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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Fernand Dumont, “Quelques réflexions d’ensemble.” Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Fernand DUMONT, Jean-Paul MONTMINY et Jean HAMELIN, IDÉOLOGIES AU Canada FRANÇAIS, 1850-1900, pp. 1-12. Québec : Les Presses de l’Université Laval, 1971, 327 pp. Collection : Histoire et sociologie de la culture, no 1. Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, Chomedey, Laval, Québec. [Autorisation formelle accordée le 7 décembre 2009, par le directeur général des Presses de l’Université Laval, M. Denis DION, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[1]

IDÉOLOGIES AU Canada FRANÇAIS,
1850-1900.

Quelques réflexions
d'ensemble
.”

par Fernand Dumont

[pp. 1-12.]

Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Fernand DUMONT, Jean-Paul MONTMINY et Jean HAMELIN, IDÉOLOGIES AU Canada FRANÇAIS, 1850-1900, pp. 1-12. Québec : Les Presses de l’Université Laval, 1971, 327 pp. Collection : Histoire et sociologie de la culture, no 1. Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, Chomedey, Laval, Québec. [Autorisation formelle accordée le 7 décembre 2009, par le directeur général des Presses de l’Université Laval, M. Denis DION, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]


Je n'ai pas la prétention de formuler une synthèse des idéologies qui ont voulu définir la société québécoise entre 1850 et 1900. Trop de courants d'idées n'ont pas encore fait l'objet d'analyses minutieuses. Par ailleurs, trop de choses nous sont inconnues quant à l'histoire économique et sociale de cette période ; pour une société comme celle-là, à prédominance rurale, il nous manque surtout des données sur les régions et les élites locales. L'idéologie est une définition explicite de la situation par les groupements, les classes surtout, qui y sont engages ; l'histoire des idées ne peut donc être reconstituée isolement. Non pas que les idéologies soient un quelconque reflet de la structure sociale. Elles en comblent plutôt les indéterminations, elles donnent cohérence, elles fixent des objectifs d'action. Elles sont partie prenante aux mécanismes sociaux. Pour comprendre les idéologies, il faut les saisir dans leur originalité et leurs structures propres ; mais il faut aussi pouvoir déceler en quoi elles complètent et assument les autres variables d'un ensemble social.

le voudrais donc simplement suggérer ici quelques hypothèses provisoires qui, axées sur les idéologies, n'en concernent pas moins, pour la période qui nous occupe, la société québécoise dans sa totalité.


I

En quel sens les années 1850 marquent-elles le début d'une nouvelle période dans l'histoire des idéologies au Canada français ?

D'une certaine manière, on peut parler d'un prolongement de thèmes acquis. Au milieu du siècle, la structure sociale comporte déjà des impératifs qui vont conditionner les idéologies pour un long avenir. Le Québec est à prédominance rurale ; la routine agricole, le faible niveau de l'instruction, l'état précaire des communications, d'autres facteurs encore ont donné à une très large fraction de la population des traits qui font songer à ce que les anthropologues appellent une folk society. Depuis longtemps, la bourgeoisie des affaires est à prédominance britannique ; le contrôle de la vie économique n'est plus aux mains des Canadiens français. L'infrastructure [2] de la société québécoise dépend d'une autre société parallèle et dont les idéaux n'ont pas pénétré dans notre milieu. Dès le début du XIXe siècle, l'opposition des deux sociétés s'est traduite dans des idéologies, dans des polémiques violentes où chacune à tenté de se justifier en face de l'autre : d'une part, défense du système seigneurial et du droit civil français, condamnation du commerce et des marchands ; d'autre part, exaltation des vertus du commerce, procès de 1'« ignorance » et de l'inertie québécoises. Conflits de deux bourgeoisies, de deux sociétés, de deux nations où les idéologies ont été déterminantes.

Dans ces premières définitions explicites de notre collectivité, on sait que la bourgeoisie professionnelle à joué le rôle principal. Elle l'a fait, bien sur, à partir de sa propre situation : celle de gens peu fortunés mais souvent instruits, sans aptitudes ni goût pour le commerce, mais restés en contact étroit avec le milieu populaire. Cette bourgeoisie trouvait la seule assise un peu ferme de son prestige et de son pouvoir dans la politique : elle s'y cramponna avec une énergie, une ferveur, un exclusivisme qui devait marquer jusqu'à aujourd'hui notre climat collectif. Elle définissait notre société en généralisant sa propre condition sociale. Ce qui fut rendu aisé par la parenté de sa situation, de ses attitudes et de ses problèmes avec ceux du peuple. Mais cette parenté initiale ne pouvait exclure des divergences grandissantes : dans leur opposition à la bourgeoisie d'affaire et à la société concurrente, dans l'élaboration de leur nationalisme, les plus radicaux de ces bourgeois s'orientèrent très vite vers des idéologies radicales. La structure sociale qui avait été, au départ, favorable à leur essor en devint, à la fin, l'obstacle irrécusable. La masse paysanne, dans son immense majorité, ne put les suivre jusqu'au bout. L'échec de 1837 trouve sans doute son explication sociologique essentielle dans ce paradoxe : une idéologie profondément inscrite dans une folk society en arrive, en développant ses implications, à ne plus trouver dans ses conditions d'émergence le support de sa réalisation. Le paradoxe devait se répéter dans la suite, mais à des échelles plus réduites. C'est pourquoi nous mettons du temps à réaliser vraiment qu'il est resté un des traits marquants de notre société.

Bref, des problèmes se trouvent déjà posés au moment où commence la période que nous considérons, et ils demeurent largement sans réponse. Si l'on peut parler d'un tournant à propos des années 1850, c'est d'abord parce que s'y révèle une tragique prise de conscience des impasses où ont mené les orientations antérieures des idéologies et des dilemmes où se trouve la collectivité quant à son avenir. Très tôt vont se former des idéologies qui, pendant un siècle, justifieront et idéaliseront le Québec traditionnel. Des choix décisifs sont faits, dans des déchirements et des polémiques où l'ancienne tradition radicale perd bientôt la partie.

On se trouve donc, au départ, devant d'intenses spéculations idéologiques sur les options fondamentales de la société globale. Certaines continuent[3]  sur la lancée démocratique et républicaine d'avant 1837. Nous reviendrons sur les jeunes gens regroupés autour de l'Institut canadien pour nous interroger sur leur passage rapide, étonnant à première vue, du nationalisme à la propagande pour l'annexion aux États-Unis. Nous aurons l'occasion de dire que la contradiction de ces attitudes n'est qu'apparente. Une société québécoise progressive dans son économie et démocratisée dans ses structures n'était sans doute possible que par l'intégration dans la république voisine. C'est ici la folk society dont on fait le procès et on réprouve les stratégies adoptées par la génération antérieure des politiciens. Un jeune homme le proclame dans une conférence devant l'Institut canadien de Montréal (1847) :

« Ainsi à langui la jeunesse sous l'Acte de Québec et sous la constitution de 1791, repoussée, maltraitée, calomniée par le gouvernement et la presque totalité de la population anglo-saxonne ; et négligée, abandonnée, oubliée par les hommes de son origine, qui, tout en combattant avec patriotisme pour la cause de la nationalité et de la liberté, n'ont jamais pensé à fonder des établissements où les jeunes Canadiens se seraient préparés à lutter dans le commerce, dans l'industrie, dans l'agriculture, sources fécondes de richesses et d'influence, contre les ennemis du Canada français... »

Le procès de la politique est pousse fort loin :

Le patriotisme « ne doit pas être seulement une affaire d'élection ou de gazette [...] Et où sont les actions de tous ces grands patriotes, à discours interminables, que nous voyons se débattre avec tant de fracas dans les rangs ministériels, dans le juste milieu et dans l'opposition ? Quelles institutions ont-ils créées ? Quelles sociétés ont-ils fondées ? Qu'ont-ils entrepris pour l'avantage de la jeunesse canadienne-française ? Rien, messieurs, rien... » [1]

Le même constat sera refait, à chaque génération, durant le siècle qui suivra. Dans cette perspective, n'était-ce point faire preuve de grande lucidité que de concevoir une réorientation radicale de la société, une solution à ses problèmes de fond, dans l'adoption des idéaux et des structures politiques américaines ?

Mais c'était au prix de la disparition de la nation. Voyez Étienne Parent. Il comprend les exigences de l'économie et il est très sensible aux valeurs du pays voisin. Dans une conférence à la jeunesse, il fait longuement l'éloge de l'entrepreneur américain ; il n'en conclut pas moins que les jeunes peuples n'ont pas l'acquis suffisant pour s'engager brusquement dans leur libération :

« On s'imagine qu'on peut rompre tout à fait et tout à coup avec un long passé, et réaliser à la fois les idées de perfection que l'on s'est faites. Il en résulte des luttes acharnées et interminables entre les forces sociales... » [2]

 [4]

Du moment où il pariait pour la survivance de la nation, Parent consentait à des arguments qui paraissaient tout à fait défendables. Comment une société pauvre, faite surtout de paysans, aura-t-elle pu prendre subitement un nouveau départ ? Il fallait reporter plus loin dans l'avenir les audaces économiques et politiques. On se souvient de la conclusion que mettait Garneau à son Histoire du Canada :

« Que les Canadiens soient fidèles à eux-mêmes ; qu'ils soient sages et persévérants, qu'ils ne se laissent point séduire par le brillant des nouveautés sociales et politiques ! Ils ne sont pas assez forts pour se donner carrière sur ce point. C'est aux grands peuples à faire l'épreuve de nouvelles théories ... Pour nous, une partie de notre force vient de nos traditions ; ne nous en éloignons et ne les changeons que graduellement. »

Le voeu de Parent et de Garneau est devenu celui des idéologies dominantes après 1850. Nous ne prétendons pas que ce fût dû à leur influence : nous avons simplement cherché chez eux l'expression d'un jugement sur la conjoncture de l'époque que bien d'autres ont formulé, qu'un plus grand nombre encore ont dû confusément poser. Ces idéologues ne faisaient d'ailleurs que traduire, dans les termes d'un choix acceptable, des déterminations inéluctables des structures sociales. Parent, pour sa part, l'avait senti avant 1837, en constatant que l'aile avancée de l'Assemblée, avec Papineau, s'égarait dans un beau rêve impossible, perdait de vue son assiette sociale. Ajoutons aussitôt que ni Parent ni Garneau n'étaient de plats conservateurs à tout prix. Parent admirait, nous l'avons dit, le dynamisme de l'économie et de la démocratie américaines ; il avait simplement le sentiment que sa société, telle qu'elle était constituée et à son époque, ne pouvait s'engager dans cette carrière. Pour sa part Garneau, on le sait, était plutôt libéral : on peut penser que c'était moins par enthousiasme que par stratégie qu'il conseillait à la nation de patienter encore dans la sauvegarde de son originalité. On n'insistera jamais trop sur l'angoisse de ces années d'après 1837, ces années du rapport Durham et de l'Union des deux Canadas : sur le climat tragique où une génération vieillissante, après avoir participé aux combats de l'âge antérieur, dut faire ce choix difficile. Ce vieux lutteur qu'était Parent à bien senti la précarité de son option : dans le langage pourtant très sec de ses conférences, on décèle une incontestable ferveur pour des orientations qu'il se croyait obligé de refuser. De même pour Garneau, chez qui les sentiments sont infiniment plus en évidence : il suffit de lire son Histoire pour vérifier à quel point le mot « tradition » suggérait, pour lui, des conquêtes fragiles et précaires, des combats sans cesse recommencés pour en entretenir la vie et pour en assurer l'avenir.

Le choix des années 1850 à été effectue par plusieurs idéologues dans l'incertitude des événements. Sont venus bientôt les doctrinaires pour qui ces choix se sont mués en des vérités apparemment éternelles et immuables : c'est là presque toute l'histoire idéologique du siècle qui suivit. Le délai [5] envisagé par Parent s'est transformé en une consécration idéologique des déficiences d'une société pourtant remarquablement perçues par beaucoup d'hommes des années 1850.

Après comme avant 1850, l'élite laïque canadienne-française trouve dans la politique son assise fondamentale. Pourtant, sous l'Union, les règles du jeu se modifient. Le clivage antérieur entre une Assemblée à majorité française et les autres organes politiques se brouille. La coalition Lafontaine-Baldwin met quelque peu dans l'ombre les conflits nationaux antérieurs. Les « conservateurs » et les « libéraux » vont opposer des équipes de candidats plutôt que des représentants de sociétés antagonistes. À la fin du siècle, ces équipes sont interchangeables dans des mécanismes où les spéculations idéologiques souvent improvisées masquent mal le pur et simple jeu des intérêts quotidiens. Dès les années 1850, le gouverneur Elgin l'avait prévu : « Je crois que la manière de gouverner le Canada ne serait plus un problème dès lors que les Français se scinderaient en un parti libéral et un parti conservateur qui s'uniraient aux partis du Haut-Canada portant les noms correspondants. La grande difficulté jusqu'ici a été que le gouvernement conservateur à signifié gouvernement par les Haut-Canadiens, ce qui est intolérable pour les Français, et un gouvernement radical, gouvernement par les Français, ce qui n'est pas moins détestable pour les Britanniques ... L'élément national se fondrait dans la politique si la scission que je propose était réalisée. »

Cet homme était bon prophète. Ces remaniements des partis, sous l'Union et plus tard dans la Confédération, devaient créer effectivement un chassé-croisé de la conscience nationale et surtout peut-être de la conscience politique qui marquera en profondeur les idéologies bien au-delà des années 1900. On parlera constamment du « national » dans les joutes politiques, mais dans des termes infiniment plus abstraits que dans les âges précédents de notre histoire. De plus, avec le « gouvernement responsable » (1854), le « patronage » devenait accessible aux élus du peuple. Les élites politiques nouaient, et pour longtemps, de nouveaux liens avec une société traditionnelle où le patronage devait exercer, avant la lettre, les fonctions maintenant connues sous le nom de « sécurité sociale ».

La bourgeoisie professionnelle perdit ainsi son agressivité d'avant 1837. Les querelles idéologiques devenaient luttes épisodiques d'opinions, parfois inversées suivant que le parti était au pouvoir ou dans l'opposition. L'exclusivisme de la politique s'est fait plus strict qu'avant 1850. De sorte qu'a la fin du siècle, Edmond de Nevers reprenait le procès des politiciens en des termes à peu près identiques à ceux de Huston et de la génération précédente.

Quant à l'Église, elle n'avait pas joué un grand rôle idéologique jusqu'à 1850. Les évêques avaient rappelé souvent au loyalisme le plus strict, mais le clergé était trop peu nombreux pour faire sérieuse concurrence aux politiciens locaux. Au cours du demi-siècle que nous considérons, l'Église [6] ramifie ses structures et ses enracinements. Elle voit croître prodigieusement ses effectifs cléricaux. [3] Son pouvoir est infiniment mieux diffusé dans le milieu populaire.

C'est dans ce contexte qu'il faut considérer, semble-t-il, le destin et le contenu des idéologies de la période historique qui s'étend de 1850 à 1900.


II

À un pôle extrême des courants idéologiques, on retrouve un libéralisme radical qui, par beaucoup de fruits, prolonge celui d'avant 1837. Il ne réussit pas à s'imposer. Il devient même très vite marginal, pour ne pas dire clandestin, dès les débuts de la Confédération. Pour expliquer ce rapide déclin, on à évoqué le plus souvent la puissance grandissante du clergé et plus particulièrement les attaques acharnées de Mgr Bourget. Il n'est pas question de minimiser ces explications. Mais elles tiennent, pour ainsi dire, aux événements. Un sociologue est davantage porté à s'interroger sur la structure de cette idéologie et sur ses difficultés à concilier les impératifs de la structure sociale sous-jacente. [4]

Dans cette perspective, l'idéologie radicale nous paraît receler trois antinomies principales. Exprimant manifestement la conscience d'une fraction de la classe bourgeoise, elle s'attaque au clergé ; par ailleurs, elle en reconnaît le rôle social indispensable. D'abord nationalistes, les Rouges sont aussi démocrates : la réconciliation sera difficile entre ces deux exigences souvent divergentes. Enfin, le radicalisme est à la fois mouvement politique et école doctrinale : ces orientations ne pourront se conjuguer. Examinons ces diverses antinomies d'un peu plus près.

Avant 1837 s'était déjà manifestée l'opposition d'une large fraction du clergé aux tendances démocratiques. Sans doute faut-il l'expliquer par la nécessité où se trouve l'Église de marquer constamment son loyalisme envers un gouvernement colonial qui lui conserve son autorité dans la société ; on rappelle aussi la longue survivance, chez les clercs, d'une mentalité d'ancien Régime. Mais on ne peut manquer de soupçonner aussi, entre la bourgeoisie professionnelle et le clergé, des conflits de classe. Voilà deux groupements qui, par la formation de leurs membres, leur enracinement dans la masse populaire, leur type de pouvoir et de prestige devaient se heurter de bien des manières. Plus tard, au cours du XIXe siècle et du XXe, [7] une sorte d'alliance sera conclue ; on en connaît bien des épisodes, particulièrement en ce qui concerne les rapports des hommes politiques et des évêques. Mais, dans les années 1850-1870, c'est à une contestation du rôle et du prestige des clercs que se livre d'abord l'aile avancée de la bourgeoisie. Pourquoi fut-elle un échec ? Les effectifs cléricaux montent en flèche. Mais on ne saurait méconnaître aussi que l'Église apparaît comme une pièce essentielle dans la société de l'époque. Le catholicisme est, même pour ceux qui sont le plus prévenus contre elle, comme un des principaux facteurs distinctifs de la culture canadienne-française.

L'Avenir va jusqu'à faire un éloge des Jésuites. À ceux qui s'en étonnent, P.-G. Papineau répond qu'ils ont joué un rôle très important au début de la colonie et il voit dans le clergé canadien « un corps purement national, qui se recrute sans cesse dans nos rangs, et que par cela même nous préférons de beaucoup à des étrangers qui ne peuvent avoir avec nous que des intérêts de gain ». En 1861, le Globe accusait les sociétés de colonisation d'être inspirées par le nationalisme et le cléricalisme. Dessaulles, le plus avancé sans doute parmi les radicaux, rétorque dans le Pays :

  « Quand la nationalité à laquelle le clergé appartient est menacée dans son existence, le clergé qui n'a plus de parti à favoriser ou à repousser, puisque les partis ont disparu devant le danger commun, mais qui voit la population entière, qu'il régit spirituellement, exposée à la déchéance morale ou à l'infériorité comme race, le clergé, disons-nous, ne peut faire autrement que de faire cause commune avec ses nationaux [...] Tant que les prêtres ne commettront pas d'autre péché que celui-là, nous les défendrons contre les attaques du Globe. »

Cela n'empêche évidemment pas Dessaulles et les autres de combattre, par ailleurs, les immixtions des clercs dans la politique et ce qu'ils considèrent comme de constants abus de pouvoir. Les Rouges répètent sans cesse qu'ils veulent restaurer l'autonomie des choses temporelles. Leur idéal est de confiner le clergé à ses tâches spirituelles ; pourtant, ils lui reconnaissent un rôle fondamental dans la vie collective, par exemple dans les entreprises de colonisation. Contradiction ? Plutôt reconnaissance d'une donnée inéluctable de la structure sociale. Mais aussi d'une antinomie difficile à dépasser dans l'idéologie comme dans l'action des radicaux.

L'antinomie de la nation et de la démocratie n'est pas sans parenté avec la précédente. Les éléments du programme sont ici très divers : suffrage universel, réformes juridiques, abolition du régime seigneurial et du système des dîmes, éducation populaire, colonisation, etc. Au départ, tout cela trouve inspiration dans un nationalisme fervent. Très vite, nous l'avons déjà rappelé, on passe à des plaidoyers pour l'annexion aux États-Unis. Contradiction, là encore ? Il s'agit plutôt une fois de plus, de la difficulté à concilier des aspects différents de ce qui est pourtant une même logique et un même idéal. Comment faire sortir la nation canadienne-française de sa pauvreté chronique sinon en la rattachant au dynamisme américain ? [8] L'annexion permettrait aussi de briser les anciennes élites ; dans l'Avenir du 18 octobre 1849, Charles Laberge parle de ces privilégiés « qui craignent que la débâcle annexionniste ne démantibule leurs privilèges ». D'ordinaire, on croyait surmonter la difficulté en prétendant, comme le fait Dessaulles, que les Canadiens français sont « destinés à former un peuple à part... que ce soit sous la protection du pavillon anglais ou sous celle du pavillon britannique ». S'élevant dans la sphère des principes, Labrèche-Viger affirme que « la nationalité ne peut que gagner à l'établissement de la démocratie ». La mouvance des attitudes va plus loin encore : si les Canadiens français doivent être assimilés, il vaut mieux que ce soit par les Américains que par les Anglais. Jusque dans cette hypothèse extrême, le nationalisme reste encore paradoxalement présent tout en manifestant les contradictions de ses exigences.

Dans d'autres circonstances, nationalisme et démocratie s'affirment carrément comme opposés : mais c'est à l'intérieur même du mouvement radical. Par exemple, en 1864, Jean-Baptiste Couillard avait dénoncé à une séance de l'Institut canadien « les tendances anti-nationales de la Confédération et le danger qui s'ensuivait pour nos institutions, notre langue et nos lois ». Au même endroit, quelques jours après, le jeune Gonzalve Doutre fustige les « théories déraisonnables des prétendus patriotes » et se propose de replacer Couillard « sur le terrain de l'humanité qu'il avait un peu mis de côté ». Pour lui, ce n'est pas la langue ou la religion qui fonde la nation mais « la conscience des intérêts communs ». Ainsi les Canadiens français ne doivent pas « persister à vouloir former une nationalité à part ». La Confédération ne sera probablement qu'une étape : un jour « le Nouveau-Monde ne sera qu'une seule nation ». Qu'est-ce qu'une nation, en effet ? Des traditions comme on en trouvait dans cette société largement rurale qu'était le Québec de l'époque ou une démocratie où les hommes sont rassemblés par des objectifs communs de progrès ? Les Rouges ont oscillé d'une conception à l'autre, en explorant presque toutes les impasses.

Mais ils l'ont fait souvent bien au-dessus de la société qui était l'objet de ces débats. On en arrive ainsi à la dualité de l'action des libéraux, partagés qu'ils sont entre le combat du parti politique et la lutte doctrinale. Lorsqu'on compare les programmes mis de l'avant dans les campagnes électorales et les écrits plus spéculatifs, on est tout de suite frappé par le caractère plus modéré des premiers. Les doctrinaires deviennent vite gênants pour ceux qui ont à gagner les suffrages d'une population que les dissertations ne touchent guère et sur laquelle veille le clergé. En novembre 1863, Labrèche-Viger croit, « dans l'intérêt du parti ministériel, devoir exprimer (son) regret, sincère de voir la rédaction du Pays se lancer dans des dissertations philosophiques qui n'avanceront guère les intérêts du parti libéral au Canada ». Dessaulles aura beau protester qu'il ne peut considérer comme « purement philosophique la grande question de savoir si le libéralisme est [9] pour les peuples le fléau que la réaction prétend, et si le despotisme est la plus grande bénédiction qui puisse tomber sur eux ». La scission va s'accentuer : le libéralisme gagnera finalement sa place dans les jeux électoraux mais en perdant son agressivité. La doctrine radicale subsistera à part, à grand-peine d'ailleurs et au sein d'une minorité qui, pour continuer de la soutenir, devra se faire silencieuse ou se mettre en marge de la société.

On peut donc penser que, en deçà des événements, la structure de l'idéologie et la structure sociale ont été déterminantes. C'est bien pour répondre à des problèmes réels de la société de leur temps que les Rouges ont élaboré leur idéologie ; leur diagnostic avait une incontestable portée. Mais la même société ne pouvait soutenir une action fondée sur ce diagnostic sans se défaire jusque dans ses profondeurs.


III

Si l'on se tourne maintenant vers les idéologies de droite, surtout ultramontaines, on est étonné, à première vue, de leur succès. S'il est vrai que les Rouges puisent largement leur inspiration et leurs thèmes à l'étranger, cela n'est pas moins vrai pour la droite. Bien plus, les radicaux sont tout autant des analystes que des doctrinaires : on ne niera pas que leurs vues sur la société de l'époque dénotent souvent une attention remarquable aux problèmes concrets du milieu. Tandis que chez les idéologues ultramontains, on cherche en vain des analyses ou des explications un peu poussées. Cette pensée ne fait guère de place aux hypothèses, à la recherche, à l'hésitation. Elle affirme, elle cite, elle démarque. Ceux qui connaissent les idées ultramontaines dans l'Europe de cette époque ne voient rien de bien nouveau dans ces écrits autochtones. Ils doivent bien admettre à la fin que l'emprise de cette idéologie sur notre société ne lui venait pas d'une faculté d'expliquer la réalité sociale sous-jacente, mais de son extraordinaire aptitude à justifier cette réalité. Cette idéologie a confirme la folk society ; elle l'a promue au rang de l'idéal.

On peut le montrer aisément en dégageant quelque peu sa thématique.

L'agriculture, qui constitue effectivement l'infrastructure de la société, est le thème central. Elle est diversement justifiée. C'est « l'état normal », prétend Laflèche en se référant sans doute inconsciemment à une conception physiocratique toujours spontanée dans un milieu de ce genre. L'agriculture n'est-elle pas aussi une activité qui est liée à la tradition et qui, par conséquent, définit un des traits essentiels de notre société ? Dès son premier numéro (1861), la Gazette des campagnes le rappelle :

« Qu'il suffise de dire que l'agriculture à fait jusqu'ici la plus solide gloire des Canadiens, puisqu'elle à été la base et la garantie humaine la moins contestable de leur prospérité, [10] de leur esprit de paix, de leurs moeurs honnêtes, simples et hospitalières, de leur foi vive, de leur bonheur social et domestique. »

L'agriculture est aussi facteur de cohésion sociale. Le Nouveau Monde (9 septembre 1874) n'est pas seul à croire que

« l'industrie à une tendance nécessaire vers le cosmopolitisme ; l'agriculture au contraire est de sa nature essentiellement conservatrice. L'attachement à la patrie, à ses institutions s'identifie pour l'agriculteur à l'attachement au sol auquel il est fixé par la propriété. »

L'industrie n'en est pas, pour cela, irrémédiablement condamnée. René Hardy montre bien, par exemple, les hésitations de Mgr Laflèche sur ce point. Souvenons-nous aussi de l'ambiguïté du mot « industrie » dans le vocabulaire traditionnel où il n'a pas acquis une différenciation bien nette par rapport à l'agriculture. En gros, l'industrie est acceptable quand elle suppose des « vertus » semblables à celles que suggère le milieu rural. Les Mélanges religieux (mai 1843) le proclament déjà en prônant une industrie locale liée au développement agricole. L'agriculture, dit-on,

« fera une concurrence désirable à l'industrie qui est et qui sera encore longtemps étrangère, ou plutôt elle donnera la vie, une valeur réelle et durable à l'industrie indigène et contenue dans de justes bornes ... Elles diminuera le luxe provenant du commerce étranger, ce luxe qui ne se paie et ne s'entretient qu'avec de l'argent, ce luxe qui augmente constamment dans la même proportion que les produits des champs diminuent. »

Ce thème revient souvent. Il se mue habituellement en une condamnation du commerce, de la spéculation, de l'argent, de l'oppression du pauvre par le riche. On passe de ces considérations morales aux plus hautes justifications théologiques. On parle de la proximité du Créateur et du paysan. Ainsi Mgr Laflèche prétend que le cultivateur « à Dieu lui-même comme collaborateur ». Et il souligne aussitôt qu' « on n'en saurait dire autant du travail industriel ou le concours de Dieu n'apparaît pas aussi clairement ». Ce qui lui fournit l'occasion de comparer le prêtre et le paysan liés l'un et il autre, dans leur ordre respectif, à l'activité divine.

De tout cela se dégage la représentation très nette d'une société extraordinairement cohérente. On rencontre souvent, dans cette littérature, des dénonciations des facteurs de divisions. Sur ce point aussi, le passé est naturellement idéalisé. En voici une illustration extrême (Gazette des campagnes, mars 1866) :

« Il y avait harmonie entre le curé et ses paroissiens, harmonie entre le père et ses enfants ; harmonie dans les croyances religieuses, dans les vêtements, dans les chants de l'Église, dans les relations sociales, dans l'éducation de la femme et, pour tout dire en deux mots ; harmonie de tous entre la conduite et les croyances religieuses. »

Ce délire de l'harmonie, de l'intégration, de l'unanimité explique la méfiance de l'étranger et même certains traits d'antisémitisme. L'étranger, [11] l'immigrant, est un facteur de discordance au même titre que le non-pratiquant ou le non-conformiste indigène.

Deux éléments de la structure sociale incarnent et fondent, dans leur configuration propre comme dans leur réciprocité, cette unanimité : la famille et l'Église. On sait que la famille est effectivement l'unité de base d'une folk society ; il était fatal que l'idéologie le dise à sa manière. La nation est définie par analogie avec la famille, chez Laflèche par exemple : « La famille n'est que la nation en petit et en germe ; et la nation, c'est la famille en grand. » On n'est pas surpris de constater, chez Laflèche et chez tant d'autres qui partagent cette idéologie, des définitions vagues, fluctuantes au sujet des statuts respectifs du Québec et de la Confédération dans leur notion de la patrie. La figure de base, la famille, ne pouvait évidemment servir à des discriminations un peu précises des sentiments et des allégeances.

L'Église est au sommet de cette cohérence sociale. On lit dans les Mélanges (17 septembre 1847) : « Nous serons catholiques avant tout, mais non pas seulement catholiques par conviction mais catholiques par nationalité ». Et dans un autre numéro du même journal (27 juin 1843) : « Notre religion, c'est notre première distinction nationale. »

Une pareille société n'a pas besoin, au fond, de la politique pour maintenir la cohésion de ses structures. Les partis politiques ne sont que des instruments de divisions et de querelles. La distance est aisée à prendre :

« Le Nouveau Monde est placé au-dessus des luttes d'hommes et de partis. Son programme est basé sur quelque chose de plus large que sur les simples intérêts de tels ou tels hommes, de tels ou tels groupes. »

Quand les Mélanges devront parler de politique, ce sera, dit-on, « plutôt une appréciation générale, un résume universel qu'une discussion d'opinion et une polémique de partis ».

En définitive, on n'échappe guère à une constatation évidente : nous sommes devant une idéologie fabriquée par le clergé. Celui-ci y exprime sa vision du monde, ses intérêts, les sources de son pouvoir et de son prestige. Comme toutes les classes dominantes, il porte sa situation au niveau d'une représentation d'ensemble de la société qu'il propose à tous. D'ailleurs il ne le cache pas. Il affirme souvent son rôle politique privilégié, comme dans cette déclaration des Mélanges religieux :

« Le prêtre par cela seul qu'il est prêtre, parce qu'il doit être plus que tout autre étranger à l'ambition et à l'intérêt personnel, est appelé à connaître les faits et les événements de la société ; parce qu'il à la mission de Dieu pour les juger et les apprécier ; parce qu'il est le gardien né de la morale en tous lieux, en tous temps et que la morale est liée nécessairement aux institutions sociales ; parce qu'il à la mission d'instruire, de protéger les peuples comme les individus. »

Cette classe, par sa situation et ses intentions, rejoint remarquablement une structure sociale qui appelle ce genre d'élite et de définiteur. De 1840 [12] à 1880, le nombre des clercs passe de 500 à 2,000 : cela sans doute explique leur emprise sur la société et sur ses idéologies. Mais l'inverse est tout aussi vrai : une pareille société, une folk society, ne pouvait manquer de susciter pareil recrutement. Au milieu de tous ces problèmes, ces déchirements, ces antinomies que percevaient avec tellement d'acuité les Rouges, et sans doute une partie notable de la bourgeoisie, les clercs apportaient réconciliation et justification qui seront longtemps imperméables aux changements de l'économie et de toute l'infrastructure. L'idéal était suffisamment au-dessus de ces réalités pour durer longtemps ; il était aussi profondément ancré dans la masse paysanne dont ces idéologies, en apparence si abstraites et si empruntées, exprimaient ouvertement la condition et la conscience.

Fernand Dumont

Département de sociologie et d'anthropologie,
Université Laval.



[1] James HUSTON, « De la position et des besoins de la jeunesse canadienne-française », Répertoire national, IV, Édition de 1893, pp. 128, 152-153.

[2] Étienne PARENT, « Du travail chez l'homme », Répertoire national, IV, p. 55.

[3] On se reportera aux indications démographiques réunies dans l'article très important de Louis-Edmond Hamelin : « L'évolution numérique séculaire du clergé catholique dans le Québec », Recherches sociographiques, II, 2, avril-juin 1961, pp. 189-241.

[4] Pour l'idéologie des Rouges, j'ai puisé beaucoup de documents et de suggestions dans la très belle thèse de doctorat M. Jean-Paul Bernard : La pensée et l'influence des Rouges (1848-1867), Institut d'histoire, Université de Montréal, 1968. Deux volumes dont un est consacré à une sélection de textes. Je souhaite vivement que ce travail, encore dactylographié, soit bientôt imprimé.


Retour au texte de l'auteur: Fernand Dumont, sociologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le mardi 22 février 2011 11:32
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cegep de Chicoutimi.
 



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