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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Fernand Dumont, DIALECTIQUE DE L'OBJET ÉCONOMIQUE (1970)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Fernand Dumont, DIALECTIQUE DE L'OBJET ÉCONOMIQUE, in OEUVRES COMPLÈTES DE FERNAND DUMONT. Tome I: Philosophie et sciences de la culture I, pp. 161-396 (236 pp.). Québec: Les Presses de l’Université Laval, 2008, 840 pp. [Édition originale: Fernand Dumont, La Dialectique de l’objet économique, Les Éditions Anthropos, Paris, 1970.]


[167]

Introduction

Sur les préalables d’une philosophie
des sciences de l’homme



1) Sciences de l'homme et épistémologie
2) Sciences de l'homme et techniques sociales
3) La science économique

On nous accordera sans peine que les sciences de l’homme suscitent deux grands ordres de problèmes. Le premier est proprement épistémologique. Quels que soient les aspects sous lesquels on l’envisage, il se ramène à une difficulté fondamentale : comment ces disciplines peuvent-elles se déprendre de l’expérience commune pour se donner une histoire propre qui soit celle-là même de leur objectivité ? Par ailleurs, les sciences de l’homme sont devenues des techniques indispensables au fonctionnement de nos sociétés. Comment contribuent-elles à réorienter l’évolution sociale, de quels présupposés sur les finalités collectives sont-elles alors l’expression ? Possibilité de la science de l’homme en tant qu’histoire originale de la pensée, possibilité d’une nouvelle histoire de la praxis et de l’existence dont elles sont désormais parties prenantes : il y a là, fort probablement, une même problématique et qui circonscrit, dans ses dimensions les plus larges, la question des fondements de ces curieuses disciplines de l’esprit.

Nous nous proposons, dans cet ouvrage, de le montrer à propos de l’Économique. Il nous paraît toutefois indispensable d’étaler d’abord la portée de nos hypothèses par rapport à l’ensemble des sciences de l’homme.

[168]


1) Sciences de l’homme et épistémologie



« L’un des problèmes essentiels de la doctrine de la science, écrit Cavaillès, est que le progrès ne soit pas augmentation de volume par juxtaposition, l’antérieur subsistant avec le nouveau, mais révision perpétuelle des contenus par approfondissement et rature [1]. » Dans les sciences physico-mathématiques, l’élaboration de cette doctrine est largement homogène à la pensée scientifique elle-même. Non pas qu’on puisse y discerner quelque progrès continu et, pour ainsi dire, automatique. Des crises surgissent qui non seulement obligent à des remaniements de structures mais incitent à de nouvelles lectures du procès historique de la recherche. Ces mutations s’appuient sur des discussions et des points de repères infiniment mieux circonscrits que dans les sciences de l’homme. Si on doit parler, comme à notre époque, d’un « nouvel esprit scientifique », on peut savoir un peu précisément à quoi il s’oppose et dessiner des figures du progrès, ne serait-ce que d’une façon relative et qui ne préjuge pas radicalement de l’avenir. De toute évidence, il n’en est pas de même pour les sciences de l’homme. Leur histoire est à peine structurée. Le dynamisme de la raison n’y peut jamais s’appuyer sur des moments décisifs de maturité : par conséquent, ce dynamisme doit être aussi conscient de ses antécédents que de ses prospections. La preuve n’y suppose pas seulement un assentiment des esprits sur les résultats expérimentaux ou sur l’usage des concepts, mais aussi un accord sans cesse à refaire sur le sens de l’histoire de chaque problème. Chez le physicien ou le mathématicien, le passé de la science peut être, à la rigueur, abandonné à l’inconscient ; chez le sociologue ou l’historien, toute innovation de quelque importance suppose une relecture explicite du passé de la pensée. En cela, le praticien des sciences de l’homme est dans une situation assez semblable à celle du philosophe par rapport à l’histoire de la philosophie.

Il serait donc inexact de croire que, dans les sciences de l’homme, nous procédons à des corrections successives de l’objet comme le font les physiciens. Il ne le serait pas moins de dire que le chercheur y recommence, chaque fois, à poser les problèmes à nouveaux frais. L’histoire de nos disciplines se situe dans un entre-deux qui n’a pas été exploré. Dès qu’on veut cerner cet univers de réflexion, on se heurte à des formes hétéroclites et diffuses. Il s’agit de grands problèmes auxquels sont attachés des auteurs et des ouvrages classiques. Il s’agit aussi de certaines manières d’envisager les phénomènes et de circonscrire les polémiques : les fonctionnalismes ou les structuralismes, par exemple, malgré [169] la diversité de leurs justifications et de leurs mises en application, n’en cernent pas moins des communautés d’intentions. On pourrait aussi parler de « modes » et de « courants », et ce serait désigner encore des foyers d’attitudes qui font penser à ce qu’on a dit des générations littéraires. De tout cela émergent des problématiques qui, sans jamais rallier l’unanimité, sans jamais non plus tolérer l’hétérogénéité absolue, permettent un dialogue relativement cohérent entre les chercheurs. Ces problématiques représentent certaines structurations de la pensée mais qui restent ouvertes sur l’ensemble d’une histoire de la science qui est sans cesse présente et qui n’est jamais vraiment cernée dans l’actualité de la recherche.

Pourquoi en est-il ainsi ? Écartons les propos coutumiers qui, situant les sciences de l’homme dans une échelle des âges de l’intelligence où les disciplines physico-mathématiques représenteraient la maturité, concluent à un retard et à de fantaisistes paris sur l’avenir. La philosophie des sciences doit trouver son départ dans les démarches et les ambitions contemporaines de la pensée scientifique pour en scruter la genèse et les conditions de possibilité. Si les sciences de l’homme parviennent difficilement à se donner une histoire, qu’est-ce qui pourrait bien l’expliquer dans l’expérience qu’elles mettent actuellement en oeuvre ?

Cette expérience, essayons d’abord de l’atteindre en ses moments les plus circonscrits, c’est-à-dire dans les techniques d’observation.

À titre d’exemple, considérons l’une d’entre elles qui offre un avantage certain par la systématisation étroite des opérations qu’elle prétend définir. R.F. Bales et ses collaborateurs ont mis au point une technique d’étude des petits groupes qui est déjà classique en psychologie [2]. Elle vise à la standardisation de l’analyse. Les conduites observables ont été classées en douze types de réponses possibles aux situations où se trouvent les sujets : en autant de façons de donner un sens aux accords et aux conflits qui font la vie d’un petit groupe. Placé devant un groupe déterminé, le psychologue doit noter les conduites en les rapportant à ces catégories. Se trouvent enregistrés à la fois le contenu, la direction positive ou négative, la dimension temporelle des interactions entre les membres du groupe. Les conduites en cause se prêtent ainsi à une représentation mathématique d’une grande précision. Il s’agit, on le voit, d’instaurer une cohérence de l’observation qui relève de deux facteurs. D’abord d’un [170] tableau des catégories des comportements qui met, au préalable, leurs significations en forme et délimite a priori le champ de leurs possibilités. Mais se trouvent aussi en cause les modes de perception de l’observateur : non seulement il doit noter toutes les manifestations significatives, du simple froncement de sourcil à l’énoncé verbal, mais Bales prescrit de concevoir la conduite, pour les fins de l’observation, comme « la plus petite unité douée d’un sens ». L’objectivité consiste ici à ramener la signification perçue dans un geste ou une parole à son degré minima d’immédiateté, à sa genèse au coeur de l’instant.

L’une et l’autre procédure – le renvoi à une catégorisation préalable et le fractionnement extrême de la perception – se rejoignent dans une même intention fondamentale : empêcher l’observateur de s’égarer dans le sens qu’il donne habituellement aux conduites d’autrui. On lui interdit de dissoudre les conduites observées dans la vague histoire de la signification que chacun tisse tout naturellement au long de sa vie quotidienne. Plutôt que de prescrire vaguement au chercheur de ne pas s’abandonner à cette histoire proliférante où il trouve d’ordinaire le sens de sa propre existence, la technique bloque cette voie coutumière en lui substituant un monde construit de la signification : elle l’oblige à se référer à un tableau systématique des significations diverses que peuvent avoir les conduites. D’autre part, par la décomposition la plus poussée de la perception des comportements concrets, elle crée des conditions telles de l’observation empirique que la confusion des significations ne puisse surgir chez le psychologue.

Selon ces deux visées, et c’est ce qui les fait se rejoindre, l’objectivité consiste à restreindre l’horizon habituel de nos références aux valeurs et aux fins. Elle ne prétend pas éliminer ces références. Bien au contraire : on pourrait même dire qu’une pareille technique approfondit les conditions ordinaires où nous les effectuons. En effet, chaque « unité significative » est perçue avec tel ou tel sens parce que l’observateur croit spontanément que, s’il posait ce geste ou énonçait cette proposition, il leur donnerait un sens. On ne peut postuler, bien sûr, qu’il donne à la conduite d’autrui la signification qu’elle aurait pour lui ; il n’est pas nécessairement d’accord sur l’approbation ou le refus manifesté par tel ou tel membre du groupe qu’il observe. Mais il détermine d’emblée qu’il s’agit d’un refus ou d’une approbation parce que lui, dans le même contexte, pourrait vraisemblablement manifester l’une ou l’autre de ces réactions. Jusque-là, rien que nous ne pratiquions tous spontanément dans nos contacts quotidiens avec autrui. L’aptitude à percevoir des significations renvoie toujours à la faculté d’en formuler soi-même. Mais l’usage de la technique de Bales engage à remonter, à chaque coup, aux origines de ces deux opérations complémentaires.

[171]

Cette constatation pourrait être élargie à tous les procédés d’observation utilisés dans les sciences de l’homme : entrevue, questionnaire, échelle d’attitudes, sociométrie, critique des textes, etc. Chacune des questions que l’on y pose à des sujets, chaque item que l’on y soumet à des « juges », chaque intention que l’on dégage d’un écrit ramène toujours, de quelque manière, à une plus vaste interrogation sous-jacente : quel sens le monde a-t-il pour un agent ? Cette question renvoie, chez le chercheur, à la possibilité de lire et de dire le sens et les fins. Pour cette lecture, les procédés de standardisation des questions et d’analyse des inférences constituent des modes divers d’instauration de la « cohérence » dans le sens posé sur le monde par des agents humains.

Allons-nous, pour cela, ramener les techniques d’observation à ce qu’on appelle habituellement l’« expérience vécue » de l’observateur ? Ce serait un bien piètre profit pour la critique des sciences que de conclure si tôt à l’irrationnalisme. Le danger n’est pas illusoire si on songe aux propos courants sur la subjectivité, la compréhension et l’explication qui finissent par réduire la pensée anthropologique à quelque mystère obscur qui constituerait paradoxalement son fondement. Il est vrai que l’homme est confirmé dans le sens tout autant qu’il confère le sens ; l’exemple que nous avons commenté montre bien que l’observateur scientifique ne récuse pas cette règle commune. Il la ramène à son axe essentiel, à l’intention selon laquelle un sens est posé dans le monde par un agent. Pour ce faire, et la technique de Bales nous l’aura nettement suggéré, il défait les agglomérations habituelles du vécu pour retrouver le sentiment des fins dans la nouveauté de son surgissement. L’objectivité est donc ici non pas négation du vécu mais négation de sa cohérence et de son histoire habituelles. L’objectivité est toujours retour à quelque instant originaire.

Une conséquence tout à fait fondamentale en résulte pour l’histoire des sciences de l’homme. Elle apparaît plus nettement si on compare avec les sciences de la nature. Celles-ci, au niveau technique, peuvent mettre entre parenthèses les fins et les motivations du chercheur. L’histoire de la science prend alors plus aisément une puissance cumulative qui l’oppose à l’histoire personnelle. On peut même y voir une stratégie globale, progressivement affinée, par laquelle un monde de la nature est prélevé sur un monde du sens. Les sciences de l’homme visent aussi à dégager, chez l’observateur, un sujet universel. Mais jamais la remontée du sujet singulier au sujet universel n’est sûre de son progrès : c’est que chaque technique ramène sans cesse à l’observateur comme à une conscience singulière capable de détecter et de poser des motivations et des fins. Aussi, lorsqu’est franchie la limite de l’instant privilégié que veut être la perception des significations, lorsqu’interviennent modèles et théories qui se proposent de substituer l’histoire de la science à celle des [172] significations communes qui a été récusée, la contestation réciproque de la conscience singulière et de la conscience universelle ne peut jamais être tenue pour définitivement acquise. Elle sera présente à tous les niveaux de la pensée.

La théorie, l’explication serait donc essentiellement, comme les techniques d’observation, un ensemble de feintes par rapport à l’expérience habituelle du monde que l’observateur scientifique partage avec tous les hommes. Par ces feintes, l’histoire de la science aurait sans cesse à prendre ses distances par rapport à l’histoire tout court.

De ces stratégies, il en est de très directes. On pense, par exemple, aux typologies des conduites proposées par les sociologues dont les plus connues sont celles de Weber, de Pareto, de Parsons. Ce sont des sortes de classifications des intentions de la conscience qui paraissent jouer, au plan théorique, un rôle tout à fait analogue à celui des catégories de Bales au niveau de l’observation : ramener à une systématique élémentaire l’horizon infini du sens et des valeurs. Nous aurons l’occasion d’examiner, dans le corps de ce livre, un cas-limite de ce procédé dans la micro-économique et nous parlerons alors d’une quasi-axiomatisation des valeurs.

Mais ce sont là des réductions en quelque sorte préalables à l’élaboration de l’explication. Elles ne nous font pas encore pénétrer vraiment dans les constructions de l’objet. Pour aller plus avant, la science doit élaborer des procédures plus complexes de contestations des significations communes. Peut-être pourrait-on parler d’abord de doctrines scientifiques. La liste en serait fort longue : marginalisme, behaviorisme, fonctionnalisme, structuralisme... Ce sont des prises de positions sur le sens qui sont, en même temps, des fermetures par rapport à son univers global. Prenons l’exemple du behaviorisme. On sait qu’il s’agit d’une tentative pour déjouer la référence directe à la conscience qui était l’obsession fatale du psychologue classique. Ne retenir que le rapport du comportement aux situations, n’en tirer que des signes objectifs, reporter ceux-ci sur la personnalité comme s’ils en étaient les structures essentielles : c’est contourner le sens pour le mieux atteindre. Mais c’est aussi le déployer, le déplier par rapport à des coordonnées objectives : l’organisme, avec ses images résolument neurologiques, et la situation, avec ses représentations carrément naturalistes. Le destin ultérieur du behaviorisme, proliférant en théories multiples, montre bien qu’il s’agit, dans l’histoire des sciences de l’homme, d’un ensemble de positions et de stratégies par rapport aux significations de l’objet étudié, et de plus large portée que les théories ou les modèles particuliers.

[173]

Pourtant, théories et modèles paraissent épouser, en leur fonds, un schéma analogue de couplage de la signification et du mécanisme. On peut parler d’un « isolat », d’une « masse monétaire », d’une « structure sociale » sans référence à des fins individuelles ou collectives. Cette chosification assure la prise sur un objet. Mais jamais on ne pourra poursuivre l’explication sans faire intervenir une téléologie quelconque : les fins des agents sont toujours en cause, que l’on veuille commenter une courbe de natalité, les causes d’un phénomène inflationniste ou un réseau de rôles sociaux. La référence aux finalités oscille des représentations de champs de force aux significations que les phénomènes ont pour les consciences. C’est sans doute cette oscillation, susceptible de donner naissance à des arrangements multiples, qui fait l’originalité des constructions théoriques.

Peut-être pourrions-nous mesurer quelque peu la portée de cette hypothèse en considérant, ici encore, les cas les plus extrêmes. Sorokin a recueilli, dans un ouvrage polémique dont nous ne retiendrons pas l’intention, un précieux dossier de définitions de concepts psychologiques et sociologiques. Il en conteste la validité ; nous n’y verrons, pour notre part, qu’autant de tentatives désespérées pour supprimer la référence aux significations. Retenons quelques exemples. L’émotion est, pour W.S. Hunter, « un rapport particulier fondé sur la réaction à un excitant ». D’après G.K. Zipt, l’esprit est « la sélection opérée par un organisme des opérations matérielles particulières qu’il doit effectuer sur des espèces particulières d’énergie-matière afin de réduire le travail probable de l’organisme lui-même ». « La conscience, nous dit Lashley, est une intégration complète et une succession d’activités corporelles qui sont étroitement liées à des mécanismes verbaux ou gestuels et qui par conséquent apparaissent fréquemment dans l’expression sociale [3]. » Sorokin souligne avec raison que si on ne nous indiquait pas les mots qui sont ainsi définis, nous pourrions rapporter ces définitions à peu près à n’importe quoi. Mais pourquoi ? C’est que la référence aux significations éliminées de la définition se retrouve tout entière dans les images éveillées par le mot à définir ; l’usage de la définition n’est possible que si le mot et les images qu’il suscite sont évoqués en même temps qu’elle. Reconnaissons-là, comme à sa limite, un des phénomènes de couplages entre procédés d’objectivation et procédés de signification.

Nous pourrions donc répéter à propos des modèles et des théories ce que nous avons constaté déjà pour les techniques d’observation. Expliquer consiste [174] d’abord à briser les liens convenus de la signification et des structures de l’expérience historique. Dans l’ordinaire de la vie, nos comportements aussi bien que le milieu nous apparaissent doués d’une relative unité. Nous colmatons les brèches, les failles et les discordances en sécrétant une continuité du sens. Comme l’araignée tisse la toile et la structure de son milieu. La poésie, les rituels quotidiens, la religion sont des exemples complexes d’intégration de ce genre, mais il en est de plus spontanés dont la vie quotidienne est la constante production. Rendre compte en posant un sens, n’est-ce point le rôle constant de la conscience ? La science ne peut être que contestation de cette prolifération de la signification. La réduire, c’est permettre l’explication. Puisqu’il n’est pas possible de l’éliminer, sans quoi on ne serait plus devant des phénomènes humains mais en présence de mécanismes, il n’est d’autre voie possible que de la ramener sans cesse à ses conditions d’exercice. Typologies des conduites, mises à l’écart de la conscience au profit des réactions observables, couplages divers de mécanismes et de fins sont autant de procédures pour défaire la signification comme syncrétisme.

Les sciences de l’homme sont donc, en définitive, décomposition de la cohérence existentielle de l’histoire commune. Pour expliquer, elles désintègrent la culture qui est l’incarnation concrète de cette cohérence. Dès lors, comment peuvent-elles offrir des systématiques, se donner une histoire propre si ce n’est en se constituant elles-mêmes comme une sorte de culture seconde ? C’est l’objectif de tout ce livre de répondre à cette question à propos d’une discipline particulière. Mais il nous faut au moins, à cette place, justifier quelque peu l’homologie ainsi suggérée et, par là, une de nos principales hypothèses de travail.

Comment est donc essentiellement structurée la culture commune ? Elle n’est pas un système, mais plutôt une fédération, plus ou moins lâche en ses diverses parties, de comportements effectifs et de modèles d’action. La culture traditionnelle le mettait beaucoup mieux en évidence que la nôtre. Les traditions anciennes pourvoyaient à une exigence fondamentale des conduites et à laquelle ne suffisent ni la faculté de l’individu de poser des intentions dans l’histoire ni la stabilité des habitudes. Elles permettaient de mettre de l’ordre dans la temporalité du monde et de la société, d’introduire une régulation qui fut en même temps une justification. Les modèles culturels soutenaient les comportements comme s’ils en avaient été les formes a priori ; les traditions étaient la justification de ces modèles, non pas parce qu’elles en élucidaient je ne sais quel fondement abstrait, mais en ordonnant certains d’entre eux dans une hiérarchie complexe qui ne pouvait jamais reposer sur un inventaire exhaustif. Un modèle « supérieur » garantissait des modèles « inférieurs », sans [175] pourtant les résumer. À la limite, dans le mythe, les modèles les plus élevés passaient dans une temporalité différente de celle des actions quotidiennes, dans le Grand Temps, celui des Origines. C’est d’une seule coulée que le modèle éminent était régulation des actions dans le temps et justification du temps lui-même. Dans un pareil contexte, les intentions et les conduites étaient très cohérentes, mais elles ne s’apparaissaient jamais comme donneuses de formes, comme se conférant à elles-mêmes leur propre destin. Les traditions anciennes paraient admirablement aux contre-coups de l’histoire ; elles étaient peu perméables aux leçons qui auraient pu leur en advenir.

Les sciences de l’homme renversent ce mouvement par lequel se constituent les cultures et les traditions. Elles partent du défi des conduites et des situations par rapport au syncrétisme des significations acquises ; elles tâchent de retrouver la source immédiate de la signification, sa texture élémentaire. C’est bien ce que nous avons cru constater dans les techniques d’observation, dans les typologies élémentaires des conduites, dans les polémiques sous-jacentes aux couplages de mécanismes et de finalités. L’idéal de la science de l’homme serait donc, à la limite, de refaire une autre histoire des hommes. Soit en montrant comment, au lieu d’être l’avènement d’un sens qui vient d’un ailleurs comme le suggéraient les traditions anciennes, l’histoire est produite par des événements : on reconnaît là la tentative première de l’historiographie. Soit en faisant apparaître l’histoire comme un texte neutre où certaines valeurs identifiées minutieusement joueraient un rôle tout à fait semblable à celui des mécanismes : nous verrons cette intention dans l’Économique. Soit encore en mettant la conscience entre parenthèses, comme dans certaines variétés du behaviorisme : de sorte que l’histoire des mécanismes serait seule considérée, l’histoire parallèle de la conscience et de la signification étant rejetée hors de la prospection scientifique.

Mais les sciences de l’homme ne parviennent jamais à réaliser intégralement le renversement de la culture commune, bien que ce soit là pourtant leur essentielle intention. Et nous croyons en avoir aperçu la raison fondamentale dans l’impossibilité de rompre avec la lecture des significations et, par conséquent, d’éliminer la conscience singulière des techniques d’observation comme de la théorie. Il ne leur reste donc d’autres possibilités, pour se donner une histoire propre, pour permettre une certaine accession du chercheur au statut de conscience universelle, de se constituer à leur tour en culture seconde. Il ne leur reste qu’à fédérer leurs propres modèles d’analyse d’une manière semblable à celles des traditions. Techniques, modèles, théories seraient donc des manières convenues de traiter les significations, comme le sont les schémas de la plus vaste culture. Cela est plus frappant pour certaines disciplines : dans [176] l’historiographie où les systèmes et les théories s’effacent devant les découpages d’ensembles historiques (la « Révolution française », la « Cité grecque »...), quasi-objets que se transmettent les historiens et autour desquelles s’élabore un dialogue et des polémiques indéfinis [4] ; dans la psychanalyse où la connaissance se lègue par le commentaire de classiques et d’ancêtres, et dont la pédagogie ressemble étrangement aux anciens modes d’initiation aux traditions. Mais les perspectives plus théoriques propres à d’autres disciplines relèvent d’une constatation semblable. Le fonctionnalisme, en sociologie et en anthropologie, le behaviorisme en psychologie ont proliféré dans tous les sens, et d’une manière bien différente des théories en physique. De Durkheim à Radcliffe-Brown, ou de Watson à Tolman, aucun progrès continu, aucune rupture un peu nette non plus, mais bien plutôt un ensemble d’attitudes semblables devant l’objet scientifique, et par lesquelles, en les adoptant, le chercheur est instauré dans une culture seconde. Même les théories, au sens le plus strict, n’échappent pas à une constatation similaire. Nous en verrons un beau cas avec le concept d’« équilibre » en Économique qui, malgré son caractère très systématique, ne joue souvent qu’un rôle de régulation et d’idée directrice dans la tradition de pensée de cette discipline.

Dans leur contestation de la culture commune, mais faute de pouvoir retrouver une sorte de genèse absolue de l’histoire, les sciences de l’homme se constitueraient donc en des traditions propres. Elles aménagent, dans l’observation comme dans les schèmes théoriques, un ensemble de concepts et de procédés qui les empêchent de se dissoudre dans l’historicité. Nous serions devant des traditions critiques. Ce serait la tâche de la philosophie des sciences d’en rechercher les fondements et les configurations.


2) Sciences de l’homme et techniques sociales



Si les sciences de l’homme se donnent ainsi une histoire en se faisant traditions particulières, ce ne peut être exclusivement comme une conséquence de leur logique interne. Il faut bien que la plus grande culture le permette et, sans doute, l’exige. La culture est un ensemble de modèles qui confèrent cohérence aux conduites de l’homme et qui lui renvoient une image objective de lui-même : la culture est déjà, d’une certaine manière, une anthropologie. Ce n’est [177] que dans les périodes de crise chronique, quand la figure d’ensemble de la culture s’obscurcit et fait question, qu’apparaît la tentation d’un retour radical à la genèse des conduites et des situations qui inaugure les sciences de l’homme. Il serait, dès lors, surprenant que ces sciences se bornent à édifier leurs propres structures sans s’offrir comme mécanismes de remplacement des assises compromises de la culture globale.

Pour tout dire, les traditions scientifiques se prolongeraient en nouvelles traditions sociales, en des techniques collectives inédites. Hypothèse de travail encore, où se trouvent liées épistémologie et praxéologie, et qu’il faut étaler par quelques réflexions préalables. Pour cela, essayons de situer d’abord les sciences de l’homme dans une plus large dialectique de la technique.

Dans le monde traditionnel, l’opération technique n’était pas seulement déterminée par l’outil. Elle était aussi définie par des coutumes. On le voit bien si on considère l’acte technique complet : les modes d’apprentissage, le choix des matériaux, la détermination des moments d’intervention des opérations, les fins poursuivies. De par son caractère élémentaire, l’outil incite à des activités extrêmement empiriques ; par cela aussi, il doit emprunter à la culture ambiante des coordonnées plus vastes. On tiendrait, me semble-t-il, un axe essentiel d’une dialectique historique de la technique en y voyant d’abord une évolution de ce rapport entre techniques et traditions.

À la différence de l’outil, la machine moderne intègre un nombre sans cesse croissant d’opérations. De coutumes sociales, les finalités deviennent ainsi progressivement inhérentes à la machine ; celle-ci incarne un complexe d’intentions incomparablement plus nombreuses que celles que comportait l’outil élémentaire. En étant insérées dans des systèmes mécaniques, ces fins sont aussi beaucoup plus explicites que celles qui étaient fournies aux outils par les coutumes anciennes. La technique d’aujourd’hui est ainsi douée d’un dynamisme, d’une histoire relativement indépendante de la dynamique sociale et culturelle. On peut en voir le signe le plus important dans la destruction des traditions des métiers au cours du dernier siècle. En précisant des fins qui ne sont plus imposées par l’environnement culturel, l’ingénieur et l’entrepreneur ont dorénavant pour tâche de définir des substituts des coutumes anciennes dans ce contexte particulier de la vie sociale qu’est le travail. Les procédés dits de « rationalisation » des tâches en ont été les premières tentatives. L’ouvrier non qualifié doit, pour sa part, sacrifier ses fins personnelles à ces « coutumes » nouvelles et aux significations qu’elles proposent.

Mais cette émergence d’une histoire spécifique de la technique, avec ses aires propres de comportement et de finalités, n’a été possible que parce que la [178] société elle-même a liquidé graduellement les traditions anciennes, et sur bien d’autres terrains que celui des techniques matérielles. De moins en moins, en effet, la société et la culture définissent spontanément des systèmes de fins à longue portée. Il n’y a plus d’ailleurs, comme dans les synthèses politico-religieuses ou dans les stratifications sociales de jadis, de garanties suprêmes d’un ordre des valeurs. Ce qu’on appelle « le sens de l’histoire », n’est-ce pas d’abord le sens de l’aléatoire, l’exact opposé de la conscience historique que suppose la tradition ? De plus, nos sociétés ont fait large place à la discussion des priorités : consultations électorales, sondages d’opinion, etc. Elles ont enfin inventé un nombre considérable de techniques sociales pour parer aux contradictions produites par la liquidation des vieilles coutumes : publicité, propagande, tests, techniques de sélection en fonction des aptitudes, psychothérapies... Prévisions et planification sont, pour leur part, de vastes stratégies qui tendent à se substituer à celles qu’étaient, de soi, les cultures traditionnelles. En somme, les transformations de la société ont été convergentes avec celles de la technique. Des zones de plus en plus vastes d’indétermination sont apparues et se sont offertes à l’emprise des techniques matérielles et sociales. Mais comment celles-ci parviennent-elles à combler le vide ainsi créé ?

Remarquons d’abord qu’il n’est pas exact d’identifier sans plus « technique » et « rationalisation ». La technique n’est pas fondée seulement sur la mise en relations de fins et de moyens rationnels. L’automatisme progresse et peut laisser croire que son extension sera indéfinie et qu’il constitue le secteur principal du progrès technique ; mais à mesure que s’étend l’empire de la technique, celle-ci intègre des fins plus complexes. Du même mouvement, elle doit tenir un compte de plus en plus grand de ce qu’il y a de vraiment spécifique dans le choix des fins, c’est-à-dire de moyens non mécaniques de détermination. De sorte que si la technique empiète sur les fins, la réciproque est également vraie.

C’est pourquoi la stricte rationalisation des procédés de travail que tâchait de mettre en application le taylorisme a progressivement fait place à une organisation plus complexe de l’entreprise où, à côté des exigences strictes de la machine et du système officiel d’autorité, on tient compte des réseaux informels de communication et de solidarité que la psychosociologie, incitée en cela par les impératifs mêmes du rendement, met progressivement à jour. On peut en voir une illustration extrême dans les nouveaux procédés par lesquels l’entreprise essaie de susciter chez ses employés des sentiments d’identification et d’appartenance. Il s’agit alors de créer, dans l’entreprise, un système social restreint de fins et de valeurs qui assurent l’intégration des personnes en corollaire, et en compensation peut-être, de l’étroite intégration des comportements [179] que supposent des techniques de plus en plus raffinées. On observe une évolution semblable dans la société plus vaste. Il serait faux, par exemple, de considérer la publicité actuelle comme une simple manipulation du consommateur ; à mesure que produits et revenus s’élèvent, les besoins deviennent non seulement plus complexes, mais aussi plus indéterminés. De toutes nouvelles habitudes de la consommation doivent être créées qui, non seulement mettent en cause des couches plus profondes de la personnalité, mais aussi de plus larges finalités de la société. On peut faire une constatation analogue à propos de la planification : dès qu’elle devient plus large et plus systématique, elle ne peut plus se limiter à emprunter des objectifs simples et convenus dans la collectivité ; elle doit provoquer, au sein de celle-ci, de nouveaux mécanismes d’élaborations de fins à long terme.

Ainsi, et ce n’est qu’un apparent paradoxe, si la technique est d’abord un facteur de désintégration de la culture ancienne, son développement la mène à exiger la constitution d’une nouvelle culture. Comment ne pas reconnaître encore là, et à divers niveaux, la mise en place de traditions ? Sans doute, celles-ci ne sont plus le produit spontané de la culture globale. Agglomérées autour de situations que la rationalité technique a circonscrites à la lumière du calcul et de la rentabilité, elles représentent le même renversement de perspective que nous avons constaté dans les traditions scientifiques. Les significations et les fins ne sont plus des données ; il faut les faire surgir de l’histoire. Il s’agit donc encore de traditions critiques : on doit en élucider les fondements et la légitimité.

C’est à quoi, derrière l’organisation du travail, la publicité, la planification, etc., paraissent s’occuper les sciences de l’homme. Leur tâche ne consiste-t-elle pas à mettre à jour les normes qui s’élaborent dans les conduites et dans l’histoire, à les critiquer, à en proposer de nouveaux arrangements ? Si nous dégagions ces démarches dans la prospection des sciences de l’homme, nous éclairerions du même coup ces « traditions » nouvelles qui, de plus en plus, supportent la praxis sociale de notre époque.

Il est vrai que, de prime abord, les sciences de l’homme semblent formuler, avant tout, des normes objectives analogues à celles que proposent les techniques matérielles. Cela est plus frappant dans certaines disciplines que dans d’autres : démographie, économique, etc. Les courbes de croissance de la population ou des revenus, par exemple, fournissent des repères à la politique. Ce point de vue déborde sur d’autres terrains où les phénomènes subjectifs jouent un plus grand rôle. Le domaine de la psychotechnique est le plus éclairant, sans doute : la nécessité, ici évidente, de joindre les exigences de la machine [180] aux exigences psychologiques du travailleur incite à une identification des unes et des autres ; chez Taylor, l’identification était même poussée à son extrême limite. Cette recherche de normes qui seraient d’emblée « objectives » repose sur des attitudes diverses. Pour l’heure, nous en retiendrons deux, à titre d’exemple. La première est particulièrement fréquente chez les économistes, mais elle se retrouve chez d’autres : on prétendra volontiers que la science ne concerne que les moyens et qu’il faut laisser aux politiques les grandes options sur les fins. Ce qui revient à sectionner, en un point qui est conçu comme déterminé par les limites de la science, une dialectique des normes qui, dans la réalité, est continue. Une seconde attitude se retrouve surtout chez les sociologues et les psychologues sociaux. On table sur le passage, dans nos sociétés modernes, de la tradition à la rationalité : celle-ci n’est-elle pas censée inspirer de plus en plus l’évolution sociale ? De là à prétendre que, dans le travail et dans d’autres domaines, il faut convertir les individus à des attitudes dites « rationnelles », il n’y a qu’un pas. Le sociologue ou le psychologue peuvent ainsi prétendre à des références objectives pour intervenir dans les changements sociaux. On n’aperçoit pas alors que le terme de « rationalisation » a été entendu, au départ, dans un sens métaphorique, que l’on a pris pour des motivations ce qui était en fait des exigences des techniques matérielles. Ce qui permet, à l’arrivée, de négliger la complexité et l’étendue des valeurs et de faire subrepticement de la science une technique normative.

Ces justifications sont bien précaires. Mais les procédés qu’elles inaugurent ne sont peut-être pas dénués de fondement. En fait, il y a sans doute deux modes extrêmes de traiter les normes entre lesquels oscillent les sciences de l’homme lorsqu’elles se muent en technique sociale. Elles peuvent réduire les normes à des objets neutres ; elles peuvent appréhender les données objectives comme des normes [5]. Considérer la norme comme un objet c’est lui donner une structure, un poids historique pour ainsi dire : on comprend que, dans leurs fonctions de techniques sociales, certaines sciences de l’homme s’y prêtent mieux que d’autres. La démographie ou l’économique, par exemple, comportent des références psychologiques ; mais, dans l’une et l’autre de ces sciences, les [181] facteurs proprement naturels (données biologiques, ressources...) sont si nombreux qu’ils permettent d’encadrer les incidences subjectives dans des structures qui ressemblent fort à celles que manipulent les techniques matérielles. Plus aisément observables dans les disciplines comme la démographie ou l’Économique, ces procédés n’en jouent pas moins dans le champ entier des sciences de l’homme. Si certaines disciplines permettent la plus directe analogie entre normes objectives et données matérielles, d’autres reconnaissent au départ que les faits qu’elles étudient sont des normes formulées par les agents ; mais ces normes sont pourtant considérées comme de simples données. Reposent sur ce postulat des entreprises aussi disparates que les sondages d’opinion, les techniques de manipulation des petits groupes, les « Economics of Welfare », la publicité et la propagande... D’autres sciences vont plus loin : les diverses psychothérapies, le socio-drame, l’historiographie visent à retrouver le sens d’une histoire personnelle ou collective, et, par là, à réveiller la faculté d’inventer de nouvelles normes chez les individus ou les groupes. Ainsi donc, surtout si on considère les sciences de l’homme dans leur ensemble, le processus est continu qui va de la manipulation des faits à la reconnaissance des normes et, par-delà, à la suscitation des valeurs. Repérer les significations et les promouvoir : en tant que techniques, les sciences de l’homme se meuvent sans cesse, plus ou moins ouvertement, de l’un à l’autre extrême. Mais, tout en supposant une pareille ampleur de la référence aux valeurs, elles ne s’y abandonnent jamais entièrement. C’est justement ce qui en fait des techniques. Elles sont des compromis. Et ces compromis se ramènent tous à un même procédé essentiel : rupturer, en un point quelconque, le processus qui va de la reconnaissance à l’instauration des normes.

Un exemple nous servira à illustrer cette hypothèse et à la pousser plus avant. Commentant les travaux de Friedmann sur l’évolution de la psychosociologie du travail, Georges Canguilhem évoque la célèbre enquête Hawthorne (1927-1939) sur le personnel de la Western Electric. Voulant préciser les facteurs du bon environnement de travail, les chercheurs ont mis en regard « les trois logiques » de l’usine : le prix de revient, le rendement (qui définissent tous les deux la perspective des dirigeants) et les « sentiments » de l’ouvrier. Pour guérir les symptômes relatifs aux baisses de rendements, ils en arrivent à proposer de manipuler les « sentiments » par des services sociaux, des clubs, des sociétés sportives – quitte à qualifier d’irrationnels les mobiles profonds de la résistance de l’ouvrier. « Ce qui a échappé aux psychologues de l’enquête Hawthorne c’est que les ouvriers ne tiendraient pour authentiquement normales que des conditions qu’ils auraient d’eux-mêmes instituées en référence à des valeurs propres et non pas empruntées, c’est que le milieu de [182] travail qu’ils tiendraient pour normal serait celui qu’ils se seraient fait eux-mêmes, à eux-mêmes, pour eux-mêmes [6]. »

Mais, ce qui fait justement que, dans une expérience de ce genre, nous sommes bien devant une technique sociale, c’est le refus du technicien de s’abandonner totalement aux normes les plus profondes des sujets. En d’autres termes, ce qui donne une portée proprement technique aux sciences humaines alors utilisées, c’est la stratégie particulière par laquelle on s’arrête en cours de route dans la remontée vers la genèse spontanée des valeurs. La science est alors hors de cause en ce qu’elle a de plus strict : le pouvoir est intervenu. Dans l’expérience Hawthorne, il s’agit du pouvoir de l’entrepreneur capitaliste ; ce pourrait en être un autre, peu importe. Qu’est-ce que le pouvoir, en l’occurrence ? Un définiteur de normes officielles qui prétend s’imposer à tous les autres, un sujet privilégié qui peut ramener à la cohérence les intentions des autres sujets.

Une pareille expérience sociale suppose toute une activité normative au sein du milieu ouvrier : celle-là même qu’a libérée la désintégration des traditions anciennes et que récupèrent les techniques associées aux sciences de l’homme. C’est cette activité normative proliférante qui exige du pouvoir une nouvelle fonction. Plutôt que d’être, comme au temps jadis, la gardienne des traditions, l’autorité se constitue l’arbitre de leur édification. Mais, du même coup, se trouve mis en cause, et d’une manière inédite, les critères accoutumés de la légitimité du pouvoir.

Comme techniques, les sciences de l’homme se trouvent ainsi au coeur de la dialectique historique complexe, et encore obscure, qui préside à l’élaboration des nouvelles traditions sociales. Le fondement de ces sciences et le fondement de ces traditions doivent être ramenés, de quelque façon, à un unique problème.

[183]


3) La science économique



De l’épistémologie à la praxéologie, des traditions scientifiques aux traditions sociales : nous avons tâché de jalonner cet immense parcours par quelques grandes hypothèses de travail que nos réflexions sur la science économique mettront à l’épreuve.

Aussi, la première partie de cet ouvrage sera consacrée à une analyse proprement épistémologique. La difficulté essentielle des sciences de l’homme, disions-nous au départ, est de trouver leur fondement dans une histoire vraiment autonome, de dessiner la figure d’un sujet universel qui puisse assurer l’accession du chercheur à l’objectivité. Il nous a alors semblé que la raison première en était dans le recours nécessaire aux motivations et aux finalités individuelles que l’on retrouve aussi bien dans les techniques d’observation que dans les modèles et les théories. Nous avons cru discerner aussi que l’objectivité scientifique consiste alors à réduire le plus strictement possible cette visée des valeurs répandue dans la vie de tous les jours. Cela ne pourrait être mieux illustré que par l’Économique : la Valeur que cette discipline place au foyer de ses investigations paraît être définie hors de tout contexte sociologique et psychologique particulier qui pourrait la dissoudre dans l’histoire commune de la signification. Nous disposerons donc d’un bon point de départ pour étudier les stratégies par lesquelles une science de l’homme, dans la construction de son objet, cherche à se donner une fermeture par rapport à l’histoire globale.

Bien plus, nous pourrons observer ces stratégies dans leur dynamisme, dans leur recherche hésitante. La crise actuelle de la science économique nous apparaîtra justement comme un appel à une plus grande ouverture à la totalité de la réalité historique. Nous serons invités, par le mouvement même de la science en quête de nouveaux fondements, à une analyse comparative entre l’appréhension de l’histoire par l’Économique et celle que tentent d’autres disciplines qui s’attachent plus directement à la totalité historique. Cette confrontation nous offrira l’occasion d’esquisser toute une phénoménologie de la distance entre l’histoire des sciences et l’histoire tout court. Nous aurons même à examiner en quel sens s’oriente la reconstruction de l’objet économique, comment elle se cherche une nouvelle cohérence en conceptualisant l’histoire autrement qu’elle ne l’avait fait jusqu’ici. De sorte que cette crise de l’objet nous permettra de saisir sur le vif les remaniements et, par conséquent, la texture d’une tradition scientifique.

C’est cette investigation sur les fondements de la science qui, par ses implications, nous conduira à une phénoménologie des traditions sociales à laquelle sera consacrée la seconde partie de cet ouvrage. Ne voulant aucunement [184] préjuger de la continuité nécessaire et rectiligne des traditions scientifiques et des traditions sociales, nous nous laisserons pourtant guider par les leçons que l’examen de la science nous aura indiquées. Ici encore, pensons-nous, le choix de l’Économique s’avérera particulièrement fructueux. Même s’il nous faudra alors cerner quelque peu l’élaboration tâtonnante de normes et de valeurs qui anime toute la vie sociale, ce sera à partir de points de vue que les pratiques économiques ont déjà privilégiés et précisés. Il y a là une épreuve décisive pour les hypothèses générales que nous avons proposées : comment des activités qui ont été aussi radicalement réduites à leurs ossatures rationnelles peuvent-elles susciter des coutumes sociales ? On comprendra, dès lors, que notre dernier chapitre soit avant tout un nouveau programme de recherche.

D’ailleurs, tout ce livre ne prétend à rien d’autre que d’être une esquisse. Ainsi, nous insisterons fort peu, dans notre première partie, sur ce qu’il est permis de considérer comme le noyau de la science économique, sur le concept d’« équilibre » et les notions apparentées ; nous nous contenterons de les situer brièvement. Il existe là-dessus d’excellents travaux [7] ; nous n’avons vu aucun profit à les reprendre à nouveaux frais. Notre seconde partie est aussi relativement brève : c’est qu’il ne s’agissait pas, pour nous, d’écrire une anthropologie générale, mais d’éclairer les voies de son élaboration telles qu’elles peuvent être suggérées par la dialectique particulière à la science de l’économie. Tout cela constituera un premier exercice dont nous pourrons peut-être tirer quelques leçons pour des recherches d’ensemble sur la structure de la pensée dans les sciences de l’homme.



[1] Jean Cavaillès : Sur la doctrine et la théorie de la science, 1947, 78.

[2] R.F. Bales : Interaction Process Analysis, 1950. Parmi plusieurs articles du même auteur et de ses collaborateurs, relevons seulement : « A set of categories for the analysis of small group interaction », American Sociological Review, 1950, 15, 2, 257-263.

[3] Pitirim Sorokin : Tendances et déboires de la sociologie américaine, trad. Arnavon, 1959, 36 et suiv. J’insiste : je suis loin d’être toujours d’accord avec toutes les critiques formulées par Sorokin dans ce long pamphlet où parfois la réflexion épistémologique est bien courte. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[4] Nous serons amenés, en considérant la pensée économique, à revenir à l’historiographie. Sur l’idée de tradition appliquée aux ensembles historiographiques, on nous permettra de renvoyer dès maintenant à notre article : « Idéologie et savoir historique », Cahiers internationaux de sociologie, XXXV, 1963, 43-61.

[5] Je crois surprendre sur le vif cette vision des choses dans des réflexions de Wiener à propos de la biologie : « Chaque fois que nous nous trouvons devant un phénomène qui participe à un certain degré à la nature de ce que nous appelons les phénomènes vivants, mais sans se conformer entièrement à tout ce qui définit le mot vie, nous sommes devant ce problème : faut-il élargir la signification du mot vie pour y inclure le nouveau phénomène, ou, au contraire, adopter un sens restreint à vie et ainsi l’exclure ? » (Norbert Wiener : Cybernétique et société, 1962, 37-38).

[6] Georges Canguilhem : « Milieu et normes de l’homme au travail », Cahiers internationaux de sociologie, III, 1947, 135. Retenons aussi ces remarques au sujet de la « rationalisation » du travail du début du siècle : « En fin de compte, les valeurs qui donnaient leur allure de normes aux résultats du chronométrage taylorien se trouvaient présentes, quoique latentes parce qu’indiscutées, dans la pensée de Taylor, à un certain moment de l’essor capitaliste en Amérique du Nord, lorsqu’en période d’abondance de la main-d’oeuvre tout ouvrier qui ne se pliait pas à la prétendue norme (the one best way) était automatiquement congédié. Les problèmes des aptitudes individuelles, du normal individuel, et du normal collectif pour une classe autre que celle des employeurs, ne se posaient pas » (id., 132).

[7] En particulier le bel ouvrage de Gilles-G. Granger : Méthodologie économique, 1955. Voir surtout la première partie (p. 21-166) consacrée tout entière à l’analyse épistémologique du concept d’équilibre.


Retour au texte de l'auteur: Fernand Dumont, sociologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le samedi 5 novembre 2011 11:33
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cegep de Chicoutimi.
 



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