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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Luc DUPONT, “Les cinquante ans des Insolences du frère Untel. Petite histoire d’une photo, ou qui était le frère Sylvio-Alfred.” Montréal: LE DEVOIR, édition du samedi, le 4 septembre 2010, page C5 — idées. [Autorisation accordée par l'auteur le 4 septembre 2010 de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]


Luc Dupont

Journaliste et auteur,

Les cinquante ans des Insolences du frère Untel.

Petite histoire d’une photo, ou qui était le frère Sylvio-Alfred”.

Montréal: LE DEVOIR, édition du samedi, le 4 septembre 2010, page C5 — idées.



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[Le frère Sylvio-Alfred, entouré d’André Laurendeau, à gauche, et d’Edgar Lespérance, copropriétaire des Éditions de l’Homme. Photo : Archives Le Devoir.]

Lorsque paraissent le 6 septembre 1960, juste à temps pour la rentrée scolaire, les désormais fameuses Insolences du frère Untel — elles seront ensuite rééditées une bonne douzaine de fois, franchissant en quelque cinq mois le cap des 60 000 exemplaires vendus, un chiffre pour le moins étonnant —, personne ou presque ne connaît Jean-Paul Desbiens. En religion, il est Pierre-Jérôme, frère mariste de 33 ans, professeur de philosophie à l'Académie commerciale des frères maristes de Chicoutimi.

Il faudra attendre qu'il soit invité, deux mois plus tard, le 21 novembre, et à heure de grande écoute, à l'émission de télévision Premier Plan de Radio-Canada, animée par Judith Jasmin, pour que se dissipe enfin l'anonymat de l'homme alors le plus «discuté» au Québec.

Pourtant, dès le lendemain du lancement du livre, était publiée en une du Devoir, à côté d'un grand titre rendant compte d'un autre passage à l'indépendance survenue dans la corne de l'Afrique, une photo prise au lancement, la veille, sur laquelle se retrouvent le copropriétaire des éditions de l'Homme, Edgar Lespérance, l'éditorialiste du Devoir et préfacier des Insolences, André Laurendeau, les deux hommes encadrant un religieux le livre à la main, un religieux tout ce qu'il y a de plus religieux à l'époque, qui arbore la vêture commune, soutane noire et rabat blanc. Mais un religieux qui n'est pas l'auteur du livre, qui n'est pas le frère Untel, mais pas du tout.

«Moi, c'est la simple curiosité qui m'avait amené là, c'est tout. J'ai été l'homme le plus surpris du monde d'apprendre le lendemain que je faisais la première page du Devoir», dit aujourd'hui celui que le bas de vignette de la photo parue dans l'édition du 7 septembre 1960 du Devoir identifie comme «le Frère Syvio F.M.S. (un ami intime de l'auteur qui n'a pu assister au lancement de son livre)». Aujourd'hui Jean-Paul Bussières, 83 ans, celui-ci est revenu à l'état laïque peu après cet événement, qui coule à Québec depuis de nombreuses années une retraite paisible d'enseignant.

Quelque temps avant la mort de Jean-Paul Desbiens, survenue le 23 juillet 2006, celui-ci s'était d'ailleurs vu remettre par ce dernier une vingtaine de lettres originales qu'il avait écrites jadis au frère Untel, dans les semaines qui avaient justement suivi cet épisode pour le moins savoureux, épisode que nous allons relater ici.

Mais l'histoire à bien des égards incroyables de Jean-Paul Bussières — alias frère Sylvio-Alfred — exige qu'on revienne d'abord 50 ans en arrière et qu'on raconte les circonstances qui firent que Jean-Paul Desbiens — alias frère Pierre-Jérôme, alias frère Untel — n'assista pas au lancement de son propre livre, laissant toute grande et toute vide, à son confrère, la place au milieu de la photo...


Un frère en chair et en os


Dans la préface qui ouvre le petit opus — le petit «obus» pourrait-on presque écrire tant l'ouvrage se révélera, au final, d'une redoutable inflammabilité —, André Laurendeau écrira pourtant, pour dissiper tout malentendu: «Je puis rassurer les douteux: il s'agit d'un Frère en chair et en os, membre d'une communauté précise, chargé d'une fonction régulière dans une ville de province. [...] [Un] enseignant qui met jour après jour la main à la pâte, qui garde la fraîcheur de ses intentions, mais qui avoue que c'est dur et que la pâte résiste.»

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[ARCHIVES LE DEVOIR. Jean-Paul Desbiens en plein travail. Des milliers de mots écrits sur un ton unique, avec verdeur, voire une férocité joyeuse.]

Rappelons que le frère Untel, entre 1959 et 1960, avait pris les grands moyens pour crier haut et fort son indignation. Répondant d'abord dans une longue lettre à un billet écrit par Laurendeau quelques jours plus tôt — l'éditorialiste avait commis un texte intitulé «La langue que nous parlons», faisant état de la piètre qualité du français parlé par la jeune génération d'alors, qu'il qualifiait de «joual» (corruption du mot «cheval») —, le frère mariste relatait son expérience personnelle de frère enseignant en contact quotidien avec cette jeune génération, justement, corroborant l'entièreté des propos du journaliste et même rajoutant des observations de son cru: «Cet après-midi, je lisais votre "actualité" en classe. Les élèves reconnaissent qu'ils parlent joual. Mais ils ne voient pas la nécessité d'en changer. "Tout le monde parle comme ça." "On fait rire de nous autres si on parle bien." Et comme je leur disais qu'ils ne parlaient ni le français ni l'anglais, mais une langue bâtarde, un élève me répondit: "On est fondateurs d'une nouvelle langue."»

Très touché par le texte et par le correspondant, mais surtout par l'origine sociale du correspondant, Laurendeau écrira (toujours dans la préface aux Insolences): «En un sens, [cet homme est] un Frère anonyme, le premier venu, n'importe lequel de l'armée des Frères. Mais en même temps, ce personnage il l'[est] admirablement: il [incarne] les meilleurs d'entre les siens. Il [est] une voix pour tous ceux qui travaillent dans l'ombre et le silence, ceux que nous n'entendrons jamais. C'est-à-dire: Frère Un Tel.»

Il publiera donc, le 3 novembre 1959, la lettre ainsi reçue tout en avertissant son auteur, au préalable, qu'il allait utiliser ce pseudonyme pour le protéger des foudres de toute la hiérarchie religieuse, alors grande dispensatrice de l'éducation au Québec, car formuler de tels propos à visage découvert, qui plus est de l'intérieur même des rangs religieux, et cela dans un pays qui n'en est pas loin mais qui n'a pas encore consommé sa Révolution tranquille, c'était pour lui la guillotine assurée!


Une férocité joyeuse


Dans les semaines et les mois qui suivront, le frère Untel, enhardi par cette première publication, rédigera pas moins de onze autres lettres, toutes adressées au Devoir — chacune à leur tour suscitant dans les pages du journal, pendant presque un an (du 3 novembre 1959 pour la première lettre, au 10 août 1960 pour la dernière), un chapelet de réactions émotives révélant un Québec sur le point de «prendre la parole», de clamer bientôt «Maître chez nous», le gouvernement Lesage venant tout juste de prendre le pouvoir.

Ce qui frappe dans les milliers de mots alors écrits par le frère Untel, outre la justesse du propos, c'est le ton unique, la verdeur, l'humour, voire la férocité joyeuse avec laquelle sont assénées ces «quatre vérités» — étonnant mélange de Bernanos, de Léon Bloy et de Céline, tous auteurs tutélaires que le frère a pratiqués au cours des années 1950, terrassé qu'il était par une longue tuberculose. Vérités, oui, car dans ces onze autres lettres, le frère Untel ne se contentera pas d'évoquer de simples accrocs à la langue, mais poussera l'audace — ou le courage, ou la lucidité! — jusqu'à poser lui-même des diagnostics crus et forts sur le malaise qui habite le peuple canadien-français.

Des diagnostics du genre: «Nous avons eu les reins cassés et ça paraît» (de fait, la Conquête de 1760 a exactement 200 ans en 1960); «Échec de notre système d'enseignement»; «Impasse de la pensée canadienne-française»; «Crise de la religion». Bref, partant du constat qu'on parle ici une langue «désossée» — le joual —, le frère vociférateur en vient, de lettre en lettre, tel le canari dans la mine, à prédire l'irréparable, c'est-à-dire la fin de ce peuple parlant français enraciné ici depuis quatre siècles ou presque, la fin d'une aventure francophone en Amérique. À moins que nous ne nous ressaisissions. Et comment? En commençant par parler notre langue comme du monde!

Acteurs impliqués


À l'été 1960, au terme de toute une année riche en «palabres» et en questionnements sur l'identité présumée, la roublardise ou la témérité de ce frère Untel, deux acteurs, qui ont commencé à s'activer en douce, s'apprêtent à intervenir dans cette «affaire». Le premier est Jacques Hébert, copropriétaire des éditions de l'Homme qui viennent tout juste d'être fondées (en 1958). L'éditeur et futur sénateur, voyant que se passionnent pour cette affaire non seulement les intellectuels de l'heure mais ses propres linotypistes et autres ouvriers de l'imprimerie, car les plus humbles semblent aussi s'approprier une part de ce débat (que le succès populaire du livre viendra ensuite confirmer), Hébert, donc, bien informé, arrivera à dénicher facilement, au beau milieu de ses vacances d'été, celui par qui le scandale arrive. Et il lui enjoindra, à partir de ses lettres et d'autres textes déjà écrits, de fondre le tout en un volume qu'il pense être mesure de publier un mois (!) plus tard, à la rentrée scolaire.

L'autre acteur en lice, c'est évidemment la hiérarchie catholique, mise à mal par ses lettres, à commencer par les autorités de la communauté mariste, qui se voient même sommée par Rome de «corriger» cette situation. Un mariste, le frère assistant général, transmet donc lui-même au frère Untel la directive qui devait, à partir de ce moment-là, le réduire au silence... Qui devait... car pensant ainsi éteindre le feu qui couvait depuis un an, le religieux apprend de la bouche même du frère Untel, alors obligé de le «mettre au parfum» de la suite des choses, qu'un manuscrit vient d'être mis à la poste il y a quelques jours et que ce manuscrit est destiné à devenir — bien oui! ou bien non... — un livre.

Branle-bas de combat dans les jours qui suivent: mais les autorités maristes auront beau jouer fort et dur avec l'éditeur (rencontré à Montréal), elles auront beau mettre sur la table, pour racheter le tout, les milliers de dollars déjà engagés par l'éditeur dans le processus, — ce qui revient carrément à stopper les presses! —, rien n'y fait, ou plutôt, les autorités maristes n'arrivent pas à savoir ce qu'il adviendra vraiment de leur demande, car Jacques Hébert a obtenu de pouvoir prendre la chose en délibéré: «Je réfléchirai...», leur dit-il. Et c'est à ce moment-là de notre histoire que surgit — et qu'intervient, surtout — le frère Sylvio-Alfred...


Dans le secret des dieux?

Le frère Sylvio-Alfred est un frère mariste. Il connaît bien, à l'époque, le frère Untel, assez pour être admis dans le cercle de ses intimes. La preuve, c'est qu'il se trouve là, dans le secret des dieux, en août de l'été de 1960, à l'intérieur d'une de ces maisons maristes à Lévis où s'écrivent alors les Insolences, qui ne sont mises en forme aussi rapidement — on parle ici d'une quinzaine de jours — que parce que d'autres frères ont prêté gracieusement leur concours à leur confrère: le frère Sylvio-Alfred, intervenant pour la révision, mais surtout le frère Louis-Grégoire (aujourd'hui Martin Blais), ami intime et quasi alter ego du frère Pierre-Jérôme, qui, lui, participera directement à la facture du manuscrit original des Insolences, lequel reposera pour l'essentiel sur les onze lettres déjà parues et sur d'autres textes écrits depuis quelques années par le frère Untel.
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Couverture de la première édition (1960) des Insolences du frère Untel, réalisée par Jacques Gagnier, le caricaturiste du Devoir à l’époque. LES ÉDITIONS DE L’HOMME.

Dans les jours précédant le lancement, le frère Sylvio-Alfred ne se trouve toutefois plus à Lévis qu'il a quitté, mais à Montréal, où il doit amorcer des études supplémentaires à l'Université de Montréal. Il est cependant demeuré en contact avec le frère Untel, qui, lui, muselé et retourné au fond de son Saguenay-Lac-Saint-Jean natal, ne sait plus trop ce qu'il adviendra de son livre. «Desbiens me demande alors si ça me serait possible d'aller tâter le terrain auprès de Jacques Hébert et de m'enquérir de ce qui se trame», nous a raconté en 2009 Jean-Paul Bussières, qui tout au long de l'entretien téléphonique ne pourra s'empêcher de rire de bon coeur en évoquant ces jours marquants.

«Je me rends donc au bureau de l'éditeur, qui m'accueille d'ailleurs avec beaucoup d'égards. Et je lui transmets le message du frère Untel: "Dans les circonstances, qu'advient-il du livre?" À ma question, Jacques Hébert se lève, m'invite à faire de même et me demande de le suivre près d'une porte qu'il ouvre devant moi tout en ne cessant pas de me regarder... Qu'y a-t-il dans cette pièce? Devinez: remplie à ras bord, des caisses, des milliers d'exemplaires des Insolences, car le livre a finalement été imprimé et se trouve prêt à acheminer aux différents points de vente. Personne ne sait encore rien de tout cela, sauf Jacques Hébert, qui m'indique aussi que le lancement aura bel et bien lieu dans quelques jours, le mardi prochain 6 septembre, au Cercle universitaire. Il m'invite même à y assister. Il ne me reste plus ce jour-là, vous pensez bien, qu'à me précipiter sur un téléphone pour annoncer la nouvelle au principal intéressé!»


«Le simple frère que j'étais»

Le soir du 6 septembre, le frère Sylvio-Alfred, qui n'a parlé à personne de ces événements, se rend «tout naturellement», dit-il aujourd'hui, au lancement des Insolences, et découvre alors avec surprise qu'il est seul de son clan. Sont là, bien entendu, André Laurendeau, Edgar Lespérance et Jacques Hébert, les deux copropriétaires des éditions de l'Homme. De même que tout l'aréopage normalement présent à ce genre d'événements: «J'ai vu Gérard Pelletier, quelques membres de l'Action civique: Jean Drapeau, Léon Patenaude. Le petit caricaturiste Robert La Palme, un homme charmant. Le chanoine Racicot, l'abbé O'Neil, le père d'Anjou. [...] Des reportages ont été enregistrés par CKAC, CKVL et CJMS.»

Dans une lettre envoyée par le frère Sylvio-Alfred au frère Untel — datée du 8 septembre 1960, une lettre qui faisait partie du lot original de lettres que Bussières, disions-nous plus haut, se sera vu remettre quelques années avant sa mort par Desbiens lui-même —, est décrite à chaud, pour le bénéfice du Grand Absent de la soirée, l'atmosphère qui régnait au Cercle, celle en tout cas qui fut ressentie par quelqu'un qui n'aurait pas dû être là, et qui visiblement fut dépassé par les événements:

«Après avoir vécu des heures inoubliables, je me sens incapable de vous relater convenablement tout ce que j'ai vu, entendu sur le célèbre frère Untel. [...] C'est incroyable, la sympathie et l'enthousiasme que votre livre et votre personnalité soulèvent. [...] J'ai été assailli. Mais l'amabilité avec laquelle Jacques Hébert me présentait personnellement à tous les invités m'a désarmé et mis malgré moi dans une atmosphère de confiance. [...] Aucun n'a manifesté le moindre signe blessant... pour le simple frère que j'étais — "celui qui n'est pas le Frère Untel", comme disait un reporter féminin de CKVL. [...] Certains journalistes m'ont obligé à leur faire un peu la genèse de [votre] personnalité. J'en ai parlé à CKAC, je crois. Pauvre moi! J'étais blanc, nu, tellement cette surabondance de vie me soulevait. [...] Je comprends maintenant cette émotion que la visite à André Laurendeau créait chez vous. Cet homme est puissant, mais combien accessible. Et mardi soir, il était visiblement content. C'est que le frère Untel, c'est quelqu'un pour lui!»

Puis ce qui devait arriver arriva. Le photographe du Devoir, qu'on avait assigné au lancement, ordonna au frère mariste, celui qui n'était pas le frère Untel, mais que toute la faune journalistique s'arrachait littéralement, de venir poser entre messieurs Laurendeau et Lespérance, au milieu de la photo. Et pendant les secondes que dura la mise en place de ce moment d'anthologie, le frère Sylvio-Alfred ne réalisa pas qu'il était en train de passer à l'Histoire, «tout honoré, écrira-t-il finalement dans sa lettre du 8 septembre, d'avoir été le représentant spirituel du [frère] Untel».

*   *   *

Luc Dupont - Journaliste et auteur, il prépare un ouvrage sur Jean-Paul Desbiens

Fin du texte



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 26 septembre 2010 14:54
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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