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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Gérard DUSSOUY, Quelle géopolitique au XXIe siècle ? (2001)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Gérard DUSSOUY, Quelle géopolitique au XXIe siècle ? Paris: Les Éditions Complexe, 2001, 405 pp. Collection Théorie politique. Une édition numérique réalisée par Marcelle Bergeron, bénévole, professeure à la retraite de l'École polyvalente Dominique-Racine de Chicoutimi. [Autorisation formelle accordée par l’auteur le 21 septembre 2009 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

Introduction


La géopolitique en tant que systématisation du rapport entre territoire et politique
La congruence entre géopolitique et théorie des relations internationales
L'infrastructure géopolitique: l'arrangement spatial du système international
La configuration et la dynamique spatiales du système international
La géopolitique en tant que science spatio-politique


Avec son renouveau actuel, la géopolitique connaît une faveur non dépourvue d'ambiguïté. Jamais depuis la fin de son long effacement, elle n'avait été autant invoquée par tous ceux qui font profession de commenter l'actualité internationale. Elle est devenue un phénomène médiatique avec la multiplication des atlas stratégiques, des articles de revues excipant d'elle, ou la répétition d'émissions télévisées se référant plus ou moins explicitement à ses travaux. Le triomphe de la communication par l'image et des cartes simplificatrices aidant, on pourrait presque parler de géopolitique-spectacle.

À cet engouement d'origine sociale et technique, lié à la communication de masse, s'ajoutent des raisons moins futiles qui tiennent aux événements survenus ces dernières années. L'effondrement puis la disparition de l'Union soviétique, avant toutes autres choses, ont entraîné un changement profond du système international non exempt de zones d'ombre. Cette situation inédite nécessite une analyse précise de l'environnement mondial, et, dans la mesure du possible, de ses perspectives d'évolution. La géopolitique serait-elle la nouvelle panacée pour la compréhension des relations internationales ? On pourrait le penser, et ce ne serait pas la première fois ! En effet l'affirmation de la discipline « relations internationales », branche autonome de la science politique, s'est [p. 16] constituée véritablement au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Or jusqu'à cette émergence, la géopolitique fut la principale tentative d'approche globale de la vie internationale qui tranchait sur une histoire diplomatique accaparée par des travaux d'archives, seule démarche alors légitime en la matière.

Comme dans d'autres domaines, la médiatisation de la géopolitique a entraîné aussi (c'est le revers de la médaille) sa banalisation et partant, l'utilisation du terme dans un sens de plus en plus large ou imprécis. Cette évolution suscite des réactions qui pour être contradictoires, s'avèrent assez peu laudatives. On note d'un côté l'attitude hostile de quelques personnalités qui continuent d'instruire le procès des géopoliticiens anciens ou nouveaux, et qui n'entendent pas admettre que la géopolitique puisse être autre chose que la simple légitimation des politiques étatiques de puissance, ou qu'un « discours propagandiste inféodé à un pouvoir » [1]. De l'autre, les plus nombreux s'accordent à ne reconnaître que peu de spécificité à une démarche d'essence géographique qui concentre son analyse sur la dimension territoriale du politique, avec toujours plus ou moins la tendance à surestimer l'influence de celle-là. Autrement dit, elle privilégierait d'abord la logique « territorialiste » [2] contredite et contrecarrée par le dynamisme et la puissance des flux, et commettrait ainsi une erreur de méthode de plus, si l'on peut dire, puisque l'un des reproches les plus fréquemment adressés à l'ancienne géopolitique est, justement, son absence de méthode.

Malgré ces critiques, sur lesquelles nous reviendrons, c'est sans arrière-pensées que l'on a réhabilité cette discipline, notamment à l'occasion de la double crise pétrolière des années soixante-dix qui a montré l'enjeu que représente le Proche-Orient, assimilé par un commentateur américain au oil-heartland du monde moderne [3].

Depuis, cette allégorie géopolitique a fait florès et s'est trouvée réactualisée lors de la guerre du Golfe de 1990-1991. Outre l'utilisation des ressources naturelles en tant [p. 17] que levier politique, le recours contemporain à une rhétorique géopolitique s'explique aussi largement par le désarroi causé chez nombre d'observateurs par le dépassement des schémas idéologiques préconçus liés au phénomène corollaire de la « mondialisation du nationalisme » [4].

Partout on a vu surgir, après la chute de l'URSS et de ses satellites, des pulsions séparatistes, autonomistes ou irrédentistes, jusqu'au cœur de l'Europe où la rémanence de l'idée nationale empêche de réaliser l'unité. Paradoxalement la résurgence du nationalisme accompagne une occidentalisation des mœurs et des modes de vie elle-même liée à l'internationalisation croissante de l'économie. S'agit-il des dernières résistances, tandis que l'interdépendance économique des États tendrait à aligner les politiques étrangères et les gestions nationales sur un même profil à priorité marchande ? Après les lectures alarmistes sur l'état du monde du début des années quatre-vingt, resurgit dix ans plus tard l'idée fort ancienne selon laquelle l'avenir appartiendrait à l'économie et à la communication. Cela a autorisé certains à conclure à la rationalisation définitive de la vie internationale, autrement dit à la fin de l'Histoire ou à la fin de la géopolitique, ce qui revient au même dans leurs esprits [5].

Ce contraste ou cette confusion entre les images du monde sont en partie imputables à la médiatisation intense des relations internationales qui déroule un kaléidoscope de fausses impressions, empêchant toute hiérarchisation des événements et des messages délivrés par « l'information ». Selon Jean Baudrillard, la prolifération des signes de « l'information au forcing » a fait perdre le sens du réel en faisant « plus réel que le réel qui croisait » [6]. Avant 1985, les analystes s'effrayaient de la menace soviétique ; depuis 1989, ceux-là mêmes ou d'autres croient découvrir dans l'économie-monde ou le marché, une nouvelle transcendance...

Derrière la guerre des images surgit une querelle de paradigmes comme il en existe dans toutes les sciences [p. 18] sociales [7]. La géopolitique, quant à elle, a longtemps donné l'impression d'être une géographie mythique de la domination et de l'expansion territoriale, confirmée par certains de ses exégètes [8]. Ceci a conduit ses contempteurs à la transformer en savoir légitimant l'usage de la violence en politique extérieure. Pourtant on discerne chez les premiers géopoliticiens l'idée d'une cosmologie rationnelle, entendue comme l'observation de l'univers clos, fini et organisé, à la destinée imprévisible. C'est le cas du géographe anglais Sir Halford Mackinder (1861-1947) qui entendait expliquer les relations entre les États au-delà du juridisme du droit international et de la démarche diachronique de l'Histoire. Il fut un des premiers à proposer un « modèle » explicatif, lequel a connu un succès inestimable. Plus encore que son affié, l'Américain Alfred Mahan (18401914), Mackinder apparaît comme le véritable précurseur d'une approche globale des relations internationales dans leur dimension planétaire. D'autre part, la propension des études de géopolitique à s'intéresser aux rapports de force l'a rangée du côté de l'approche machiavélienne ou réaliste des relations internationales. De sorte qu'elle en a subi le préjudice dans la mesure où l'autre conception des relations internationales, devenue plus tard dominante, s'est déclinée à partir de la notion d'interdépendance.

Le balancement entre les paradigmes peut s'expliquer de deux façons. En premier lieu, il tient à la dimension éthique ou idéologique qui habite chaque théorie ou chaque théoricien. L'adhésion d'une majorité de chercheurs à l'une ou l'autre des convictions possibles suscite des tendances plus ou moins durables, comme Klaus Gerd Giesen l'a montré pour les théories anglo-américaines [9]. En second lieu, les allées et venues entre l'un et l'autre, car l'ascendant de l'un n'entraîne pas l'effacement de l'autre, traduit les difficultés à rendre compte de la complexification des relations internationales. Le monde dans lequel nous vivons, malgré une interdépendance croissante des activités humaines, pas seulement d'ordre économique, [p. 19] malgré le début d'une communauté internationale complexe dépassant le niveau interétatique, reste le théâtre de conflits et de confrontations de toutes sortes entre des agents aux capacités très inégales. Son intégration, en dépit du développement de toutes les formes imaginables de coopération internationale, s'avère hypothétique. Elle n'est pas souhaitée par tous ni même souhaitable, car comme l'écrit René-Jean Dupuy « une communauté subie [...] augmente les risques de frictions et de guerre » [10]. L’échange et le transfert, vecteurs de l'interdépendance, deviennent des sources d'inégalités, de frustrations et de conflits. S'ils sont facteurs d'enrichissement, d'émancipation, ils constituent des moyens de pression, ou entraînent des déplacements de pouvoir.

Le retour remarquable de la géopolitique s'inscrit aussi dans un contexte nouveau, bien que son objet corresponde au besoin ancien, aujourd'hui accentué par l'interpénétration du national et de l'international, de visualiser de façon précise le système mondial. Si l'on en croit Jean-Pierre Vernant, ce souci habitait déjà les Grecs. Tandis que les Milésiens réalisèrent les premières cartes du monde habité, Clisthène, le réformateur d'Athènes, puis Hippodamos, furent les premiers à penser le rapport entre l'espace et le politique [11]. Sheldon Wolin montre que la conception d'un espace politique a existé dès l'apparition des premières civilisations, lorsque les groupements humains organisés ont eu conscience de leur identité et ont distingué un Eux et un Nous, un intérieur et un extérieur [12]. Chaque société est contrainte de structurer son espace. Toutes les théories politiques l'ont explicité, mais c'est dans les œuvres des géopoliticiens que le rapport de l'espace au politique a été systématisé, même réduit au territoire ou à son aspect physique. Du fait du caractère malgré tout oblitéré de cette systématisation, est née une triple interrogation d'ordre épistémologique quant à la démarche originelle de la géopolitique, quant à sa congruence théorique avec la science politique, quant à la [p. 20] pertinence de son objet. Peut-on considérer la géopolitique comme une science politique des espaces ?

Quant à la première question, il est évident que la systématisation du rapport territoire/politique n'épuise pas l'analyse de la relation entre espace et politique. Il faut admettre que les géopoliticiens n'ont pas suffisamment conceptualisé l'espace.

La seconde question permet d'apprécier les potentialités de la géopolitique, qui, en tant que système de représentation, peut aider à surmonter, à la condition qu'elle comble ses propres lacunes, les difficultés de la science politique. Cela apparaît d'autant plus important que, comme l'observe Philippe Braillard, « l'étude des relations internationales renvoie plus aujourd'hui l'image d'un champ déstructuré, dans lequel s'affrontent des modèles explicatifs et des approches théoriques difficilement conciliables, que celle d'un domaine éclairé par un savoir dont les éléments s'inscrivent dans un tout cohérent et procédant d'une démarche cumulative » [13].

La troisième question soulève la pertinence de l'interdisciplinarité qui concerne le statut scientifique de la géopolitique. Celle-ci doit avoir pour but de fixer et de représenter la configuration du système mondial à partir de différents paradigmes qui impliquent plusieurs disciplines. De ces derniers, que Michael Banks assimile à des « conceptions du monde » [14], il est concevable de faire un usage combiné ou alternatif [15]. Examinons chacun des problèmes posés.


La géopolitique en tant que systématisation
du rapport entre territoire et politique

La naissance de la géopolitique fut concomitante de la compétition farouche des grandes puissances européennes à la fin du XIXe siècle. Cela incita nombre de géographes et de militaires à vouloir éclairer leurs diri-[p. 21] geants en ce qui concernait la place et les contraintes de leurs patries respectives sur l'échiquier international. Tous conclurent de façon nationaliste à la nécessité d'acquérir ou de contrôler des positions voire des territoires considérés comme des clefs stratégiques. Comme le montre Barry Buzan, le problème de la sécurité nationale était et reste au cœur d'un système de relations internationales de type anarchique [16].

La présence d'un stress environnemental ou d'une menace extérieure détermine la vision des quatre premiers et principaux auteurs des schémas géopolitiques et géostratégiques mondiaux de l'époque : Alfred Mahan, Halford J. Mackinder, Karl Haushöfer et Nicholas Spykman. Elle transparaît notamment dans toutes leurs cartes et motive leurs mises en scène. Un peu trop oublieux du rôle joué par la dissuasion dans le maintien de la paix depuis cinquante ans, certains pensent aujourd'hui que les valeurs de la modernité modifieraient jusqu'aux relations internationales elles-mêmes. L’individualisme provoquant l'atomisation des sociétés nationales, celles-ci feraient de plus en plus obstacle à la formation d'un véritable dessein étatique. Pourtant la modernité découvre aussi aujourd'hui ses propres contradictions. L’état de saturation et de prolifération dans lequel se trouverait plongée une société mondiale intégrée, et dans laquelle, pour parler comme Jean Baudrillard, l'individu et les différentes communautés seraient placés devant une responsabilité illimitée, ressemblerait étrangement à celui d'une guerre civile permanente [17]. Le problème de la sécurité, négligé par principe, ne surpasserait-il pas celui de la liberté ? Barry Buzan affirme que l'interdépendance ne fait pas disparaître le problème de la sécurité nationale. Le stress qu'exerce de nos jours la mondialisation de l'économie sur les sociétés étatiques, à l'origine du succès de la notion de géoéconomie, le montre bien. Finalement, la notion d'interdépendance caractérise un contexte d'insécurité économique, de concurrence exacerbée, de rivalités et de [p. 22] tensions sociétales. Elle n'est, au fond, qu'une extrapolation de la géopolitique imposée par l'emprise contemporaine de l'économie sur le système international.

Néanmoins, à presque toujours tout ramener à une question territoriale, parce que le territoire condense ou catalyse tous les défis extérieurs, à trop privilégier les éléments physiques, les géopoliticiens ont donné l'impression de succomber au déterminisme. Le sort fait à la position géographique est typique de cette dérive. À la décharge de Mackinder et de ses imitateurs, les luttes pour la domination de l'Europe ont souvent avalisé le schéma dual terre-océan. Mieux, la valeur heuristique de ce modèle d'analyse s'est accrue aux yeux des géostratèges américains. Les États-Unis insulaires ne se sont-ils pas opposés à la domination de toute l'Eurasie par l'URSS, et la Grande-Bretagne n'a-t-elle pas fait échec un temps aux ambitions hégémoniques en Europe ? Tout en condamnant « the Geopolitics » en tant qu'émanation pure et simple de la Geopolitik allemande, Robert Strausz-Hupé admettait que depuis leur naissance, surtout depuis 1823 et la déclaration de Monroe, la politique étrangère des États-Unis a été déterminée par des considérations géographiques [18].

À propos de cette systématisation, il y a donc lieu de se demander, comme le fait Rainer Sprengel au sujet de la géopolitique classique allemande [19], dans quelle mesure elle obère toute tentative sérieuse de théorisation. La question vaut pour toutes les théories de l'organisation de l'espace qui ont tendance à privilégier un point de vue disciplinaire.

À ce sujet, la relativisation en soi de l'espace est une nécessité que confirme la critique d'une autre idéalisation : celle d'un espace transnational produit par l'économie mondialisée, qui consiste à expliquer l'organisation du monde en fonction de la dynamique de l'échange entendue comme celle de tout le système international. Par le jeu de l'investissement direct et de la prolifération des firmes multinationales, l'« économie-monde » (concept systéma-[p. 23] tisé par Immanuel Wallerstein à partir d'une intuition de Fernand Braudel [20]) exerce sur les nations en voie de développement et sur tous les États de moyenne dimension une emprise de structure très forte. Le mérite de cette représentation est de rendre pertinent le monde des flux et plus lisibles les dépendances invisibles. Mais une telle prégnance révèle-t-elle pour autant l'existence d'un pouvoir économique autonome ? Permet-elle de conclure, d'une part, à l'autonomie de l'économique, d'autre part, à son hégémonie ?

Si l'espace économique se définit par une logique propre, transnationale, qui évidemment induit des forces agissant sur la configuration du système mondial à travers des réseaux qui ne sont pas à l'abri de graves déchirures, par bien des aspects, cette logique apparaît cependant perturbatrice et dangereuse pour l'équilibre mondial. Aussi la critique déjà ferme et engagée quant à la cohérence du concept d'« économie-monde » [21] et à son adéquation aux réalités de l'économie mondiale elle-même s'amplifie [22].

Il reste surtout qu'en matière de relations internationales, l'espace économique est un parmi les différents « espaces abstraits de puissance », terminologie par laquelle Jean-Louis Martres désigne les champs relationnels, culturels et mentaux, lesquels sont des espaces-vecteurs de domination et d'influence. Et si l'emprise de l'économie sur le monde actuel est considérable, elle n'autorise pas la substitution d'une représentation monochrome à une autre, c'est-à-dire la réduction à l'unique d'un monde qui est en fait polyptyque, composé d'espaces superposés, feuilletés. En d'autres termes, la théorie économique ou économiciste de l'espace international, à l'instar des thèses géopolitiques qui ont privilégié l'espace physique, tombe à son tour dans la catégorie des schémas réductionnistes. Kenneth Waltz leur reproche de développer une vue d'ensemble de la vie internationale en prenant en compte un seul des éléments ou des sous-ensembles du système [23].

[p. 24] La complexité dans laquelle la réflexion globale sur les relations internationales finit aujourd'hui par perdre ses repères trouve sa traduction géopolitique dans l'affirmation d'un système d'espaces configurés différemment dans le temps. Certes, la tendance à privilégier l'élément dominant –– soit, après le stratégique ou le géostratégique, l'économique ou le géoéconomique ––, s'explique par la substitution apparente d'un contexte de convergences à un contexte de tensions. Mais c'est en devenant interactionniste, en analysant les différentes combinaisons d'espaces possibles, que la géopolitique revisitée évitera une trop grande simplification du réel.


La congruence entre géopolitique
et théorie des relations internationales

Une rencontre interdisciplinaire apparaît inéluctable. En effet, en science politique, l'existence d'un système international est presque unanimement admise. Cela, bien que tous les auteurs soient loin de partager la même vision et de tirer toutes les conséquences du concept dont ils usent. Et à la condition de ne pas hypertrophier un système homéostatique ou d'exclure les moments de rupture et de crise. La fin de l'équilibre de la guerre froide prouve qu'une théorie du système international doit prendre en compte une problématique du changement. On peut d'ailleurs penser que « l'effet papillon » de l'affaissement de la puissance soviétique n'est pas épuisé. L'Irak, faute d'avoir saisi toute la portée du changement international en a été la première « victime » [24]. Mais d'autres conséquences ont suivi, en Europe du Sud en particulier. D'autres encore viendront, d'autant plus imprévisibles que l'univers apparaît comme une configuration complexe de facteurs et d'acteurs, un ensemble à la fois coopératif et conflictuel de rationalités limitées. En un mot, la configuration internationale est, par excellence, [p. 25] dialogique, terme qu'Edgar Morin emploie pour caractériser par exemple l'hétérogénéité culturelle et sociale européenne [25]. Il s'agit là sans doute de l'un des maîtres mots d'une pensée de la complexité, bien que l'épistémologue récuse l'existence possible de ces derniers [26]. Il en découle que la difficulté à globaliser est réelle [27]. Malgré tout, la notion de système, de mieux en mieux admise dans le cercle des géographes, a permis un renouveau de l'ensemble de leur discipline [28]. Avec d'autant plus de pertinence qu'une configuration d'espaces constitue le lieu d'échanges et de combinaison des différentes logiques, souvent contradictoires, qui animent toutes les actions humaines.

La rencontre récente entre la géopolitique reconceptualisée et la théorie des systèmes apparaît particulièrement explicite aux deux niveaux d'analyse que distingue Kenneth Waltz : celui de la structure du système, celui de l'interaction des acteurs et des unités en présence [29]. On peut la caractériser par les notions synthétiques d'infrastructure et de configuration géopolitiques.


L'infrastructure géopolitique :
l'arrangement spatial du système international


Si, après 1945, au contact des sciences sociales, l'analyse géopolitique a pris différentes bifurcations, les conséquences n'en ont pas été très spectaculaires. Pendant trois ou quatre décennies sa survivance a en réalité directement dépendu de l'essor de l'analyse stratégique en relations internationales. Celle-ci s'attachait plus aux facteurs de la puissance, aux arsenaux militaires (nouveaux armements obligent), qu'à la conduite des acteurs. C'est ainsi que les essais de quantification de la puissance, à la mode aux États-Unis dans les années soixante et soixante-dix, ont préféré ignorer la structure des relations entre les puissances pour offrir des productions sta-[p. 26] tistiques et statiques assimilant le facteur espace à la portée des missiles.

À l'inverse, une analyse stratégique bien comprise part de l'acteur. Sa dimension géopolitique consiste plutôt à essayer de savoir comment chaque acteur cherche à améliorer ou à conforter sa position structurelle, c'est-à-dire dans le système, en agissant sur les facteurs les plus à sa portée ou en conduisant des stratégies de compensation horizontale et verticale entre les différents espaces et réseaux. C'est pourquoi on peut désigner l'infrastructure géopolitique comme étant une combinaison générale des facteurs morphologiques du système international à une époque donnée. Elle représente le complexe des interfaces de tous les espaces matériels structurés par les acteurs.

Autrement dit, et sans aucune intention de faire prévaloir on ne sait quelle loi de la réalité qui en imposerait à toutes les conceptions du monde et à toutes les conduites stratégiques (conceptions et conduites pour le moment non prises en considération), l'infrastructure géopolitique peut abstraitement se concevoir comme le lieu (la surface du globe) où s'entrecroisent, se superposent, s'associent ou s'affrontent les logiques respectives des espaces matériels ou matérialisables de la vie internationale, dans lesquels se positionnent les différents acteurs des relations internationales.

À la lumière des travaux publiés, des objets révélés par les études spécialisées ou des faits marquants de la vie politique internationale, il paraît raisonnable de réduire le nombre de ces espaces sensibles à quatre : l'espace naturel ou physique, l'espace diplomatico-stratégique, l'espace démographique ou plus exactement démopolitique, l'espace économique au sens large. Sauf le premier, tous sont directement des créations de l'homme, mais comme l'espace naturel est lui-même largement influencé et transformé par les autres, il s'ensuit deux considérations essentielles. Chaque espace possède une structure propre, tandis que l'infrastructure géopolitique entremêle les rela-[p. 27] tions d'interconnexion et s'avère énergétique. Son analyse nous renseignera sur les réserves de puissance et sur les enjeux du monde, mais surtout sur les corrélations de forces et sur les emprises de structures qui commandent les grands équilibres planétaires, comme évidemment sur les changements qui sont en mesure de les affecter.

L'acuité des problèmes contemporains et les lourdes incertitudes quant au devenir de l'humanité ont suscité de nombreuses analyses multivariées consacrées aux différents facteurs [30]. Seules les corrélations les plus significatives sont à retenir car elles permettent de désigner les espaces les plus dynamogéniques, c'est-à-dire ceux qui font évoluer le système international dans un sens ou dans un autre, favorisant soit la stabilisation soit la perturbation, l'ordre ou le chaos.

Pour citer un exemple de cette conception géopolitique, et sans anticiper sur les analyses à venir, il est évident que l'interface de l'espace économique mondial et de l'espace démographique révèle en Asie orientale l'une des zones les plus dynamogéniques du système international. La corrélation des facteurs est nette : montée en puissance de la Chine, leadership technologique partagé avec les États-Unis par le Japon, émergence de nouveaux États industrialisés. En revanche en d'autres lieux de la planète, comme en Afrique, la même interface expose l'existence d'espaces problématiques, de zones grises qui accumulent les charges du surpeuplement et du mal-développement [31].

Quelle est l'influence du mouvement de l'infrastructure sur les représentations du monde que se font les acteurs ? Éternelle question du rapport du matériel et de l'idéel, qui fait que la puissance s'analyse simultanément en termes de facteurs cumulables et de relations conditionnées par le système, par le rôle des acteurs et leurs croyances. Jean-Louis Martres, un des premiers politologues français à avoir élaboré dans les années soixante-dix une théorie systémique et complexe des relations internationales, a défini la combinatoire consi-[p. 28] dérée comme étant « la totalité des forces réelles et potentielles d'un acteur, utilisée avec plus ou moins d'habileté au moment de relations établies avec d'autres acteurs pour la satisfaction des enjeux de la politique étrangère à un moment donné et précis du système des relations internationales » [32].

En effet, tout acteur se trouve face à des données naturelles ou historiques situées dans l'espace physique (espace substrat). Il existe alors un conditionnement initial, à un moment donné, de sa position dans le système international qui a intrigué les premiers géopoliticiens. Cependant ce conditionnement n'est pas définitif puisque l'infrastructure représente un espace relatif, un système d'interfaces, et que l'acteur, s'il en a les moyens et selon certains délais, peut aspirer à faire évoluer un ou plusieurs paramètres dans un sens plus favorable à ses intérêts. Cette relativisation par les acteurs de l'espace géographique originel, restructuré lui-même par les propriétés et les polarisations des espaces factoriels qu'il contient, est difficile à apprécier. Le glissement vers l'idéologisation est facile.

Outre l'instrumentalisation du réel par le mythe ou l'idée, cette dernière procède aussi plus ou moins intentionnellement de la systématisation ou de la collectivisation d'une représentation partielle ou contingente. Maurice Godelier insiste sur le fait qu'il faut admettre que « nulle action matérielle de l'homme sur la nature, ne peut s'accomplir sans mettre en œuvre dès son commencement dans l'intention des réalités "idéelles", des représentations, des jugements, des principes de la pensée [...]. » [33] En d'autres termes, l'infrastructure géopolitique des relations internationales est elle-même en interaction avec les conceptions du monde et forme avec elles une configuration du système international dont on peut dire qu'elle en est à la fois le contenant et la résultante [34]. Ceci amène à repousser toute idée de détermination inflexible, tout primat de l'infrastructure, toute imperméabilité aux actions humaines préformées. À l'in-[p. 29] verse on doit admettre que les conceptions du monde des acteurs, leurs stratégies, leurs ambitions, ne sauraient être complètement indifférents aux conditions structurelles et aux réalités factuelles. Les béhavioristes américains ont démontré de façon convaincante que le réel est à la fois constitué des comportements plus ou moins rationnels des acteurs mais est aussi façonné sans cesse par leurs représentations. À partir de ces prémices théoriques, il est concevable de définir de façon complexe le système mondial des espaces en perpétuel mouvement.


La configuration et la dynamique spatiales
du système international


Le système, en sciences sociales, est un concept théorique le plus souvent abstrait et difficilement définissable. On se trouve en présence d'un ensemble d'interrelations qui se structurent en réseaux enchevêtrés et apparaissent assimilables à des espaces multisécants. Or l'espace, lui, reste un concept graphique, tangible, au moins figuratif quand il s'agit de relations immatérielles. On peut donc imaginer l'élaboration de modèles géopolitiques comme le moyen de visualiser planétairement les relations internationales, et plus précisément d'objectiver et d'interpréter le système considéré.

La recherche d'un modèle global est cohérente et même impérative si l'on prend la notion de système dans toute son acception, c'est-à-dire avec ses implications les plus rigoureuses. Le concept de totalité infère une organisation des parties à l'intérieur du système de même qu'une contrainte ou une logique propres qui ont une influence réelle sur le comportement des acteurs en limitant leur liberté [35]. C'est à ce niveau de congruence entre la science politique et la géopolitique que s'impose la notion de configuration, entendue comme la figure globale que forment les acteurs dans l'espace, en fonction des corréla-[p. 30] tions de force, mais aussi des orientations et des conduites stratégiques des principaux d'entre eux guidés par leurs intérêts et influencés par les mythes sociaux.

La configuration du système international, ou pour faire plus court la configuration systémique, résulte ainsi de l'intersection du réel et de l'imaginaire qui se relativisent mutuellement. Ses éléments constitutifs sont le plus souvent antagoniques. En tant que représentation du monde, elle comprend à la fois l'observable (ce qui est notamment dans l'infrastructure géopolitique) et le non directement observable [36]. Elle ne peut alors proposer que des certitudes provisoires mais aucune explication ultime ou évolution irréversible [37]. Il s'agit bien d'une configuration contextuelle visant à penser le global plus que l'universel. Déjà la recherche de celui-là ne court-elle pas le risque de verser dans un retour au « totalisme » [38] ? Afin de l'éviter, il convient d'envisager la configuration systémique dans une perspective relativiste, comme une parmi une série de construits alternatifs. Si l'évolution du système dépend de la restructuration permanente de ses déterminants, il est impossible de prévoir le sens exact de celle-ci [39]. Changeante, la configuration systémique apparaît avant tout comme un ensemble de tensions entre des acteurs de natures différentes.

Il faut toutefois admettre qu'à ce jour l'avènement de la « cité terrestre » et la transformation consécutive de l'espace international en « enclos planétaire » n'ont pas fondamentalement modifié la nature du milieu international [40]. La diffusion des idéologies occidentales égalisatrices et pacifistes, porteuses d'une intense critique de la volonté de puissance et génératrices de la thématique des Droits de l'homme (et de ce double point de vue le marxisme soviétique et le libéralisme ont fait cause commune) a inhibé partiellement les acteurs les plus puissants. Elle obtient ces derniers temps des succès prometteurs. La coopération internationale atteint, au moins dans l'hémisphère nord, des sommets qui rappellent [p. 31] l'époque Briand-Kellog. Pour autant, toutes les contradictions du monde moderne ne sont pas levées et aucun État n'a renoncé à sa souveraineté qui, dans un système clos mais toujours fragmenté et dangereux, se mesure encore à l'aune de la puissance.

En dépit de tout ce qui a été écrit sur le recul ou la prétendue fin de l'État, on peut admettre ce constat essentiel : l'État forme un complexe de capacités stratégiques et reste à ce jour l'unique siège de négociation, de coercition ou d'influence. Tous les autres centres de pouvoir, aussi persuasifs, extensifs ou pugnaces soient-ils –– même l'efficace pouvoir économique, celui idéologique ou culturel ––, sont frappés d'une infirmité : l'unilatéralisme. Ceci posé, on peut reconnaître que les relations entre les États et les autres acteurs évoluent rapidement.

Enfin, dans le monde fermé et communicationnel de cette fin de siècle s'affrontent, au-delà de leur brassage naturel et ancestral, les différentes cultures du monde. Réhabilitée en particulier par Bertrand Badie et Guy Hermet en tant que composante essentielle de la politique comparée [41] l'analyse culturaliste devient indispensable à la compréhension des comportements diplomatiques et stratégiques des acteurs du système international. Bien qu'à l'instar de toutes les autres dimensions, le facteur culturel ne soit susceptible de générer des acteurs internationaux de plein exercice, authentiques, que s'ils prennent la forme de communautés politiques. Jean-Louis Vullierme considère avec raison qu'il existe un primat du politique par rapport à l'existence de tout ordre, de toutes relations « sociétales » [42].

À chaque instant le système international peut être caractérisé par une représentation qui spécifie son état à un moment donné et pour une durée plus ou moins longue. Et bien que la puissance ne fasse plus l'unanimité en tant que concept central de notre champ d'analyse, sans qu'aucun substitut n'ait pu lui être opposé, on tiendra sa configuration pour « le résultat d'une architec-[p. 32] ture de puissance (et dans ce cas il existe un véritable déterminisme systémique) dont les principaux acteurs tendent à la conservation, tant que cette conservation satisfait leurs intérêts vitaux » [43]. Cela n'est pas sans conséquence sur le statut épistémologique de la science politique de l'espace.


La géopolitique
en tant que science spatio-politique


Après quarante-cinq années de paix armée, le désordre s'installe souvent à la surface de la planète. Ceci est la conséquence de la déstructuration de l'architecture de la puissance globale, consécutive à la disparition de l'Union soviétique. Par bien des aspects, et pour de nombreux peuples, ce désordre représente un soulagement, une libération [44]. Mais que sera la configuration du XXIe siècle ?

Les plus optimistes peuvent croire à l'avènement d'une humanité enfin réconciliée, après une phase plus ou moins pénible d'apprentissage de l'autonomie (en quelque sorte une « Humanité auto-instituée »). Ce qui tendrait à prouver que le désordre est autre chose que le contraire de l'ordre, comme le pense Edgar Morin [45].

Les plus sceptiques sont enclins à soutenir qu'elle dépendra de la nouvelle structure de la puissance, mais à admettre aussi, qu'après tout, un équilibre peut s'établir entre les forces d'homogénéisation et l'hétérogénéité de l'univers politique, sous le magistère des États-Unis, ou grâce à un concert de blocs continentaux ? Homogénéisation hégémonique ou homogénéisation multilatérale ? C'est peut-être la question principale qui se pose aujourd'hui aux analystes... De toute évidence, la phase de déstructuration-restructuration dans laquelle le monde est maintenant entré, et qui peut se prolonger en chaos, est difficile à déchiffrer.

[p. 33] Faut-il dans ces conditions renoncer à toute théorisation des relations internationales et abandonner l'idée d'essayer de fixer la configuration du système mondial ? Le moyen d'échapper à cette dernière extrémité est sans doute de s'orienter vers une théorie plurielle qui repose, comme le préconise Jean-Jacques Roche, sur la coexistence des deux tendances réaliste et transnationaliste [46]. On peut alors essayer de comparer les configurations modélisées au plan de leur autoconsistance topologique respective, c'est-à-dire des cohérences spatiales de chacune d'elles. Il faut alors comparer les conditions de la coexistence des logiques, toujours plus ou moins contradictoires, qui structurent les différents espaces, à la convenance d'acteurs de nature variée [47].

Cette hypothèse renvoie aux vues d'Adolphe Grabowski pour qui la géopolitique devait être une méthodologie au service de la science politique [48]. Comme l'a rappelé Ladis Kristof, cela était l'intention première de l'inventeur du vocable, Rudolf Kjellen, qui considérait cette discipline, avant qu'elle ne devienne boulimique et prétende absorber les autres, comme l'une des cinq branches de la science politique [49]. Notre ambition est d'interroger cette orientation originelle. Elle se trouve renforcée par l'histoire de l'idée géopolitique, des origines à nos jours, en Europe, en Amérique et en Asie, que nous avons étudiée par ailleurs.

Une ultime occasion d'insister sur la nécessité de construire une science spatio-politique efficace est fournie par les rares auteurs à avoir distingué théoriquement géopolitique et géostratégie [50]. Que constate-t-on d'un point de vue généalogique ? Que le terme de géostratégie est apparu bien tard, ne devenant courant qu'après la Seconde Guerre mondiale, principalement aux États-Unis. L’Allemand Haushöfer ne s'en est jamais servi. Et, avant lui, personne d'autres. Ce dernier a parlé de Wehrgeopolitik (géopolitique militaire), comme branche spéciale de la géopolitique ou de la Wehrgeographie [p. 34] (géographie militaire), expression d'ailleurs courante chez un grand nombre d'auteurs [51]. La géostratégie serait-elle la continuation de cette spécialité, en changeant toutefois de perspective, passant du niveau de la tactique à celui de la stratégie ? Cette interprétation n'est guère satisfaisante au regard de la généralisation du terme stratégie à tous les champs de l'activité humaine.

Dès lors, le contraste le plus frappant est celui, remarquable, entre l'essence spatio-conceptuelle des œuvres de géopolitique — le fait qu'elles se réfèrent à la fois à des représentations du monde, à des faits matériels et à des valeurs –– et le caractère pragmatique voire largement instrumental de la géostratégie. Alors que la géopolitique offre une dimension ontologique en tant que réflexion sur l'organisation et le devenir de la Terre, la géostratégie, bien qu'elle embrasse l'espace mondial, se veut neutre, normativement parlant, et essentiellement technique. Depuis que l'usage du terme géostratégie a été généralisé, l'écart sémantique entre les deux notions n'a cesse cependant de se réduire. La géostratégie, suivant en cela la stratégie, a visé à son tour à la globalisation des phénomènes et à l'intégration des dimensions de l'activité humaine afin de dégager une logique d'ensemble. Géopolitique et géostratégie sont donc difficilement séparables, d'autant qu'il s'agit d'appréhender la configuration du système international, d'en comprendre l'architecture.

Pourtant une différenciation épistémologique surgit au niveau, non pas du système, qui en tant que cadre conceptuel relève strictement de la géopolitique (en ce qui concerne son ordre spatial), mais de l'acteur, si l'on tient la géostratégie pour ce qu'elle est étymologiquement, c'est-à-dire la compréhension et l'explication de l'action stratégique dans l'espace, à la surface de la terre. À ce titre, la géopolitique de l'acteur est précisément l'analyse de sa position structurelle (dont la situation géographique est une des composantes) dans le système international, tandis que la géostratégie de l'acteur est aussi clairement celle de ses [p. 35] comportements stratégiques dans les différents champs géopolitiques. Cela, quelle que soit la nature de cet acteur. Afin de distinguer les deux notions, on peut dire que la géopolitique est l'étude de l'Étant de l'espace mondial (son organisation et ses dynamiques) comme des positions respectives des acteurs, alors que la géostratégie représente celle de l'Actant, c'est-à-dire des actions stratégiques considérées globalement ou individuellement.

Finalement, après s'être offerte comme une science quelque peu hégémonique, la géopolitique soulève d'importantes interrogations épistémologiques qui, tout en relativisant sa place au sein d'un ensemble disciplinaire, n'enlèvent rien à son utilité justifiée par l'attention que les dynamiques systémiques contemporaines exigent que l'on accorde au rapport espace-politique. Cela est valable aussi bien au niveau micro (questions territoriales, immigration par exemple) qu'au niveau macro (représentations géopolitiques supra-étatiques, approche régionalisée du système international...). La mondialisation des relations internationales, sous toutes ses formes, la mise en synchronie du « plurivers » (d'un univers pluriel ou du moins non unifié), la mise en mouvement des hommes à travers la planète, font qu'il est pour « la première fois légitime d'appeler géopolitique l'étude du monde politique contemporain comme tel » [52].

La légitimation complète de cette nouvelle discipline, en tant que savoir spatio-politique, requiert en même temps l'unification du champ des relations internationales, laquelle paraît possible au stade d'une systémique nominaliste ou « formiste » [53], ouverte aux différents paradigmes. On sait, au moins depuis Gaston Bachelard, que le mouvement de la découverte et de l'explication va de la pensée au réel et non l'inverse, l'approche globale, holiste, étant plus riche de résultats tangibles qu'une épistémologie analytique ou atomistique [54].

L'axe central, mais aussi le défi majeur de notre démarche consistent, dans le sillage du « nouvel esprit [p. 36] scientifique », à tenir la géopolitique pour la systémographie de l'espace mondial. Cela appelle une synthèse de type sémantique de ses différentes dimensions, de ses formes spatiales variées, qui doit tenir compte de l'imbrication des trois niveaux micro, méso et macro. L’artefact de la configuration systémique est, dans ce but, avancé comme l'instrument théorique convenant aux différents paradigmes mobilisables. Cette réflexion sur l'objet et la méthode de la géopolitique formera ainsi la première partie de cet ouvrage.

Mais on ne saurait se contenter d'une simple photographie du système spatial mondial. Les dynamiques à l'œuvre dans toutes ses dimensions doivent être parties prenantes d'une approche globale du système du monde. Dans cette perspective épistémologique, on peut considérer l'analyse géopolitique comme devant tenter un effort de recontextualisation permanente de la configuration des acteurs. À cet égard, la connaissance empirique des différents espaces de la géopolitique que ceux-ci structurent apparaît indispensable. Elle permet, en relevant un certain nombre de relations significatives, d'apprécier la crédibilité des différents paradigmes qui président à la formation des configurations alternatives. C'est pourquoi la seconde partie de cette étude décrira les espaces factoriels du système mondial.

Il ne resterait plus, normalement, en troisième et dernier lieu, qu'à confronter les données séparées des analyses factorielles à travers la grille des variables de configuration, pour évaluer la cohérence, ou mieux, l'autoconsistance topologique des contextualités postulables. Néanmoins, les choses ne sont pas si simples. En raison d'abord des relations d'incertitude qui s'installent entre les différentes dimensions systémiques, et malgré l'invariant qu'est la puissance. Puis de par la possible multiplication des cas de figure. Heureusement, face à ce double dilemme, le jeu inter-paradigmatique est bien rendu par la logique contradictoire qui confronte l'homo-[p. 37] généisation et l'hétérogénéité du monde. Cette épistémologie de mise en perspective trialectique des contraires a été définie par l'anthropologue Gilbert Durand, à la suite des travaux du logicien Stéphane Lupasco.

Une telle méthode nous semble la plus apte à saisir le Tout mondial dans sa multiplicité et sa diversité. Elle permet en tout cas de se concentrer sur trois configurations qui, sans être équiprobables ou exclusives des autres, ont l'avantage de faire le tour des problématiques géopolitiques actuelles : celle d'un monde qui s'homogénéise de plus en plus sous l'influence du marché et des valeurs occidentales ; celle de ses divisions innombrables et de ses conflits, sous l'effet des tensions dominantes ; celle d'un possible équilibre régional mondial. Ce qui est l'essentiel lorsqu'on ne prétend pas arriver à une théorie finie, la méthode n'étant que le chemin qu'on a parcouru, et le savoir scientifique qu'une quête en perpétuel renouvellement.

[p. 38, 39, 40, 41, Notes de fin qui ont été converties en notes de bas de pages, p. 42 sans texte, MB.]



[1] Claude Raffestin, Géopolitique et histoire, Lausanne, Payot, 1995, p. 299.

[2] Philippe Moreau-Defarges, Introduction à la géopolitique, Paris, Le Seuil, 1994, p. 211-212.

[3] Melvin A. Conant, The Oil Factor in US Foreign Policy 1980-1990, Lexington Books, USA, 1982.

[4] Régis Debray, Les Empires contre l'Europe, Paris, Gallimard, 1985, p. 25.

[5] F. Fukuyama, La Fin de l'Histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992. Pour la fin de la géopolitique à partir des mêmes présupposés, cf. Marie-Françoise Durand, Jacques Lévy, Denis Retaille, Le Monde : espaces et systèmes, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques et éditions Dalloz, 1992.

[6] Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, Paris, éditions Galilée, 1981.

[7] Cf. Pierre Ansart, Les Sociologies contemporaines, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1990, p. 20-2 1.

[8] Ce que fait Pierre M. Gallois in Géopolitique, les voies de la puissance, Paris, Plon, 1990, lorsqu'il écrit : « La géopolitique est l'étude des relations qui existent entre la conduite d'une politique de puissance portée sur le plan international et le cadre géographique dans lequel elle s'exerce », p. 37.

[9] K. G. Giesen, L'Éthique des relations internationales. Les théories anglo-américaines contemporaines, Bruxelles, Bruylant, 1992.

[10] R. J. Dupuy, L'Humanité dans l'imaginaire des nations, Paris, Julliard, 1991, p. 58.

[11] Jean-Pierre Vernant, « Espace et organisation politique en Grèce ancienne », in La Grèce ancienne. L'espace et le temps, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1991, p. 203-228.

[12] S. Wolin, Politics and Vision. Continuity and Innovation in Western Political Thought, Boston, Toronto, Little Brown and Company, 1960, p. 16-17.

[13] Philippe Braillard, « Nature et possibilité de la théorie des relations internationales : une nécessaire réévaluation », in dossier du Trimestre du Monde, Paris, 3e trimestre, 1991, Université René Descartes, Les Théories des relations internationales à l'épreuve des faits. Bilan et perspectives d'une discipline, p. 14.

[14] M. Banks, « The Inter-paradigm Debate », in International Relations, A Handbook of Current Theory, Colorado, Margot Light et AJR Groom, Lyhne Riennez Publishers, Inc. Boulder, 1985, p. 7.

[15] Ce que fait le Commissariat général au Plan dans son rapport La France et l'Europe d'ici 2010, Paris, La Documentation française, février 1993. En retenant deux paradigmes : celui de « l'intégration mondiale par le haut » et celui du « nouveau grand schisme », qui mériteront, plus loin, notre attention.

[16] B. Buzan, People, States and Fear. An Agenda for International Security Studies in the Post-Cold War Era, Colorado, Lyhne Riennez Publishers, Boulder, 2e édition, cf. l'introduction.

[17] Jean Baudrillard, Les Stratégies fatales, Paris, Grasset, Le Livre de Poche, 1983, p. 41-50.

[18] R. Strausz-Hupé, Geopolilics. The Struggle for Space and Power, New York, G. P. Putnam' Sons, 1942, p. 6-9.

[19] R. Sprengel, Labyrinth der Erde. Der Raum, Das Meer und die Deutsche Geopolitik, Hanovre, thèse de doctorat en philosophie, 1993, ronéoté, p. 22 et sq.

[20] La genèse de ce « concept historique global », son interprétation par Fernand Braudel et sa systématisation par Immanuel Wallerstein, sont expliquées par François Fourquet, « Un nouvel espace-temps », in Lire Braudel, Paris, La Découverte, 1988, p. 74-92.

[21] Cf. Alain Caillé, « L'emprise du marché », in Lire Braudel, op. cit., p. 93-132.

[22] Alain Lipietz, « L’industrialisation dans la périphérie : déploiement interrégional et international du fordisme. Le fantasme de l'économie-monde », in Espaces, jeux et enjeux, op. coordonné par Frank Auriac et Roger Brunet, Paris, Fayard, Fondation Diderot, 1986, p. 247.

[23] K. Waltz, Theory of International Politics, New York, Mc Graw-Hill, 1979.

[24] Cf. à ce propos James Gleick, La Théorie du chaos, Paris, Albin Michel, 1989, et plus précisément « L'effet papillon », d'Edwards Lorenz, p. 27-51.

[25] « Le principe dialogique signifie que deux ou plusieurs "logiques" différentes sont liées en une unité, de façon complexe (complémentaire, concurrente et antagoniste) sans que la dualité se perde dans l'unité », écrit Edgar Morin dans Penser l'Europe, Paris, Gallimard, 1987, p. 28. Ce dernier formule de façon concise une réflexion qu'il développe largement dans le tome I de La Méthode. La nature de la nature, Paris, Le Seuil, 1980.

[26] Edgar Morin, La Méthode, II, Paris, Le Seuil, 1987, p. 390.

[27] Des sociologues ont parfois reproché à la globalisation son degré d'abstraction trop élevé, sa difficulté à intégrer toutes les données, mais surtout le fait que les « idéologies peuvent aussi se greffer sur des synthèses à prétention totalisante », tel Raymond Boudon in L'Idéologie, l'origine des idées reçues, Paris, Fayard, 1986, p. 280. Des géographes leur font écho, comme A. Bailly qui dénonce « l'illusion de la globalité », et qui semble penser que l'on ne considère que « le système matériel », ignorant les espaces abstraits et l'irrationnel. Cf. « La réflexion systémique : ses limites en géographie », in Géopoint, Avignon, Université d'Avignon, 1984, p. 1-7.

[28] H. Isnard, J.-B. Racine, H. Reymond, Problématique de la géographie, Paris, PUF, 1981.

[29] K. Waltz, Theory of International Politics, op. cit., p. 40.

[30] Cf. Pierre Lellouche, Le Nouveau Monde. De l'ordre de Yalta au désordre des Nations, Paris, Grasset, 1992.

[31] « Trente ans après les indépendances, le poids du continent africain dans les échanges internationaux de marchandises est inférieur à celui de la Belgique et du Luxembourg réunis », précise J.-Y. Carfantan, qui fait remarquer aussi qu'en 1973, le Proche-Orient et l'Afrique accueillaient le cinquième des investissements hors Europe des firmes de la Communauté européenne. Quinze ans plus tard, cette part n'est plus que de 7%. Cf. J.-Y. Carfantan, Le Grand Désordre du Monde. Les voies de l'intégration, Paris, Le Seuil, 1993.

[32] Jean-Louis Martres, « L'Utilisation de la notion de système en relations internationales : l'autorégulation et le changement du système international », Bordeaux, Actes polycopiés des séminaires du DEA de Science politique, 1976. Cf. aussi de Jean-Louis Martres, « La puissance comme lieu commun des relations internationales, ou le retour de la puissance », Stratégiques, Paris, 1998.

[33] Maurice Godelier, L'Idéel et le matériel, Paris, Fayard, Le Livre de Poche, 1984, p. 21.

[34] Cf. Antoine Bailly et Hubert Beguin, Géographie humaine, Paris, Masson, 1992, introduction, p. 58-59.

[35] Ce point essentiel que souligne notamment Philippe Braillard, lequel admet néanmoins « un degré d'autonomie relativement grand des acteurs internationaux, plus particulièrement des acteurs principaux », in Théorie des systèmes, op. cit., p. 107, relève de l'une des problématiques fondamentales des sciences sociales qui consiste, selon Jean-Marie Domenach, à « apprendre à penser ensemble le déterminisme et l'autonomie » (cf. Approches de la modernité, Paris, Ellipse, p. 104).

[36] En tant que « produit et processus d'une activité mentale par laquelle un individu ou un groupe reconstitue le réel auquel il est confronté et leur attribue une signification spécifique » (cf. Jean-Claude Abric, « L’étude expérimentale des représentations sociales », in Les Représentations sociales, sous la direction de Denise Jodelet, Paris, PUF, 1991, p. 188), la représentation est la force qui fait agir. Son rôle dans la stratégie des acteurs est donc plus décisif que ne le supposent les paradigmes ultra-rationaliste, fonctionnaliste ou intégrationniste.

[37] Ce qui serait un comble, au moment où dans les sciences de la nature, et la physique en particulier, la théorie quantique, non réfutée à ce jour, stigmatise les absolus, et réintroduit l'aléa comme propriété intrinsèque du réel.

[38] « Le totalisme veut des changements radicaux qui permettent de contrôler parfaitement la société tout entière et de prophétiser son évolution future ; cette volonté de contrôle est utopique, soutient Popper ; ce qui lie l'historicisme à l'utopisme, c'est le totalisme », rappelle Jacques G. Ruelland in De l'Épistémologie à la politique. La philosophie de l'histoire de Karl R. Popper, Paris, PUF, 1991, p. 59.

[39] Peut-être serait-il possible de produire de la « prédiction technologique », c'est-à-dire conjoncturelle et n'obéissant à aucune loi, conditionnée également par la rationalité limitée de l'observateur. Mais, au fond, il suffit qu'une parmi d'autres configurations exhale une dimension mythique plus forte, plus rassembleuse que les autres, pour qu'elle soit plus « vraie » que le réel.

[40] Cf. R.-J. Dupuy, La Clôture du système international, Paris, PUF, La Cité terrestre, 1989.

[41] Cf. Bertrand Badie et Guy Hermet, Politique comparée, Paris, PUF, coll. « Thémis », 1990, p. 48.

[42] J.-L. Vullierme, Le Concept de système politique, Paris, PUF, 1989, notamment p. 128-139.

[43] Jean-Louis Martres, « Les effets induits de la puissance soviétique », in L'Union soviétique dans les relations internationales, sous la direction de Francis Conte et Jean-Louis Martres, Paris, Économica, 1982, p. 189.

[44] Dans une telle perspective, le désordre répond à l'appréciation très positive de Georges Balandier, in Le Désordre. Éloge du mouvement, Paris, Fayard, 1988.

[45] Cf. Edgar Morin, « Le dialogue de l'ordre et du désordre », p. 79-101, in La Querelle du déterminisme, dossier réuni par K. Pomian, Paris, Le Débat/Gallimard, 1990.

[46] Jean-Jacques Roche, Théorie des relations internationales, Paris, Montchrestien, coll. « Clefs Politique », 1994, p. 149. Cf. également de Jean-Jacques Roche, « Les relations internationales : théorie ou sociologie ? », in le second dossier consacré par Le Trimestre du Monde à « La théorie des relations internationales : les nouveaux débats théoriques », troisième trimestre 1994.

[47] L’expression d'autoconsistance topologique proposée par Basarab Nicolescu (in Nous, la particule et le monde, Paris, Le Mail, 1965), nous invite au rêve inaccessible de pouvoir formaliser scientifiquement la configuration systémique, c'est-à-dire de saisir graphiquement sa complexité et sa cohérence temporelle.

[48] Sur la conception de la géopolitique de Grabowski, qui émigra en 1932, cf. Rainer Sprengel, op. cit., p. 44.

[49] Ladis K. D. Kristof, « The Origins and Evolution of Geopolitics », in Journal of Conflict Resolution, 1960, vol. 4, n°1. Les cinq branches en question sont : l'éconopolitique, la démopolitique, la sociopolitique, la kratopolitique et la géopolitique.

[50] La revue Stratégique, Paris, FEDN, 1991, dans son n° 2, a organisé un débat approfondi.

[51] Karl Haushöfer, Wehrgeopolitik, Berlin, 1932, seconde édition, 1949.

[52] J.-L. Vullierme, Le Concept de système politique, op. cit., p. 442.

[53] C'est-à-dire, si nous avons bien compris les intentions de Michel Maffesoli (cf. La Connaissance ordinaire. Précis de sociologie compréhensive, Paris, Librairie des Méridiens, 1985), une systémique nominaliste.

[54] Cf. Gaston Bachelard, Le Nouvel Esprit scientifique, Paris, PUF, 1991.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 21 octobre 2010 15:31
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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