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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Fernand Dumont, “Quelle révolution tranquille ?” In ouvrage sous la direction de Fernand DUMONT, La société québécoise après 30 ans de changements, pp. 13-24. Québec : L’Institut québécois de re-cherche sur la culture, 1990, 358 pp. [Ce texte est diffusé en libre accès dans Les Classiques des sciences sociales avec l'autorisation du directeur général des Presses de l'Université Laval, Monsieur Denis Dion, le 18 janvier 2016.]

[13]

La société québécoise
après 30 ans de changements.

“Quelle révolution tranquille ?”

Fernand Dumont


Dans cet exposé d'ouverture, je me garderai de trop anticiper sur les analyses qui seront présentées tout au long du colloque. Je m'attacherai plutôt à une question préalable et qui sera, j'imagine, constamment présente dans nos entretiens : dans quelles conditions sommes-nous placés actuellement pour interpréter les bouleversements passés et la situation d'aujourd'hui ?

Car, on ne le méconnaîtra pas, et un sociologue ne saurait l'oublier moins que tout autre, une société ne s'offre pas à nous comme un objet auquel il suffirait d'appliquer des théories et des méthodes. Nos interprétations, fussent-elles armées de toutes les précautions scientifiques, prennent la suite de celles que la société elle-même produit. Certes, nous ne devons pas nous faire l'écho de ces idéologies ; nous en sommes cependant tributaires. Et, arriverions-nous à nous en libérer tout à fait, à quoi serviraient des vues de Sirius aux sociétés que nous étudions ?

J'irai plus loin sur cette lancée. Si nos interprétations prennent le relais de celles qui circulent dans une société, nous devons nous interroger sur les capacités et les empêchements qu'éprouve la société en question à se définir et à se donner des objectifs de développement. [14] Voilà donc ce qui sera, en définitive, mon point de départ et la suite de ma réflexion : quelles sont les conditions, héritées du passé, remaniées au cours des trente dernières années, selon lesquelles la société québécoise comprend son cheminement ? En conséquence, en quoi permettent-elles, entravent-elles aussi, cette reprise de l'analyse qui est le devoir de notre propre travail ?

I

La Révolution tranquille a été précédée par un prodigieux travail d'interprétation. Surtout à partir de la Seconde Guerre mondiale, la critique s'est étendue à tous les domaines de la vie collective ; les projets de tous ordres ont proliféré en conséquence. Pour l'essentiel, le remaniement accéléré des institutions, effectué à partir de 1960, n'a été que la mise en œuvre de cette entreprise d'examen et de planification. D'autres idéologies, d'autres programmes plus radicaux ont surgi par la suite. Pris à la lettre, ils ont paru contredire le premier mouvement ; à mon sens, ils en ont été l'un de ses avatars.

L'interruption de cette production d'analyses et de projets est l'indice le plus évident de la fin de la Révolution tranquille. On parle encore de « social-démocratie » ; l'expression est usée et on ne l'emploie plus que par convenance. Les mouvements sociaux, les Églises se sont faits très discrets. Les sciences sociales, dont les ouvriers sont pourtant nombreux, sont éclatées en de multiples directions et se sont muées, en grande partie, en adjuvants de la gestion ou de la régulation des institutions. En bref, la société québécoise est en panne d'interprétation. Certains s'en réjouissent ; d'autres s'en désolent. Plutôt que de prendre parti, essayons de mesurer en quoi cette oscillation d'un pôle à un autre comporte des implications qui nous importent aujourd'hui.

La Révolution tranquille, je le rappelais à l'instant, a été précédée par une floraison de critiques et de projets. Ce sont ces interprétations qui ont ensuite cristallisé en institutions nouvelles ; là fut la caractéristique la plus évidente des débuts des années 1960. Ces institutions ont été largement improvisées ; mais comment aurait-on pu briser autrement un long gel historique ? Il n'est donc pas question de nous repentir. Néanmoins, on se défend mal contre l'impression que ces institutions, implantées il y a peu, ont de plus en plus de peine à assumer les nouveaux [15] problèmes et à éclairer l'avenir. Elles paraissent impuissantes à surmonter les effets pervers qu'elles ont engendrés. Surgies d'un effort admirable de compréhension de notre milieu, elles en gênent maintenant l'interprétation.

Est-il besoin, en effet, d'insister beaucoup sur le blocage des institutions remises à jour il y a vingt ou trente ans ?

Nous avions édifié un système d'éducation tout neuf qui devait accélérer la scolarisation des jeunes et même des adultes. Les objectifs et les modalités avaient été abondamment élaborés par une Commission royale. La mise en œuvre a été effectuée avec célérité : que l'on songe, par exemple, à l'implantation rapide des collèges. Or, voici que nous ne savons plus très bien quelles sont les finalités du système ; au point où une instance officielle avouait, il y a peu, être incapable de définir la spécificité des cégeps.

L'évolution de l'institution a fini par contredire les intentions de départ : avec la valorisation de l'option scientifique, la dévalorisation du secteur général, l'isolement de la section professionnelle, nous revoilà dans une situation semblable à celle de jadis où coexistaient les collèges classiques, les écoles primaires supérieures, les écoles techniques. De divers côtés, on déplore l'hyperspécialisation de l'enseignement ; ce qui nous renvoie encore à l'éclatement des objectifs, à leur défaut de cohérence. Par ailleurs, la carence des procédures d'évaluation, aussi bien des établissements que des élèves, empêche de vérifier la qualité du système et de comparer les résultats avec des objectifs identifiables. Par-dessus tout, mais cela nous ramène au même nœud de difficultés, il n'y a pas consensus dans la conception même de ce que j'appellerai la « culture scolaire ».

Car, avec la croissance de la scolarisation, il serait indispensable de cerner l'originalité d'une culture ainsi programmée. Selon les uns, l'école doit se donner ses propres paramètres d'apprentissage, à l'écart des autres modes de diffusion de la culture ; pour d'aucuns, elle doit être ouverte et s'insinuer dans toutes les pratiques de la vie. Des positions aussi radicalement opposées ne sauraient donner lieu qu'à des discussions vagues et stériles. Encore indiquent-elles un problème, celui qui commande probablement tous les autres, en particulier celui de la démocratisation scolaire : ainsi, il est loin d'être assuré que la fermeture ou [16] l'ouverture aient même signification pour les divers milieux et les diverses classes sociales.

Notre politique de la santé, notre politique de bien-être ont fait, de même, l'objet d'une ample planification au cours des années 1960. De semblables difficultés s'y révèlent. Crise des objectifs, là encore. Le vieillissement de la population et les progrès des technologies exigeraient pour les prochaines années des virages décisifs. Toute notre politique sociale est en cause. Des mesures accoutumées sont désuètes, qu'il s'agisse des allocations familiales ou des allocations de chômage qui, avec le temps, ont fini par ne plus correspondre aux intentions initiales, quand elles ne les contredisent pas. Nombreux sont ceux qui pensent qu'il faudrait reprendre à neuf les conceptions et les procédures, qu'une politique des revenus seraient enfin à définir en fonction des nouvelles situations et des changements survenus dans les stratifications sociales depuis trente ans.

Dans ce cas-ci, comme dans celui de l'éducation, quels sont les points d'appui qu'offre notre société pour le travail de diagnostic et pour l'énergie de l'engagement ? Au cours de la Révolution tranquille, l'État a joué le rôle d'entraînement et de support que l'on sait. On lui reproche maintenant d'administrer à la petite semaine, de naviguer à vue en contournant péniblement les obstacles qui se présentent à mesure. L'accusation appelle de considérables nuances. Dans les années 1960, l'État a pu exercer un rôle jusqu'alors inédit parce que la population l'appuyait ; il est vrai que la continuité du progrès économique a été pour beaucoup dans ce consentement, de même que le souvenir d'une longue hibernation. Où sont maintenant les assises pour une revitalisation de l'appareil étatique ? Au surplus, le diagnostic d'impuissance que l'on porte sur l'État devrait être étendu à l'ensemble des organisations qui régissent la vie collective. Que sont devenus les grands objectifs des syndicats, des mouvements sociaux, de tant d'artisans de la Révolution tranquille ? Les politiques, pour ne pas dire les idées, ne se réduisent-elles pas, chez eux aussi, à la gestion ? Ne subissent-ils pas le poids des stratégies du corporatisme et de la bureaucratie qui habitent l'État, les services publics, l'ensemble des mécanismes collectifs ?

L'État administre, dit-on. Mais partout on administre. Jean-Claude Leclerc écrivait dans Le Devoir : « On paraît moins capable qu'auparavant de faire fonctionner des hôpitaux, des services de transport, des écoles... pour ne rien dire d'Hydro-Québec. On n'a jamais eu autant d'administrateurs, [17] et si peu d'administration ». La liste proposée par le journaliste pourrait être considérablement amplifiée, car l'inventaire concerne l'ensemble de notre vie collective. Nous n'avons plus d'administration parce que les objectifs de la Révolution tranquille se sont perdus en cours de route ou se sont tournés vers d'autres fins. Il est possible de gonfler d'administrateurs n'importe quelle institution ; mais l'administration suppose que les institutions soient aussi des projets.

Pourquoi donc les projets se sont-ils taris ? Sans doute parce que des institutions forcément improvisées, quand elles s'implantent dans l'histoire, en subissent les contrecoups et engendrent, à leur tour, des problèmes nouveaux. Ratages et contradictions sont inévitables. Il y a une autre raison : par-dessous la marche des institutions officielles, et à mesure que celles-ci se replient sur leurs régulations internes, la mutation des genres de vie et des mœurs déroutent les interprétations qui leur ont donné naissance. Les idéaux qui servent de garantie ou d'alibi à nos grandes institutions remontent à un état de société où les pratiques quotidiennes et les valeurs professées donnaient aux utopies de naguère un contexte qui a radicalement changé depuis lors.

II

Ces changements, que contribuent à masquer la lourdeur bureaucratique des institutions qui pourtant ont charge de les interpréter, nous avons peine à les comprendre et à leur trouver des issues. Ce colloque contribuera à les cerner quelque peu, à relancer la ferveur de l'analyse. Je me bornerai à évoquer quelques problèmes, toujours selon l'intention de ces réflexions préalables : afin de déceler les embarras actuels de l'interprétation.

Il y a, bien sûr, le problème de la langue. Il fait grand bruit et suscite, à bon droit, des interrogations angoissantes et des mesures timides. Mais ne l'abordons-nous pas quelque peu en surface ? Depuis le XIXe siècle, il n'y a pas que deux langues, le français et l'anglais, au Québec ; y coexistent deux sociétés. Chacune dispose de ses institutions, de l'enseignement aux médias en passant par les services sociaux ; chacune a élaboré ses propres réseaux de solidarité, de recrutement, d'entraide. Des interférences existent, mais la cohabitation est la règle. La langue n'est qu'un des facteurs d'un affrontement où elle joue le rôle [18] de symbole. L'immigrant sait fort bien qu'il n'a pas seulement à choisir une langue, mais l'une des deux sociétés ; fréquenterait-il un temps l'école française, apprendrait-il notre langue, lui imposerions-nous le français en vitrine, les critères de son adhésion ou de son refus définitif mettent en cause le Québec dans toute sa structure.

Nous sommes ainsi reportés à une seconde dimension de la question. La langue exprime une culture ; elle ne la résume pas. La Révolution tranquille a bouleversé des institutions ; elle a été, plus encore, une mutation des mœurs et des idéaux. La baisse de la natalité, la crise de la famille en sont des symptômes parmi d'autres. Ici encore, la présence de l'immigrant ou de l'allophone est instructive. Des études, malheureusement rarissimes, nous font entrevoir que lorsqu'ils sont confrontés non pas seulement à notre langue, mais à nos façons de vivre, à nos façons d'éduquer nos enfants, à nos manières de dépenser, les immigrants nous révèlent à nous-mêmes. On parle souvent d'ouverture aux immigrants, avec les accents pieux qui conviennent ; il serait utile d'aller plus loin, de nous regarder dans le miroir qu'ils nous tendent. Cela aussi est capital pour l'interprétation de ce que nous sommes.

Une culture est celle d'une population déterminée. Elle tire sa vitalité d'elle-même mais aussi du peuple qui s'y exprime. C'est dans cette perspective qu'il convient de situer la crise démographique qui sévit au Québec. Cette crise s'explique par plusieurs causes que l'on a peine à démêler parce qu'elles concernent toutes les dimensions de la vie collective : à la distribution du revenu, à l'ébranlement de l'institution familiale, aux changements dans les genres de vie. En ce sens, elle peut être considérée comme le lieu de déchiffrage de bien d'autres problèmes. Le vieillissement de la population, qui est l'une de ses conséquences, comporte des incidences économiques d'une inquiétante ampleur ; il va, en outre, influer sur les représentations sociales, entraver les changements qu'assuraient auparavant le renouvellement des générations jeunes. Il se crée subtilement un climat de piétinement, de renfermement sur les acquis, de défaut d'ouverture sur l'avenir. Enfin, un peuple aux proportions relativement modestes comme le nôtre, déjà minoritaire en Amérique par la singularité de sa langue et de sa culture, et qui se veut accueillant aux émigrants, n'offre pas ainsi un visage bien attirant. Comment s'intégrer avec quelque enthousiasme à une société en déclin ?

Il m'arrive de penser que la société québécoise redevient conservatrice. C'est entendu, la liberté d'opinion, la faculté d'affirmer ses options, [19] le pluralisme des genres de vie sont assurés. Nous avons éliminé les idéologies officielles d'avant la Révolution tranquille. Mais cette liberté des mœurs dissimule un nouvel immobilisme des structures, un assoupissement de la volonté de changement et de la volonté de justice. L'obsession de la gestion, que je discernais plus avant, est le signe le plus clair de ce nouveau conservatisme ; il ne paralyse pas seulement les institutions, il ensommeille la collectivité tout entière.

On s'en souvient : la Révolution tranquille n'était pas seulement inspirée par les principes de la rationalité technocratique qui a donné lieu à des aménagements d'organisations plus modernes. Elle était animée par un incontestable désir de justice sociale, en particulier dans les domaines de l'éducation et des services sociaux. Depuis lors, il s'est produit des déplacements des inégalités, des formes de la pauvreté et de l'oppression. Nous commençons à découvrir, par des enquêtes malheureusement trop peu nombreuses, que des régions du Québec s'enfoncent dans le sous-développement pendant que d'autres connaissent la croissance. La césure n'est pas que régionale. On la discerne entre deux populations : celle qui, pourvue de privilèges et de mécanismes corporatifs de défense, représente le progrès et les conceptions de la vie qu'il entraîne ; l'autre qui, menacée par l'invasion brusque du chômage, sans abri syndical ou autre, ne concorde pas avec le visage officiel que les mieux nantis imposent à notre société. Il y a une autre césure encore, de générations celle-là, où les jeunes tâtonnent autour des portes de l'emploi que gardent jalousement les aînés... Je passe trop vite sur un repérage des soubassements d'une société que nous parvenons mal à mettre dans la pleine lumière du diagnostic et de la politique.

Pourquoi n'y arrivons-nous pas ? Sans doute faut-il mettre en cause la stagnation actuelle des sciences sociales. Mais ce n'est là qu'un symptôme. Une société ne s'interprète pas qu'à travers ses savoirs organisés. C'est dans sa substance qu'elle engage ou entrave ses prises de conscience. Alors, on ne peut manquer de reconnaître que le pouvoir d'interpréter est inégalement réparti. À la surface de la vie collective, il est facile de s'en rendre compte : certains groupes sont mieux organisés que d'autres pour faire valoir leurs idées et leurs intérêts ; il y a telles choses que des élites et des leaders d'opinion. Le pouvoir d'interpréter, le pouvoir de définir a des sources plus profondes encore. C'est dans cet antre plus caché de l'histoire que se profilent les orientations et les [20] blocages ; et c'est là que se pose la difficile mais décisive question des classes sociales.

Ici, je dois avouer mon étonnement. Au cours de la Révolution tranquille, on parlait beaucoup des classes sociales ; c'était le thème privilégié de bien des enseignements dans les cégeps et les universités, de plusieurs articles et ouvrages. Des mouvements sociaux, des organismes syndicaux ont, un temps, emboîté le pas avec ferveur. À peu près tout le monde, du balayeur au professeur d'université, étaient censément des travailleurs. La vogue du marxisme aidant, la lutte des classes paraissait prendre forme. Et puis, sur les classes sociales, le silence s'est établi. À mes risques et périls, je prendrai exemple dans certains courants du mouvement féministe. Entre la femme devenue présidente d'une société d'État et la caissière d'un centre commercial, la solidarité est foncièrement postulée ; entre la professeure d'université et sa femme de ménage, une mystérieuse similitude semble aller de soi. À cet exemple, on pourrait en ajouter d'autres : la supposée homogénéité des travailleurs réunis par les centrales syndicales, les droits de la personne brandis partout sans que l'on tienne compte des inégalités criantes de situations qui ont des causes collectives.

Je sais que l'on choque en insinuant de pareilles observations. En pénétrant dans la zone obscure des classes sociales, on provoque fatalement ce que les psychanalystes appellent, d'un mot suggestif, la résistance. Quand on évoque les classes sociales, on ne pointe pas seulement le désir banal du pouvoir ; il s'agit, plus foncièrement, de la source des valeurs prédominantes dans une société. Les valeurs ne sont pas des idéaux abstraits qui rôderaient comme des feux follets au-dessus des sociétés. Par leur place dans les mécanismes de décision, par leurs modes de consommation, par toutes leurs pratiques, des ensembles d'individus insinuent dans la vie quotidienne, aussi bien que dans les réseaux de communication informels ou plus officialisés, des conceptions de la vie combinées à des objectifs sociaux. La bourgeoisie a longtemps joué ce rôle ; tout en maîtrisant toujours les grands leviers des décisions, elle semble avoir cédé la place, pour ce qui est des valeurs largement diffusées, à une nouvelle classe moyenne dont on observe la montée depuis trente ou quarante ans au Québec comme dans beaucoup de pays occidentaux. Les occupations de gestion sont devenues de plus en plus considérables ; une masse d'experts en tous genres se dégage de l'ancienne classe moyenne tout en ne s'identifiant pas avec la bourgeoisie. [21] D'autre part, son instruction, les nouveaux symboles de bien-être et de consommation qu'elle entretient, confèrent à cette classe une influence culturelle considérable. Enfin, le phénomène du double revenu qui se répand brouille les vieux mécanismes de mobilité sociale tout autant que les barrières des stratifications traditionnelles.

Ne préjugeons pas de la recherche à venir. Tout reste à faire pour cerner d'un peu près cette mutation des classes sociales au cours de la Révolution tranquille et qui, je le répète, s'est déroulée dans tout l'Occident. Cependant, on peut déjà y pressentir l'une des explications du blocage des institutions en même temps que de l'impuissance à percevoir les nouvelles formes des inégalités sociales. Il s'agit peut-être du point aveugle de l'interprétation de la société québécoise d'aujourd'hui.

* * *

À mon sens, une conclusion s'impose : tout comme à l'orée des années 1960, nous ne sommes pas seulement devant des problèmes inédits, mais dans un nouveau contexte d'interprétation. En principe, pour résoudre nos problèmes, nous ne manquons ni des techniques ni des experts appropriés. Mais pour reprendre en main nos institutions et pour aborder les défis nouveaux, c'est notre faculté de lecture qu'il nous faut renouveler.

Pour y arriver, deux conditions me paraissent primordiales.

Nous devrons procéder à une levée de la censure. Car toutes les sociétés pratiquent la censure ; ce n'est pas parce que le temps de M. Duplessis est révolu que nous en sommes délivrés. Les clichés se sont renouvelés, mais il ne fait pas bon, pas plus aujourd'hui qu'autrefois, de s'attaquer à certains lieux communs. Il est des questions dont il n'est pas convenable de parler ; il est des opinions qu'il est dangereux de contester. Là où il y a des privilèges, là aussi se trouve la censure. Le blocage des institutions, le silence pudique sur les nouvelles formes de pauvreté et d'injustice ne s'expliquent pas uniquement par la carence des moyens mis en œuvre, mais aussi par la dissimulation des intérêts. Il n'y a pas de lucidité sans infraction.

Cette première condition est encore toute négative. Elle comporte son versant positif. Au risque d'être taxé de moraliste, je n'hésite pas à insister sur l'urgence de créer un nouveau climat collectif. Je le disais : nous avons éliminé d'anciens tabous ; nous avons accédé au pluralisme ; [22] nous sommes convaincus que doivent être écartées les intrusions dans la vie privée ; nous proclamons les droits de la personne. Fort bien. Faut-il s'en contenter ? Nous sommes nombreux à constater que les droits de la personne sont souvent conçus, en fait, comme des droits d'individus réduits au statut d'atomes sociaux. Si nous nous abandonnons à cette pente, les droits vont se tourner contre les personnes elles-mêmes ; la liberté des uns va opprimer celle des autres.

Après l'avènement du pluralisme, il ne s'agit pas évidemment de restaurer une société religieuse, mais d'instaurer une société éthique ; ce qui est synonyme d'une authentique société démocratique. Une démocratie, en effet, ne rassemble pas que des individus ; elle suscite et réunit des citoyens. Souvenons-nous que les politiques, déjà traditionnelles, de scolarisation, de partage des revenus, de bien-être, de santé publique visaient à substituer à la jungle des inégalités une communauté d'hommes et de femmes libres, capable de faire dialoguer leurs valeurs et de concevoir des projets communs.

Il y a plus de cent ans, Tocqueville avait esquissé, dans une page célèbre, une vue pessimiste de la démocratie. Elle demeure d'une actualité angoissante : « Je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d'eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul, et, s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie. Au-dessus de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort ». Cette page mérite d'être tenue sans cesse devant nos yeux ; comment ne pas y voir le visage que prennent parfois nos démocraties, l'envers de ce que j'appelle une société éthique ?

La Révolution tranquille est née d'une volonté neuve d'abattre les anciennes autocraties, d'implanter au Québec une véritable démocratie. C'est là que réside toujours sa grandeur irrécusable. Mais il est de la nature de la démocratie, comme de l'éthique d'ailleurs, de s'essouffler vite. Le montrent à l'évidence le Québec d'aujourd'hui, toutes les sociétés d'Occident hantées par le néo-libéralisme. Dans un entretien récent, publié par la revue Esprit, Gauchet soulignait que quelque chose échappe [23] quand on exalte le débat démocratique pour lui-même : « On débat de quoi, et pourquoi ? C'est la vraie difficulté. Elle ne va que croître. On pouvait ne pas la voir tout le temps où il s'agissait de militer pour la démocratie. Une fois que sa cause l'a emporté et que tout le monde est d'accord sur le mécanisme, surgit le problème du contenu et des finalités ». À la différence des autres régimes politiques, la démocratie a ceci de singulier de devoir sans cesse reprendre la critique de ses conditions d'exercice et le ressourcement de ses idéaux.

Voilà, à n'en point douter, quelle était la conviction des artisans de la Révolution tranquille. C'est la même conviction qui devrait nous inspirer à l'heure où la société québécoise est confrontée à la tâche de s'interpréter à nouveau et de se redonner des projets d'avenir.

[24]


Retour au texte de l'auteur: Fernand Dumont, sociologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le mercredi 10 août 2016 9:37
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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