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Avant-propos
En 1962, avait lieu le premier colloque de la revue Recherches sociographiques organisé par le Département de sociologie et d'anthropologie de l'Université Laval. Les travaux en furent publiés par la suite sous le titre Situation de la recherche sur le Canada français. Dans l'esprit des responsables du département et de la revue, ce colloque était le point de départ d'une série qui, de deux ans en deux ans, devait successivement reconnaître des paliers significatifs de la société canadienne-française contemporaine. Du 27 au 29 février 1964 a eu lieu le second de nos colloques consacré au thème Littérature et société canadiennes-françaises. Notre vaste interrogation de la société canadienne-française débutait par un examen de notre littérature.
Nous avons voulu identifier certaines de ses formes typiques et quelques-uns des courants qui l'ont animée. Noue avons surtout voulu chercher en quoi elle a exprimé notre milieu social et comment elle a agi sur ses transformations. Enfin, nous avons tâché d'orienter ces entretiens vers un débat méthodologique qui pourrait donner lieu à un fructueux dialogue entre les visées de l'esthétique et celles de la sociologie.
Chaque type d'œuvre d’art parle selon un code qui lui est propre et qui demande à être déchiffré. L'écrit littéraire, pour sa part, recèle une multiplicité de significations. Tout poème peut être interprété et reconstitué à plusieurs niveaux de symbolisme. Nous comprenons maintenant davantage, grâce à des écoles récentes de critique, en quoi le roman lui-même est beaucoup plus qu'une simple histoire. Le rouge et le noir de Stendhal ou La comédie humaine de Balzac, les romans de Robert Charbonneau ou ceux d'André Langevin, proposent des univers spécifiques de pensée et de vie humaines et l'on peut s'acheminer vers ces univers par des avenues diverses. Or, parmi les problématiques possibles, la sociologie jouit d'un privilège. Science des ensembles sociaux, elle est en mesure et en demeure, devant toute société, d'identifier les paliers où s'élaborent les créations intellectuelles et esthétiques et de dégager le sens de ces créations.
Ceci ne signifie nullement que la sociologie cherche à réduire la littérature à un quelconque sous-produit des dynamismes sociaux. Une société n'est pas simplement un ensemble de groupes et d'institutions .faisant peser sur la personne des forces anonymes : c'est le milieu où l'homme retrouve et inscrit à la fois les significations diverses de son existence. On peut ainsi considérer [8] la littérature comme un des niveaux les plus élevés de ce milieu spirituel mais à la condition de n'en pas masquer les fondements dans les pratiques et les conflits sociaux. C'est en ce sens que la littérature peut avoir, pour le sociologue, une importance singulière : elle lui permet de saisir son objet sous sa figure d'ensemble.
Celle saisie d'une totalité sociale par la littérature est particulièrement révélatrice dans le cas de la littérature canadienne-française. Celle-ci, jusqu’à maintenant, n'a guère fait l'objet d'interprétations globales qui l'eussent située dans ses rapports avec la société. On a étudié sa genèse et ses caractères, soit pour en faire l'apologie ou le procès, soit pour les mettre en parallèle avec la littérature française. Depuis quelques années, cependant, certains critiques plus lucides, Ernest Gagnon, Jean LeMoyne, Monique Bosco, Jeanne Lapointe, Gilles Marcotte, ont commencé de renouveler nos perspectives. Angéline de Montbrun, Regards et jeux dans 1’espace, Trente arpents, Bonheur d'occasion, Le tombeau des rois, Poussière sur la ville ont cessé d'être les pièces documentaires d'une nomenclature chronologique et deviennent des épiphanies. Nous percevons mieux la thématique, la mythologie, le symbolisme latent des œuvres. Il importe maintenant d'approfondir ces paysages psychologiques et spirituels, de voir comment ils se raccordent à ce que nous savons de notre société, de les comparer à ceux des autres littératures.
Notre objectif n'était pas de présenter une analyse d'ensemble de la littérature canadienne-française. Il s’agissait plutôt d'évoquer des questions décisives et de réunir des propositions de recherches. Pour l'histoire et la critique, cependant, on constatera que le professeur Wyezynski présente un dossier dont il n'existe pas d'équivalent : c'était un préalable nécessaire à nos entretiens. L'enquête publiée à la suite n'est, par contre, qu'un premier sondage. Elle éclaire déjà quelques éléments essentiels de l'infrastructure du monde littéraire. De la littérature proprement dite, seuls quelques grands thèmes ont été étudiés. Ils permettent d'apercevoir quelques-uns des cheminements selon lesquels notre société a tâché de dire des enracinements empiriques, ses limites, ses échecs, des espoirs. Les essais méthodologiques qui suivent font peu d’allusions à notre littérature. Nous l'avions voulu ainsi : il importe que la recherche, même quand elle porte sur notre milieu, se donne librement les plus amples perspectives.
Il nous faut remercier tous ceux qui ont bien voulu collaborer à cette entreprise des sociologues de Laval, particulièrement nos collègues de la Faculté des lettres. Et nous souhaitons que de cet ensemble d’approximations se dégagent des pôles indicateurs qui susciteront de nouvelles synthèses aux dimensions non seulement de l'ensemble de notre société mais de la littérature universelle.
Fernand Dumont
Jean-Charles Falardeau
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