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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Micheline Dumont, “L'histoire nationale peut-elle intégrer la réflexion féministe sur l'histoire ?”. Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Robert Comeau et Bernard Dionne, À propos de L'HISTOIRE NATIONALE, pp. 19-36. Montréal: Les Éditions Septentrion, 1998, 160 pp. Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec. [Autorisation accordée par Robert Comeau le 4 novembre 2010 de publier tous ses écrits publiés il y a plus de trois ans dans Les Classiques des sciences sociales.]

[19]

Micheline Dumont

L’histoire nationale
peut-elle intégrer la réflexion féministe
sur l'histoire ?


Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Robert Comeau et Bernard Dionne,
À propos de L'HISTOIRE NATIONALE, pp. 19-36. Montréal: Les Éditions Septentrion, 1998, 160 pp.

Introduction
Premier exemple : les « Troubles de 1837-1838 »
Second exemple : le féminisme de la première moitié du XXe siècle
Troisième exemple : le courant nationaliste radical des années 1960
Quatrième exemple : le débat sur la souveraineté


Introduction

Je présente ici une réflexion en cours depuis trois ans. Au Congrès international des sciences historiques de Montréal, en 1995, j'ai participé au colloque de la Fédération internationale pour la recherche en histoire des femmes. Il portait sur Femmes, colonialismes et impérialismes à travers les âges. Ce fut un lieu extraordinaire pour établir des comparaisons et examiner les liens paradoxaux qui existent le plus souvent entre le féminisme et le nationalisme.

À ce colloque de Montréal, j'ai entendu une communication sur les rapports entre le féminisme et le nationalisme irlandais. On y apprenait que les suffragistes irlandaises, très actives au tournant du siècle et remettant en question la dichotomie privé/public, avaient été passablement muselées après la victoire de l'Indépendance en 1921.


The family, as the locus of traditional Irish culture and morality, was deemed by the state, church and pressures groups to be in need of protection from foreign corrupting influences. [...] By placing the family at the center of Irish culture, the nation came to be symbolised more and more by Irish motherhood and the sanctity of the Irish Catholic family (Gray et Ryan, 1995 : 8).


La comparaison avec l'histoire du féminisme québécois était troublante. Cela m'a donné l'idée d'examiner plus à fond les rapports du nationalisme et du féminisme dans l'histoire du Québec, en essayant de problématiser la question. Cette réflexion a donc été nourrie par de nombreuses lectures.

[20]

Il faut immédiatement préciser que cette problématique est un courant majeur, en ce moment, dans la recherche en histoire des femmes. C'est une question générale et non pas une sous-question particulière, et ce même si le plus souvent, les études sur le féminisme et le nationalisme semblent se développer en parallèle, sans interférences. L'affirmation centrale demeure : les mouvements nationalistes sont le plus souvent marqués par le genre. Suivant la théoricienne Joan Wallach-Scott (1988 : 141-143) le genre


est un élément constitutif de rapports sociaux fondés sur des différences perçues entre les sexes, et le genre est une façon première de signifier les rapports de pouvoir. [...] Comme élément constitutif, le genre implique quatre éléments : des symboles culturellement disponibles qui évoquent des représentations symboliques ; des concepts normatifs exprimés dans des doctrines religieuses, éducatives, scientifiques, politiques ou juridiques et prennent la forme typique d'une opposition binaire, qui affirme d'une manière catégorique et sans équivoque le sens du masculin et du féminin ; une notion du politique impliquant une référence aux institutions et à l'organisation sociale ; les processus d'identité subjective.


On le voit, le « genre », comme catégorie d'analyse historique va beaucoup plus loin que la simple affirmation de la construction sociale de la différence des sexes. J'ai trouvé des articles concernant le rapport « genre et identité nationale » pour des groupes de pays : l'Europe, l'Afrique, les pays musulmans, l'Empire britannique ; pour des États nations individuels : l'Angleterre, l'Australie, l'Autriche, la Tchécoslovaquie, la Chine, l'Inde, le Japon, la Corée. Une pensée théorique assez élaborée et de nombreux éléments comparatifs sont donc disponibles pour nourrir la réflexion.

« Dans le monde moderne, tout le monde peut, devrait, aura une nationalité comme il ou elle a un genre », soutient Benedict Anderson (1983) un théoricien majeur de la réflexion sur l'émergence du nationalisme. Dans Imagined Communities : Reflection on the Origins and Spread of Nationalism, il suggère que le nationalisme, en tant que construction sociale et politique, doit être associé à d'autres réalités telles que la parenté et la religion, plutôt que de l'associer à des idéologies comme le libéralisme, le socialisme. Les développements d'Anderson soulèvent presque toujours des questions concernant le « genre » et la « sexualité », même si lui-même ne les aborde pas de manière spécifique. Et le risque est grand, dans ce champ incertain, de naturaliser, d'essentialiser ce qui est socialement et intellectuellement construit. Anderson est cité par presque tous les auteurs qui interrogent les rapports de genre dans le nationalisme, même si lui-même n’a pas abordé directement la question.

[21]

« Les théories sur le nationalisme tendent à ignorer le genre comme une catégorie constitutive du nationalisme lui-même », affirme George L. Dosse. dans Nationalism and Sexuality : Middle Class Morality and Sexual Norms in Modern Europe (1985). Cet auteur a montré que la prolifération des nationalismes européens, au XIXe siècle, a influencé la construction des normes de la classe moyenne concernant le corps et le comportement sexuel. Il a également montré que ces codes de moralité bourgeoise avaient pu faciliter, en retour, l'émergence des nations fascistes au XXe siècle. On doit reconnaître que la nationalité, tout comme le genre, est un terme relationnel dont l'identité dérive d'un système de différences, et de l'affirmation de ces différences.

Or, « le nationalisme surgit de manière typique d'une mémoire masculinisée, d'une humiliation masculine et d'une espérance masculine », suggère à son tour Cynthia Enloe (1989 : 44). Dans son ouvrage Bananas, Beaches and Bases. Making Feminist Sense of International Politics, cette politologue consacre en effet un chapitre à « Nationalism and masculinity », rejoignant ici les nombreuses observations à l'effet que les femmes pourraient avoir un rapport différent à l'identité nationale de celui des hommes. On en a un exemple frappant dans le dernier ouvrage de Daniel Francis, National Dreams (1997), au sujet des mythes du nationalisme « canadian ». Sur les sept chapitres qui constituent le volume, cinq renferment une thématique décidément masculine « 1. Making tracks : The Myth of the CPR ; 2. The Mild West : The Myth of the RCMP ; 3. Your Magesty's Realm : The Myth of the Master Race ; 4. The Infantilization of Québec : The Myth of National Unity ; 5. Divided we stand : The Myth of Héroism [1] ; 6. The Ideology of the Canoe : The Myth of Wilderness ; 7. Great White Hope : The Myth of North. » On conviendra que les femmes auront toujours du mal à s'identifier aux histoire de chemins de fer, de police, de guerres, d'explorations et de vie sauvage. Cynthia Enloe (14) donne d'ailleurs, comme exemple à son propos, la politique de la North West Company, au Canada, d'interdire les mariages avec les femmes autochtones en 1806. On n'a d'ailleurs qu'à penser à la politique indienne du gouvernement canadien au XIXe siècle, qui privait les femmes autochtones de leur statut si elles épousaient des Blancs, dans le but évident et exprimé de diminuer la population autochtone. Voilà un exemple flagrant du caractère sexué d'une politique nationale.

Pour souligner la réflexion stimulante de George Dosse, un collectif est paru en 1992 : Nationalisms and Sexualities (Parker et al.). Dans cet ouvrage présentant des articles en provenance de plusieurs disciplines et sur toutes les [22] périodes et les espaces historiques, on est frappé par la multitude de rapports inédits proposés par les collaborateurs/trices entre le nationalisme et le genre. Entre autres, un article « Nationalism, gender and the Narrative of Identity », qui porte sur le cas de l'Inde, et qui nous amène directement sur le questionnement du Présent colloque. Cet article démontre que Ghandi a utilisé la symbolisation des femmes à souffrir silencieusement, comme marque de la résistance politique du peuple indien (Radhakrishnan, 1992 : 77-95). D'ailleurs, la table des matières de cet ouvrage est une invitation à reconsidérer de nombreuses affirmations soi-disant neutres sur le thème de la culture nationale.

Et que dire des rapports entre les nationalismes musulmans et la condition des femmes ? Dans Gender and National Identity. Women and Politics in Muslim Societies (Mognadam et al., 1994 ; 1), les collaboratrices examinent la question dans six pays distincts et établissent que les enjeux, pour les femmes, sont à la fois théoriques, politiques et personnels. Les mouvements d'affirmation nationale se sont presque tous développés en accord avec des mouvements de revendications féministes. La « question des femmes » devenait souvent un critère de l'accès des « colonies » à la modernité. Mais la situation change rapidement après les processus d'indépendance. Car dans les nouvelles nations, « the nationalist project increasingly assigns to women the rather onerous responsabilty for the reproduction of the groupe, through family attachment, domesticity and maternal roles  (3) ».

En définitive, on en arrive à la constatation que la nationalité, tout comme le genre, est une réalité socialement (et politiquement) construite. Dans « Feminism and Nationalism in Early Twentieth century : A Cross-Cultural Perspective », Ida Bloom (1995 : 82-94), une historienne norvégienne, réfléchit justement sur les deux formes de nationalisme dont on parle tant par les temps qui courent, le nationalisme civique et le nationalisme identitaire, et utilise pour sa réflexion/comparaison le débat permanent, dans les cercles féministes, sur l'opposition égalité/différence. Enfin, dans un numéro spécial de la même revue en 1997, une discussion aux États-Unis autour des résultats de la Commission sur le « National History Standard » (coll., 1997 : 140-176), illustre à quel point le projet d'intégrer les femmes dans le « nous » collectif pose des problèmes, même dans une nation aussi nationalement hégémonique que nos voisins du Sud.

On doit à Susan Mann les premières réflexions sur le rapport féminisme/nationalisme au Canada. Ayant déjà effleuré ce rapport dans ses recherches sur la pensée de Lionel Groulx (1973 ; 1975a) et d'Henri Bourassa [23] (1975b), elle a publié, il y a près de vingt ans (1979 : 7-20), un article où elle soulignait les liens nombreux que l'on pouvait établir entre nationalisme et féminisme [2]. Elle y montrait également que les historiennes du féminisme avaient jugé les premiers mouvements féministes avec les critères du présent, ce qui les avait sans doute empêchées de saisir la nature des rapports avec les mouvements nationalistes contemporains. Son article est d'autant plus éclairant qu'elle établit également le même rapport pour le nationalisme « canadian » à la même période, tout en soulignant le fait que la critique du nationalisme québécois obscurcit la lentille des historiens du Canada anglais. Susan Mann a repris ces analyses dans son ouvrage de synthèse (1983) The Dream of Nation. A Social and Intellectual History of Quebec, y consacrant pas moins de deux chapitres. Elle aborde le XXe siècle par le chapitre : « Féminisme, nationalisme et méfiance cléricale » et ainsi se trouvent intégrés dans la trame nationale, les gestes et les paroles des premières féministes. Elle termine son ouvrage (qui s'arrête aux lendemains du Référendum de 1980) par le chapitre : « Féminisme, fédéralisme et indépendance du Québec », dans lequel elle tente de démêler l'écheveau des allégeances multiples qui rassemblent et divisent les Québécoises et les Québécois après l'élection du Parti québécois. Il fallait sans doute une anglophone pour parler calmement de ces questions difficiles. L’analyse de ce chapitre reste encore très sommaire, puisque liée de si près à une actualité qui restait brûlante au moment de l'écriture, mais elle a le mérite d'intégrer les deux mouvements intellectuels les plus importants de la décennie des années 1970 dans une seule ligne narrative. Mais, double solitude aidant, les remarques de l'historienne ont peu influencé les chercheuses [3].

On le constate en analysant les quelques textes qui ont examiné la question. Le mouvement féministe au Québec de 1893 à 1945 : ses liens avec le nationalisme canadien-français, un mémoire de maîtrise en science politique d'Anne-Marie Gingras en 1981, a repris la démonstration traditionnelle et largement reconnue de l'influence des idéaux nationalistes dans le discours des féministes québécoises, ce qui rend leur « idéologie contradictoire en ce qu'elle s'appuie sur le nationalisme de conservation tout en demandant des droits politiques accrus pour les femmes (1981 : 78) ». « Nationalisme et féminisme : impasse ou coïncidences » un article de Diane Lamoureux [24] (1983 : 43-62), a proposé, dans le Québec l'après-référendum, que l'idéologie nationaliste n'arrivait pas à intégrer les revendications des féministes. Féminisme et nationalisme. Histoire d'une ambiguïté, un mémoire de maîtrise en histoire de Danielle Couillard en 1987, porte sur la période 1976-1980. Il examine la brève histoire du « Regroupement des femmes québécoises », qui tenta de proposer une plate-forme féministe et souverainiste au moment du premier référendum sur la souveraineté. Par ailleurs, la politologue Micheline De Sève a également publié quelques articles de réflexion théorique autour de cette question (1992 ; 1994). Elle examine entre autres le chassé-croisé du genre et de l'ethnie dans un espace politique multinational. Roberta Hamilton a récemment proposé une réflexion-choc sur la question de la fécondité des femmes. Dans « Pro-natalism, Feminism and Nationalism (1995 : 135-152) » elle suggère :


If feminists and nationalists together confronted the myths from the past and jointly insisted upon the collective responsibility for child care and the Word they create for all children, their next joint encounter with political power might well have quite a différent outcome.


Enfin, dans L’impossible réciprocité des rapports politiques et idéologiques entre le nationalisme radical et le féminisme radical au Québec 1962-1972, mémoire de maîtrise en histoire, Stéphanie Lanthier (1998) examine la pensée des nationalistes radicaux sur les femmes.

Le questionnement est légitime pour plusieurs raisons. Les femmes forment la moitié de la population. Le nationalisme est un mouvement profondément enraciné dans la population. On doit donc se demander de quelle manière les définitions de la nation, ici, sont marquées par le genre. Par ailleurs, le féminisme est un mouvement organisé au Québec depuis plus d'un siècle, en fait depuis 1893. Par conséquent, il importe de se demander de quelle manière les différents groupes se sont alignés, face au mouvement nationaliste, à différents moments de l'histoire collective, au fur et à mesure que l'idéologie nationaliste elle-même se transformait. Il faut examiner aussi les positions des autres courants intellectuels face au féminisme. Les premières féministes du Québec se sont « séparées » de leurs collègues « canadian » en 1907 et le nationalisme n'a pas été étranger à cette décision. Les premières revendications des féministes ont confronté les discours nationalistes sur leur conception du rôle des femmes : on n'est pas prêtes d'oublier les diatribes d'Henri Bourrassa contre le féminisme. Enfin, un féminisme qui s'est présenté comme radical est apparu à la fin des années 1960, dans la mouvance du nationalisme radical et du « women's lib » américain. Sur le [25] schéma de la libération nationale se profilait la libération des femmes qui contestait l'ordre patriarcal dans les institutions domestique, économique et sociale [4]. « Le privé est politique », déclaraient les militantes. Nous y reviendrons plus loin.

La réflexion féministe actuelle, dans le champ de l'histoire des femmes, notamment celle qui prend pour base les interrogations du genre, pose donc de nouveaux défis à la trame de l'histoire nationale. Il y a là une interrogation qui n'a jamais été examinée en profondeur. J'en suis à la phase initiale de chercher un angle d'approche pour approfondir la question. Je veux proposer aujourd'hui quelques coups d'œil encore impressionnistes dans le champ de l'histoire, quatre moments de notre histoire collective, dont le dernier, à vrai dire, relève plutôt de l'actualité. Mais où se situe la frontière entre hier et aujourd'hui ?


Premier exemple :
les « Troubles de 1837-1838 »

L’historien Allan Greer soutient que les femmes furent moins actives dans la lutte antigouvernementale qu'elles ne l'avaient été au XVIIIe siècle dans diverses émeutes. Il affirme qu'on assiste à une masculinisation de la politique, phénomène qui a d'ailleurs lieu partout en Occident à la même époque. Le républicain défend une conception essentiellement masculine de la citoyenneté en régime démocratique. Par ailleurs, domine à ce moment-là la conviction rousseauiste que la femme vertueuse doit se confiner à son rôle domestique. Greer (1997 : 176) donne cet exemple : « Le Te Deum avait à peine commencé que le peuple quittait l'église en bloc, ne laissant que les femmes et les marguilliers en compagnie de monsieur le curé. » Les femmes font-elles partie du peuple ? Le chroniqueur du Vindicator semble penser que non. Je ne veux pas discuter ici de la mobilisation des femmes dans l'insurrection, qui reste encore, à mon sens, difficile à documenter, ni des cas de quelques femmes qui sont connues pour leurs interventions publiques [5], ce qui relève plutôt de l'anecdote. L’information la plus troublante, concernant cette période de notre histoire, reste toutefois que ce sont les patriotes qui ont ôté aux femmes le droit de vote qu'elles détenaient depuis 1791. Précisons ici que très peu de femmes exerçaient ce droit. « Il est odieux de [26] voir traîner aux hustings des femmes par leurs maris, des filles par leurs pères, souvent contre leur volonté. L’intérêt public, la décence et la modestie du sexe exigent que ces scandales ne se répètent plus », écrit Papineau. Les députés ont supprimé le suffrage féminin au nom de l'ordre public, mais aussi de l'ordre sexuel dans la sphère domestique. Ce vote n'a entraîné aucun débat public chez les femmes qui ne sont pas réunies en associations à cette époque [6]. On aurait tort toutefois de penser que cette opinion est particulière aux « Patriotes ». Au contraire. Tous les théoriciens de la démocratie ont proposé une conception essentiellement masculine de la démocratie.

On pourrait multiplier les citations affirmant que la citoyenneté est incompatible avec la maternité. Dans Femmes, culture et révolution, Elke et Hans Christian Harten montrent bien de quelle manière les théoriciens de la révolution française ont précisé les limites de l'« identité républicaine » de la femme. « Le lait maternel était le vecteur élémentaire et privilégié de cette transformation, de cette régénération morale de la société. » « Le rôle naturel de mère s'élargit et fait de la femme la mère de la société. Ce rôle conventionnel va de pair, dans la Révolution, avec l'exigence d'une institutionnalisation qui promet aux femmes un pouvoir social propre. » « Ce mythe d'un régénération fondée sur la nature explique que les femmes aient été simultanément exclues de la politique et élevées au rang de déesses de la Liberté, de l'Égalité, de la Vertu et de la Raison (Harten, 1989 : 27-50). » Sara Evans (1989 : 55-59) rappelle le même processus parmi les théoriciens de la révolution américaine : « The founding fathers shared a restricted vision of "the citizen". » « The problem of female citizenship was solved by endowing domesticity itself with political meaning. » « Republican motherhood directed women's newfound political consciousness into the home. Its ideology endowed motherhood with civic purpose helping to spawn the sentimentalization of domestic duties. » Comme 1'explique Carol Pateman (1992 : 17-31) :


Les femmes, leurs corps et leurs capacités distinctives représentaient tout ce que la citoyenneté et l'égalité n'étaient pas. La « citoyenneté » a même acquis sa signification par l'exclusion des femmes, c'est-à-dire leur différence sexuelle [7].


[27]

C'est ce qu'on a nommé le dilemme de Mary Woolstonecraft : « Comment peut-on être mère et citoyenne ? » Rappelons donc que le phénomène, exclure les femmes des droits démocratiques, est généralisé à l'ensemble du monde occidental. Cette exclusion de la politique est une construction intellectuelle et politique : une théorie marquée par le genre. Elle se retrouvera dans l'Acte de l'Amérique du Nord britannique qui précise que les « personnes » doivent être de sexe masculin [8]. Cette construction ne devrait-elle pas figurer dans la trame de l'histoire nationale générale, canadienne ou québécoise, et non pas uniquement dans les ouvrages des féministes ? N'est-elle pas fondamentale dans la compréhension de l'histoire nationale, de l'histoire politique ?


Second exemple :
le féminisme de la première moitié du XXe siècle

Je ne reprendrai pas ici l'histoire de l'émergence des premiers groupes féministes au Québec. On sait que la tradition d'engagement social et philanthropique des femmes les a incitées, après 1880, à se regrouper dans diverses associations qui furent chapeautées, en 1893, par le National Council of Women of Canada/Conseil national des Femmes du Canada. Cet organisme possédant des conseils locaux, les Canadiennes françaises se sont retrouvées dans le « Montréal Local », où leur présence suscitait les critiques des élites religieuses. C'est alors que Marie Gérin-Lajoie entend parler de la revue Le Féminisme Chrétien de Marie Maugeret, en France, ce qui la fait « frémir de plaisir ». Enfin des arguments pour établir la conformité des objectifs féministes avec la doctrine de l'Église. Il est donc possible d'être catholique et féministe (Pinard, 1983 : 177-180). Mais la collaboration des deux groupes nationaux n'est pas de tout repos et suscite des malaises. Les Anglo-Saxonnes sont très « impérialistes » et méprisent ouvertement les « papistes » et les « races inférieures » (voir Valverde, 1991). Quand elles invitent les Canadiennes françaises à un banquet pour célébrer la victoire britannique de Trafalgar contre la France, en 1905, c'est la goutte qui fait déborder le vase (Pelletier-Baillargeon, 1996 : 386) [9].

[28]

Il est certain que les premières militantes sont nationalistes et féministes. Leur militantisme réussit même à transcender les rivalités politiques traditionnelles. Il y a parmi elles des « bleues » et des « rouges ». Mais leur engagement ne transcende pas les disparités nationales. Elles sont même piégées par le discours nationaliste de l'époque. Leur marge de manœuvre est étroite car d'une part, la caution de l'Église reste indispensable, ce qui explique le retrait de Marie Gérin-Lajoie de la cause pour le droit de vote des femmes après 1922 (Trifiro, 1978 : 3-18), et d'autre part, la cause nationaliste les soumet en quelque sorte à la nécessité nationale de leur subordination juridique et à leur rôle central dans la « revanche des berceaux ». Car, dans l'idéologie dominante, c'est la fécondité et la vertu des femmes qui ont sauvé la nation [10]. Or quand on les sollicite pour participer activement à une cause nationaliste, comme en 1913, au moment de la crise des écoles françaises en Ontario, c'est à une collecte de fonds qu'on le convie : les féministes de la Fédération vendront des « tag days » pour les écoles françaises de l'Ontario (Pelletier-Baillargeon, 1996 : 584-587, 599-600) [11]. Voilà un stéréotype bien ancré : on s'adresse aux femmes pour organiser une collecte de fonds.

Certes, les historiennes et les historiens ont désormais démontré à quel point le « discours sur la fécondité des Québécoises » ne correspondait pas à la réalité de la majorité des femmes. Au début du XXe siècle, 20% des femmes « produisent » 50% de tous les enfants qui naissent. Le taux de fécondité est en baisse au Québec depuis 1850, et durant les années 1930, il effectue une baisse significative. Mais le discours nataliste, lui, est resté presque inchangé durant plusieurs décennies. Colette Carisse (1974) a d'ailleurs [29] démontré en 1974 à quel point le discours empêchait de voir la réalité. Or ce discours influence les féministes et les nationalistes. Cette perspective est indispensable à la compréhension de la trame de l'histoire nationale. Les exemples sont fort nombreux : on en donnera ici une brève liste, pour mémoire.

On trouve dans La Bonne Parole, la revue de la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste, première association féministe québécoise, de nombreux articles qui expliquent quel est le rôle des femmes dans la survie de la nation. Le défilé de la Saint-Jean-Baptiste revient sur ce thème régulièrement. Quatre défilés y sont spécifiquement consacrés : 1931, 1941, 1943 et 1961. La nation est représentée sous les traits d'une femme, parfois même placée à côté d'un lion, britannique comme il se doit. Ce sont des figures de femmes qui représentent les rivières, les montagnes, les richesses naturelles, richesses qu'il faut exploiter... Les articles publiés dans le programme, sous la plume des intellectuels de l'heure, sont très explicites. Plusieurs noms ne nous surprennent guère, mais on trouve aussi des textes d'André Laurendeau, Guy Frégault, Roger Duhamel [12]. Les Semaines sociales du Canada abordent le thème de la famille régulièrement et on ne fait pas mystère du rôle qu'on attend des femmes [13]. Les associations de femmes, telles que les Cercles de Fermières (1915), les Amicales d'anciennes élèves (1910), la Ligue féminine catholique (1929), qui regroupent des milliers de femmes, sont unanimes à endosser les couplets conservateurs dans leurs publications. Les femmes ne remettent pas en question le rôle qu'on attend d'elles. Même Thérèse Casgrain, qui poursuit la lutte pour le droit de vote après 1927, tient compte de ce discours traditionnel. Les affiches que produit la Ligue des Droits de la femme sont différentes en anglais et en français. Dans les affiches en français, elle omet les mots « Égalité » et « Justice ». Et pour parler du droit des femmes à exercer des professions, elle précise en français, « Pour les femmes qui sont obligées de travailler (Hamilton, 1995 :135-152). »

[30]

De nouveau, ce phénomène n'est pas spécifique au Québec. Pour la même période, dans l'ensemble des pays occidentaux, Françoise Thébault (1975 : 26-235) parle de la « nationalisation des femmes », dans le tome V de la série Histoire des femmes publiée chez Plon. Les historiennes en donnent des exemples probants en URSS, en Italie, en Allemagne, en Espagne, en France. On note presque partout l'accent mis sur les politiques natalistes. La principale différence tient au fait qu'ici le discours officiel fait référence à la « fécondité légendaire » des femmes, au lieu, comme ailleurs, de proposer soit des législations contre la contraception et l'avortement (en France par exemple) ou des législations voulant soi-disant restaurer la famille. On voit même, en Espagne, les opposants à la République faire ouvertement référence à la conquête récente du suffrage féminin en disant : « Emparons-nous de ce cadeau empoisonné », escomptant le vote réputé conservateur des femmes pour annuler les réformes de l'Espagne républicaine (D. Bussy Genevois, 1975 : 175).

Et ne croyons pas que l'émergence d'un nationalisme plus moderne, après 1960, a modifié ce discours. Les trois exemples suivants sont assez éloquents. Jean Lesage, devant les femmes de la Fédération des femmes libérales en 1964, alors qu'elles réclament le droit de voter aux élections scolaires : « Nous avons davantage besoin de vos prières que de vos votes [14]. » René Lévesque, au congrès de fondation de la Fédération des Femmes du Québec en 1966 :


Cette Fédération est un regroupement utile : elle est bonne si elle évite d'enfoncer les portes ouvertes. Je vous mets en garde contre le danger d'user d'un ton agressif, celui d'un sexe en tutelle. [...] Pourquoi essayer d'occuper un terrain qui ne se défend plus [15] ?


Jean-Paul Lefebvre, député libéral, à la Fédération des femmes libérales, en 1966 : « Les regroupements féministes sont dangereux pour les femmes [16]. » Il y a plus. Pourquoi cet aspect important du nationalisme québécois ne pourrait-il pas figurer dans les histoires générales, en insistant sur l'influence de la construction « genrée » de ce nationalisme ? On doit se demander pourquoi, dans les livres d'histoire, on insiste pour dire que ce sont les gouvernements qui ont « accordé » le droit de vote aux femmes, au lieu d'expliquer pourquoi et comment les femmes l'ont « réclamé ». Cette occultation des actions politiques des femmes contribue à nier leur rôle historique.

[31]


Troisième exemple :
le courant nationaliste radical des années 1960


Cette période fétiche de notre histoire collective doit être réexaminée. Certes, il y a belle lurette que les historiens et les historiennes ont démontré que tout n'a pas commencé en 1960, et qu'au niveau des idées comme des réalités, le Québec avait commencé à changer bien avant 1960. Je ne veux surtout pas reprendre ici ce débat qui a déjà trop duré. Je voudrais plutôt souligner trois phénomènes qui passent le plus souvent inaperçus.

La décennie 1960 voit donc apparaître plusieurs courants réformistes, sur tous les plans de la société. Il est intéressant de mettre ici en relief qu'au réformisme global, qui caractérise la société, correspond l'émergence du féminisme dit réformiste, après 1965. C'est l'histoire désormais très connue de l'anniversaire du droit de vote en 1965, de la fondation de la Fédération des Femmes du Québec en 1966 et de la création de l'AFEAS la même année, née de la fusion de l'UCFR et des Cercles d'économie domestique (Collectif Clio, 1992 : 463-468). Comme au début du siècle, ces groupes se situent ouvertement et officiellement en dehors des clivages politiques. Mais ces événements sont rarement intégrés dans les nombreuses chronologies qui tentent de résumer la révolution tranquille (Provencher, 1991 ; Harvey et Southam, 1972). Le discours sur l'entrée du Québec dans la modernité arrive mal à intégrer les données politiques du mouvement féministe.

Mais la décennie des années 1960 voit aussi l'émergence d'un discours nationaliste et socialiste radical. Il serait trop long d'énumérer tous les groupes, toutes les revues, tous les groupuscules et toutes les manifestations violentes : des bombes du FLQ, aux grèves sauvages et aux manifs. Les plus âgé/ées d'entre nous s'en rappellent comme d'une décennie d'intense agitation.

Or à la fin des années 1960, en 1969 en fait, naît le FLFQ (Front de libération des femmes du Québec), dont la première activité est une manifestation pour protester contre le règlement « antimanifestation » Drapeau-Saulnier, lui-même promulgué à la suite de l'émeute de la Saint-Jean de 1968. Ce groupe de militantes ne vient pas du féminisme réformiste. Il vient en droite ligne du nationalisme et du socialisme radical. C'est d'ailleurs la même conjoncture qui explique l'émergence d'un féminisme radical dans le monde occidental à la même époque (Echols, 1989 ; Basch, 1993). Les témoignages des militantes de l'époque sont très explicites (Lanctôt, l98l) [17], [32] de même que les textes primitifs du FLFQ (O'Leary et Toupin, 1982). Rappelons que les deux exemples précédents, 1837-1838 et début du XXe siècle, illustraient également que ce qui se passe au Québec est à l'image de ce qui se passe en Occident à la même époque.

Ainsi, au Québec comme ailleurs dans le monde, le radicalisme politique et social donne naissance au féminisme radical. Le Manifeste du FLFQ en 1971, répond au Manifeste du FLQ en 1970. Le premier numéro de Québécoises Deboutte offre ce slogan : « Pas de libération des femmes sans libération du Québec. Pas de libération du Québec sans libération des femmes » (Lanthier, 1998 : 52-77) [18]. Par la suite, le groupe sera dominé plus ouvertement par l'extrême gauche socialiste et abandonnera son slogan.

Dans son mémoire de maîtrise, Stéphanie Lanthier propose une nouvelle lecture de Parti Pris et des théoriciens du nationalisme radical, lecture où elle trouve un violent symbolisme sexuel. C'est encore plus clair dans les romans publiés à cette époque par quelques rédacteurs de Parti Pris : Hubert Aquin, Jacques Renaud, Jacques Godbout et d'autres écrivains qui circulent dans le réseau de la contestation intellectuelle. Ce violent symbolisme sexuel doit être expliqué : il n'est pas gratuit.

Le nationalisme radical conserve systématiquement un ensemble d'images passéistes, stéréotypées et aliénantes des femmes. Dans un article de magazine (Le Maclean, 1973 : 62) commentant la publication de quelques ouvrages nationalistes, Jacques Godbout propose le titre « Les fesses de la fille », et écrit : « Ils aimeraient bien, s'ils vont au strip-tease, regarder les fesses de la fille avant de se demander si elle est en faveur de l'indépendance. »

Stéphanie Lanthier (1998 : 115) a trouvé dans ces écrits un ensemble d'associations sémantiques fort éclairantes. Tout d'abord, un symbolisme sexuel, viril et politique : le mariage et le lien Québec-Canada ; la confédération associée à une maladie vénérienne ; l'aliénation des Québécois identifiée à l'image de la mère ; la femme identifiée au Québec ; la conquête d'une femme vierge représentant la conquête du Québec. Ensuite, des références symboliques violentes, telles que le viol représentant la libération du Québec, l'appropriation de la femme associée à l'appropriation du Québec, le meurtre d'une femme représentant la libération du Québec.

Enfin, le rôle des femmes est presque toujours représenté comme réducteur et passif je voudrais reprendre ici les éléments les plus convaincants de cette analyse :

[33]


Le discours nationaliste radical est profondément sexiste. Non seulement le révolutionnaire est-il le porteur de la libération nationale, mais il est le seul à pouvoir la créer. Les femmes n'ont aucun rôle actif. En fait, les femmes, dans cette littérature nationaliste servent d'outil à la « libération » des hommes du Québec. [...] Le symbolisme est profondément lié à un lyrisme poétique et sexuel, voire pornographique, où les hommes révolutionnaires portent la libération nationale dans le pays, femme, Québec. [,,,] Les femmes se voient devenir, par surcroît, des ennemies de la libération. […] Dans certains textes, les femmes toujours « ennemies », représentant la culture aliénée et le capitalisme. [...] Et la seule façon de concevoir la libération dans ce cas, c'est de tuer cette femme qui incarne l'ennemi.


On est donc en droit d'interroger la signification de ce discours. Son importance est attestée par sa présence dans la pédagogie de l'enseignement de la littérature au niveau secondaire et collégial. L'édition de 1969 de Prochain épisode, de Hubert Aquin, est accompagnée d'un guide pédagogique. « La question du symbolisme femme/pays est clairement exprimée et l'étudiant doit retrouver des exemples de ce symbolisme dans le livre (Lanthier, 1998 : 96, note 47) ». Il y a donc là une donnée fondamentale de la pensée nationaliste qui doit être approfondie. Quelle a été l'influence de ce discours sur les femmes elles-mêmes ? Et pourquoi n'a-t-il pas été souligné à l'époque ?

De nouveau, on doit suggérer qu'il est important que l'histoire nationale réfère à cette caractéristique du discours nationaliste, qui s'accompagne d'ailleurs, au même moment, de la mise à l'écart, disons cavalière, de toutes les institutions dirigées par des femmes, dans la dynamique de la soi-disant révolution tranquille (Collectif Clio, 1992 : 601-602) [19].


Quatrième exemple :
le débat sur la souveraineté
 [20]

Les femmes ont été très nombreuses à adhérer au Parti québécois, dès sa création. En effet, pour plusieurs militantes, il est possible de superposer le discours de libération nationale avec le discours de libération des femmes. Dans la foulée du mouvement des femmes, les militantes péquistes ont établi, à travers les instances du parti, des comités de condition féminine qui [34] réussissent à imposer au parti une plate-forme d'objectifs ouvertement féministes. Le Parti québécois est le premier parti politique québécois à proposer, dans son programme, des points qui concernent la transformation des rapports hommes/femmes : sur le marché de l'emploi, dans la législation, dans les services, dans la famille, etc. C'est alors que survient, au conseil national du PQ, en 1977, la discussion sur la politique du parti concernant l'avortement. René Lévesque avait souvent déclaré en public que cette question ne figurait pas dans les priorités de son parti (Fournier, 1978 : 105-141). Et quand l'assemblée de son parti vote une proposition favorable à l'avortement, il utilise son droit de veto personnel pour renverser la décision. Outrées, les militantes quittent en grand nombre et procèdent au démantèlement des comités de condition féminine des différentes circonscriptions. Dans ses Mémoires, René Lévesque ne souffle pas un mot de cet événement. La fin de la décennie 1970 se signale d'ailleurs par l'impatience des milieux féministes face à la lenteur du Parti québécois à mettre en application les points du programme qui concernent les femmes. Lorsque Lise Payette lance la politique d'ensemble Pour les Québécoises : Égalité et Indépendance [21], l'impatience est à son comble. C'est alors qu'est mis sur pied, en octobre 1978, le Regroupement des femmes québécoises, 400 militantes, qui tentent de proposer une tribune à la fois souverainiste et féministe. Au moment du référendum de 1980 toutefois, les responsables proposent la stratégie suivante : sur le bulletin de vote, on inscrira le mot « femmes » au lieu de voter « oui » ou « non ». Cette consigne n'a pratiquement pas été observée et a signé, à toutes fins utiles, la fin du Regroupement [22]. Car les militantes, elles, avaient mis une sourdine à leur déception et avaient massivement manifesté leur adhésion à la souveraineté du Québec. Mais leurs manifestations sont passées complètement inaperçues, notamment le quarantième anniversaire du droit de vote des femmes au Complexe Desjardins le 26 avril 1980, immédiatement après le « Rallye des Yvettes ». À ce rassemblement avaient pris la parole, Lise Payette bien sûr, mais aussi Madeleine Parent, Hélène Pelletier-Baillargeon, qui avait déclaré : « Toutes les démarches vers l'autonomie et la liberté se ressemblent. » Mais, dans le déluge médiatique qui a entouré l'affaire des Yvettes, les propos des militantes souverainistes et féministes ont été complètement occultés. De nombreuses analyses ont [35] depuis démontré le biais des « explications » qui ont alors circulé : les femmes en ont assez du féminisme radical, les femmes rejettent les objectifs de Lise Payette, etc. La mémoire collective a conservé un souvenir amer de la bataille référendaire de 1980 (Dandurand et Tardy, 1981 : 21-54 ; Stoddart et Lamothe, 1981 : 23-27 ; Tardy et al., 1992 : 163-195). Mais l'ambiguïté de la question est contenue tout entière dans une déclaration de Thérèse Casgrain, militante féministe et championne fédéraliste des rassemblements d'Yvettes : « Dans les périodes de crise nationale, déclarait-elle, on fait toujours appel aux femmes. »

Par la suite, on a toujours retrouvé ce paradoxe, dans les rassemblements politiques des deux dernières décennies - Rapatriement unilatéral de la constitution, Accord du lac Meech et échec de sa ratification, Commission Bélanger-Campeau, Entente de Charlottetown, référendum québécois de 1995 ; du côté souverainiste, les femmes militantes associent les questions concernant les femmes et la question de la souveraineté du Québec, alors que les femmes fédéralistes ne font pratiquement jamais de rapprochement entre les questions constitutionnelles et les questions qui concernent les femmes. Quant aux discours masculins, quelle que soit l'option constitutionnelle, ils ignorent la présence de cette parole féminine. « On n'aurait rien dit que ça aurait été pareil ! » a déclaré une militante en 1993. Car le problème est le suivant : les instances politiques ne font que timidement place à la problématique des femmes. Au moment de la Commission Bélanger-Campeau, 16 mémoires sur 596 ont été présentés par les groupes de femmes. On a demandé des avis de spécialistes : 2 avis sur 53 ont abordé la question des femmes. Il vaut la peine de rappeler la déclaration de Claire Bonenfant :


En plaçant notre action au niveau provincial, nous avons fait progresser la situation des femmes, et ce progrès fait partie du caractère distinct du Québec. D'un point de vue féministe, nous comprenons l'importance de l'autonomie et de l'identité. Ces buts sont au cœur de la lutte des femmes. Nous comprenons le prix de l'autonomie, mais nous connaissons aussi sa valeur [23].


Résultat ? Un tout petit paragraphe sur l'égalité des hommes et des femmes dans le rapport de la Commission Bélanger-Campeau. Toutes les analyses des femmes disparaissent devant les impératifs de l'analyse économique. Les aspects culturels et sociaux qui sont liés à la constitution et à l'économie seront beaucoup plus difficiles à gérer et exigeront beaucoup plus [36] d'imagination et de détermination que les aspects économiques sur lesquels on a déjà beaucoup réfléchi. Mais les femmes sont presque les seules à porter ces interrogations et à les ramener sans cesse sur le devant de la scène [24]. C'est notre nouvelle toile de Pénélope. Nous devons accepter de nous poser la question suivante : le discours nationaliste peut-il être coloré par l'analyse féministe ?

*   *   *

Comme il arrive souvent, lorsque deux termes se heurtent de façon contradictoire, mieux vaut commencer par s'interroger sur la logique qui amène à les opposer de façon irrémédiable plutôt que de poursuivre indéfiniment leur comparaison en exacerbant leurs divergences. Cette logique me semble être la tendance générale à « naturaliser » les femmes, à identifier l'« homo quebecensis » au masculin, à refuser aux femmes le statut de « sujet » de l'histoire, à valoriser une approche étroitement démographique de l'avenir de la nation, à identifier les interrogations venues du féminisme comme un « greffon étranger ». Cynthla Enloe (1989 : 46) affirme : « Living as a nationalist feminist is one of the most difficult project in today's world. » Cette affirmation ne serait-elle pas vraie également pour la situation québécoise ?

Je trouve, dans mes notes d'historiographie, cette phrase de Cicéron, prononcée il y a plus de 2000 ans : « En histoire, il ne faut rien dire de faux. Il faut aussi oser dire tout ce qui est vrai. » Je trouve que c'est une belle devise quand on tente d'écrire l'histoire.



[1] Il s'agit des gestes héroïques des soldats canadiens durant les deux guerres mondiales.

[2] Je ne connaissais pas cet article pénétrant qui rejoint les problématiques qui viennent d'être présentées.

[3] Je reconnais les avoir lues avec perplexité parce que je ne comprenais pas les implications théoriques qui les sous-tendaient.

[4] Il n'y a pas de définition univoque des principaux mouvements féministes. La définition ici présentée est celle des militantes elles-mêmes.

[5] Je pense en particulier à Rosalie Cherrier, Hortense Globensky, la « Reine de Hongrie » et Émilie Boileau-Kimber.

[6] Les débats, assez nombreux, tiennent au fait que des députés se servent du suffrage des femmes pour faire annuler une élection. On proteste si une ou des femmes ont voté. On proteste aussi si on a empêché des femmes de voter. La question est électorale et pas du tout sociale.

[7] D. Lamoureux (1991 : 53-67) a également abordé cette question dans une perspective étroite de science politique.

[8] On se rappelle que cet article de l'AANB a été contesté par des féministes albertaines, durant les années 1920, et qu'elles ont obtenu, auprès du Conseil privé de Londres, en 1929, que les femmes soient des personnes. C'est le célèbre « Person's Case ». Voir Collectif (l 988 : 282).

[9] L’auteure de la biographie d'Olivar Asselin y note à plusieurs reprises le traitement cavalier des leaders nationalistes face aux femmes qui collaborent avec eux.

[10] L’un des thèmes majeurs du Congrès des Sciences historiques de 1995 était : « Le rapport masculin/féminin dans les grandes mutations historiques ». Mais sur les 22 communications présentées dans ce forum, 2 seulement abordaient la question du nationalisme, et ces 2 communications provenaient de Canadiennes anglaises, Gail Cuthbert-Brandt et Joy Parr. Toutefois, Yolande Cohen, qui faisait le rapport de la table ronde où elles prenaient la parole, n'a pas cru bon de souligner la difficulté des rapports entre féminisme et nationalisme. Au contraire, elle expose de nouveau sa thèse sur « les mécanismes particuliers d'intervention des femmes dans la vie domestique et la production de la citoyenneté » et conclut à leur rôle éminemment politique, qu'il ne faudrait surtout pas « analyser en termes d'oppression ». Elle ajoute plus loin, « que les désirs de reconnaissance des différentes identités qui constituent la mosaïque canadienne étaient appréhendés de la même façon par les femmes des différentes provinces ». Cette affirmation est contredite par les débats au National Action Committee que je rapporte dans l'article « Women of Quebec and the Contemporary Constitutional Issue ». Cohen (1995 : 47-59) note cependant avec raison, « que le problème important [à] poser est celui du rapport des femmes au pouvoir, dans son historicité, sans présumer de la réponse ».

[11] Notons aussi qu'Olivar Asselin attribuera l'échec relatif de l'opération « tag day » à l'anglomanie des dames, au lieu de mettre en cause ses propres gestes.

[12] 1921 : « La Canadienne. La femme dans l'histoire du Canada » ; 1941 : « Hommage à la famille paysanne » ; 1943 : « La mère canadienne » ; 1961 : Hommage à la femme canadienne-française ».

[13] Voir le programme souvenir de 1943 (Archives de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal) : « Hommage à la mère canadienne-française » de Roger Duhamel, p. 17-19 ; « Les mères de la Nouvelle-France », de Guy Frégault, p. 21-24 ; « La guerre et la mère canadienne-française », d'André Laurendeau, p. 79-82. Pour compléter, ajoutons que le seul défilé qui n'a pas endossé le couplet traditionnel sur les femmes était dû... à Micheline Dumont, au défilé de 1961 !

[14] Le Devoir, 1964, p. 5.

[15] La Presse, 26 avril 1966.

[16] Le Devoir, 4 octobre 1966.

[17] Voir aussi le témoignage de Véronique O'Leary dans la vidéo de Paula McKeown : Désirs de Liberté, 1995.

[18] Je remercie Stéphanie de m'avoir permis de la citer longuement. Sans son mémoire, cette section n'existerait pas.

[19] De nombreuses études ont documenté l'élimination des femmes dans les postes de gestion en éducation, dans le réseau de la formation des maîtres, dans le secteur hospitalier et les affaires sociales.

[20] Cette section reprend en gros les propos d'un article (1995) paru en anglais. On pourra s'y référer pour les sources et ouvrages cités.

[21] Il faut dire que ce document avait été préparé principalement sous l'administration libérale et la houlette de la première présidente du Conseil du Statut de la femme, Laurette Champigny-Robillard.

[22] Ce regroupement fait l'objet du mémoire de Danielle Couillard (1987).

[23] Mémoire de la Fédération des femmes du Québec devant la Commission Bélanger-Campeau.

[24] À titre d'exemple, voir deux mémoires féministes présentés devant une commission parlementaire : J. Néron (1994) ; M. Dumont (1991 : 610-622).



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 27 mars 2012 12:25
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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