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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Fernand Dumont, “Idéologie et savoir historique”. Un article publié dans les Cahiers internationaux de sociologie, vol. 35, juil-let-décembre 1963, pp. 43-60. Paris : Les Presses universitaires de France.

Fernand Dumont 

Idéologie et savoir historique”. 

Un article publié dans les Cahiers internationaux de sociologie, vol. 35, juillet-décembre 1963, pp. 43-60. Paris : Les Presses universitaires de France. 

 

Aborder l'analyse de la connaissance historique, c'est presque fatalement se référer à la tradition déjà longue d'une certaine philosophie critique de l'histoire : constitués surtout contre le positivisme, mais ayant des sources plus lointaines, les courants divers qui l'ont nourrie convergent aujourd'hui d'une manière remarquable. Son apport épistémologique a été d'une grande richesse et il serait ridicule de prétendre qu'elle a épuisé sa fécondité. Mais la large unanimité dont elle a fait l'objet menace de geler la réflexion dans quelques affirmations de départ qui paraissent, à la longue, un peu trop conventionnelles. 

1. Celles-ci peuvent être ramenées, nous semble-t-il, à deux lieux communs principaux. D'une part, la connaissance historique est, selon l'expression de M. Marrou, « frappée d'une subjectivité radicale ». Le passé s'organisant en fonction de la conscience de l'historien, l'objet historique est, de soi, relatif [1]. Par ailleurs - et c'est là une sorte de corollaire obligé de l'affirmation précédente - l'historiographie a une éminente valeur existentielle : devant l'histoire à faire, entre la situation présente et les projets des groupements sociaux, l'histoire écrite intervient nécessairement, puisque la détermination du destin est inséparable d'une lecture du passé. La vieille intention hégélienne de guérir la subjectivité malheureuse par le secours de l'histoire donne encore lieu à de multiples variations. 

Or, il semble que les points de vue de l'historien sur le passé sont moins nombreux, moins variables et moins strictement subjectifs qu'on veut bien le dire. On a très justement distingué entre les ensembles idéels que construit l'historien et les faits proprement dits, soulignant ainsi que la compréhension des totalités historiques n'est pas de l'ordre de la sommation, mais qu'elle relève plutôt d'une opération complexe où les événements participent à l'idée qui donne signification à leur totalité. De là à conclure à la primauté de la subjectivité de l'historien, il n'y avait qu'un pas qui fut souvent bien vite franchi. En fait, ces ensembles ont une très remarquable permanence. On le voit bien dans les diverses historiographies nationales dont des thèmes importants sont, dans certains cas, déterminés depuis le XIXe siècle. Dans d'autres « ensembles historiques » plus souples, une certaine stabilité est aussi aisément perceptible. 

Soit un exemple : la Renaissance. Dans l'historiographie du XIXe siècle, Michelet en avait proposé une définition à la fois cohérente et subtile. Mais c'est Burckhardt qui a joué un rôle déterminant dans la qualification de cet ensemble historique. Il l'a fait en partant d'un point de vue inspiré avant tout par les manifestations culturelles. La préoccupation plus récente pour l'histoire économique a contraint de modifier bien des perspectives sur le passé : elle a eu aussi des répercussions sur la vision de la Renaissance. Armando Sapori, l'éminent spécialiste de l'économie de cette période, a essayé de préciser, dans diverses études, la reformulation que les données économiques imposaient aux limites tracées par Burckhardt et acceptées aujourd'hui par beaucoup d'historiens. Dans son argumentation, nous surprenons sur le vif le souci de continuité dans le découpage des ensembles. L'auteur insiste sur la nécessité de remonter au XIIe siècle pour isoler le phénomène Renaissance, mais il tient à ne pas éliminer purement et simplement la signification du prélèvement opéré par Burckhardt : « Je crois avoir démontré suffisamment, écrit-il, que le renouveau économique a été la condition préalable à la renaissance de tous les aspects de la civilisation. Par conséquent, exclure de la Renaissance le XIIe siècle, qui fut un siècle d'une importance extrême au point de vue économique, équivaudrait à enlever toute signification à cette période. Je vais plus loin. Une telle décision justifierait la création d'une renaissance économique qui, prise isolément, se terminerait au moment même où commence la renaissance d'après Burckhardt » [2]. 

En somme, la période de Burckhardt et de ses prédécesseurs peut devenir ainsi une section d'un prélèvement plus large dont la signification assume les définitions antérieures. Ce qui incite à des rapprochements avec l'évolution des théories dans les sciences physiques : les « ensembles historiques » ressemblent curieusement à ces objets de second degré dont la physique ou la chimie nous offrent des exemples. Mais ne poussons pas trop loin l'analogie : contrairement aux sciences de la matière, l'historiographie ne recense pas d'une manière systématique ces remaniements des ensembles idéels. Il doit y avoir là plus qu'une lacune de l'érudition [3]. Les modifications des ensembles historiques demeurent la préoccupation des cercles divers et hétérogènes des spécialistes, mais leur repérage systématique paraît s'effacer devant la traditionnelle philosophie de l'histoire lorsque l'historien s'élève à une certaine conscience globale de son métier. Peut-être faut-il chercher à cela une raison profonde et qui tienne, de quelque manière, aux traits caractéristiques de la recherche. N'y a-t-il pas de profondes ressemblances entre les traditions sociales et les diverses coutumes qui sont en cause dans les découpages des ensembles par les historiens ? cette parenté ne confine-t-elle pas parfois à des mécanismes d'intégration et de raccord ? On ne saurait, je pense, éluder ces questions. 

Quant au recours à l'historiographie pour édifier l'histoire à venir, la plus élémentaire observation de la vie contemporaine paraît le limiter singulièrement. Bien sûr, nous sommes dans une société que l'on a dite « prométhéenne », où le futur appelle inlassablement à l'invention originale. Mais la lecture minutieuse et critique de l'histoire passée n'y apparaît plus que comme une voie parmi d'autres pour faire l'avenir. Voici les philosophies de l'existence pour lesquelles l'écoulement du temps, ressenti pourtant avec le sentiment le plus tragique, relève de l'évasion s'il se transforme en conscience du devenir : « pour l'existence authentique, écrit Heidegger, passé et progrès sont, dans l'instant, indifférents » [4]. Pour une multitude de nos contemporains, qui n'ont pas lu ces philosophes, c'est pourtant là le dernier mot de l'engagement. Bien plus, si les hommes, les groupes surtout, recourent encore au passé, ce n'est plus nécessairement (ni même le plus souvent) par la voie de l'historiographie. De vagues réminiscences suffisent maintenant pour entretenir, chez plusieurs, le sentiment d'appartenance nationale. Dans les écoles, nos manuels d'histoire, par un certain conformisme dans l'explication, ressemblent de fort près aux traditions des peuples archaïques. Les mouvements ouvriers se nourrissent de pâles souvenirs du syndicalisme révolutionnaire. Les messianismes africains enjambent l'historiographie pour joindre le passé et les espérances de l'avenir. Les résurgences incessantes des philosophies de l'histoire (Spengler, Toynbee et alia) inquiet en, le sens critique des historiens, mais correspondent à une soif profonde de plusieurs de nos contemporains... 

Ces indices si divers nous conduisent à penser qu'il n'y a pas de lien nécessaire de l'historicité à l'historiographie. Si le sentiment d'historicité est présent dans l'historiographie, celle-ci n'en est pas aujourd'hui la consécration fatale : ce qui devrait interdire, à ceux qui réfléchissent sur la science historique, de conclure de l'une à l'autre. Lorsque les hommes doivent recourir à l'historiographie pour comprendre et assurer leur existence, ne serait-ce pas en raison des exigences de quelques conjonctures sociales bien déterminées ? 

Ainsi, dans l'une et l'autre voie de réflexion, et par des interrogations apparentées, nous sommes ramenés à un même problème de fond. L'analogie troublante des traditions sociales et des coutumes historiographiques, les appels occasionnels de l'existence à l'histoire font songer à ce que les sociologues nomment (bien vaguement, nous le dirons) des idéologies. Celles-ci ne se proposent-elles pas de définir certaines situations en vue de l'action ? L'historiographie n'est-elle pas requise dans certaines circonstances de ce genre ? et, de toute manière, les procédés selon lesquels elle remanie ses problématiques, au sein de la communauté des historiens, ne ressemblent-ils pas à la façon dont se transforment les coutumes de la société plus vaste ? 

Ramener l'historiographie à ce qu'on est convenu d'appeler les idéologies, ce pourrait bien être une feinte féconde pour la réflexion. Il n'est pas impossible que la philosophie critique de l'histoire ait esquivé une étape préalable de la réflexion sur son objet. Et il faut nous souvenir que, dans nos disciplines, la recherche de l'objectivité ne devrait pas s'effectuer au-dessus ou malgré les idéologies, mais dans leur sein, à partir de leurs implications. 

2. Mais voici une autre difficulté. Dans la littérature courante, l'idéologie est si largement définie qu'il serait aisé d'y englober aussitôt l'histoire [5]. Tracer d'emblée un simple parallèle entre les deux ne pourrait que donner lieu à un exercice scolaire sans beaucoup d'intérêt. Au risque de prendre la question d'un peu loin, nous essaierons d'abord de proposer une définition restreinte de l'idéologie. Nous pourrons peut-être ensuite apercevoir où sont, entre elle et le savoir historique, les véritables parentés de structure et même les traits de continuité. 

Ce n'est pourtant pas le lieu de nous engager dans de minutieuses exégèses. Que, sur ce sujet, les définitions marxistes soient très compréhensives, il est à peine besoin de le rappeler. Pour le jeune Marx, les « idéologies sont des représentations fausses que les hommes se font d'eux-mêmes » -et il y englobe la religion, la philosophie dogmatique, les doctrines politiques. Plus tard, il y fera entrer « les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques » [6]. De son côté, Mannheim écrit : « Dès que nous adoptons la conception totale de l'idéologie, nous tentons de reconstruire l'horizon tout entier d'un groupe social » [7]. 

Le concept d'idéologie risque alors de recouvrir tout ce que nous appelons, par ailleurs, la culture. En ce cas, le moins qu'on puisse dire est qu'il ferait double emploi. Pourtant, dans la tradition de pensée qui concerne la notion d'idéologie, celle-ci renvoie à une perspective spécifique : l'idée qu'il existe des représentations sociales explicites des situations, correspondant aux intérêts des divers groupes sociaux. Si on voulait. tout en conservant cette intention des auteurs, donner aussi un contenu bien particulier à la notion, il faudrait d'abord la dissocier de phénomènes apparentés avec lesquels on la confond souvent : les styles, les formes des cultures et surtout peut-être les visions du monde [8]. De même, on ne saurait a priori qualifier d'idéologies les diverses formes de connaissance. Reste encore l'infinité des modèles culturels : les idéologies nous paraissent constituer une catégorie particulière de ces modèles. 

La culture, lisons-nous à peu près dans nos manuels, offre un ensemble de schémas pour répondre à des situations. Ces modèles sont le plus souvent mis en oeuvre sans qu'intervienne la conscience réfléchie de l'individu. J'accomplis beaucoup d'actions sans penser explicitement à les garantir. Je les tiens quand même, plus ou moins confusément, pour justifiées. Parfois, je m'arrête pour me référer explicitement à une justification - lorsque, par exemple, je suis confronté à un choix décisif ou encore lorsque je me propose de déroger à un modèle conventionnel : on opposera ainsi tout naturellement la conscience de soi et la conscience tout court. Cela suppose l'existence de divers systèmes de justifications que l'on peut rattacher à deux sources complémentaires. D'une part, la conscience de soi construit des définitions de ma condition singulière dans le monde, que la psychanalyse appelle des rationalisations. D'autre part, la société m'offre aussi des schémas explicites constituant, pour les fins de l'action à poursuivre, des définitions solidaires de la situation et des groupes qui y sont engagés. C'est pour ces derniers schémas que nous proposons de réserver le qualificatif d'idéologies [9]. Il y a plus que parallélisme entre ces dernières et les rationalisations : des unes aux autres joue une « réciprocité de perspectives ». Et il nous semble que ce serait une très fructueuse hypothèse de travail que de chercher entre les idéologies et les visions du monde (au sens défini plus haut) des relations analogues à celles que perçoit le psychanalyste entre les rationalisations et les motivations inconscientes [10]. 

3. En confrontant brièvement la notion d'idéologie ainsi définie et le mythe, nous serons déjà orientés vers l'historiographie tout en situant celle-ci dans un contexte plus général. 

Pour M. Éliade, le mythe est « une histoire vraie qui s'est passée au commencement du temps et qui sert de modèle aux comportements des humains » [11]. La définition est fort bonne mais, pour des raisons analogues à celles que nous avons dites pour l'idéologie, l'auteur lui donne une portée trop générale. Il n'est pas utile d'insister beaucoup : les modèles archaïques ne sont pas tous des mythes, le primitif utilisant, et parfois avec beaucoup de raffinements, des schémas techniques. Il faut nous souvenir que l'homme des civilisations traditionnelles est, au sens le plus strict, un empiriste. Il n'a pas appris à dissocier systématiquement les éléments des systèmes techniques auxquels il est attaché ; et ces systèmes sont liés inextricablement à de multiples variables sociologiques. L'individu se contente alors d'introduire telle ou telle opération stéréotypée lorsque interviennent des signaux - habituellement proposés par les rythmes de la nature. S'il n'est pas un innovateur, c'est que son activité technique est alors bloquée sur le court terme. La longue période (ce que nous appelons l'histoire) n'est, par rapport à cet empirisme à courte vue, ni continue ni homogène. Elle relève d'une autre réalité parallèle à celle de l'activité empirique. Si les modèles mythiques n'interviennent pas toujours dans les comportements, c'est qu'ils sont tenus en réserve, soit pour les actions à longue portée, soit pour justifier un empirisme trop immédiat pour se donner des fondements selon sa logique propre. En d'autres mots, le mythe est pour l'archaïque une technique de décentration d'une situation empirique (de soi très étroite) et un système de justifications : àla limite, ces deux fonctions se recouvrent. Le mythe incarne concrètement le passé, mais il décroche très vite de la situation immédiate. De sorte que certaines conduites, pourtant concrètes, si elles sont suffisamment pourvues d'un coefficient d'ancienneté, apparaîtront comme des valeurs. 

Le mythe est donc, de quelque manière, l'idéologie des sociétés traditionnelles. Mais en même temps qu'apparaissent les analogies, et dans la même ligne qu'elles, on perçoit une différence essentielle : celle-ci réside avant tout dans la manière de se référer à la longue période. Le mythe permet la justification des comportements en effectuant le passage d'une situation bloquée sur l'immédiat à une temporalité superposée ; nos idéologies occidentales sont fabriquées dans un temps considéré comme tout aussi réel que celui de l'action empirique. Afin d'opérer d'avec la situation le décrochage qui puisse leur donner un sens, nos idéologies doivent se référer à un futur et àun passé considérés en continuité avec le présent. 

Mais ces premières explications sont à trop courte portée. Ou plutôt, elles laissent de côté des incidentes qui, à première vue, paraissent paradoxales. Renvoyé à un passé qui se situe dans la même temporalité que le présent, le savoir historique de l'Occident n'est pourtant pas lié nécessairement à je ne sais quel goût singulier de notre civilisation pour les événements (si chers pourtant à tant d'historiens dits « positivistes » du XIXe siècle). Bien plus, en un sens, certaines civilisations traditionnelles, malgré la présence et l'efficacité des mythes, paraissent avoir estimé plus que nous les faits empiriques du passé. 

On est ainsi tenté de croire que ce qui compte, avant tout, dans les idéologies comme dans l'historiographie de l'Occident, c'est l'élaboration des idées qui vont présider aux groupements des événements du passé. Parce que, nous venons de le dire, le passé le plus ancien comme l'avenir le plus lointain sont au même plan que l'instant présent. et que les normes de justification de nos conduites tendent toutes à être élaborées empiriquement. Mais, du même coup, nos références nécessaires au passé empirique n'impliquent pas de lien fatal avec l'historiographie... Dans les étapes qui mènent de cette inéluctable intégration du passé au recours à l'historiographie, des niveaux spécifiques paraissent, dès lors, être en cause : ils devraient définir des paliers bien circonscrits de réflexion sur les rapports de l'idéologie et du savoir historique. 

4. L'idéologie est donc une lecture de la situation dans un contexte d'événements, avant tout orientée par les exigences de l'action à poser. Considérons le cas le plus simple et le plus grossier. L'idéologie doit répondre aux angoisses de la décision ; d'autre part, des « idées générales » sur l'homme ou la société sont là, en réserve, qui permettent de s'élever à quelque généralisation apaisante. L'élaboration de l'idéologie consistera à développer certains aspects des a vérités générales » et certains éléments de la situation, de manière à opérer syncrétiquement la jonction [12]. De soi, la seconde voie de raccordement peut difficilement éviter le recul vers le passé. Celui-ci offre justement une multitude de possibilités pour permettre de voir le présent non encore figé dans une unique détermination, ou encore, pour inciter à le loger dans un ensemble de conditionnements (qui, alors, pourront apparaître plus acceptables que ne l'est la brutalité de la conjoncture). 

Sous cet angle, l'utilisation du passé dans l'élaboration idéologique peut être définie par deux grands procédés qui, comme tels, sont au-delà de l'historiographie proprement dite. 

À un pôle, le passé est invoqué comme tradition. L'originalité du présent sera dissoute dans un continuum, ou encore la conjoncture sera vue comme avènement ou occasion d'une restauration. Les événements du passé ne sont pas racontés en détail : c'est leur poids, leur sédimentation qui compte. Les idéologies de droite utilisent souvent ce procédé. Lorsque de Bonald, en 1807, traite De la manière d'écrire l'histoire, ce n'est pas, au fond, d'historiographie qu'il s'agit : les faits, dit-il, sont, peu importants, il faut souvent substituer le vraisemblable au vrai ; comptent avant tout « les principes » qui se dégagent du passé. Celui-ci n'est que la garantie supplémentaire de « vérités » éternelles qui peuvent être trouvées sans lui. 

À l'autre extrême, le passé se dissout en événements disparates : c'est leur accumulation qui importe. Les idéologies de contestation, certaines idéologies de gauche utilisent souvent le passé de cette manière. Considérons un instant l'oeuvre de Pierre Bayle. S'il a fait accomplir à la critique du témoignage un progrès décisif, il n'a en rien innové quant à la structure du récit historique : pour lui, l'histoire est encore un simple genre littéraire. C'est que les faits du passé, dans leur dispersion même, le préoccupaient avant tout et, encore davantage peut-être, la couche de mystification dont les avaient recouverts les porte-parole des partis, des religions, des diverses autorités sociales. Bayle n'est pas proprement un historien ; il veut démolir les traditions pour libérer les esprits. 

Insistons à nouveau : si la référence au passé est nécessairement présente dans les idéologies, cela n'implique pas, de soi, de relations nécessaires entre idéologie et savoir historique. Ce qui nous permet de percevoir des distinctions importantes dans des phénomènes que l'histoire de l'histoire nous offre sous des figures ambiguës. Ainsi, lorsque Napoléon 1er ou le nazisme mettaient la recherche historique à leur service, ils y cherchaient la confirmation d'idéologies qui, dans leur élaboration, n'avaient rien emprunté à la recherche historique. Ils auraient pu se dispenser de ce raffinement ; la vision du passé étant donnée, il s'agissait de la faire illustrer par la science. A la rigueur, comme dans les guerres nationales du XIXe siècle, dans les discussions de frontières ou d'hégémonies, l'historiographie a été d'un apport plus important : mais, là encore, la structure essentielle des idéologies en cause lui devait peu - même si elle supposait une plus grande sensibilité au passé. 

On sent bien que, dans cette voie, on pourrait tracer une sorte de spectre continu où, au sein des divers modes d'assimilation du passé par les idéologies, apparaîtrait la progressive urgence de les transmuer en historiographie. En tout cas, il est possible de retrouver, dans cette direction, des cas concrets qui illustrent une sorte de situation limite. Nous avons abordé, il y a quelques années, l'étude de l'un de ces phénomènes privilégiés dans des recherches sur les origines de l'historiographie canadienne-française. Attardons-nous quelque peu. 

On peut caractériser le milieu canadien-français du XIXe siècle par référence au type sociologique des « sociétés traditionnelles ». Les paysans y sont isolés des Britanniques par le régime seigneurial ; la routine technologique y règne et le nombre des illettrés s'accroît sans cesse. Au début du siècle apparaît un type singulier de bourgeoisie : elle est composée de jeunes hommes issus du peuple, qui ont fréquenté les collèges classiques établir, par le clergé et embrassé des professions libérales. À cette nouvelle élite, bientôt très nombreuse, se posera vite l'urgence de trouver des emplois un peu conformes à sa jeune ambition. Le régime constitutionnel de 1791, en créant une Chambre d'Assemblée, leur fournit une plate-forme pour exprimer ce que l'on peut appeler leur conscience de classe. Très vite, la lutte devient vive entre l'Assemblée et le Conseil du Gouverneur, ce dernier organisme représentant l'élément anglais, mais aussi le contrôle des emplois publics. Ainsi s'entremêleront des conflits d'intérêts de classes et l'opposition des Canadiens français et des Anglais. De là surgiront les premières définitions idéologiques de la nation. Elles oscilleront d'un thème fondamental à un autre : s'appuyant d'abord sur les libertés britanniques qu'ils opposeront à l'oligarchie de l'administration coloniale de Québec, les leaders de l'Assemblée adopteront ensuite le modèle américain pour formuler l'idéal d'une république canadienne-française indépendante. La rébellion de 1837, qui éveilla peu d'échos dans le peuple, marque l'échec de cette tentative pour fabriquer une idéologie à la mesure de la nation naissante. On peut penser que seule la transformation économique radicale de la société traditionnelle eût permis d'accéder à une existence nationale à la ressemblance de l'image que présentait l'élite bourgeoise : la politique ne pouvait être qu'une impasse pour les premières définitions de la nation et pour le sort de la bourgeoisie elle-même. 

À la fin des troubles de 1837, un désespoir profond gagne l'élite. C'est dans ce contexte que naît l'historiographie nationale. Garneau, notre premier historien canadien-français, a vécu cette situation avec une particulière angoisse : celle-ci se manifeste dans ses poèmes, puis dans son Histoire du Canada (1845). Le thème de l'oubli est d'abord prédominant, d'où le projet de surmonter l'échec en faisant au moins vivre la nation dans la mémoire des hommes. Puis, un idéal se précise. Les Canadiens français survivront en étant d'abord fidèles aux valeurs du passé, quitte même à renoncer à toute innovation sociale. D'une part, Garneau prolonge les attitudes de la bourgeoisie qui a élaboré les idéologies antérieures : pour lui, les luttes parlementaires ont constitué la partie la plus importante de notre histoire. Mais il opère une transmutation décisive. Ce qui, jusqu'alors, dans les idéologies bourgeoises, était liberté constitutionnelle ou liberté politique, il le traduit en termes de liberté du peuple. Le « peuple » est pour lui, en un sens, une entité très concrète : on est frappé par l'accent ému, charnel, sentimental aussi, avec lequel il en parle dans ses poèmes et dans son Histoire. Mais c'est aussi bien une entité abstraite, en un autre sens : à peu près jamais tout au long de son Histoire, il n'évoque la vie concrète des gens du peuple. Pour lui, le peuple c'est la race ; la liberté dont il parle, c'est celle de la nation. Par cette voie, Garneau a transmué, sans apparente césure, la conscience bourgeoise de son temps en conscience nationale. 

Ce qui apparaît comme tout à fait capital, c'est qu'il ne s'agit pas simplement, dans tout cela, de la conscience singulière de notre premier historien. Son Histoire (et on pourrait citer de nombreux témoignages) est apparue, pour l'élite de l'époque, comme la perspective essentielle selon laquelle la situation des années 1840 pouvait offrir quelques issues pour l'existence du groupement national. Bien plus, la problématique qui était ainsi proposée pour la compréhension de notre passé a été l'inspiration, durant le siècle qui suivit, aussi bien des idéologies que des recherches des historiens. 

Voilà un cas tout à fait extrême auquel on nous pardonnera de nous être attachés : il s'agit d'une de ces « expériences décisives » qui appellent la monographie [13]. Dans les cas de ce genre, l'idéologie ne se limite pas à intégrer le passé : l'historiographie était nécessaire pour transcender la situation désespérée d'une société. Ce n'est que par ce recul vers les temps anciens, et dans le détail même des recherches impliquées, qu'une figure vraisemblable du destin pouvait apparaître. À ce niveau, l'historiographie s'identifie littéralement au processus de rationalisation dont nous parlions au départ pour cerner la notion même d'idéologie. 

Que nous puissions ainsi repérer des exemples variés qui illustrent, dans la confection des idéologies, le passage graduel de la simple référence au passé au recours nécessaire àl'historiographie, c'est déjà, croyons-nous, une constatation qui n'est pas dénuée d'intérêt. Mais elle nous reporte aux questions vraiment décisives : pour quels types de situations, dans quelles structures sociales, pour quelles élites fabricatrices d'idéologies la référence au passé se mue-t-elle fatalement en recherche historiographique ? 

Ces interrogations sont légitimes, mais trop abruptes. Y répondre supposerait un tel inventaire des sociétés globales, des conjonctures et des idéologies singulières que nous serions sûrs de ne jamais aboutir. Il nous parait désormais légitime de prendre la voie inverse. Si l'historiographie, dans certains cas, même si ceux-ci sont rarissimes, peut s'identifier avec le travail d'élaboration des idéologies, pourquoi ne pas poser la question à laquelle nous pouvons maintenant donner quelque légitimité : en quoi l'historiographie, indépendamment de telle ou telle utilisation de commande que peuvent en faire les pouvoirs ou les groupes sociaux, serait-elle, de soi, une structure analogue à celle de l'idéologie ? 

5. L'historiographie enveloppe la situation de l'historien : elle ne saurait en faire un simple coefficient de la perception comme dans les sciences physiques. C'est comme être en situation que celui qui écrit l'histoire comprend les personnages et les événements du passé. De la même manière que l'idéologue, l'historien considère que la situation présente ne se suffit pas, qu'elle n'est pas enfermée sur son intelligibilité, qu'elle comporte un sens qui lui est immanent tout en renvoyant à un ailleurs. Cet enracinement peut être tout à fait immédiat : Thucydide écrit l'histoire de la guerre du Péloponnèse, dont il a prévu l'issue et dont il a été écarté ; saint Augustin s'engage dans une vaste reconstitution historique parce que lui et ses contemporains sont profondément troublés par la ruine de l'Empire ; tel historien du XIXe siècle cherche un destin pour sa nation ou se demande comment la Révolution doit être continuée... Mais aussi - et on ne l'a pas assez marqué - cette conjoncture où l'historien prend son départ peut déjà avoir fait l'objet d'une sorte d'abstraction préalable. Ce pourra être alors l'individu qui cherchera dans l'histoire remède à sa solitude [14]... 

Essentiellement, donc, l'historien procède - comme l'idéologue - à une décentration du lieu présent de l'action. Simple élargissement par continuité de la situation immédiate (ce que Hegel appelait « l'histoire originale », en pensant à Hérodote, Thucydide...), ou encore mise en cause de toute l'histoire de l'humanité, si l'auteur a le sentiment de vivre une tragédie historique qui paraît tout remettre en question. Mais, le plus souvent, le procédé est plus complexe : partant toujours de la situation présente, l'historien privilégie parfois une situation passée dont la signification lui apparaît à la fois particulièrement riche et parente de quelque manière avec les difficultés ou les espérances du présent. Ainsi, la Révolution française pour Michelet : même si elle se trouve derrière lui, elle marque curieusement une sorte d'achèvement du développement historique [15]. Ainsi l'histoire de la période française de la colonisation qui, pour l'historien canadien-français, constitue le fondement et le critère de la définition de la nation [16]. 

Ces procédés de décrochage d'avec le présent de l'action peuvent, à première vue, paraître éloigner l'historiographie de l'idéologie. Dans celle-ci, nous l'avons souligné, on relève la présence de nombreux « principes » quasi intemporels : on pense surtout aux vues diverses sur « l'essence de l'homme »dont sont gorgées les idéologies conservatrices. C'est là ce qui explique que beaucoup d'idéologies peuvent se constituer sans avoir recours à l'historiographie. Mais, en définitive, la différence est bien mince. On retrouve aussi, dans l'historiographie, la présence de « principes » et de lieux communs psychologiques. On sait, par exemple, le rôle capital de l'« ambition » dans les explications de Thucydide [17]. Il s'agit d'un historien ancien, dira-t-on. Niais entre un pareil concept, de soi a-historique, et celui de « conquête », cher à tant d'historiens du XIXe siècle, comme Thierry, il n'y a pas de véritable césure [18]. Je comprends l'un et l'autre par référence aux significations que la situation présente a pour moi. Plus généralement, un grand nombre de séries d'événements ne peuvent être saisies que par une consécution psychologique qui soutient la dépendance causale : au fond, un événement historique est doublé par un événement psychologique. 

Bien sûr, les ensembles historiques ne sont pas des mythes. Ils sont prélevés sur un devenir global. Mais l'histoire universelle n'est qu'une idée directrice, on le sait. Si la convergence des intentions est poussée à l'infini (comme dans la Cité de Dieu de saint Augustin, par exemple), l'historiographie cède la place à la philosophie de l'histoire. Le plus souvent, il semble que l'idée d'histoire totale est renvoyée, par l'historien, à un autre plan que celui des ensembles. On le voit bien, par exemple, chez Renan où la théorie explicite du devenir, de l'évolution est superposée à la recherche historique effective et s'accommode d'un psychologisme très poussé. Il nous semble que c'est justement par cette feinte, qui consiste à considérer les ensembles comme des fragments d'intelligibilité mal ajustables les uns aux autres, que l'historiographie maintient à la fois son statut de discipline sans cesse en recherche et la multiplicité des renvois au présent de l'historien. 

Reste un dernier élément. Même si le passé n'est jamais absent de l'idéologie, l'historiographie paraît s'en distinguer par un souci tout particulier des événements. 

Mais là encore, la portée de cette constatation est limitée. L'omission nécessaire de beaucoup de faits du passé, l'impossibilité de constater directement certains événements importants pour l'historien, le sentiment fréquent de la répétition : cela a été cent fois relevé et marque la proximité des événements et des principes explicatifs. Bien plus, la mise en relation de l'idée et de l'événement se fait obligatoirement par une sorte de dialectique de l'autre et du même. Enfin - et ce phénomène a constamment affleuré dans nos réflexions antérieures - on aperçoit fréquemment dans la perception de l'événement par l'historien une sorte d'aller et retour, de contamination et de distinction de la cause et du mythe [19] ; les deux statuts sont même inextricablement impliqués lorsque l'événement est considéré comme un avènement [20]. 

Pourtant, le recours aux événements est décisif. L'« idée »agit comme une sorte d'aimant où viennent se rassembler les événements significatifs : mais, à l'inverse, l'idée est indéfiniment relativisée et remise en question par les événements. C'est la référence à ceux-ci qui empêche la raison de se contempler purement et simplement dans l'histoire ; ce sont les événements qui rendent la conscience de l'historien opaque à elle-même et la renvoient sans cesse à l'objet [21]. 

Disons-le donc maintenant sans détour : l'historiographie est une idéologie. Mais c'est une idéologie qui comporte son propre mécanisme de contestation. Il s'agit bien d'une pensée qui est en continuité avec l'existence et que celle-ci projette vers la rationalisation ; dans cette opération, elle se donne inlassablement à assimiler les faits du passé - mais, à la limite tout au moins, les faits du passé sont irréductibles. 

6. Si on considère l'historiographie dans sa ressemblance étroite avec l'idéologie, on est ainsi incité à en dégager une dialectique à quatre termes : la situation de l'historien, les principes explicatifs (où se rangerait ce que nous avons appelé les lieux communs psychologiques), les ensembles historiques (auxquels sont liées diverses conceptions du devenir global) et, enfin, la référence aux événements. Nous avons suggéré que l'axe principal de cette dialectique réside dans les modes divers selon lesquels s'opère la réciprocité de la situation de l'historien et des événements passés. Cela ne nous renvoie aucunement aux propos courants sur la subjectivité de l'historien, mais bien plutôt à des types de structures sociales où sont impliquées des figures particulières de cette réciprocité. En effet, il est certain que les rapports de ces quatre termes sont variables, et un schéma de ce genre n'a d'intérêt véritable que s'il peut être projeté sur l'histoire de l'historiographie pour y dégager, cette fois, des configurations dialectiques réelles. Dans cette voie seulement, on trouverait des correspondances précises entre les structures particulières des « idéologies historiographiques » et les. fonctions de l'historiographie comme idéologie dans telle ou telle structure sociale. 

Par exemple, il serait assez aisé de montrer en quoi l'enracinement des premiers historiens grecs dans un certain type de situation sociale impliquait, de soi, une certaine manière de traiter les événements historiques. La vie politique de la Cité repose sur la discussion avec autrui. De ces controverses se dégage une conscience vive de l'originalité de l'action humaine, de sa consistance et de son ouverture relative sur autre chose que le mythe. D'autant plus que les conflits de la Grèce avec les Barbares et les luttes des Cités entre elles suggèrent l'idée d'ensembles sociaux (et historiques) s'opposant comme des « principes ». D'où des conditions favorables pour la rationalisation solidaire de la situation et des événements. Entre le mythe et la raison, comme modes d'appréhension des événements, on sent l'oscillation de la pensée d'Hérodote et, même de Thucydide. Pour Hérodote, le mythe exemplaire et la cause sont mai distingués ; l'enchaînement des événements ressemble à la consécution mythique ; le mythe introduit parfois à l'explication des liens logiques entre les faits. Thucydide réduit plus fermement l'aire de la réflexion. On a qualifié son oeuvre de « théorème ». Il refoule assez largement les explications mythiques, mais son peu de préoccupation pour la datation des faits institue une dualité abrupte de la logique et de l'événement. Chez lui, par exemple, les grands hommes sont des sortes d'axiomatisations de l'action des masses. La place qu'il donne aux Discours, dans son récit, fait songer constamment à la vie la plus quotidienne du citoyen grec que Thucydide avait vécue avec une particulière lucidité. 

Du mythe comme exemplaire de la situation à la discussion rationnelle du présent éclairée par les exigences de l'action politique : ce paraît avoir été la voie étroite par laquelle l'historiographie grecque découvrit le relatif intérêt des événements passés. Le passage était trop direct. Comme contrepartie, la stratégie de l'action présente tendait à réduire rapidement l'histoire à une stratégie des décisions passées. Ce qui permettait de ne pas remettre en question une conception plus générale du devenir où l'historicité se perdait dans la Nature, le Cosmos, la répétition. Le détour de la situation aux événements passés était si fragile que l'on pourra être tenté de s'en dispenser - comme le suggère ce propos d'Isocrate : « Si nous modifions notre régime, il est évident que suivant la même logique, la situation existant pour nos ancêtres se reproduira pour nous, car, nécessairement, de la même politique résultent toujours des actes semblables et analogues » [22]. 

Par comparaison avec l'historiographie ancienne et médiévale, on a couramment reconnu à l'historiographie du XIXe siècle une immense avance, et même le statut de discipline scientifique : conception relativiste du devenir historique, irréversibilité et relativité des événements, critique documentaire, etc. Sans s'insurger là contre, on peut quand même penser que tout cela est venu d'abord (le changements profonds dans la situation de l'historien. Pour la première fois, les élites sociales - et l'historien - se trouvent confrontées à la tâche de définir le lieu de l'action et une temporalité homogène. Le,, traditions n'offrant plus de recours assurés, la société est à construire. Les grands principes d'explication sociale, qu'on trouvait assez aisément auparavant au-delà de l'histoire ou dans une histoire sainte superposée à celle de la Cité profane, doivent maintenant être cherchés, par tâtonnement, dans le devenir lui-même : la critique documentaire qui s'était développée isolément de l'histoire-fresque va rejoindre celle-ci pour offrir les conditions désormais nécessaires à la lecture des situations devenues ambiguës par essence [23]. Le destin des hommes atteint une sorte de point zéro de la relativité : jamais comme alors, l'historiographie ne se sera confondue d'une manière aussi intime avec la recherche d'un fondement, de la situation et de l'action [24]. L'idée de nation est sans doute la plus belle illustration : l'ensemble existentiel et l'ensemble historique y coïncident. « C'est la gloire de la France, déclare Renan, d'avoir par la Révolution française proclamé qu'une nation existe par elle-même. » Et encore : « Une nation est un principe spirituel, résultant des complications profondes de l'histoire » [25]. 

L'histoire de l'historiographie paraît n'avoir coïncidé qu'un bref moment avec l'histoire des hommes. L'idée de peuple, par exemple, a vite perdu la connotation synthétique qu'elle avait chez Michelet : la lutte des classes et le sentiment national apparaîtront vite comme irréductibles. Bien plus, après s'être identifié abstraitement avec la Cité, avoir renié les diverses temporalités du salut, avoir cru un instant à la possibilité d'harmoniser le devenir historique, le citoyen ressent quotidiennement une distance de plus en plus grande vis-à-vis sa société. Nous avons aujourd'hui une conscience très vive de la dissociation de la vie privée et des mécanismes collectifs. Ceux-ci ont été progressivement perçus comme du ressort de l'évolutionnisme, de la sociologie de la « contrainte » chère à Durkheim, de l'État, de la technocratie - et, plus récemment encore, des diverses stratégies du Développement. L'historiographie est évincée d'une fonction sociale qui fut temporairement, la sienne. Il faudrait nous demander si elle ne ressortit pas maintenant à un type très particulier de conscience privée - dans lequel prendraient paradoxalement leur source nos querelles contemporaines sur l'épistémologie de l'histoire. 

Mais nous nous sommes laissé entraîner à d'amples conjectures et à de considérables problèmes. Nous ne songions pas à esquisser ici les prolégomènes à une histoire de l'historiographie où on apercevrait enfin la relative coïncidence des étapes, des structures sociales et des structures d'explication. Il nous aura suffi d'avoir suggéré une hypothèse principale - que nous rappellerons en terminant. 

Ce qui paraît vraiment spécifique dans la pensée historiographique, ce n'est pas la dialectique de l'avant et de l'après - comme on l'a sans cesse affirmé pour montrer, entre autres choses, que l'histoire est devenue une « science »seulement au XIXe siècle. Ce qui semble bien plutôt proprement décisif, c'est le jeu de la réciprocité et de la distance entre la situation présente et ces situations passées que nous appelons des « événements ». L'historiographie, comme toute autre idéologie, poursuit cette « réduction à l'identique »qu'Émile Meyerson dégageait des sciences physiques. À cette différence près qu'il s'agit, cette fois, de réduire les unes aux autres des situations dites « actuelles » et des situations « passées ». Les hommes fabriquent diverses idéologies - dont, parfois, la recherche historique - pour trouver quelque justification, une certaine stabilité légitime à leur existence dans des sociétés où le temps est plus ou moins générateur d'angoisse. Mais, en définitive, le lieu commun le plus vieilli de la pensée historienne est le dernier mot de la question : écrire vraiment l'histoire, c'est s'intéresser à la multiplicité des événements passés estimés pour eux-mêmes. Se distinguant ainsi timidement des autres idéologies, l'historiographie se donne alors vis-à-vis le passé des appuis menacés. C'est par là, croyons-nous, qu'elle peut prétendre à ce que nous appelons, selon un vocable beaucoup trop rigide et beaucoup trop simpliste pour elle, l'objectivité.

 

Université Laval,
Québec, Canada.



[1]    « Pour découvrir ce que va devenir l'histoire, il faut cesser de méditer sur son objet, cet indéterminé, cet [mot grec], mais partir de l'historien, suivre .es démarches sur la voie qui le conduira à la connaissance : l'histoire sera ce qu'il aura réussi à élaborer » (H.I. MARROU, De la connaissance historique, 1955, p. 60).

[2]    Armando SAPORI, Moyen Age et Renaissance en Italie, Annales, XI, 4, oct.-déc. 1956, p. 457.

[3]    On sait (et ceci nous paraît offrir matière à réflexion) la pauvreté des travaux français sur l'histoire de l'historiographie. Mais dans d'autres pays, plus féconds à cet égard (l'Allemagne et les Etats-Unis surtout), on ne dépasse guère l'histoire de l'histoire.

[4]    Martin HEIDEGGER, Qu'est-ce que la métaphysique ? trad. CORBIN, p. 191.

[5]    On sait que Marx s'y est souvent employé. Rappelons cette déclaration « Nous devrons nous occuper de l'histoire des hommes, puisque l'idéologie presque entière se réduit, soit à une conception erronée de cette histoire, soit à une abstraction complète de cette histoire. L'idéologie n'est elle-même qu'un des côtés de cette histoire » L'idéologie allemande, Oeuvres philosophiques, trad. MOLITOR, VI, p. 154). [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[6]    Sur la conception marxiste de I'idéologie et son évolution, nous nous bornons à renvoyer à l'étude classique (le Georges GURVITCH sur « La sociologie de Karl Marx », La vocation actuelle de la sociologie, vol. II, 2e éd., 1963, pp. 285-288, cf. l'ensemble du chap. XII, pp. 220-332.

[7]    Karl MANNHEIM, Idéologie et utopie, trad. P. ROLLET, 1956, p. 47. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[8]    De ces dernières, Lucien Goldmann a donné, dans ses travaux, des définitions précises - dont celle-ci : « Nous appelons vision du monde une perspective cohérente et unitaire sur les relations de l'homme avec ses semblables et avec l'univers. La pensée des individus étant rarement cohérente et unitaire, la vision du monde correspond rarement à la pensée réelle de tel ou tel individu » (Thèses sur l'emploi du concept vision du monde en histoire de la philosophie, L'homme et l'histoire, 1952, p. 399). La vision du monde est donc, si nous comprenons bien, de l'ordre de l'inconscient ou de l'implicite.

[9]    Nous identifions justification et définition de la situation. Justifier une action, c'est essentiellement montrer la convenance entre une situation et son être ; c'est s'approprier une situation ou, si l'on veut, c'est se définir solidairement avec elle. C'est bien là, d'ailleurs, pourquoi les rationalisations et les idéologies sont variables et ne sauraient être « objectives » ...

[10]   Notre définition sommaire de l'idéologie pourrait convenir, sous un certain angle, à la connaissance en général et à la religion. Mais elle ne préjuge pas des mécanismes internes de contrôle dont dispose la science, non plus que de la transcendance de l'acte de foi à laquelle vise la religion.

[11]   Mircéa ELIADE, Mythes, rêves et mystères, 1957, p. 18.

[12]   Nous nous sommes attachés, à titre d'exercice de laboratoire, à isoler ces combinaisons d'éléments et à montrer les mécanismes de syncrétisme impliqués dans une idéologie choisie pour ses dimensions restreintes : “Structure d'une idéologie religieuse”, Recherches sociographiques, vol. 1, no 2, avril-juin 1960, pp. 161-188. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[13]   Nous avons esquissé provisoirement les résultats de nos recherches sur les origines de l'historiographie canadienne-française dans un document préparé pour le Congrès franco-canadien d'Histoire de 1963, sous le titre : Idéologies et conscience historique dans la société canadienne-française du XIXe siècle. Il sera publié dans les Actes du Congrès.

[14]   L'historiographie romantique comporte éminemment ce dernier niveau de signification. De 1815 à 1830, dit Camille Jullian, l'histoire « a été pour tous, ceux qui l'écrivaient, ceux qui la lisaient, une manière de vivre lus complètement, plus bruyamment, de vivre beaucoup d'autres vies » (dans la Revue de synthèse historique, oct. 1906, p. 136, cité par Henri BERR, La synthèse en histoire, 1911, p. 248).

[15]   On se reportera aux belles analyses de Roland BARTHES dans son Michelet (1954). « Puisque la Révolution accomplit le temps, que peut bien être le temps qui suit la Révolution, et qui est précisément celui où vit Michelet ? Rien, sinon une post-Histoire » (p. 56). Ailleurs (op. cit., p. 34), Barthes parle d'une « histoire-équation » qui récuse les enchaînements de causalité pour établir des identités entre les grands personnages d'époques différentes.

[16]   Un texte entre beaucoup d'autres : « Après deux siècles, c'est encore vers cette période qu'il nous faut retourner pour connaître le secret de nos ressources morales, retrouver l'équilibre, la discipline, la philosophie qui se dégagent de notre passé français » (Gérard FILTEAU, La civilisation canadienne avant la conquête, L'Action nationale, 28 déc. 1946, p. 269). Nous aurions pu citer, dans le même sens, l'ouvrage, célèbre au Canada, de l'abbé Lionel GROULX, La naissance d'une race, préface de la 1re édition, 1918.

[17]   Son oeuvre illustre, selon l'expression de Mme de Romilly, « comme la pointe extrême du genre historique au moment où, tendant à réduire entièrement l'objet à ses lois, la raison arrive à projeter enfin, dans un suprême effort, une image entre toutes nette et éclatante - une image d'elle-même » (J. de ROMILLY, Histoire et raison chez Thucydide, 1947, p. 298).

[18]   Sans compter que Thierry s'est chargé lui-même, dans un article très curieux, de traduire l'histoire des conquêtes diverses en un apologue qui le ramène à un principe général. Voir l'Histoire véritable de Jacques Bonhomme, dans Dix ans d'études historiques, Oeuvres complètes d'Augustin Thierry, VI, 1851, pp. 243-251.

[19]   On le voit au mieux chez les Anciens. Les deux visées sont explicites dans l'exposé qu'Hérodote fait de son projet, à la première page de son Histoire : « Hérodote de Thourioi expose ici ses recherches, pour empêcher que ce qu'ont fait les hommes avec le temps ne s'efface de la mémoire et que de grands et merveilleux exploits accomplis tant par les Barbares que par les Grecs ne cessent d'être renommés ; en particulier, ce qui fut la cause que les Grecs et les Barbares entrèrent en guerre les uns contre les autres » (trad. LEGRAND).

[20]   Ce n'est pas toujours le cas : on a abusé du jeu de mots événement-avènement.

[21]   Ce qui dénonce incidemment le caractère un peu simpliste des conseils de prudence que l'on donne à l'historien et qu'il devrait, pense-t-on, se rappeler avant d'entreprendre son travail. C'est au sein d'elle-même que la raison historienne doit se défendre sans cesse contre la fixation trop rigide des « idées »qu'elle élabore : car l'historiographie, de par son essence même, n'est pas une pensée homogène.

[22]   Cité par François CHATELET dans son beau livre : La naissance de l'histoire ; la formation de la pensée historienne en Grèce, 1962, p. 388, en note.

[23]   Rattacher ainsi l'avènement de la critique à la praxis ne préjuge évidemment pas de son caractère dit « scientifique ».

[24]   « Tout comprendre », d'après Sainte-Beuve, c'était l'ambition suprême des principaux chefs de cette génération qui ne relevaient ni du droit divin, ni d'aucun principe préconçu, et qui arrivaient à la politique par l'histoire ».

[25]   Qu'est-ce qu'une nation ?, pp. 176 et 193 du recueil composé par Émile BURÉ, Ernest Renan et l'Allemagne, 1945.



Retour au texte de l'auteur: Fernand Dumont, sociologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le mardi 5 août 2008 20:12
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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