributions, et doit ainsi faire face à des problèmes sans cesse plus nombreux, sans cesse plus vastes, sans cesse plus difficiles, la structure interne des organes gouvernementaux est devenue très complexe et très diversifiée.

Son aménagement présente d'ailleurs une grande importance aussi bien sous l'angle technique que sous l'angle politique. Techniquement, il s'agit de répartir les tâches entre les gouvernants de façon que chacune d'elles soit accomplie de la meilleure façon possible, et de coordonner l'activité de chaque organe afin d'assurer l'unité et la cohésion de l'effort. Politiquement, la structure d'un gouvernement réagit profondément sur l'étendue des pouvoirs dont il dispose vis-à-vis des citoyens. Nous retrouverons donc ici l'opposition déjà soulignée des tendances libérales et autoritaires.

1.- Les types d'organes gouvernementaux

On peut distinguer deux grandes catégories d'organes gouvernementaux : les Assemblées, organes collectifs formés d'un assez grand nombre de membres qui ne possèdent individuellement aucun pouvoir, et les organes constitués par un homme seul, ou un petit comité, ou la juxtaposition des deux. La terminologie applicable à ceux-ci demeure très incertaine : on les appelle tantôt "organes exécutifs", tantôt "organes gouvernementaux" au sens strict. Ni l'une ni l'autre de ces dénominations ne sont satisfaisantes : la première n'est valable que dans une forme particulière de régime politique, où les Assemblées sont investies du pouvoir qualifié de "législatif" et les, autres organes du pouvoir qualifié "d'exécutif" ; mais elle ne signifie plus rien dans d'autres structures, où elle présente alors le défaut de laisser croire à une subordination de ceux-ci à celles-là, qui n'existe pas dans la réalité ; la seconde conduit à une confusion grave [316] puisqu'elle désigne par le même terme l'ensemble des gouvernants et une catégorie particulière d'entre eux, le tout et la partie. Faute de mieux, nous l'adopterons cependant, en tâchant d'éviter le plus souvent, au prix d'une périphrase, que la confusion puisse naître dans l'esprit du lecteur.

Elle s'explique d'ailleurs par le fait que les organes gouvernementaux proprement dits existent toujours, dans tous les régimes politiques, tandis que les assemblées apparaissent à côté d'eux seulement à une époque récente, et dans des formes politiques relativement évoluées.

Les organes gouvernementaux proprement dits.

On peut distinguer trois grands types de régimes politiques, d'après la structure des organes gouvernementaux : le régime monographique, le régime directorial, le régime dualiste.

1°) Dans le régime monographique, un homme - roi, dictateur, empereur, président, régent, etc., - constitue à lui seul le gouvernement proprement dit. Dans l'ensemble, le système correspond à un renforcement de l'autorité publique : toute concentration du pouvoir entraîne un accroissement de pouvoir. Cependant, la puissance gouvernementale est plus ou moins développée selon les variétés de monocratie : royale, dictatoriale ou présidentielle.

La monocratie royale ou monarchie n'est pas autre chose qu'une monocratie héréditaire. Etymologiquement, les deux termes, "monocratie" et "monarchie" signifient la même chose : gouvernement d'un seul. Pratiquement, on donne à "monocratie" un sens général en réservant l'expression "monarchie" aux monocraties héréditaires. La monarchie est, historiquement, la forme de monocratie la plus répandue, du moins lorsque celle-ci existe sans Assemblée.

La monocratie est qualifiée de "dictatoriale" lorsque l'individu qui gouverne est issu de la conquête. Si cette forme de régime est assez fréquente, elle n'en demeure pas moins éphémère. "Quiconque use de l'épée, périt par l'épée", dit l’Evangile : ainsi beaucoup de dictateurs nés de la force, sont renversés par la force. De toute façon, s'ils demeurent au pouvoir, le régime se transforme à leur mort, soit en monarchie (Pépin le Bref), soit en monocratie présidentielle (Remal Ataturk), soit en cooptation (Auguste).

La monocratie est dite "présidentielle" lorsqu'elle repose sur le suffrage populaire. Ainsi, le Président des États-Unis est élu par le peuple comme l'était le Président de la République française en 1848. Il est à noter qu'on trouve toujours, en ce cas, des assemblées à côté de l'exécutif : la démocratie ne remet jamais l'ensemble des pouvoirs gouvernementaux à un seul homme.

[317]

Cette dernière forme de monocratie tend évidemment à un certain affaiblissement de l'autorité gouvernementale, par rapport aux précédentes. En tout état de cause, cependant, cette autorité demeure bien supérieure à ce qu'elle devient en régime directorial.

2°) Le régime en question ne doit pas être confondu, d'ailleurs avec le système collégial, qui lui ressemble beaucoup sous certains aspects. Dans ce dernier, le pouvoir appartient conjointement à deux hommes, égaux en prérogatives et en dignité, qui doivent agir par décisions conjointes, l'opposition de l'un suffisant à paralyser toute initiative de l'autre. Appliqué sous la République romaine à la plupart des "magistrats", et notamment aux Consuls, le système a bizarrement réapparu en Algérie, en juin et novembre 1943, lorsque le Comité Français de la Libération Nationale était à la fois présidé par le Général de Gaulle et le Général Giraud.

Beaucoup plus répandu, le régime directorial proprement dit consiste à confier le gouvernement à un petit groupe d'hommes, qui présente deux caractères fondamentaux : 1° d'abord, le caractère égalitaire : il n'y a pas de président, pas de voix prépondérante, pas de hiérarchie : 2° ensuite, le caractère collectif : les membres du groupe n'ont pas de pouvoir personnel ; toutes les décisions sont prises en commun, à la majorité des suffrages.

Dans la pratique, le gouvernement directorial subit la plupart du temps quelques déformations. En général, l'un de ses membres tend toujours à prendre sur les autres un ascendant plus ou moins considérable, à jouer le rôle d'un président soit en droit, soit en fait. D'autre part, il se produit presque toujours une spécialisation des tâches entre les membres du directoire, qui aboutit à conférer à chacun une certaine indépendance dans la zone d'action qu'il s'est réservée.

La forme directoriale est, dans l'ensemble, une cause d'affaiblissement pour l'exécutif. La nécessité d'agir en commun entraîne toujours une certaine lenteur, dans les décisions ; par ailleurs, les rivalités personnelles et les luttes intestines aboutissent souvent à des résultats plus graves : l'exemple du Comité de Salut public et du Directoire, morts l'un et l'autre de leurs divisions, illustre assez bien la faiblesse des gouvernements directoriaux.

3°) Le gouvernement dualiste constitue une sorte de combinaison entre le gouvernement directorial et le gouvernement présidentiel. On y trouve, en face d'un Chef de l'État indépendant, un organe collectif, le "Cabinet ministériel", dont les membres sont nommés par le Chef de l’État, généralement dans la majorité du Parlement, avec lequel ils assurent la liaison.

Le Cabinet ministériel présente deux caractères essentiels. D'abord, ses membres jouissent d'une assez large autonomie vis-à-vis du Chef de l'État : [318] quoique désignés par lui, ils peuvent s'appuyer sur le Parlement pour lui résister. Par ailleurs, ils possèdent des pouvoirs propres de décision qui n'en font pas de simples auxiliaires du Chef de l'État. En second lieu, le Cabinet est un organe collectif : s'il y a toujours une spécialisation des tâches entre ses membres, ceux-ci n'en doivent pas moins prendre en commun toutes les décisions essentielles, dont ils sont responsables solidairement.

Dans l'ensemble, les membres du Cabinet sont égaux entre eux. Cependant, le plus souvent, l'un d'eux exerce sur ses collègues une prééminence de fait, et même de droit, qui peut être très grande : c'est le Président du Conseil, ou Premier Ministre, ou Chef du Gouvernement. Il choisit les autres membres du Cabinet, qu'il présente à l'agrément du Chef de l'État ; il préside les réunions du Cabinet tenues hors la présence de ce dernier ; il parle au nom du Cabinet tout entier devant les assemblées.

L'existence du Président du Conseil transforme un peu, en apparence, le schéma du régime dualiste, tel que nous l'avons décrit : on trouve en effet, face à face, non plus un homme et un Comité, mais deux hommes (Chef de l'État et Président du Conseil) et un Comité. Cependant, le Chef de l’État seul est en dehors du Cabinet ministériel ; au contraire, le Président du Conseil en fait partie : il en est l'un des membres. Notre définition première demeure donc vraie.

On notera que la structure du Chef de l'État importe assez peu dans la définition de l'exécutif dualiste. Qu'il soit élu, coopté, héréditaire, qu'il s'agisse d'un roi, d'un empereur ou d'un président de la République, l'essentiel est qu'il occupe une situation indépendante vis-à-vis du Cabinet ministériel.

Ce régime complexe n'est pas né dans le cerveau d'un théoricien ; il est issu, au contraire, d'une longue évolution historique qui s'est accomplie en Angleterre.

Il ne constitue d'ailleurs qu'une pièce détachée d'un ensemble, le régime parlementaire, que nous examinerons plus loin.

Les assemblées.- Tous les régimes politiques ne possèdent point d'assemblées. Pendant des siècles, les monarchies absolues ont gouverné sans Parlement ; aujourd'hui les dictatures contemporaines font de même, qui conservent tout au plus un fantôme d'assemblée sans pouvoirs pour tenter de prendre une apparence vaguement démocratique.

1°) Les divers types d'assemblées.- La structure des assemblées revêt des formes très variées, entre lesquelles de nombreuses classifications sont possibles. Nous considérons seulement celles d'entre elles qui présentent quelque importance pour définir la nature d'un régime politique.

[319]

Signalons d'abord, à cet égard, la distinction des assemblées consultatives et des assemblées délibérantes. Les premières se bornent à formuler un avis dont le gouvernement reste libre de ne pas tenir compte ; les secondes prennent directement au contraire des décisions obligatoires. Celles-ci seules présentent une véritable importance, à moins que le prestige et la compétence technique des premières n'aboutissent à donner à leur avis un poids tel que les gouvernants hésitent à n'en point tenir compte : mais il y a, dans ce cas, glissement du premier type vers le second.

La seule distinction véritablement essentielle oppose les assemblées démocratiques (élues) aux assemblées autocratiques (nommées, héréditaires ou cooptées). Historiquement, celles-ci sont nées les premières : elles ont traduit la puissance d'une aristocratie en face du monarque. Ainsi, le roi féodal devait-il réunir ses grands vassaux à intervalles périodiques pour obtenir leur consentement à certains de ses projets. Mais l'institution fut rarement durable : ou bien le monarque s'est appuyé sur le peuple pour ruiner la puissance des nobles, qui ont perdu leurs assemblées (France) ; ou bien les nobles, après avoir fait alliance avec le peuple pour tenir en échec l'autorité royale ont dû progressivement céder la place aux délégués de celui-ci, constitués en assemblée démocratique (Angleterre). Souvent, deux assemblées, l'une autocratique, l'autre démocratique, ont alors coexisté pendant un certain temps : ainsi fut posé le problème du bicaméralisme.

2°) Chambre unique ou bicaméralisme. - Le gouvernement doit-il comprendre une seule assemblée ou deux ? - La question demeure toujours discutée en France, sans que sa véritable portée soit exactement mesurée la plupart du temps.

Historiquement, le bicaméralisme fut d'abord l'un des éléments d'un gouvernement mixte par juxtaposition. Impuissant à endiguer une poussée démocratique, un régime autocratique lui a donné partiellement satisfaction par la création d'une Chambre élue ; mais, pour contenir celle-ci, il a mis à ses côtés une seconde Chambre (nommée, héréditaire ou cooptée), les deux ne pouvant agir que conjointement. Il s'agit là d'une forme transitoire : la poussée démocratique devenant plus forte, la Chambre autocratique disparaît, ou perd ses prérogatives, ou se transforme en Chambre démocratique.

À l'époque contemporaine, le procédé a été renouvelé par la création d'une Chambre dite corporative à côté d'une Chambre démocratique de type normal. Officiellement, le système prétend assurer une représentation des professions et des groupes sociaux ; pratiquement, il sert à supprimer ou à diminuer l'influence des partis politiques et à restreindre la démocratie : on peut ainsi le rattacher aux méthodes plus haut décrites, par lesquelles on tend à détruire un régime démocratique tout en conservant son apparence extérieure.

[320]

Cependant, la dualité de Chambres ne s’oppose pas nécessairement à la démocratie. Elle devient au contraire un moyen de l'organiser de façon plus perfectionnée, lorsqu’elle forme l'une des pièces d'une organisation fédérale de l’État. Une des deux Chambres représente alors l'unité de la Fédération ; l'autre, la diversité de chacun des États fédérés. Généralement la première est élue proportionnellement à la population des États-membres, tandis que l'autre comporte un nombre de délégués identique pour chacun d'eux. Tel est le système qui fonctionne en Suisse, aux U.S.A., en U.R.S.S., etc.

Dans des pays qui n'ont point de caractère fédéral, on trouve parfois deux Chambres démocratiques, différenciées seulement par les modalités du scrutin ou la répartition des pouvoirs. Le système traduit généralement une survivance : une seconde Chambre, autrefois autocratique, s'est démocratisée. Ses partisans font valoir qu'il assure un contrôle réciproque des deux assemblées, l'une tempérant les écarts éventuels de l'autre. Dans l'ensemble, cependant, il tend à disparaître peu à peu. A l'intérieur d'un régime démocratique, le bicaméralisme ne se justifie véritablement que dans le cadre d'un système fédéral.

2.- La répartition des tâches

Ce problème présente deux aspects, technique et politique. Sous l'angle technique, il s'agit d'assurer entre les gouvernants une division du travail aussi rationnelle que possible, propre à donner à l'activité gouvernementale le maximum d'efficacité. Sur le plan politique, si tous les pouvoirs sont remis à un seul organe gouvernemental, celui-ci disposera d'une puissance considérable par rapport aux gouvernés ; au contraire, les gouvernants seront évidemment plus faibles s'ils sont multiples et si chacun d'eux est nettement spécialisé dans une tâche précise. On retrouve ici, par conséquent, l'opposition générale de la tendance autoritaire et de la tendance libérale, clef de voûte de tous les problèmes relatifs aux régimes politiques.

Celui de la répartition des tâches entre les gouvernants est étudié en France dans les cadres posés au XVIIIe siècle par Montesquieu, qui s'est attaché le premier à faire une analyse rationnelle de ses divers éléments.

La distinction classique. - Elle repose sur la définition de trois pouvoirs gouvernementaux : le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif et le pouvoir juridictionnel. Le premier consiste à édicter les règles générales auxquelles doivent se plier l'ensemble des citoyens ; le second, à faire appliquer ces règles générales en les précisant pour chaque cas particulier ; le troisième, à résoudre les litiges que pose leur interprétation (juridiction civile) ou à briser la résistance que peuvent leur opposer certains individus (juridiction répressive). Dans les pays anglo-saxons, le troisième pouvoir est confié à des organes absolument indépendants [321] aussi bien des gouvernants que des gouvernés, de façon à réaliser une justice aussi exacte que possible. En France, malgré toutes les doctrines officielles, les tribunaux sont considérés en fait depuis Napoléon comme une branche particulière de l'Administration, et le pouvoir juridictionnel est, au point de vue politique, une partie spéciale du pouvoir exécutif. En tout état de cause, il ne reste donc que deux pouvoirs de nature gouvernementale : le législatif et l'exécutif.

Il suffit alors de rapprocher cette dualité des fonctions de la dualité des organes, que nous avons précédemment définie, pour concevoir deux grands modes possibles de répartition des tâches entre les organes gouvernementaux : la confusion des pouvoirs et la séparation des pouvoirs.

Dans la première, toutes les fonctions gouvernementales sont confiées à un seul organe, qui peut être un homme (monarchie absolue, dictature), un comité ou même une assemblée (régime d'assemblée, encore appelé régime conventionnel, parce qu’on voit dans la Convention - faussement d'ailleurs - l'exemple typique du système). On pourrait d'ailleurs distinguer deux variétés de confusion des pouvoirs. Dans la confusion absolue, n'existerait qu'un seul organe gouvernemental, cumulant toutes les fonctions : la monarchie française d'avant 1789 illustrerait assez bien ce régime. Dans la confusion relative, on retrouverait au contraire la dualité d'organes, au moins en apparence ; mais l'un des deux organes cumulerait la totalité des pouvoirs réels, le second jouant seulement un rôle d'approbation ou d'exécution matérielle : ainsi, dans les dictatures modernes, il y a toujours des parlements chargés d'enregistrer, par un vote enthousiaste et unanime, les décisions du Chef de l'État ; dans les régimes conventionnels, on trouve aussi des Comités élus par l'Assemblée et révocables par elle, qui sont uniquement chargés de l'application de ses décisions.

Au contraire, dans la séparation des pouvoirs, on fait coïncider la dualité des fonctions et la dualité des organes : chacun de ceux-ci exerce une de celles-là, le pouvoir législatif étant dévolu aux Assemblées, et le pouvoir exécutif aux gouvernants stricto sensu. Le système peut d'ailleurs être appliqué suivant des modalités très différentes. On peut d'abord spécialiser rigoureusement chaque organe dans l'exercice de la fonction qui lui est confiée, tout en assurant jalousement l'indépendance de chacun par rapport à l'autre : telle est la séparation tranchée des pouvoirs, qui s'est incarnée à la fois dans les monarchies dites limitées, qui furent une phase de transition entre les monarchies absolues et les démocraties, et plus près de nous dans le "régime présidentiel" dont les États-Unis d'Amérique fournissent le meilleur exemple.

À l'inverse, dans la séparation souple (qu'on appelle encore collaboration des pouvoirs), la spécialisation est moins rigoureuse, et surtout chaque organe dispose de moyens d'action sur l'autre, dont la réciprocité assure une coordination en même temps qu'un équilibre : par exemple, l'exécutif participe aux débats des Assemblées, il peut les convoquer, les ajourner, les dissoudre, tandis que celles-ci, [322] de leur côté, peuvent agir sur les ministres par les questions, les interpellations, les enquêtes, et surtout par le vote de défiance qui oblige ceux-ci à démissionner. Le régime parlementaire est la forme la plus célèbre de séparation souple des pouvoirs ; et se caractérise, par rapport aux autres formes, à la fois par le dualisme de l'exécutif que nous avons décrit plus haut, et par l'équilibre rigoureux des deux organes, grâce à l'équivalence de leurs moyens d'action réciproques : au pouvoir du Parlement de "renverser" les ministres (critère fondamental du système) correspond le droit de l'exécutif de "dissoudre" le Parlement, ce qui permet en cas de conflit de recourir à l'arbitrage suprême du peuple. Tel est du moins le schéma théorique décrit dans les ouvrages de droit constitutionnel.

Critique de la distinction classique. - Lorsque Montesquieu posait les bases de sa doctrine sur la distinction des pouvoirs, il s'inspirait des régimes existant au XVIIIe siècle et tâchait de résoudre les problèmes politiques propres à son époque. S'il revenait aujourd'hui sur la terre, nul doute qu'il tenterait d'édifier une théorie différente, applicable aux régimes du XXe siècle et aux difficultés politiques actuelles.

Il semble difficile de nier, en effet, que la distinction des pouvoirs législatif, exécutif et juridictionnel, qui sert de base à la classique répartition des tâches entre les organes gouvernementaux, ne corresponde plus aux faits. Dans l'esprit de Montesquieu, il s'agissait par elle d'affaiblir la monarchie, en ne laissant entre ses mains que l'exécutif, le législatif étant confié à des Assemblées représentatives et le pouvoir juridictionnel à des magistrats indépendants. Tant que les tâches gouvernementales demeuraient simples et relativement restreintes, on pouvait à la rigueur continuer à s'en accommoder : encore éprouvait-on de grandes difficultés à y faire entrer l'exercice de la fonction diplomatique ou la conduite de la guerre, notamment. Mais aujourd'hui, malgré toutes les distorsions qu'on lui fait subir, le vieux cadre craque de toutes parts. Le pouvoir économique, par exemple, que l'évolution vers le socialisme place entre les mains des gouvernants, se prête mal au découpage entre législatif, exécutif et juridictionnel : il est frappant de constater qu'en France, le plan Monnet a dû être élaboré sans référence au Parlement, cependant que les sanctions économiques sont appliquées par l'Administration, en dehors de l'intervention des tribunaux. Un des problèmes les plus importants de l'heure est certainement de définir une nouvelle base de répartition des pouvoirs entre les gouvernants.

Par ailleurs, le développement des partis politiques a profondément modifié les rapports entre les organes gouvernementaux et leurs moyens d'action réciproques. Le parti majoritaire est devenu le lien le plus fort entre l'exécutif et l'Assemblée, auprès duquel tous ceux que décrivent les manuels sont d'importance secondaire ; comment comprendre les liens qui unissent le gouvernement Attlee et la Chambre des Communes, si l'on ignore l'existence, la structure et la puissance numérique du parti travailliste ? Et n'est-il pas un peu comique de voir le [323] régime américain servir de modèle de "séparation tranchée des pouvoirs" quand tout le monde sait que le Président est, la plupart du temps, le chef du parti qui dispose de la majorité au Congrès, et que ce parti établit une solidarité étroite entre l'exécutif et le Parlement ? - On ne peut aujourd'hui étudier la structure des gouvernants sans examiner avec quelques détails les transformations qu'elle subit sous l'influence des partis politiques.

3.- Partis politiques et structure gouvernementale

Le nombre et l'organisation des partis politiques ont une influence profonde sur le choix des gouvernants, comme on l'a vu en analysant le régime démocratique. Mais cette influence est plus grande encore, peut-être sur la structure intérieure des organes gouvernementaux. Elle s'explique aisément, si l'on se rend compte que les partis n'assurent pas seulement un encadrement des électeurs et des candidats, mais aussi des députés et des ministres.

Aussi, avons-nous proposé d'appliquer à cette matière, en la transposant, la célèbre distinction marxiste de la superstructure et de l'infrastructure : dans le domaine gouvernemental aussi bien en régime démocratique qu'en régime d'autocratie (car l'autocratie moderne repose sur le parti unique) les partis forment aujourd'hui l'infrastructure, alors que toute l'organisation des pouvoirs publics telle que nous l'avons décrite jusqu'ici relève de la superstructure.

La structure gouvernementale et le nombre des partis. - Les rapports entre le nombre des partis et la structure des gouvernants sont les plus faciles à déceler en même temps que les plus simples à définir. A cet égard, on peut distinguer trois sortes de régimes politiques : les régimes à partis multiples, les régimes à dualisme de partis, les régimes à parti unique.

Les régimes de parti unique sont les plus récents : le parti unique est la grande innovation du XXe siècle en matière gouvernementale. Le parti joue un rôle officiel dans l'État. Il réunit les citoyens les plus fidèles au gouvernement, ceux qui constituent son appui le plus sûr. L'adhésion au parti unique n'est d'ailleurs pas libre : y entrer constitue un honneur qui n'est accordé qu'à une élite. Généralement, on ne peut y accéder qu'après avoir suivi la filière des "jeunesses" du parti et subi une sélection plus ou moins sévère. Le parti se présente ainsi comme une sorte de caste plus ou moins fermée. Il a pour but essentiel d'assurer la liaison entre le gouvernement et le peuple. De façon descendante, il commente aux gouvernés les décisions des gouvernants ; de façon ascendante, il éclaire les gouvernants sur l'opinion des gouvernés.

Un régime de parti unique entraîne toujours une concentration des pouvoirs, au sens classique du terme. Peu importe que la Constitution distingue plusieurs [324] catégories d'organes gouvernementaux, entre lesquelles ses articles s'appliquent consciencieusement à répartir les fonctions de façon équitable tout cet édifice est purement factice. La réalité du pouvoir, sous toutes ses formes, reste entre les mains des dirigeants du parti : ministres, députés, administrateurs n'existent que par lui, et n'agissent que selon ses directives.

Si le système des deux partis n'entraîne pas une concentration du même ordre, il faut cependant reconnaître qu'il modifie profondément la séparation des pouvoirs telle qu'elle peut être officiellement décrite dans la Constitution. Nous avons déjà cité, à cet égard, l'exemple des États-Unis, où le parti majoritaire crée entre le Congrès et le Président un lien très fort, ignoré des textes. Le régime britannique est encore plus intéressant à décrire sous cet angle. Le parti victorieux disposant nécessairement de la majorité absolue, la possibilité d'un renversement du Cabinet par les Chambres devient pratiquement irréalisable. Par ailleurs, le Premier Ministre étant le leader de la majorité parlementaire, il se trouve à la fois, pratiquement, Chef du Gouvernement et Chef de la plus grande portion du Parlement : les liens deviennent très étroits entre l'exécutif et le législatif. Le gouvernement est libre, fort et stable : un seul parti gouverne ; l'autre est confiné dans un rôle de critique, qui protège la liberté et fournit par ailleurs de précieux éléments d'appréciation au gouvernement lui-même. Aux élections suivantes, les citoyens choisissent, en pleine clarté, entre l'œuvre accomplie par la majorité et la critique de l'opposition. Souvent, l'opposition sort victorieuse du scrutin, et peut à son tour appliquer ses doctrines : on aboutit alors à un "mouvement pendulaire" fort avantageux pour le pays qui s'y livre.

Dans un régime à partis multiples, au contraire, les liens entre le Parlement et le gouvernement se relâchent en même temps que s'affaiblit la position de l'un par rapport à l'autre. Aucun parti ne dispose normalement de la majorité, on est obligé de recourir à des coalitions hétérogènes et changeantes, qui entraînent de fréquentes chutes de ministère en régime parlementaire ; par ailleurs, le gouvernement étant formé de plusieurs partis rivaux, l'unité de vues y est très faible, et très grande la difficulté d'appliquer un programme cohérent et précis : on doit se borner le plus souvent à "l'expédition des affaires courantes" en attendant la prochaine crise ministérielle.

La comparaison du système britannique et de la Troisième République est très intéressante pour qui veut prendre conscience de l'importance du nombre des partis sur la structure gouvernementale. En apparence, rien de plus ressemblant que ces deux régimes parlementaires, reposant sur des principes identiques et des formes analogues d'organes politiques. En réalité, un abîme séparait l'autorité et la solidité remarquables des ministères anglais de la faiblesse et de l'instabilité de leurs congénères français. Si profonde était l'opposition qu'elle n'avait point échappé aux commentateurs ; mais la plupart d'entre eux tentaient de l'expliquer par des causes secondaires (usage du droit de dissolution, prestige du Chef de [325] l'État, etc.), faute de considérer la différence fondamentale entre le "two parties system" britannique et la multiplicité des partis français.

Il serait intéressant de rechercher les facteurs qui expliquent l'existence dans un pays du système des deux partis ou d'un régime de partis multiples. L'histoire tient certes une grande place à cet égard ("Whigs" et "Tories" en Angleterre) de même que la psychologie sociale. Mais une analyse rigoureuse mettrait en lumière l'importance des facteurs techniques, et tout d'abord du régime électoral : le système des deux partis est la conséquence du scrutin majoritaire à un seul tour, tandis que la représentation proportionnelle ou le scrutin à deux tours engendrent des partis multiples. Supposons en effet qu'une circonscription compte cinquante mille électeurs de tendance "conservatrice" et quatre-vingt mille de tendance progressiste : en cas de scrutin à un seul tour, si les progressistes sont subdivisés en plusieurs partis et les conservateurs groupés, ces derniers peuvent enlever le siège avec soixante mille voix, contre trente et cinquante mille (par exemple) à chacun de leurs adversaires. Il est bien évident qu'aux élections suivantes les deux partis progressistes fusionneront afin d'enlever le siège auquel leur puissance réelle leur donne droit. S'ils ne le faisaient pas, d'ailleurs, les électeurs se détourneraient du moins dynamique d'entre eux pour reporter leurs voix sur l'autre en provoquant ainsi la fusion des partis voisins, et en écrasant les "centres" (cf. le laminage progressif du parti libéral en Grande-Bretagne, depuis l'apparition du Labour Party). Le scrutin majoritaire pur et simple entraîne le dualisme des partis, au contraire, la R.P., comme le système des deux tours, en laissant toute sa chance à chaque nuance de l'opinion, favorise évidemment l'émiettement des partis, ou cristallise tout au moins leur multiplicité.

La structure gouvernementale et l'organisation intérieure des partis. - Le régime politique fonctionnant en France depuis la Libération a mis en lumière l'influence que prennent les partis sur la structure gouvernementale non seulement par leur nombre, mais par leur organisation intérieure. Plusieurs distinctions fondamentales doivent être posées à cet égard.

En premier lieu, celle des partis rigides et des partis simples. J'appelle "rigide", un parti qui fait régner une discipline stricte sur ses membres, et spécialement sur ses députés au Parlement et ses ministres au gouvernement : les uns et les autres ne sont - en fait, sinon en droit - que les mandataires du parti dont ils appliquent les directives à l'Assemblée ; notamment, la discipline des votes est absolue. Les partis anglais contemporains, comme les partis français de la Quatrième République, répondent assez bien à ce type. Au contraire, un parti est souple lorsque ses membres, et notamment ses élus conservent une très grande indépendance : des individus se réunissent à cause de leurs affinités générales, mais sans rien abdiquer de leur personnalité profonde et de leur liberté ; au Parlement comme au Conseil des Ministres, ils se décident selon les exigences de leur propre conscience, sans être liés par aucune discipline de vote. Les partis de la [326] Troisième République française, et tout, spécialement le parti radical, illustrent avec éclat cette définition.

La rigidité des partis renforce-t-elle ou affaiblit-elle le gouvernement ? Entraîne-t-elle une concentration ou une séparation des pouvoirs ? La réponse à cette question est difficile. Au fond, la rigidité des partis est ambivalente : tout dépend du nombre des partis rigides. Il faut ici combiner le point de vue numérique et celui de l'organisation interne. Dans un régime de dualisme de partis, la rigidité renforce la cohésion gouvernementale et la concentration des pouvoirs : la discipline étroite du parti au pouvoir assure, en effet, l'unité de vues au sein du gouvernement et l'unité des votes au sein de la majorité parlementaire en même temps qu'un parallélisme rigoureux entre l'action de l'une et de l'autre. Le parti devient le véritable centre de l'autorité politique ; la seule différence avec le régime de parti unique réside dans l'existence d'une opposition libre, elle-même fortement organisée grâce à la rigidité partisane.

Source de force gouvernementale en régime de dualisme des partis, cette rigidité devient au contraire une source de faiblesse, pour ne pas dire d'impuissance, si elle s'introduit dans un système de partis multiples. Parce que les partis sont nombreux, il n'est pas possible en effet que l'un d'eux possède la majorité dans le pays et au Parlement : force est donc de constituer des Cabinets hétérogènes s’appuyant sur des majorités de coalition. Mais la discipline de chaque parti s'oppose alors à toute solidité véritable de la coalition, à toute unité de vues réelle dans le gouvernement. On voit alors surgir une séparation des pouvoirs d'un type nouveau, sur le plan horizontal et non plus vertical. Chaque parti prend pour lui un certain nombre de ministères, où il s'établit en pays conquis : il y place ses fidèles, il y applique ses méthodes, il y expérimente ses idées, il y développe sa propagande. Le Conseil des Ministres ressemble alors à des réunions de grands vassaux sous l'autorité nominale d'un Président du Conseil, héritier du "petit roi de Bourges" : cet émiettement de l'autorité fait irrésistiblement surgir dans l'esprit l'image de la féodalité.

On ne confondra point la distinction des partis souples et rigides avec celle des partis démocratiques et autoritaires, ces termes s'appliquant toujours, bien entendu, pour désigner une certaine structure interne des partis, et non les doctrines qu'ils défendent, L'organisation d'un parti mérite d'être appelée démocratique lorsque les dirigeants sont librement élus par l'ensemble des adhérents, suivant un scrutin sincère et secret ; lorsque sa tactique et son programme sont déterminés par des Congrès généraux, où les délégués assurent une représentation fidèle des partisans ; lorsque diverses "tendances" ont le droit de coexister au sein du parti et de s'affronter loyalement pour tâcher d'y conquérir la majorité. Au contraire, si les chefs du parti se recrutent par cooptation à l'échelon central, et désignation du centre aux échelons locaux (même sous l'apparence d'élections qui ne sont que des approbations formelles), si la tactique et le programme sont fixés [327] pratiquement par les seuls dirigeants, si toutes les divergences de détail par rapport à la ligne générale et toutes les nuances de pensées sont absolument bannies, et ceux qui s'y rattachent impitoyablement excommuniés, on doit reconnaître qu'il s'agit d'un parti autoritaire. Un parti rigide n'est pas nécessairement autoritaire : ainsi, le parti socialiste français et les partis britanniques sont à la fois rigides et démocratiques. Par contre, il est bien évident qu'un parti autoritaire ne peut être que rigide, par définition même.

Dans un régime de dictature reposant sur un parti unique, le caractère autoritaire du dit parti est normal. Par contre, l'existence de parti ; autoritaires en régime démocratique pose de redoutables problèmes : si tous les partis sont autoritaires le régime peut-il demeurer démocratique autrement qu'en apparence ? Et si quelques-uns d'entre eux seulement le sont, ne vont-ils pas à la longue éliminer leurs rivaux, par suite des avantages tactiques et stratégiques incontestables qu'ils tirent de leur structure même ? - On se méfiera, sur ces points, des réponses dictées par la pure logique. Beaucoup de gens meurent de vieillesse que leurs médecins avaient condamnés dans la fleur de l'âge. Il n'en reste pas moins, malgré tout, que la tendance actuelle des partis vers une organisation intérieure autoritaire contient un germe mortel pour la liberté des individus. D'où l'intérêt tout particulier que revêt aujourd'hui le problème de la limitation des gouvernants.



[1] Maurice DUVERGER, in Les régimes politiques, Paris, Presses Universitaires de France, (Coll. Que sais-je ? no 289), 1960, p. 26-44.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 12 novembre 2013 7:04
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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