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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Fernand DUMONT, “Les sciences sociales et le nouvel humanisme.” Un article publié dans L’ÉTUDE DE LA SOCIÉTÉ, Conclusion, pp. 495-509. Textes recueillis et présentés par Jean-Paul Montminy. Québec: Les Presses de l’Université Laval, 1965, 517 pp. [Autorisation formelle accordée le 4 mai 2010, par le directeur général des Presses de l’Université Laval, M. Denis DION, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[495]

Fernand Dumont († 1927-1997)

sociologue, Université Laval

Les sciences sociales
et le nouvel humanisme
.”  [1]

Un article publié dans L’ÉTUDE DE LA SOCIÉTÉ, Conclusion, pp. 495-509. Textes recueillis et présentés par Jean-Paul Montminy. Québec : Les Presses de l’Université Laval, 1965, 517 pp.


I.  LES TECHNIQUES SOCIALES
II.  LES SCIENCES DE L'HOMME
III. UN HUMANISME RENOUVELÉ


PÉRIODIQUEMENT, on parle de la crise de l'humanisme ; il m'arrivera d'ajouter moi-même quelques couplets à ce vieux refrain.

S'il y a crise de l'humanisme, c'est sans doute parce qu'il y a crise de l'homme. En essayant de situer d'abord les aspects essentiels de cette crise, nous serons amenés à concentrer notre attention sur ce que j'appellerai "les techniques sociales" : nous verrons dans celles-ci le trait le plus original et le plus spécifique de la condition humaine d'aujourd'hui.

Je voudrais ensuite, dans une seconde partie, situer les sciences de l'homme dans ce contexte et montrer la manière ambivalente dont elles participent à notre existence concrète.

Enfin, en troisième lieu, j'essaierai d'indiquer comment la conjonction des sciences de l'homme et d'un humanisme renouvelé est seule susceptible de répondre aux interrogations cruciales de notre temps ; je tenterai de dire, en terminant, à quelles conditions.

I. LES TECHNIQUES SOCIALES

C'est une déclaration courante, devenue d'ailleurs une sorte de stéréotype facile, que de dire : la société occidentale moderne considère et manipule l'homme comme s'il était un objet. Quand on répète cette assertion, on pense aussitôt au machinisme et à sort rôle envahissant. Mais il ne faut pas trop concentrer notre attention sur [496] la machine : s'il y a des techniques de la matière, il y a aussi des techniques de la société et de l'homme, et c'est de plus en plus à travers ces dernières que chacun de nous, dans sa vie quotidienne, perçoit autrui et lui-même comme un objet. C'est sur ce point que j'insisterai.

Pour nous situer d'abord sur un plan très proche de celui de la machine, il faudrait évoquer les techniques sociales de manipulation de l'homme inhérentes à la vie de travail dans l'industrie. Non seulement l'ouvrier y est confronté à la machine, mais toute une série de procédés de manipulation le traitent lui-même selon une perspective de calcul rationnel analogue à celui que l'on applique à la matière. Je pense aux procédés de sélection qui considèrent le travailleur comme un ensemble d'aptitudes, à la décomposition méthodique des temps et des mouvements, à la parcellisation des tâches, à l'utilisation des petits groupes spontanés dans une perspective de rendement, etc.

Ces procédés qui relèvent d'un type déjà bien particulier de techniciens de l'industrie se conjuguent avec des transformations sociologiques parentes de la vie industrielle. Une des plus importantes pour le sort de l'homme réside sans doute dans la dévalorisation généralisée de l'apprentissage : de plus en plus, celui-ci est une simple adaptation à une tâche donnée plutôt que l'introduction à un métier. Dans une direction, toute proche, on assiste à ce qu'on a appelé "le passage de la qualification en terme de métier à la qualification en terme de poste de travail" : autrement dit, sous le coup de certaines implications de l'évolution technologique, la qualification du travailleur est de plus en plus liée à cette vaste machine que constitue une entreprise déterminée.

Après l'univers du travail, c'est toute la vie économique contemporaine qu'il faudrait évoquer. On y dispose déjà de techniques de prévision (d'un caractère encore élémentaire, il est vrai). Dans tous les pays, la planification est pratiquée d'une façon plus ou moins poussée ; aucun État n'accepte plus de laisser la vie économique se dérouler selon les lois dites "naturelles". Incontestablement, la planification ira s'accentuant : elle exprime la prise en charge, par l'homme, de toute une portion de son histoire et de son destin ; elle est sans doute la plus claire expression de ce que Cournot prophétisait, dès le XIXe siècle, comme devant être le passage du "vital" au "mécanique". Plus encore que dans d'autres secteurs de l'activité, on discerne, dans l'économie, la volonté très nette d'instaurer de véritables techniques de la décision. Rien de plus curieux, à cet égard, que cette "discipline" nouvelle que l'on a appelée d'un nom ambigu "la recherche opérationnelle" : destinée d'abord à l'analyse rationnelle de la stratégie militaire, elle a été étendue, depuis lors, à l'industrie et, plus largement, aux décisions économiques. Elle incarne bien la rationalisation de la situation et du choix qui caractérise les techniques sociales.

La préoccupation actuelle de bien des Occidentaux pour les problèmes de croissance des pays dits sous-développés va dans le même sens. Elle marque un effort [497] de l'Occident pour introduire une logique du développement économique dans des sociétés qui, jusqu'à maintenant, ont surtout vécu de traditions.

La tendance à la rationalisation de l'économie ne date pas d'aujourd'hui, nous le savons : des historiens-sociologues comme Weber et Sombart ont montré que, dès l'orée des temps modernes, la mise au point du droit commercial et des techniques de comptabilité constituait un élément essentiel de la prévision chez les entrepreneurs capitalistes.

Déjà, les techniques de l'organisation économique nous introduisent aux techniques d'exercice du pouvoir étatique. Sans proposer, ici non plus, une analyse d'ensemble, nous pourrions rappeler, à titre de symbole, le phénomène de la bureaucratisation de l’État [2].

Il est éminemment caractéristique de notre société que le pouvoir effectif se dépersonnalise pour laisser place à un État conçu avant tout comme une machine dont les administrateurs sont, en quelque sorte, les ingénieurs. "Le bureaucratisme, écrit Lapassade, implique une aliénation des personnes dans les rôles sociaux et des rôles dans l'appareil".

La bureaucratie n'envahit pas que l'État. Elle touche progressivement toutes les formes d'associations et d'organisation sociale. Le syndicalisme pourrait, ici, nous servir d'exemple. Grâce à lui, l'ouvrier a vu s'élever incontestablement son niveau de vie mais pour augmenter leur puissance de revendication, les unions ouvrières sont devenues de très vastes organisations dont l'activité, le plus souvent, se déroule très loin de l'existence concrète de l'ouvrier ; elles échappent au contrôle immédiat de celui-ci, ou du moins n'en dépendent que par une série de médiations qui ressemblent à celles que suppose l'exercice du pouvoir étatique.

Nous pourrions enfin nous placer au cœur du phénomène sans doute le plus caractéristique de notre type de société, celui que l'on peut désigner par des expressions, d'ailleurs courantes, comme "opinion", "propagande", "publicité".

Notre société a perdu l'unanimité spontanée que la référence à la tradition (ou aux traditions) conférait aux sociétés anciennes. La diversité des situations et des types de relations sociales exclut dorénavant une cohésion de ce genre. Pourtant, pour maintenir son activité et même son existence, une société doit constamment faire appel à l'unanimité de ses membres - ou tout au moins d'une fraction de ceux-ci. Comme en une sorte de substitution aux traditions, c'est désormais un ensemble de techniques de propagande et de publicité qui remplissent ce rôle : de façon sporadique, à l'occasion de telle conjoncture politique, économique ou culturelle, on crée des convergences provisoires de l'opinion publique. Les campagnes électorales, [498] la publicité des magasins à l'occasion de Noël ne sont que des exemples particulièrement frappants de ce mécanisme social.

La propagande et la publicité constituent le cas le plus général et le plus significatif qui montre comment, dans ses profondeurs, notre type de société occidentale repose, pour son fonctionnement, sur des techniques sociales.

Cette objectivation (au moins implicite) de l'homme par l'activité même de notre société dans ses divers secteurs, implique deux conséquences majeures. D'une part, ce sont des centres multiples de décision qui utilisent les techniques de manipulation : par exemple, chacun mobilise, au hasard des circonstances, les courants d'opinion. D'autre part, les détenteurs de ces techniques aussi bien que les hommes en général s'habituent à passer d'une adhésion à une autre et en arrivent presque fatalement à tout considérer dans une perspective éminemment relativiste. Ils finissent par tout décider dans la perspective de la situation immédiate. A la limite, l'homme passe quasi mécaniquement d'un instant à un autre instant, perdant ainsi la continuité de son être. Ou plutôt, la seule continuité se réduit souvent, même dans le cas de certains humanistes, à un conformisme, à une sorte d'adhésion stéréotypée à des valeurs culturelles ou même religieuses.

La description que je viens de tenter pourrait faire croire que je veux m'inscrire dans une tradition déjà longue de dénonciation du monde moderne. Il n'en est rien. Je voudrais souligner maintenant l'ambiguïté de cette technicisation de l'existence ; ayant insisté sur ce qu'elle a d'inquiétant, il faut dire ce qu'elle a de positif et même d'exaltant.

Rappelons-le sans cesse à l'intention de ceux, trop nombreux, qui opposent technique et humanisme : la technique est œuvre de la raison. Comme l'écrit François Russo, "de la définition même de l'homme, animal raisonnable, il découle que l'exercice de la raison, son application non seulement à la connaissance mais aussi à l'action, et plus spécialement à l'action technique, s'inscrivent très valablement dans la ligne authentique de la vocation de l'homme... (Celui-ci) n'a pas seulement pour tâche ici-bas de reconnaître l'harmonie du cosmos qui s'offre à son regard ; il lui appartient aussi de faire en sorte que le prolongement et le complément du cosmos que constituent ses œuvres, et notamment ses réalisations techniques forment un ensemble harmonieux. Or, le moyen fondamental de cette harmonisation est précisément la rationalisation".

Par rapport aux valeurs, la technicisation du monde comporte sûrement un effet de purification. Ainsi, la réduction, par le rationnel, est un facteur positif dans l'avènement d'une vie religieuse authentique : c'est lorsque tout n'est pas sacré que l'homme a des chances de découvrir ce qui est vraiment religieux.

Il faut noter enfin que la rationalisation du monde par la technique n'a rien, comme telle, de proprement contemporain. Elle découle de l'une des valeurs les [499] plus anciennes et les plus spécifiques de notre Occident. À propos de la bureaucratie, dont nous faisions tantôt un phénomène particulièrement significatif de notre temps, Max Weber le soulignait : "les règles qui lui servent de fondement ont été portées au plus haut point de perfection technique dès les premiers jours de l'Empire romain" ; au Moyen Age, cette règle fut acceptée tout au long du processus de bureaucratisation des fonctions juridiques, c'est-à-dire du transfert de l'antique procédure de preuves liée à la tradition et aux présuppositions irrationnelles à un spécialiste rationnellement formé".

Nous apercevons maintenant, je crois, où réside essentiellement l'ambiguïté dont je parlais tantôt. En étendant à la société et à lui-même l'ambition technique qu'il avait d'abord projetée sur la matière, l'homme occidental n'a fait que suivre un appel qui sort du plus profond de sa dignité et de sa grandeur. Par ailleurs, l'homme contemporain n'a pas été capable de porter les autres éléments de son être à la dimension des créations de sa raison. Il est coincé, entre, d'une part, la nécessité, inscrite dans sa nature profonde et dans la structure de notre société, de survoler et de contrôler les vastes ensembles où il a délégué sa raison et, d'autre part, sa petite culture étroite - qui devient facilement conformisme ou appel stéréotypé à des valeurs figées. En bref, l'homme est écartelé entre la nécessité de faire son histoire et ses pauvres moyens spirituels.

II. LES SCIENCES DE L'HOMME

Si nous abordons maintenant les sciences de l'homme, nous pourrons décrire leur avènement et leur rôle dans notre type de société, tout à fait en parallèle avec les traits de celle-ci que nous venons de signaler. Bien plus, ces sciences constituent un des produits les plus typiques du processus d'objectivation de l'homme.

À la dimension de l'évolution de notre Occident, l'avènement des sciences de l'homme constitue un événement sociologique capital : ces sciences ont été, de toute évidence, exigées par des besoins sociaux. Nous le rappelions plus haut pendant longtemps l'homme a trouvé l'unité de la définition de son être dans l'univers culturel de sa société : "Tout le temps, écrit Guardini, que le sentiment de l'existence garde son unité chez l'homme du Moyen Age, celui-ci a le sentiment que l'autorité est, non pas une entrave, mais une relation avec l'absolu, une permanence dans la vie terrestre". Avec la culture moderne, "l'homme perd le lieu permanent, extérieur à lui, qui était celui de son existence dans l'ancienne image du monde". Désormais, l'homme devra lire sa propre histoire, démêler avec peine les fils de son destin. Les signes de cette évolution mentale sont nombreux.

[500]

On les trouve déjà, très nettement explicités dans l'intention fondamentale de Kant : projet de reconstituer "une totalisation de l'expérience" et de parvenir au "sujet universel". L'œuvre de Hegel est plus typique encore. Mais c'est Comte, qui fut un philosophe avant d'être le "fondateur" de la sociologie, qui a fait de cette crise de l'humanisme le centre même de sa philosophie. Pour lui, il s'agira d'universaliser le savoir positif : l'homme ne pouvant plus se référer à des croyances assurées sur la société, les coutumes, les institutions, il n'y a pas d'autres voies possibles que d'étendre à ces phénomènes les méthodes utilisées déjà pour étudier la nature. La crise de l'homme, déjà annoncée par la découverte des "primitifs", par des bouleversements sociaux dont le plus radical a été la Révolution française, s'était déroulée en marge d'un humanisme qui était une culture de privilégiés, sclérosée dans une fausse conception de l'universel, située hors de son temps comme elle avait abstrait l'homme ancien de la société ancienne. Ce n'est donc pas cet humanisme qui pouvait assumer ou dénouer la crise de l'homme dont le XIXe siècle a pris une conscience aiguë. C'est, au contraire, au courant scientifique et technique que se sont rattachées les naissantes sciences de l'homme. En ce sens celles-ci prétendaient remplacer une forme périmée de l'humanisme.

Ce désir n'a pas été complètement réalisé. Les sciences de l'homme ne se sont pas substituées à l'humanisme : leur évolution depuis le XIXe siècle l'a bien montré.

Cet échec par rapport au dessein initial s'explique assez facilement : nos disciplines sont apparues progressivement comme les supports nécessaires de la vaste entreprise d'objectivation de l'homme dont nous parlions, et les praticiens des sciences de l'homme sont devenus, pour plusieurs, les manipulateurs officiels ou officieux des techniques de l'homme et du social.

Ainsi, si on ouvre un traité de psychologie sociale, on n'a pas de peine à constater la place prépondérante accordée à l'étude de l'opinion, aux techniques de propagande, aux procédés de manipulation des petits groupes, aux relations inter-ethniques : la proportion du nombre de pages est, ici, un reflet des exigences de manipulation des hommes... Si on consulte un manuel de sociologie industrielle ou de psychotechnique, la même constatation est sans doute plus frappante encore : le plus souvent, le plan de l'ouvrage ne constitue pas un ensemble scientifique cohérent, mais reflète directement la liste des besoins pratiques des techniciens de l'industrie... On pourrait dire la même chose de bien des traités de science économique, de sociologie religieuse, et même de psychologie générale ou de sociologie générale.

Nos sciences risquent ainsi de ne devenir qu'une pièce, parmi d'autres, du fonctionnement de notre société. Dans leur problématique même, elles ne sont parfois que le reflet d'un ensemble de commandes sociales : un peu comme les tablettes d'une épicerie nous renvoient aux exigences du consommateur.

[501]

La survivance, chez bien des chercheurs, de doctrines scientifiques grossièrement objectives se conjugue souvent avec les exigences de la société. Il n'est pas nécessaire d'insister longuement sur la valeur méthodologique de l'objectivation de l'homme par nos sciences : j'y reviendrai d'ailleurs. Mais il est certain que beaucoup d'hommes de science font de cette méthodologie une métaphysique. Ainsi, la perspective de Durkheim, méthodologiquement fondée, débouche sur une sorte de métaphysique objectiviste de la société. La conceptualisation de Freud est faite en termes biologiques. Le behaviorisme permet, en psychologie, d'éviter de poser directement le problème de la conscience : c'est là un gain méthodologique, mais, pour beaucoup de psychologues, il débouche sur une négation pure et simple de la conscience.

Ce sont là, dira-t-on, des exemples anciens. On constate pourtant des survivances plus ou moins conscientes chez les praticiens d'aujourd'hui. Dans un ouvrage récent sur les tendances de la sociologie américaine actuelle, M. Sorokin a réuni un dossier considérable qui montre bien que le mécanisme primaire du siècle dernier continue d'inspirer profondément un nombre considérable de chercheurs aussi bien en psychologie qu'en sociologie. L'influence n'est pas toujours aussi directe, mais elle est d'autant plus insidieuse que les doctrines scientifiques anciennes sont rarement acceptées en bloc ; elles retiennent plutôt l'adhésion sous forme de lambeaux hétéroclites. Les grandes doctrines du début du siècle sur les fondements des sciences de l'homme n'ont pas encore été remplacées, dans la plupart des cas, par des élaborations adéquates. Sur ce plan, la philosophie des sciences n'a pas encore opéré, pour nos disciplines, le nettoyage qui a été effectué dans les sciences physiques.

La spécialisation - qui va s'accentuant dans nos sciences comme dans les autres - rend les chercheurs plus sensibles encore à la double influence que nous venons d'indiquer. Ne disposant plus d'une vision d'ensemble de l'homme et de la société, le chercheur devient plus perméable aux visions des commanditaires de travaux et il est tenté davantage de se donner de pseudo-synthèses globales en se contentant d'une adhésion à des idéologies scientifiques primaires.

Enfin, la vision relativiste de l'homme qui, nous le disions plus haut, caractérise notre type de société se retrouve aussi très largement chez les praticiens des sciences de l'homme. Les indices en sont nombreux. Très souvent, les chercheurs ne s'interrogent pas sur les motifs de ceux qui commandent et qui paient leurs travaux : la morale regarde le commanditaire ; quant à eux, ils prétendront s'installer d'emblée dans l'unique perspective de la science. Mais l'esprit relativiste est inscrit plus profondément encore dans l'exercice même des sciences de l'homme : par exemple, on sait comment la pratique de l'ethnologie entraîne souvent à l'affirmation de la relativité radicale des valeurs. Karl Jaspers, dans un petit livre récent sur la psychothérapie (dont il a commencé par être un éminent praticien avant de se consacrer entièrement à la philosophie) signalait cette [502] sorte de phénoménisme inhérent au mode de penser de nos sciences. - Il y a, dit-il, dans la psychothérapie une tendance dangereuse à faire de l'individu comme réalité psychique, un but dernier. Celui qui se fait un Dieu de son âme, perd à la fois le monde et Dieu, il se trouve alors devant le néant... L'ambiance psychologique développe un égocentrisme jusque là où l'on pense et veut le contraire ; l'homme, le moi, se prend pour la mesure de toutes choses. C'est ôter à l'existence de sa valeur absolue que de faire un absolu d'un savoir psychologique qui prétend connaître la vie véritable" [3].

Je ne terminerai pas ces quelques notations sur l'état actuel de nos sciences par une dénonciation de celles-ci. Les sciences de l'homme participent à l'ambiguïté des techniques sociales. Ce que j'ai dit de la valeur de la technique s'applique évidemment aussi aux sciences de l'homme. Si elles n'ont pas remplacé l'humanisme, elles lui fournissent, de prime abord, des éléments très importants. je me limiterai à deux points principaux : les sciences de l'homme permettent de découvrir ce qui, dans l'homme, est subjectivité authentique ; elles ont diversifié et élargi notre notion de l'homme.

Les sciences de l'homme permettent de découvrir ce qui, dans l'homme, est subjectivité authentique. Tout un aspect des méthodes et des théories, dans nos disciplines, définit la réalité humaine comme un objet, au même titre que la matière. Rien ne fait davantage sursauter l'humaniste que la phrase suivante souvent citée de Durkheim : "il faut considérer les faits sociaux comme des choses". Assurément, nous l'avons dit, c'est là un précepte méthodologique, une "ruse de la raison" qui, pour le praticien des sciences de l'homme, devrait réserver toute définition : cette méthodologie n'a-t-elle pas une valeur en elle-même pour l'humaniste ?

Elle atteint, il nous semble, un préjugé qui constitue peut-être la tentation la plus insidieuse de l'humanisme traditionnel : celui de croire, en principe, que tout dans l'homme est spécifiquement "humain", que tout est "valeur". Or il suffit de réfléchir quelque peu pour se rendre compte que l'homme est, pour une large part un objet, un réseau de déterminismes. Pour que mes actes puissent être prévus par autrui et donnent ainsi prise au dialogue, il faut bien qu'ils obéissent à des régularités qui, comme telles, sont indépendantes de mes décisions propres. La psychanalyse montre constamment que beaucoup de mes conduites qui m'apparaissent comme ayant été décidées par ma raison proviennent en réalité de conflits effectifs et n'ont été que justifiées par ma conscience. De façon plus générale [503] encore, il suffit que l'individu s'engage dans le social, sur le plan politique par exemple, pour percevoir le réseau complexe des décisions collectives comme un bloc de déterminismes aussi irréductibles que le monde des objets. La méthodologie apparemment "matérialiste" des sciences de l'homme est donc, au fond, fidèle à l'expérience de l'homme. C'est en reconnaissant toute la réalité objective de l'homme par nos sciences que, de façon dialectique, la subjectivité authentique de l'homme pourra être dégagée. N'y a-t-il pas là une leçon profonde à tirer pour le pédagogue. On ne devrait pas affirmer la transcendance de l'homme sans montrer en même temps ce que l'homme transcende, c'est-à-dire tous ces "obstacles" sociologiques et psychologiques qui sont précisément l'objet des sciences de l'homme.

Les sciences de l'homme ont élargi la notion même de l'homme qui était trop centrée sur la raison. Une large part des activités de l'homme nous apparaissent maintenant comme de simples "rationalisations" de processus affectifs. La psychologie animale déplace, à un autre niveau, les frontières de l'humain qui nous semblent dorénavant beaucoup plus complexes et beaucoup plus imprécises. A ce qu'on appelait jadis les hasards, les déterminismes, ou la "providence de l'histoire", la science économique permet d'opposer, pour une part sans cesse grandissante, les mécanismes de la planification, c'est-à-dire des décisions conscientes de l'homme... Mais c'est peut-être la sociologie et l'ethnologie qui, sur ce plan, comportent la leçon la plus décisive pour l'humanisme. La sociologie a mis en évidence la complexité des attaches sociales de l'homme, de ses œuvres, de sa pensée ; l'ethnologie, en découvrant la multiplicité des cultures, a élargi les bornes à l'intérieur desquelles nous cherchions jadis une définition assurée de la nature de l'homme.

III. UN HUMANISME RENOUVELÉ

Cette ambiguïté que nous avons essayé de cerner - aussi bien sur le plan de la condition de l'homme que sur celui de la science de l'homme - ne saurait être dénouée par un simple rappel à un humanisme qui viendrait se juxtaposer à l'une et à l'autre. Il ne s'agit pas en effet, de rappeler simplement des valeurs éternelles celles-ci deviennent vite, enveloppées qu'elles sont fatalement dans des formules, une sorte de monnaie verbale et elles se retournent rapidement, lorsqu'on les prône dans une sorte d'isolement, contre la technique pour la bouder ou la maudire. La tradition humaniste doit fatalement interroger la condition et la science de l'homme d'aujourd'hui ; mais à l'inverse, la condition et la science de l'homme d'aujourd'hui posent de sérieuses questions à l'humanisme traditionnel. C'est là que se situe, à mon avis, la nécessité d'un nouvel humanisme.

[504]

En un sens, je le sais, il n'y a pas et il ne peut y avoir d'humanisme radicalement nouveau. L'humanisme (j'aurai l'occasion de le rappeler dans un instant) est essentiellement une tradition ; j'irais même jusqu'à dire qu'il doit être, aujourd'hui plus que jamais, une "tradition". Cependant, on l'oublie trop souvent, l'humanisme a très fréquemment changé de visage depuis la Renaissance : celui de Pascal n'est pas celui de Ronsard, celui de Valéry (il nous l'a appris lui-même dans un texte malheureusement caricatural) n'est pas non plus celui de Pascal.

Faudra-t-il que j'essaie de décrire ce qui, malgré toutes ces métamorphoses, constitue l'humanisme éternel ?

Je dirais qu'il est, avant tout, une attitude et, de façon secondaire, une nourriture.

On pourrait il me semble, circonscrire l'attitude humaniste selon quatre dimensions principales : une inquiétude, une foi, une espérance et une tradition.

L'humanisme est fondamentalement, une inquiétude de l'homme au sujet de l'homme. Socrate en est, sur ce plan, le prototype. Une certaine tradition philosophique a sans doute effacé quelque peu ce trait en faisant, du père de nos inquiétudes, un chercheur de définitions. Celui qui a lu les premiers dialogues de Platon (même en essayant de le faire dans une perspective scolaire) n'a jamais manqué, je pense, d'être frappé par le fait qu'ils n'aboutissent, didactiquement j'entends, à rien. À rien, sauf à une immense inquiétude, à une immense incertitude, au sujet de la justice ou, si on préfère, au sujet de la parole.

L'humanisme est une foi. Une foi dans l'homme, dans sa grandeur, dans sa recherche de ce qu'il est et de ce qui lui manque. Pour celui qui croit au Christ, cette foi dans l'homme s'appuie sur une garantie extraordinaire qui dépasse ces gages pourtant bien précieux que sont nos bibliothèques : l’Homme-Dieu, mort et ressuscité.

L'humanisme est une espérance. Il est, non pas une définition de l'homme, mais un pari sur l'avenir de l'homme. C'est pour cela qu'il est un combat. À travers les scories, les paresses, les plateaux modérés où l'homme s'attarde au cours de l'histoire, l'humanisme est sans cesse instauration de l'homme.

Enfin, l'humanisme est une tradition. Cela n'est que superficiellement contradictoire avec ce que je viens de dire. Depuis nos ancêtres en la pensée, je veux dire les Grecs, les révolutions de l'homme n'ont été que les tourments de sa fidélité à lui-même. L'espérance de l'humaniste est une très vieille espérance : c'est pour cela qu'elle est tournée vers l'avenir. C'est en ce sens, sans doute, que de Denis de Rougemont disait de l'Europe comme terre de l'humanisme, qu'elle est "la patrie de la mémoire, (c'est-à-dire) la mémoire du monde".

[505]

C'est cette attitude complexe qui doit déterminer en quoi l'humanisme est aussi une nourriture. C'est parce que l'humanisme est, à la fois, une fidélité et une espérance, qu'il suppose la familiarité sans cesse renouvelée avec les classiques de l'homme, qu'il implique la lecture de ceux qui, de la chair même de leur condition quotidienne, ont fait jaillir les beaux textes de nos fidélités et de nos espérances.

Mais c'est aussi parce qu'il est nourriture, que l'humanisme est tenté par les étroites fidélités, par ce que j'appellerais l'humanisme de papier. L'humaniste étant nécessairement un lettré, il est guetté fatalement par ce que l'Ecriture appelle la "lettre", c'est-à-dire dans un langage plus moderne, par la tentation de verbaliser sur l'homme.

À notre époque, les hommes opposent facilement la parole et la technique : sur ce point, les purs lettrés et les purs techniciens s'entendent étrangement. C'est même, semble-t-il, le seul point sur lequel ils s'entendent. Il n'est pas inutile de rappeler incidemment que le langage est, au fond, la première technique de l'homme - la première chronologiquement, mais aussi celle qui enveloppe toutes les autres. Et à entendre certains lettrés et certains techniciens, il semble bien que ce soit la plus difficile à maîtriser.

Il reste que (et je ne sais pour quels mobiles fondés en raison) ceux qui se donnent pour des humanistes méprisent fort la technique : c'est même devenu une profession de foi humaniste que de faire le procès de la technique et d'y proposer quelques remèdes nostalgiques. L'humanisme est trop souvent devenu une sorte de rancœur, une espèce de rejet de l'homme d'aujourd'hui au nom de l'homme éternel. C'est peut-être parce qu'il tend à se transformer en un métier où on se spécialise dans les idées générales.

Karl Jaspers a parfaitement défini, à mon sens, un certain humanisme qui prolifère en notre temps : "Un humanisme conservateur sur le plan de la culture, écrit-il, voit parfois toute la vie spirituelle enfermée dans les thèmes traditionnels. Il risque alors de servir à justifier mainte bassesse par des exemples empruntés à la tradition humaniste. C'est alors qu'il s'agit de l'humanisme des gens de lettres qui vivent hors de toute décision ou plutôt qui se sont décidés contre le sérieux, pour la richesse kaléidoscopique d'un pur jeu spirituel. Peu importe alors qu'ils aient choisi pour eux-mêmes le rôle du savant, du journaliste, du converti, du nihiliste, du philosophe, ou quelque autre encore : ces rôles ne leur servent qu'à dissimuler le chaos confus d'une tradition humaine que rien n'ordonne. Ils sont l'incarnation moderne de la sophistique, cette réalité toujours vivante, ce facteur important de la vie spirituelle, qu'il faut déplorer et dont on ne voudrait pourtant pas la disparition".

[506]

L'humanisme est généralement devenu le privilège d'un petit groupe qui n'est plus l'élite de personne ; et quand l'humanisme cesse ainsi d'être solidaire des hommes concrets, il n'est plus que la recherche de la sécurité intellectuelle et spirituelle. Pourtant, nos quelques certitudes sur l'essence de l'homme ne doivent pas constituer une sorte de refuge à l'abri des inquiétudes et des misères concrètes de l'homme d'aujourd'hui. N'étant jamais aussi assuré de ses valeurs que lorsqu'il les instaure et les vit au cœur même de l'aventure humaine, l'humanisme authentique doit découvrir sans cesse de nouvelles conditions d'incarnation. Le visage nouveau de l'humanisme éternel est à chercher dans une nouvelle solidarité avec l'homme. C'est le sort de l'homme d'aujourd'hui (tel que nous avons essayé de le décrire) qui devrait être son interrogation essentielle ; et sa réponse passera ainsi nécessairement par le chemin des sciences de l'homme.

Le clair visage de ce nouvel humanisme, ce n'est pas dans un article que l'on pourrait le décrire. J'aurais voulu simplement, ici, en manifester l'urgence et indiquer les voies de sa recherche. Car c'est bien d'une recherche qu'il S'agit : il faut d'abord nous avouer qu'il n'y a plus d'humanisme aujourd'hui. Et l'avouer en ne laissant pas entendre que l'on a la solution toute prête, à portée de la main... si le monde voulait bien comprendre ! Les humanistes doivent commencer par réaliser qu'ils ne comprennent plus grand chose à l'homme de cette époque. Ce ne sont pas quelques essais brillants (ceux que l'on cite habituellement lorsqu'il s'agit d'humanisme) qui vont donner un sens aux techniques complexes sur lesquelles repose la vie de l'homme d'aujourd'hui et aux multiples travaux scientifiques qui s'accumulent et qui, justement, portent sur l'homme. L'humanisme devra dorénavant, à mon sens, faire l'objet de recherches complexes comme celles que l'on poursuit dans les sciences.

À quand un institut de recherches consacré entièrement aux problèmes et aux conditions de l'humanisme ? Poser cette question n'est pas tout à fait utopique. Déjà, des hommes à travers le monde, y songent. je ne citerai, comme exemple, que le beau travail effectué, autour de Gaston Berger et d'une revue qui s'intitule Prospective (un vocable dont il n'est pas nécessaire de démontrer la résonance humaniste), par un groupe de praticiens des sciences de l'homme soucieux de la signification profonde de leurs travaux.

Il est sans doute téméraire d'essayer d'indiquer dans quelle direction une recherche de ce genre devrait se poursuivre. je m'y risquerai pourtant, en terminant : je ne ferai d'ailleurs que dégager ainsi les conséquences essentielles des analyses sommaires proposées tout au long de cet exposé.

Cette recherche, à mon sens, devra s'orienter dans deux directions principales.

Il nous faudra d'abord définir un humanisme pour ce que nous avons appelé, jusqu'à maintenant, "la masse". J'ai essayé de dire comment l'homme d'aujourd'hui est confiné à une situation restreinte et borné dans la société, comment [507] aussi, après la destruction de la tradition qui lui donnait spontanément dans la société ancienne, un univers spirituel, il est livré à cet universel de pacotille que constituent les techniques de l'unanimité sociale. L'ouvrier et le paysan ne retrouveront dorénavant la cohérence de leur conscience que si une culture les porte à la dimension de leur situation dans la société globale. Il ne pourra plus s'agit de la culture spontanée de jadis, mais d'une culture construite - comme celle qu'ont élaborée les anciens humanistes, pour un groupe restreint. Mais c'est dire, du même coup, que songer à "la culture populaire" ou à "l'éducation populaire" ne doit plus renvoyer à l'idée de vulgarisation ou à une sorte d'annexe, parmi beaucoup d'autres, de l'Université ou de l'humanisme. Pour l'ouvrier comme pour le bourgeois, l'objectif de la culture dite "générale" est désormais le même. Le bachelier comme le travailleur manuel appartiennent maintenant à "la masse". Confinés à un horizon restreint, tous les deux ne vivent plus qu'une petite partie de la vie collective et sont soumis aux techniques sociales.

Dans ce contexte, il s'agit de rechercher comment nous pourrions faire réaliser à la personne, à quelque classe qu'elle appartienne, ce qui, dans sa situation, dans la chair même de ses statuts et de ses rôles sociaux, pourrait, par dialogue avec sa conscience, la mener à l'universel authentique. Il nous faudra découvrir ce qui permettrait à tout homme d'assumer la culture que réinvente ou que cristallise sans cesse autour de lui le brassage de son milieu social, de transformer celui-ci en pouvoir de son propre esprit. Il nous faudra chercher ce qui lui permettrait, non pas de s’ "adapter" au sens que ce mot prend chez beaucoup d'éducateurs et de psychiatres d'aujourd'hui, mais d'inventer des normes culturelles cohérentes à la mesure de sa situation. Il s'agit, on le voit, de convertir radicalement notre humanisme, de substituer au mythe d'un universel considéré comme comprimé de connaissances, des processus d'universalisation de la conscience des individus.

En bref : quels sont les moyens et les itinéraires concrets que nous pourrions indiquer à chaque homme pour qu'il puisse faire monter sa situation sociale, étroite, parcellisée, au plan de la société globale à laquelle, dans l'ère nouvelle, il est nécessairement confronté ? C'est là la première ligne de recherche du nouvel humanisme. Et c'est là une tâche immense, j'ai à peine besoin de le souligner.

On voit déjà que cette première entreprise du nouvel humanisme est nécessairement liée de très près aux sciences de l'homme. Non pas seulement parce que seules ces sciences sont susceptibles de fournir les données préalables, non pas seulement parce que le réseau des techniques qui tissent l'existence de nos contemporains s'alimente à nos disciplines, mais, avant tout, parce que seules nos sciences sont susceptibles de donner au nouvel humanisme la complexité et l'efficacité nécessaires. On pourrait dire d'un certain humanisme actuel ce que Péguy disait du kantisme : "il a les mains pures, mais il n'a pas de mains". L'humanisme de demain sera armé de techniques.

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Mais si ce que nous avons dit tantôt de l'ambiguïté des sciences de l'homme est juste, on aperçoit aussitôt ce qui sera la deuxième grande voie de recherche pour le nouvel humanisme.

Les sciences de l'homme ne seront pas converties à l'humanisme parce que nous aurons simplement fait de leurs praticiens des "hommes dits cultivés" : nous aurions alors simplement prolongé cet humanisme par juxtaposition, ce que je dénonçais tantôt. Il ne s'agit pas, non plus, d'insérer des perspectives morales ou normatives dans nos techniques de recherches ou dans nos théories positives les pseudo-philosophes ou les essayistes, coiffés ou non du titre de sociologue, d'économiste ou de psychologue, qui dénoncent la statistique ou nos procédures objectives doivent continuer de nous faire sourire.

Il ne suffira même pas d'enseigner aux praticiens des sciences de l'homme, à côté des données proprement scientifiques, des principes de morale individuelle et sociale. Evidemment, le praticien des sciences de l'homme doit disposer d'un certain nombre de critères fixés par la philosophie traditionnelle : les notions de finalité, de valeur, de bien commun... ne sont pas, en soi, du ressort de la science positive. Mais ces notions - qui sont primordiales - sont malgré tout insuffisantes. La notion de bien commun est, comme telle, incapable de fixer avec suffisamment de complexité la finalité d'une pensée technique raffinée sur la croissance ou la planification économique ; la notion de "bien" ou de "valeur" ne saurait pas, non plus, répondre entièrement aux besoins du psychanalyste lorsqu'il s'agit de déterminer en quel sens son client est "anormal" quand il engage le dialogue avec lui ou en quel sens il est "normal" lorsque la cure doit se terminer. La simple détermination de ce qu'est le "bien" ou la "valeur" ne suffit plus ni à l'homme de notre société, ni au praticien des sciences de l'homme. Il nous faut dorénavant, pour vivre ou pour penser l'homme, des définitions complexes de diverses finalités ; bien plus, il nous faut aussi des indications concrètes sur les institutions susceptibles de soutenir de pareilles visées de la finalité.

Les sciences de l'homme ne sont pas des sciences de la finalité et, si elles veulent rester des sciences, elles ne doivent pas se métamorphoser en morales. Mais, seules, elles peuvent nourrir une science complexe des fins dont ont également besoin l'homme de notre société et le praticien des sciences de l'homme. Répétons-le : ce qui fait essentiellement problème pour un nouvel humanisme, ce n'est pas que l'homme ait enserré l'humain dans de multiples procédés d'objectivation ; c'est qu'il ne sache plus penser cet immense appareil sous l'angle de la finalité - une finalité qu'il ne peut dorénavant viser que par de multiples médiations concrètes ; il appartient à l'humanisme de rendre explicites ces médiations s'il ne veut pas rompre avec l'homme.

Cela suppose que les sciences de l'homme ouvrent un nouveau chantier - où elles rechercheraient systématiquement les sources idéologiques, sociologiques [509] et philosophiques de leur inspiration profonde. Comment nos sciences ont été exigées par les besoins de notre type de société, comment, par ailleurs, elles transcendent celle-ci pour viser un universel qui, nous le soupçonnons bien n'est pas du même caractère que celui de la physique ? Voilà, il me semble, la seconde grande tâche qui s'impose dans la quête d'un nouvel humanisme. Elle est tout aussi considérable que la première elle comporte des aspects historiques, épistémologiques, pédagogiques dont nous entrevoyons l'ampleur.

Il pourra sembler que mes propos se ramènent, en définitive, à une sorte de vaste plaidoyer pour les sciences de l'homme - dans lesquelles, personnellement, je travaille. Mon intention était bien différente ; je ne voulais pas réclamer un privilège, mais circonscrire un très lourd devoir. Dans l'état d'incertitude où nous sommes, ce n'est pas exclusivement aux praticiens des sciences de l'homme de dire l'avenir de l'homme. Mais ce sont eux, qui sans doute, concrètement, quotidiennement, sentent davantage la nécessité d'un nouvel humanisme. C'est à eux qu'il revient, comme le plus difficile devoir, sinon d'en décrire le visage, du moins de le chercher inlassablement.



[1] Fernand DUMONT, "Les sciences de l'homme et le nouvel humanisme", in Education des Adultes, cahier no 6, Montréal, 1961, 20-40.

[2] Rappelons que, pour le sociologue, "bureaucratie" n'a pas la connotation péjorative que ce terme revêt dans le langage courant.

[3] Il est à peine besoin de noter que Jaspers ne rejette pas la psychothérapie (qui est son métier). Il écrit même, et j'aurai l'occasion de dire que j'adhère profondément à cette déclaration : "La psychologie et la psychothérapie, dont on ne fera jamais un but en soi, sont un moyen indispensable dès que l'on atteint un niveau supérieur de conscience".


Retour au texte de l'auteur: Fernand Dumont, sociologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le mardi 12 novembre 2013 6:00
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cegep de Chicoutimi.
 



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