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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Fernand Dumont, Itinéraire sociologique”. Un article publié dans la revue Recherches sociographiques, vol. 15, nos 2-3, mai-août 1974, pp. 255-261. Québec: Les Presses de l'Université Laval.
[Avec l’autorisation formelle accordée le 8 janvier 2004 par la directrice de la revue
Recherches sociographiques, Mme Andrée Fortin, professeure de sociologie à l’Université Laval.]

Fernand Dumont (1955)

ITINÉRAIRE SOCIOLOGIQUE”.


Un article publié dans la revue Recherches sociographiques, vol. XV, nos 2-3, mai-août 1974, pp. 255-261. Québec : département de sociologie, Les Presses de l'Université Laval.


Au moment de répondre à l'invitation de Jean-Charles Falardeau, j'hésite entre deux récits possibles.

Comment ne pas évoquer d'abord l'expérience, à la fois individuelle et collective, dont s'est nourrie ma réflexion sociologique ? Notre discipline ne se réduit pas au dialogue serré de la monographie et de la théorie. Un itinéraire intellectuel suppose une dramatique sous-jacente qui constitue sa dynamique et peut-être son but véritable. Les livres où je ne perçois pas cette dramatique ne m'intéressent pas. Je ne lis pourtant pas uniquement des confidences ! Mais j'ai besoin de sentir, quel que soit le registre choisi de la recherche et de l'expression, que l'auteur poursuit une interrogation qui est aussi un pari sur son propre destin. Peut-on, par exemple, aller plus loin dans la quête rationnelle que l'a fait Lévi-Strauss ? Cependant, qui niera que cette oeuvre théorique, si soucieuse de l'enchaînement rigoureux de ses raisons, ne prend toute sa dimension que grâce au contrepoint de Tristes tropiques ou de l'aveu passionné qui termine les ouvrages sur l'analyse structurale du mythe ?

Vais-je donc m'attarder encore à mes origines en milieu ouvrier ? J'y aurai souvent fait allusion au détour de mes écritures ou de mes conversations, au risque d'embêter des lecteurs ou des interlocuteurs qui y auront vu douce manie ou complaisance naïve. Nombreux sont ceux qui, comme Bernanos, écrivent pour l'enfant qu'ils furent, même si le pauvre petit est parfois ahuri devant les pavés théoriques qui lui sont adressés par-dessus les années ! Il arrive, de surcroît, qu'une sorte de traumatisme de l'enfance se trouve porté plus loin dans la vie comme le problème autour duquel tournera sans fin la recherche intellectuelle. Pour moi, l'accès à l'école, à la culture fut un traumatisme de cet ordre. J'ai connu, dans mon enfance, ce que l'on dénomme la « culture populaire ». Appellation négative, à bien y songer, car elle ne circonscrit un mode de vie qu'à partir d'une culture officielle (bourgeoise ou savante) qui le désagrège pour se constituer. Le passage à l'école, à la science m'aura toujours laissé mal à l'aise. De ce malaise, j'ai fait problème d'école et de science. J'ai eu beau m'enfoncer plus avant dans la spéculation abstraite, toujours il m'a semblé que je laissais en route quelque question essentielle, que ma tâche était de ne point laisser oublier ce que la science veut abandonner à l'ombre sous prétexte d'éclairer le monde. À ceux qu'ont agacés mes rappels épisodiques de Montmorency, je dois avouer une faute plus grave encore : même mes livres théoriques ne parlent pas d'autre chose. Les questions qui m'ont occupé, de l'épistémologie à la sociologie de la connaissance et de la culture, n'ont pas d'autre foyer.

Cela explique sans doute pourquoi je n'ai jamais pu écrire uniquement de sociologie. L'essai, la poésie, la philosophie ont été et demeurent pour moi d'indispensables voies de recherche. Non pas, je crois, par ambition de tout dire et de ne rien sacrifier. La sociologie est un métier qui débouche sur tous les autres. Comment étudier la division du travail en se rangeant soi-même dans l'un de ces statuts officiels où la société (et parfois les collègues) aiment ànous mettre en cage ? On doit respecter les lois des genres lorsqu'elles correspondent à la rigueur d'une démarche, mais je ne vois pas pourquoi on abandonnerait en bordure de la sociologie les problèmes que l'on a décelés ou analysés sur son territoire. Ce sont les problèmes qui doivent seuls nous entraîner et il faut les suivre jusqu'où ils nous mènent. Si ce que je cherche a quelque unité, je ne veux pas la devoir à une spécialité mais à des interrogations dont il faut essayer de faire voir les diverses résonances, fut-ce sous la forme d'un poème.

L'autre jour, Jean-Charles Falardeau me posait la question classique : « À quelle époque auriez-vous aimé vivre » ? Je n'ai pas eu le temps de lui expliquer pourquoi j'aurais choisi le XIXe siècle, le temps de Michelet, de Sainte-Beuve, de Renan, de Taine. Je dois bien avouer que tels furent mes modèles d'adolescence ; si je ne lis plus guère les deux derniers, je pratique encore les deux premiers. Ce que j'aimais et que j'admire toujours chez eux se ramène à deux choses. D'abord le souci de l'aventure : pas de spécialité acquise une fois pour toutes mais le passage d'un problème à un autre sous la poussée de la libre recherche. Et aussi, le souci de l'écrivain qui est une autre forme du refus d'enfermer l'œuvre dans l'enceinte d'une spécialité. C'était des modèles de collège. Je n'ai pas la prétention d'avoir suivi leur race ; mais ils incarnent encore un idéal.

J'ai eu aussi des maître plus proches de mes engagements et de mes allégeances spirituelles (on me pardonnera ce qualificatif vieillot, il me convient). Le plus cher de ces maîtres a été très tôt Emmanuel Mounier. Je me répète souvent la profession de foi qui ouvre le gros Traité du caractère : « Nous n'avons pas seulement voulu traiter de l'homme mais combattre pour l'homme. » Sa vie surtout demeure pour moi exemplaire d'un engagement intellectuel qui se veut vocation (j'aime ce mot encore) de tout l'homme. Je mentionnerai aussi Massignon, chez qui la quête scientifique la plus rigoureuse recoupe un haut itinéraire mystique et qui conjugua d'une si extraordinaire manière la connaissance et l'amour. Newman, Blondel, quelques autres encore. Je me suis promis de faire un livre sur eux, pour dire carrément quelle est la famille de mes intercesseurs, pour marquer surtout mon refus de cette poussière « intellectuelle » qui nous étouffe si souvent.

J'avouerai donc, en définitive, que je ne suis venu à la sociologie que par défaut. En 1949, pour qui avait tant aimé l'école qu'il se voulait professeur pour ne point la quitter, les avenues étaient peu nombreuses. Les facultés où on pouvait penser librement étaient tout aussi rarissimes. Je n'ai jamais regretté mon choix, qui fut d'abord arbitraire. Duplessis ou pas, j'aurai eu la chance de connaître en ma jeunesse un milieu où, grâce au Père Lévesque et à son équipe, à Jean-Charles Falardeau, Albert Faucher, Maurice Tremblay, Maurice Lamontagne, Léon Dion et à bien d'autres, on pouvait penser dans la liberté et l'enthousiasme.

Entré à la Faculté des sciences sociales avec des précautions que je qualifiais alors de « philosophiques », on ne m'en a pas dépouillé. C'est là une des dettes que j'ai contractée envers une institution où j'ai été d'abord étudiant puis professeur. Je n'ai jamais eu à déguiser que mon intérêt pour la sociologie relevait d'abord de la critique des sciences. Après ma maîtrise en sociologie, j'ai pu poursuivre librement à Paris des études de psychologie et de philosophie ; et, au retour, on ne m'a pas incité à cacher mes préoccupations sous le revêtement d'un positivisme de bonne compagnie.

J'ai toujours travaillé d'abord dans une faculté de sciences sociales. S'il m'est arrivé de faire des cours dans des facultés de philosophie ou de théologie, ce ne fut jamais mon premier devoir. J'aurai surtout, au fil des jours, discuté avec des sociologues, des économistes, des démographes, des historiens plutôt qu'avec des métaphysiciens. J'ai ainsi vérifié pour mon compte que, comme le dit Canguilhem, « pour la philosophie, toute bonne matière doit être étrangère ». Grâce à mes collègues, à mes amis, à mes étudiants, j'aurai mieux assuré mes vagues ambitions de départ qui étaient de conjuguer la critique de la culture avec celles des pratiques scientifiques.

De tous ces liens, je voudrais que l'on se souvienne tout au long de mon second récit, celui de mes aventures abstraites en pays de sociologie.

Je revins de Paris avec un projet de thèse sur la conscience historique. Je me proposais d'y reprendre la question de l'épistémologie de l'histoire qu'avaient déjà étudiée Weber, Aron et beaucoup d'autres. Je ne voulais cependant pas me borner à la construction de la science comme telle mais situer le problème de la méthode dans le plus large contexte des formes collectives de la mémoire. Très tôt, je crus nécessaire de m'attarder à une monographie qui devait constituer une première étape. Après avoir songé à l'historiographie française (où j'aurais retrouvé Michelet, Taine, Renan...), je me rabattis sur le Québec. Il était possible, en effet, d'y envisager l'ensemble d'une tradition historiographique. Je me mis à la tâche avec ferveur. Il m'apparut vite indispensable d'élargir mes connaissances historiques. Je n'en ai pas encore fini ! J'aurai semé des articles là-dessus en cours de route mais le livre est encore épars dans mes dossiers.

J'allais d'ailleurs en être détourné quelque temps par l'apprentissage, sacré pour un sociologue, du travail sur le terrain. Je commençais a peine a enseigner que l'occasion me fut offerte de mener une enquête sociologique régionale. Il n'était point, pensais-je, de meilleure façon d'apprendre concrètement le métier que d'étudier une région qui comptait une quarantaine de villes et de villages. Les problèmes les plus divers devaient s'y retrouver. La bibliographie était à peu près inexistante et la documentation mince. Les moyens financiers mis à notre disposition feraient sourire n'importe quel jeune chercheur d'aujourd'hui... Avec Yves Martin, novice lui aussi, nous avons fouillé le terrain en tous sens, dépouillant les fiches du personnel dans les usines, visitant les curés, évaluant la production agricole, tâchant de déceler des chiffres de salaires et de revenus par des méthodes policières qui nous enchantaient... Certains de nos étudiants sont venus nous rejoindre en cours de route : Marc Lessard, Vincent Lemieux, Robert Sévigny, Gérard Lapointe, d'autres encore. Il m'est resté, comme à eux sans doute, le souvenir de courses interminables dans une bagnole fatiguée déjà par d'autres usages, de vêtements frippés et de hot-dogs, de dialogues multiples et bigarrés... et de notre amitié. Avant de m'endormir, je lisais Hegel en regrettant l'épistémologie perdue de vue.

Elle n'était pas si éloignée que je le croyais. L'enquête avait été demandée par l'évêque de Saint-Jérôme qui voulait poursuivre dans son diocèse une mission régionale à l'exemple de celles que le renouveau pastoral en Europe multipliait à cette époque. Chrétien, je n'avais aucune objection contre cette finalité qui était donnée à notre enquête. Mais notre investigation, nous semblait-il, devait être rigoureusement distincte de son utilisation. Notre méthode et notre morale scientifiques se voulaient isolées de tout le reste. Cela ne tarda pas à faire difficulté. On ne vit pas des mois avec les gens que l'on interroge sans devenir progressivement solidaire de leurs problèmes et de leur existence ; on récolte des données mais on se prend aussi à participer au destin de ceux que l'on rencontre. Les informateurs deviennent des autruis. On s'aperçoit que l'objectivité est d'abord distance, ensuite complicité, distance à nouveau quand à la fin il faut quitter le terrain pour faire synthèse.

J'ai fini par ne pas regretter mon éloignement de la théorie, sans doute parce que je devais y revenir à l'université, mais surtout parce que j'entrevoyais confusément quelque nouveau terrain de la réflexion épistémologique. J'en eus confirmation aussitôt après lorsque les responsables de la mission durent faire part des résultats de l'enquête à la population concernée et prendre eux-mêmes le relais dans une entreprise où notre travail était censé être versé comme dossier préalable. Je n'ai jamais autant réalisé qu'une monographie n'est pas un dossier. Invités dans des réunions qui ne nous paraissaient pas dès l'abord concerner notre travail, Yves Martin et moi eûmes à participer à de houleuses discussions. J'y trouvai un enseignement qui devait interroger plus encore mon projet épistémologique et même, pour un temps, me le faire paraître quelque peu caricatural. Nous étions projetés dans des tâches que nous n'avions pas prévues, pour lesquelles aucune méthodologie ne traçait la voie, qui ne nous était indiquée vaguement que par la solidarité apprise avec les gens. La monographie nous introduisait dans un phénomène social dont elle devenait peu à peu partie prenante.

Le livre que nous avons publié, Yves Martin et moi, en marge de notre enquête, est fidèle à l'idéal le plus empiriste de nos jeunes années. Certains critiques nous ont reproché, à l'époque, de ne pas nous être élevés à quelques vues d'ensemble sur la société québécoise. Étions-nous capables d'un pareil feu d'artifice théorique ? Je n'en sais rien. Martin était trop attentif aux phénomènes démographiques et moi, trop distrait par mes rêves épistémologiques, pour que nous eussions pu tenter d'un coup de survoler une société qui nous était apparue immense à parcourir. Aussi avons-nous rédigé une monographie dont LePlay aurait été content : minutieuse dans sa méthode, dans ses descriptions, dans les problématiques qu'elle suggérait pour une éventuelle écologie du Québec qui reste encore à faire. Un tel livre devait vieillir très vite. Qu'importe. Ç'aura été notre privilège de nous être attardés en notre jeunesse avec des ouvriers, des paysans, des secrétaires de syndicats ou de Chambres de commerce, d'avoir discuté de rendements agricoles, d'échecs syndicaux ou de recyclage du clergé.

S'il m'est resté quelque ambition philosophique, elle aura subi là un dur noviciat que je souhaite, bien entendu, à d'autres.

Je revins donc à l'épistémologie avec des questions nouvelles, plus vagues que celles que j'avais adoptées plus tôt mais qui me paraissaient plus fécondes. Au vrai, je ne récusais pas l'idée première : qu'il fallait chercher la genèse de l'objet scientifique au sein même de la société. Mais il me paraissait aussi important, sinon plus décisif, de considérer carrément nos disciplines comme des pratiques sociales et de subordonner à ce point de vue toutes autres considérations sur la logique. C'est alors que je me mis à la rédaction d'un livre sur la science économique.

Je dois avouer, avant d'invoquer des raisons plus abstraites, que ma motivation était plus lointaine. Pourquoi, abordant la sociologie en mes jeunes années, m'étais-je si tôt attaché à des préoccupations épistémologiques ? Pour passer au plus vite à un survol, à un embrassement de ['univers scientifique auquel rien dans mon expérience la plus concrète ne me préparait ? Mon père, ma mère, ma sœur étaient des ouvriers d'usine. Moi-même, du mi-temps de mes études secondaires jusqu'à la fin de mes études universitaires, j'ai passé la plupart de nies vacances d'été à l'usine. J'y aurai appris une chose toute simple, elle encore : que l'usine est un camp de concentration non pas seulement d'hommes concrets mais de la science et de la technique. La première fois que je lus dans Marx que le travail est ce par quoi l'homme fait le monde en se faisant lui-même, j'éclatai de rire. Quand on a soi-même, à longueur de semaine, répété à toutes les vingt secondes une opération qui ne demande aucun apprentissage autre que celui du conditionnement, quand on est environné d'ouvriers plus vieux qui agissent ainsi depuis de longues années, ce genre de spéculation vous dégoûte. J'éprouve encore quelque mouvement de recul quand un étudiant prononce devant moi le mot praxis, quand je le lis dans un livre ou qu'il se trouve sous ma plume. Est-ce notre enquête sur la région de Saint-Jérôme, est-ce le retour sur une première sublimation épistémologique qui me conduisirent à m'attarder à la science économique ? J'avais, à vrai dire, parcouru sommairement le terrain en donnant l'un des cours de ma première année d'enseignement sur la « sociologie économique ». J'ai toujours aimé ainsi explorer une première fois, selon le mode sociologique, un problème que je voulais ensuite transposer sur le plan épistémologique. Dans ce cours, j'ai dû pourtant, et je n'ose par revenir à mes notes, fabriquer je ne sais quel concoction de Simiand, de Halbwachs, de Marx, d'Akerman, de je ne sais qui encore. Mes collègues économistes n'aimaient guère cet impérialisme sociologique que j'avais hérité, il faut l'avouer, de la lecture émerveillée de Durkheim. C'est sans doute ce mélange d'expériences passées et de lectures plus récentes qui me fit d'abord décider d'écrire sur la science économique. Après tout, un livre est une mise en ordre.

Aussitôt après avoir terminé cet ouvrage, je décidai de pousser rapidement et un peu à l'aventure ce que son développement que j'avais voulu ramasser me suggérait. Sans doute faut-il ainsi, de temps en temps, anticiper sur de plus rigoureuses explorations. Et puis, la théorie est à sa manière un rêve qu'il est bon de laisser se détendre et se déployer pour le reprendre plus prosaïquement ensuite. Par rapport à l'univers économique, la science économique est une sorte de dédoublement. Je portai à la plus large dimension de la culture l'examen de ce procédé. Je ne vais pas résumer le livre que j'en tirai. J'en retiens seulement deux thèmes. Je proposais de distinguer, parmi toutes les formes de dédoublements, deux vecteurs, deux procédés : celui qui, comme dans l'art, change la signification de lieu et, par là, nous fait entrevoir sa genèse ; celui qui, comme dans les sciences, brise avec les conventions acquises pour rendre possibles des actions nouvelles. Je reprenais par ailleurs l'idée de tradition pour la replacer cette fois au cœur du drame de notre civilisation : celle-ci peut-elle se donner une politique sans se reconstituer une mémoire ? Cette mémoire, on comprendra que je ne la réduisais pas à l'historiographie qui était pourtant l'un de mes vieux soucis ; ce qui m'intéressait et m'intéresse encore, c'est la manière dont nos sociétés se souviennent de l'homme dans le même temps où elles le transforment et parfois le désagrègent.

Pour revenir à des objectifs plus limités, et pour tenir la chaîne qui va de l'épistémologie à la culture, je m'attachai ensuite plus résolument que je ne l'avais fait jusqu'alors à l'étude des idéologies. Est-il phénomène plus circonscrit de dédoublement que ces systèmes fabriqués par la société pour rendre compte de ce qu'elle est ? Donc phénomène superficiel, pense-t-on d'habitude. Je voulais y voir de plus près. Depuis longtemps, je me refusais à considérer l'idéologie comme je ne sais quel « reflet » d'une réalité sociale plus « fondamentale ». J'ai même fini par renoncer à la notion d'infrastructure et je n'ai guère été tenté d'utiliser le concept d'instance qui, pour être plus en vogue, ne me semble pas dissiper l'ambiguïté inscrite déjà dans celle d'infrastructure.

Je partais plutôt de ce postulat : s'il est possible, pour l'homme de science comme pour n'importe qui, de parler de la société comme si elle formait vraiment un ensemble et même un objet, c'est grâce aux idéologies. Celles-ci sont des définitions fabriquées dans la vie collective ; elles sont donc des phénomènes sociaux aussi irréductibles que les autres. En même temps, elles sont des sciences humaines d'avant les sciences humaines, les procédures par lesquelles les sociétés se représentent elles-mêmes comme objets. Je me suis toujours étonné des prétentions du premier professeur venu à pénétrer par effraction dans une société qui n'est accessible que par ce que les gens, dans les affirmations et les réticences de leurs paroles ou de leurs vestiges, veulent bien nous en dire. La science se confère un statut en se donnant, par une espèce de coup d'état, l'idéologie comme son envers ; toutes deux commencent pourtant de la même manière. La science doit patiemment faire route avec l'idéologie. Bien entendu, la science n'est pas, pour autant, mimétisme ou redondance de l'idéologie. L'idéologie reconnue pour elle-même, c'est vers sa genèse que se porte ensuite l'attention. De même que l'inconscient des psychanalystes est inaccessible si on ne prend d'abord la vie de la conscience, le caché des sociétés ne se révèle que par les cohésions manifestes, en cherchant ce qu'elles veulent dire et ce qu'elles veulent cacher. Ainsi la genèse de l'idéologie éclaire la genèse même de l'univers social. Il y a, en effet, des discours collectifs qui réussissent à se faire jour, d'autres qui sont censurés ou entravés dans leur production. Plus au fond encore, les classes sociales prennent le visage d'univers de signes concurrents. La société est finalement un combat de langages inégaux qui en disent le sens et les fins. Les pouvoirs ne sont pas seulement puissances de contrainte mais aussi facultés de discourir.

Je n'ai jamais cessé, en parallèle, de travailler à l'histoire de la conscience historique au Québec. J'ai publié là-dessus quelques études mais qui n'ont fait que déplacer la question dans mon esprit. Le dessein épistémologique d'étudier la construction de la science historique dans ma société a pris plus d'ampleur. Je ne pouvais laisser de côté la poésie et le roman qui, longtemps, ici, s'inspirèrent de l'histoire, le plus souvent sous le mode nostalgique. J'élargis tout naturellement mon objet aux idéologies qui, ici aussi, furent longtemps axées sur des références historiques. Je n'ai jamais eu l'intention de reconstituer ainsi quelque Esprit objectif à monture hégélienne et à saveur québécoise. Mon problème, on l'aura compris, ne se ramenait pas à situer une noosphère de la conscience par rapport à une quelconque infrastructure qu'aurait pu me révéler les beaux travaux d'histoire économique qui, depuis une dizaine d'années, se sont multipliés sur le Québec. Dans l'historiographie québécoise et dans ses parentés avec les idéologies et les œuvres littéraires, je cherche à repérer une pratique de la convergence sociale.

Je constate, à la fin, que ce projet de monographie m'aura accompagné tout au long de mon parcours, comme la contrepartie et l'épreuve de mes desseins théoriques. Il cheminera sans doute encore longtemps avec moi.

Un itinéraire ? Peut-être un grand cercle. Je travaille actuellement à un livre sur les fondements des anthropologies qui est centré sur la possibilité de la connaissance de l'homme dans la culture contemporaine. Je sens bien que J'y reprends, avec une conscience plus aigue, mieux informée peut-être et certainement plus vieille, mes interrogations de départ. Je tente de les mieux étendre, de suivre leurs prolongements dans diverses directions. On voudrait bien conclure, égaler enfin sa recherche à sa difficulté d'être. Mais déjà, du livre que j'écris, monte l'ombre encore indécise d'un autre qui peut-être lui fera suite. Il porterait carrément sur la culture populaire. À moins que je reporte plus loin encore la question qui naguère me mena jusqu'à la sociologie.


Retour au texte de l'auteur: Fernand Dumont, sociologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le dimanche 28 février 2010 13:29
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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