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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Fernand DUMONT, “Idéologie et conscience historique dans la société canadienne-française du XIXe siècle.” Un texte publié dans l’ouvrage sous la direction de Jean-Paul Bernard, Les idéologies québécoises au 19e siècle, pp. 61-82. Montréal: Les éditions du boréal express, 1973, 151 pp. Collection: Études d'histoire du Québec, no 5. Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec.

Fernand Dumont

sociologue, Université Laval

Idéologie et conscience historique
dans la société canadienne-française du XIXe siècle
”. *

Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Jean-Paul Bernard, Les idéologies québécoises au 19e siècle, pp. 61-82. Montréal : Les éditions du boréal express, 1973, 151 pp. collection : Études d'histoire du Québec, no 5. Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec.

1. Un problème : l'historiographie comme phénomène social
II. La formation d'une société traditionnelle
III. Pouvoirs et élites
IV. Idéologies et société globale
V. La conjoncture des années 1840 : de la nation au nationalisme
VI. Les origines de l'historiographie

[61] Sur le thème du présent essai, j'ai entrepris, il y a quelques années, une recherche qui devrait donner lieu bientôt à un ouvrage assez considérable. Je voudrais présenter ici certaines hypothèses de base et quelques perspectives d'ensemble de mon étude, en espérant qu'elles offriront matière féconde à la discussion. Je me sens obligé de m'excuser, dès l'abord, de traiter un sujet aussi vaste en quelques pages et de paraître ainsi sacrifier allégrement la recherche historique à la spéculation sociologique.


I. Un problème :
l'historiographie comme phénomène social

Depuis Dilthey et Weber, pour réagir contre des vues conventionnelles quant à l'objectivité, la réflexion contemporaine sur la connaissance historique a beaucoup insisté sur l'importance de la subjectivité de l'historien dans l'interprétation du passé. Comme en une sorte de corollaire, elle a souligné fortement aussi les remaniements incessants des points de vue sur le passé en fonction des situations changeantes où les hommes s'interrogent à la fois sur l'histoire à faire et sur l'histoire à écrire.

Sans rejeter les considérations de ce genre, on peut observer que la mise en relation de la subjectivité de l'historien et de la masse des événements ne s'effectue pas directement et que, du même coup, tous les points de vue théoriquement possibles ne sont pas appliqués à la matière historique. La subjectivité du chercheur ne s'exerce pas seulement sur les « faits », mais aussi par référence à ce que nous appellerions volontiers des « traditions historiographiques ». Ce serait trop peu dire à ce sujet que de mettre en cause simplement la culture préalable des historiens comme suffisant à expliquer le consensus relatif que l'on remarque entre eux quant à tel découpage en périodes, à la signification de telle institution, au rôle de tel personnage. À côté de traditions plus ou moins diffuses, espèces de lieux communs de la conscience historienne, il existe de véritables structures préalables de la perception historique par rapport auxquelles peuvent précisément jouer les variations des points de vue des divers historiens. Ainsi, on distingue aisément, dans l'historiographie canadienne-française, des écoles diverses, dont certaines se sont d'ailleurs [62] violemment opposées ; pourtant, à un plan plus profond, on retrouve aussi des schémas communs à toutes (importance décisive de la césure de la Conquête, primauté des luttes politiques dans la vision de la société canadienne-française d'après 1791, etc.).

Ces « traditions historiographiques » manifestent une relative stabilité de la connaissance historique ; elles offrent ainsi de curieuses analogies avec la continuité de la théorie dans les disciplines considérées comme plus « scientifiques » que l'histoire. Mais, l'enracinement est assez différent : elles sont plus près des traditions sociales proprement dites et toutes proches de ce que la sociologie appelle des « idéologies ». Le phénomène est particulièrement net dans le cas des historiographies nationales : ces traditions permettent aux membres d'un groupement ou d'une société globale de disposer d'une définition existentielle de la communauté qu'ils forment en offrant une image explicite du destin qui les rassemble.

C'est dans la ligne de ces réflexions [1] que nous avons entrepris nos recherches sur l'historiographie canadienne-française. De toute évidence, l'étude des « traditions historiographiques » ne saurait être fructueuse que si elle est faite dans une perspective génétique ; bien plus, dans le cas d'une historiographie nationale, la formation de celle-ci doit être mise en relation avec la genèse même de la société globale correspondante. Ce qui nous a amené aux grandes questions suivantes (dont la liste n'est évidemment pas exhaustive) : comment la constitution de cette tradition a-t-elle été préfigurée par des idéologies d'un autre genre ? quels ont été les groupes ou les strates sociales particulières qui, à l'intérieur de la société globale, ont défini ces thèmes préalables à l'historiographie proprement dite ? A quelle crise profonde de la société en question l'historiographie a-t-elle servi d'issue ? Ces grandes interrogations procèdent toutes d'une même hypothèse centrale : l'idée de « destin » qui devait donner un sens au passé et à l'avenir de la société canadienne-française s'est dessinée avant la naissance de l'historiographie - celle-ci venant consacrer tout autant que remanier une conscience historique antérieure et s'insérer, comme fait social particulier, dans un contexte sociologique plus large où sa fonction était déjà préfigurée de quelque manière.

Nos hypothèses de tantôt sur les « traditions historiographiques » en rejoignent d'autres, on le voit, sur la nature de la nation en tant que type de société globale. On sait que les sociologues comme les historiens ont toujours eu beaucoup de difficultés [63] à définir la nation. Évoquer, au sein d'un peuple, un certain sentiment d'appartenance ne suffit pas. La recherche d'éléments plus objectifs de la structure sociale est décevante ; ces facteurs paraissent varier beaucoup d'une nation à l'autre et même, pour une nation donnée, selon les phases historiques. Et les groupements, à l'intérieur d'une nation, ne sont pas toujours d'accord sur les mêmes facteurs : on le voit bien, au Canada français, par les discussions sur la « nation canadienne-française » et sur « la nation canadienne ». Ce qui nous amène à penser que, pour définir une nation, parmi tous les éléments de la structure sociale, il faut privilégier les idéologies : ce sont elles qui constituent vraiment la nation, en réunissant au sein d'une certaine « théorie », des conditions préalables comme la communauté de religion, de langue, etc., et tout en se nourrissant de la conscience diffuse de traits distinctifs et d'une relative opposition à autrui (c'est-à-dire à d'autres nations) [2]. On voit aussitôt que cette « théorie » vécue qui fonde la nation comme telle n'est pas nécessairement l'oeuvre de toute la communauté : une structure du pouvoir, des groupements particuliers joueront alors, au sein de la société globale en question, un rôle de médiation ; nous faisons l'hypothèse que l'historien prolonge, en quelque sorte, l'oeuvre de ces groupements.

La démarche que nous avons suivie dans nos recherches sur la conscience historique au Canada français se trouve ainsi quelque peu indiquée. Après avoir essayé de caractériser l'originalité de la structure sociale du Canada français des origines au milieu du XIXe siècle, nous avons essayé d'en dégager les types de pouvoirs sociaux, en insistant particulièrement sur l'avènement de la bourgeoisie. Nous avons ensuite étudié, beaucoup plus minutieusement, la formation de l'idéologie par laquelle ces pouvoirs et cette bourgeoisie ont défini leur situation et, solidairement, celle de la société canadienne-française. Nous nous sommes attardé, davantage encore, sur la conjoncture des années 1840-1860 où se marquent à la fois la crise de la bourgeoisie et celle de la société et où, par ailleurs, apparaît l'historiographie. Il s'agissait alors de montrer comment l'historiographie naissante est venue s'insérer dans ces processus sociaux, appelée par eux, mais leur donnant aussi une signification nouvelle. Nous sommes là à un premier point d'achèvement d'un processus d'ensemble : [64] l'historiographie apparaît déjà alors dans sa réciprocité avec la société globale.

C'est cette partie de nos recherches que nous résumerons, laissant de côté, pour les fins du présent travail, les schémas d'explication proprement dits dans les oeuvres de nos premiers historiens, de même que leur consolidation et leurs modifications chez les historiens postérieurs.


II. La formation d'une société traditionnelle

Il est de soi bien difficile de caractériser en quelques traits une structure sociale sur une période de deux siècles. Sans qu'il soit nécessaire d'insister sur les limitations du présent essai qui nous forcent à faire court, il faut reconnaître que la tâche est relativement aisée pour la société canadienne-française des origines aux années 1840.

Pendant très longtemps (un siècle tout au moins), la Nouvelle-France a d'abord été un comptoir où les établissements de colonisation proprement dits eurent de la peine à s'implanter. Les riches ressources qui s'offraient au commerce des fourrures, la très faible immigration, l'intérêt plutôt sporadique de la Métropole pour la colonie ont contrecarré assez facilement les intentions des groupes religieux intéressés, pour des motifs missionnaires, à des établissements plus stables dans cette portion du Nouveau-Monde. Même plus tard, une structure économique un peu stable n'a pas pu s'édifier sous le régime français. À cela, les historiens de l'économie ont donné les explications décisives : faible population, manque de main-d'oeuvre qualifiée, concurrence avec une Métropole qui surveillait minutieusement ses intérêts.

Au début du XVIIIe siècle, la population se stabilise quelque peu. Le recul des territoires de récolte des fourrures paraît en avoir été la cause essentielle. Mais la population qui se concentre ainsi est bien petite : en 1700, la colonie ne compte encore que 15,000 habitants environ [3] répartis, au surplus, en plusieurs agglomérations [4]. Surtout, un sociologue ne saurait manquer d'être frappé par la distance énorme entre les deux pôles d'organisation d'une aussi petite population. D'une part, cette société dont la texture est si lâche, est insérée dans un système étatique dont Tocqueville a admirablement décrit l'action à la fois tatillonne et abstraite ; une politique si mal enracinée dans la réalité vivante des provinces françaises s'exerçait ici par-dessus l'Atlantique ! [65] D'autre part, les fragments d'une toute petite population trouvent tout naturellement les conditions d'une vie sociale de plus en plus restreinte dans le rang, cette unité locale qui fut d'abord plus importante que la paroisse et à laquelle le Canada français a donné figure originale [5]. Les habitants y connaissent des relations personnelles d'une très grande intensité.

À la fin du régime français, la colonie est déjà ainsi orientée vers la « folk society ». Plusieurs historiens canadiens-français nous ont accoutumés à considérer la Conquête anglaise de 1760 comme une coupure radicale. Du point de vue qui nous occupe, il faut y voir, je pense, la source de facteurs nouveaux de développement de tendances antérieures.

La population rurale devient plus dense. La seigneurie contribue à structurer davantage la population, mais, du même coup, elle l'isole - et pour longtemps - du nouveau voisin anglais. M. Séguin l'a bien indiqué : « En 1850, le nombre des Britanniques est ridiculement bas dans les seigneuries. Sur 110,000 Britanniques environ dans la zone seigneuriale, près de 50,000 habitent Montréal et Québec. Les 60,000 autres sont perdus au milieu de 550,000 Canadiens. Dans les seigneuries rurales, on rencontre un Britannique contre neuf Canadiens. Bien plus, le régime trace, de chaque côté du fleuve, une bordure qui rend difficile aux Britanniques la colonisation des cantons derrière les seigneuries. » Le régime seigneurial assure aux Canadiens français « un peuplement homogène parfaitement déterminé [6] ».

L'agriculture s'enlise dans la routine. Phénomène tout à fait important aussi, l'éducation primaire décline : en 1789, 4,000 personnes seulement sur 140,000 savent lire [7] ; en 1825, dans une pétition politique de 87,000 personnes, 78,000 adhérents n'ont pu marquer leur accord que par une croix, ne sachant pas écrire leur nom. La religion assure un rôle important dans la cohésion de cette société traditionnelle : elle assimile des attitudes paysannes, mais, par la face qu'elle tourne, grâce à la hiérarchie, sur la société beaucoup plus vaste, elle devient très tôt une force puissante et, d'une certaine manière, un des éléments les plus décisifs de ce qui sera la future nation consciente d'elle-même.

Indépendamment de notre brève analyse, plusieurs témoignages de l'époque nous amènent à caractériser le milieu canadien-français de la première moitié du XIXe siècle par référence au type sociologique des « sociétés traditionnelles ». Parmi les éléments d'un dossier considérable, rappelons ce passage du rapport [66] de Durham où, en 1839, les Canadiens français sont décrits comme « une race d'hommes habitués aux travaux incessants d'une agriculture primitive et grossière, habituellement enclins aux réjouissances de la société, unis en communautés rurales, maîtres des portions d'un sol tout entier disponible et suffisant pour pourvoir chaque famille de biens matériels bien au-delà de leurs anciens moyens, à tout le moins au-delà de leurs désirs. Placés dans de telles circonstances, ils ne firent aucun autre progrès que le premier progrès que la largesse de la terre leur prodigua... La Conquête n'a pas changé grand'chose chez eux... Ils sont restés... une société vieillie et retardataire dans un monde neuf et progressiste [8] ». Il est vrai que Durham n'aimait pas les Canadiens français. Mais pour lui faire écho, on peut citer cette observation du grand leader canadien-français que fut Louis-Joseph Papineau : « Nos gens ne veulent ni des Anglais ni du capital anglais, il n'ont aucune ambition au-delà de leurs possessions actuelles, et ne veulent jamais aller plus loin que le son des cloches de leurs propres églises [9]. »


III. Pouvoirs et élites

Dès les débuts de la colonie française, les contestations d'autorités furent très vives entre, d'un côté, les pouvoirs économique et politique et, de l'autre, le pouvoir ecclésiastique. Ces diverses puissances représentaient les deux grandes tendances de la structure sociale naissante : le comptoir commercial et l'établissement agricole. Cette lutte, on s'en souviendra, se déroulait dans un contexte écologique très lâche et au sein d'une population bien restreinte.

Peu à peu se constitue une sorte de bourgeoisie commerciale, enrichie surtout par la traite des fourrures. Mais la structure économique de l'époque ne permet pas de faire des investissements susceptibles de provoquer un développement économique en profondeur. Par ailleurs, cette bourgeoisie ne dispose pas de mécanismes politiques pour s'exprimer efficacement au niveau de la société globale : le Conseil souverain est largement composé de bourgeois, mais les membres n'en sont pas élus, et d'ailleurs cet organisme connaîtra un rapide déclin ; des assemblées, un syndic des marchands ne pourront faire que des représentations limitées et sporadiques.

Là aussi, la Conquête anglaise apporte une sorte de confirmation à des structures sociales déjà nettement esquissées. La [67] bourgeoisie, dont nous avons dit les faibles racines, est rapidement évincée du commerce des fourrures par les marchands anglais. Les seigneurs - qui n'avaient jamais été très puissants - voient encore décliner leur prestige. L'Église devient progressivement le pouvoir le plus important. Elle est beaucoup plus libre et plus puissante qu'elle ne l'était depuis le début du XVIIIe siècle : elle constitue la force intermédiaire toute désignée entre le nouveau maître colonial et le peuple [10].

Mais bientôt apparaît une nouvelle bourgeoisie d'un type tout à fait différent du précédent. Elle est composée de jeunes hommes issus du peuple qui ont fréquenté les collèges classiques (dont le nombre augmente rapidement) et embrassé des professions libérales : ce sont des avocats, des notaires, des médecins. À cette nouvelle élite, sortie d'une société traditionnelle, se posera vite l'urgence très concrète de trouver des emplois un peu conformes à sa jeune ambition. Le problème est d'autant plus aigu que les jeunes professionnels canadiens-français deviennent rapidement très nombreux [11]. Le régime constitutionnel de 1791, en créant une Chambre d'Assemblée, leur fournit une plate-forme pour formuler ce que l'on peut appeler, sans abuser du terme, leur « conscience de classe ». Très vite, on le sait, une vive lutte s'établit entre l'Assemblée, d'une part, le Gouverneur et le Conseil, de l'autre. Elle prendra bientôt aussi l'allure d'un conflit national : le Gouverneur et le Conseil représentent l'élément anglais, mais tout autant le contrôle des emplois publics. Ainsi se juxtaposeront les conflits d'intérêts entre des classes et l'opposition des Canadiens français et des Anglais.

Que cette bourgeoisie ait été, au début, acceptée par le peuple comme son porte-parole naturel est un fait certain et s'explique, nous semble-t-il, assez facilement. Fils du peuple, ses membres gardent les attitudes essentielles de la paysannerie dont ils sont issus. Ils ne ressemblent guère à ces « bourgeois conquérants » qui, ailleurs, ont construit l'économie moderne et qui furent peu soucieux d'exercer directement le pouvoir politique. Il s'agit  bien d'une élite nouvelle, mais qui reste celle d'une société traditionnelle. On en verra une illustration frappante dans la carrière du plus éminent de ses représentants. Partisan des idéologies libérales européennes les plus avancées, applaudissant à la démocratie de 1848, Papineau défendra pourtant le régime seigneurial. On cite de lui ce propos : « Je suis un grand réformiste pour les changements politiques nécessaires, mais je suis un grand conservateur pour la conservation du droit sacré de [68] propriété [12]. » Le « droit de propriété », ici, ne l'oublions pas, nous renvoie à une sorte de mentalité féodale, et non pas à la possession bourgeoise.

   Issus d'un milieu populaire très particulier, ces bourgeois s'identifient donc largement avec lui [13]. Bien plus, s'établit, au départ, une correspondance singulière des intérêts. Retenons seulement quelques faits. En 1805, on discute des modes de taxation : les Anglais plaident pour la taxe foncière, les leaders canadiens-français, pour la taxe douanière. En 1807, les représentants français, de condition modeste naturellement, réclament une indemnité parlementaire : les Anglais s'y opposent.

Plus généralement, à la Chambre et ailleurs, les Anglais combattent les coutumes juridiques des Canadiens français ; tous nos historiens l'ont dit. Mais, par-delà, il semble bien que c'était à notre type de structures sociales qu'ils s'opposaient au nom d'un autre. Ils ont vu, dans notre société, un obstacle à l'expansion de l'économie commerciale moderne. À cette attitude, les nouveaux bourgeois canadiens-français s'opposeront au nom de leur propre épanouissement ; le peuple sera d'accord avec eux, car il sentira confusément que sont engagées, dans l'enjeu de ces luttes, les conditions légales de son genre de vie traditionnel. Tout en prenant conscience de leur propre situation, les nouveaux bourgeois définiront spontanément la nation canadienne-française en formation. Au début des luttes parlementaires, le Canadien, journal « patriote », oppose en termes fort caractéristiques (18 janvier 1807) « les marchands de Montréal » et « la Chambre d'Assemblée ».

Ainsi, prenant leurs assises profondes dans la société traditionnelle du XIXe siècle, deux pouvoirs concurrents vont contribuer à définir, selon des axes assez divergents, la nation canadienne-française. D'un côté, l'Église est la seule organisation sociale d'ensemble qui ait survécu à la Conquête, trouvant même dans ce changement un renforcement de son autorité. Par contre,  [69] émerge une classe nouvelle dont les intérêts propres sont intimement liés, selon d'autres lignes de structures, à ceux de la communauté. Assez longtemps en sympathie, il était fatal que ces deux puissances entrent en conflit dans l'exercice de leur autorité sur le peuple : dessinée dès les débuts du XIXe siècle, la querelle se manifesta durant plusieurs décades, mais avec la prédominance croissante de l'Église. Ici encore, l'explication peut être trouvée dans la structure de la société : s'identifiant avec les intérêts populaires, les leaders, même incroyants, ne pouvaient manquer de reconnaître que la religion était un facteur essentiel de la solidarité sociale et un élément fondamental de la nation canadienne-française dans sa différenciation d'avec l'Anglais [14].


IV. Idéologies et société globale

Étant donné ce que nous avons dit de la structure sociale et des élites, on n'est pas surpris de constater l'absence, sous le régime français, d'idéologies définitrices de la communauté. Les Canadiens se rattachent alors à la société globale française. Ce qui n'exclut évidemment pas, chez eux, le sentiment d'une différence par rapport aux Français [15]. Mais, entre ce sentiment et la conscience nationale, il y a autant de distance (et du même ordre, sans doute) qu'entre une attitude et une idéologie. À cette époque, l'élite ne disposait ni des structures de soutien, ni des mécanismes politiques d'expression qui auraient permis de traduire ses attitudes en définition explicite de la communauté.

Aux lendemains de la Conquête, la présence de l'Anglais, la rupture d'avec l'ancienne société globale vont provoquer évidemment un renforcement du sentiment de différence. Et comme il y a, à la même époque, consolidation de la société traditionnelle, le sentiment du « Nous » trouvera des racines profondes ; mais cela ne suffira pas encore pour qu'émerge la nation.

D'ailleurs, le conflit des deux races mettra du temps à prendre un caractère « officiel » et continu : l'invasion du Canada en 1775 rallie rapidement le clergé, les nobles et la bourgeoisie à la cause anglaise, bien que le peuple adopte en général une attitude différente. Les lignes d'opposition prennent leur figure permanente au début du XIXe siècle, au moment où commence [70] à s'exprimer, à l'Assemblée, la nouvelle bourgeoisie canadienne-française. Nous avons déjà indiqué, à partir de la situation de la nouvelle classe sociale, que ce conflit revêtait fatalement une triple signification : luttes d'intérêts propres au gouvernement en question, survivance ethnique et, plus profondément, contraste de deux types de structures sociales. C'est au sein de ce conflit qu'émergent peu à peu les premières définitions de la nation. Ajoutons que la vision que l'adversaire se faisait du groupement canadien-français a sans aucun doute contribué à renforcer la consistance de celui-ci [16].

Deux étapes essentielles doivent être distinguées dans l'évolution des idéologies de la nouvelle bourgeoisie définissant la nation canadienne-française.

Jusqu'aux années 1830, les Canadiens français sont considérés en solidarité avec l'Angleterre, comme peuple britannique : dans leurs revendications, les leaders s'appuient sur les libertés anglaises. On a ainsi parlé du « britannisme des patriotes ». Pour comprendre les processus de genèse des interprétations de notre passé préalables à l'historiographie proprement dite, il importe de souligner la conception du régime français qui paraît avoir été unanime à cette époque. Dans un discours de 1820 à ses électeurs, Papineau exalte la colonisation britannique du pays en la comparant à la colonisation française. Au sujet de cette dernière, il écrit : « Rappelons-nous que sous le gouvernement français (arbitraire et oppresseur), à l'intérieur comme au dehors, les intérêts de cette colonie avaient été plus souvent négligés et mal administrés que dans aucune autre partie de ses dépendances. D'après ses calculs, le Canada ne paraît pas avoir été considéré comme un pays qui, par la fertilité du sol, la salubrité du climat et l'étendue de son territoire, aurait pu être, dès lors, la demeure paisible d'une vaste et heureuse population ; c'était plutôt un poste militaire dont la faible garnison était condamnée à vivre dans un état perpétuel de guerre et d'incertitude - souvent aux prises avec la famine - sans commerce, si ce n'est l'exercice des monopoles accordés à des compagnies privilégiées - la propriété publique et privée fréquemment pillée - la liberté personnelle violée chaque jour - et, d'année en année, le petit nombre des [71] habitants traînés loin de leurs foyers et de leurs familles pour aller verser leur sang, en semant le meurtre et la dévastation [17]... »

Vers les années 1828-l830, la définition de la situation et de l'avenir de la communauté se modifie. Une scission se produit à l'Assemblée : une fraction (sous la direction de Neilson) continuera de revendiquer des réformes administratives ; une autre, la plus puissante, avec Papineau, ira au-delà pour réclamer des bouleversements constitutionnels. Cette dernière demandera, en particulier, en plus du contrôle des revenus, l'élection du Conseil législatif. Le « britannisme » fait alors place au « républicanisme » : sans qu'on soit annexioniste, le modèle américain se substitue au modèle britannique. Le rêve d'une république canadienne-française autonome commence à se dessiner. Les fameuses Résolutions votées par les parlementaires en 1834, malgré leur incohérence manifeste, permettent de découvrir des modifications essentielles dans la définition du Canada français. Si nous laissons de côté les résolutions qui résument les griefs concrets et circonstanciés de l'Assemblée, trois dimensions nouvelles sont perceptibles : les manifestations d'idéologie républicaine, les menaces de scission d'avec l'Angleterre, l'affirmation (nouvelle, on le voit) de la grandeur française [18].

Avec cette nouvelle orientation, l'opposition entre les leaders et le clergé devient de plus en plus vive. L'Église va s'opposer à la nouvelle idéologie. D'autre part, les attaques contre le clergé vont se manifester au grand jour. La proposition de Bourdages, en 1831, visant à rendre plus « démocratiques » les élections des marguilliers, donne lieu à des manifestations d'attitudes beaucoup plus générales [19]. Le pouvoir ecclésiastique ne sera pas seulement perçu comme le concurrent de celui des leaders, mais ces [72] derniers définiront l'Église comme l'alliée du colonisateur. Retenons, en ce sens, une rétrospective historique proposée par Papineau, dans un discours de 1834. L'orateur évoque l'Acte de Québec de 1714 qui, jusqu'alors, avait été vu comme une importante concession du pouvoir britannique aux droits des Canadiens français : « Le clergé, à qui cet Acte conservait tous ses droits, ses privilèges, et sa prépondérance, avantages qui lui sont mieux conservés par la confiance, la persuasion religieuse et la conviction des peuples, parce qu'il a bientôt perdu auprès d'eux son autorité temporelle s'il veut torturer leurs idées et leurs opinions, - le clergé accueillit cet Acte avec empressement, s'attacha, à la cause du gouvernement, et négligeant celle du peuple, le trouva bon parce qu'il était avantageux [20]. »

Mais cette nouvelle orientation idéologique devait marquer, semble-t-il, la rupture effective des leaders et de la population. En devenant de plus en plus abstraite, elle s'éloignait de la société traditionnelle où était insérée la grande partie du peuple. Cugy, un contemporain, le dit d'ailleurs en ses propres termes à l'Assemblée même : « Comment le peuple, dont les neuf dixièmes sont agricoles, souffrirait-il des petites injustices et des cabales que font la Chambre et le Conseil [21] ? »

À ce point, la bourgeoisie canadienne-française définissait une société globale au-dessus du pays réel. Et, du même coup, apparaît la situation paradoxale de cette classe sociale liée au peuple par ses origines et par une structure sociale remarquablement égalitaire, mais projetée, par les luttes qu'elle doit livrer et le point d'appui qu'est pour elle le Parlement, dans une vision du monde sans racines dans l'ensemble de cette société. La rébellion de 1837, par les faibles remous qu'elle produisit dans le peuple, nous paraît confirmer cette vue des choses. En tout cas, elle marque l'échec, dans une sorte de spasme d'agonie, de cette première tentative idéologique pour définir la situation et l'avenir d'une nation canadienne-française.


V. La conjoncture des années 1840 :
de la nation au nationalisme


À notre avis (et cela sera sans doute contesté), le nationalisme canadien-français est sorti de l'échec de la rébellion de 1837 et, par-delà, de l'échec de l'idéologie bourgeoise antérieure. [73] En d'autres termes, les tentatives pour définir la nation sont relayées, après la rébellion, par d'autres qui, elles, vont réussir à s'instaurer : mais cette nouvelle définition de la société globale devra être nationaliste [22]. C'est pourquoi nous parlons de « conjoncture » : au sens d'une profonde rupture qui marque la transition d'une structure à une autre.

Comme nous avons essayé de le suggérer, l'avortement des premières idéologies tient essentiellement à la structure sociale de cette époque. Seule la transformation économique radicale de la société traditionnelle aurait permis d'accéder à une existence nationale à la ressemblance de l'image que présentait l'élite bourgeoise ; la politique ne pouvait être (comme pour la bourgeoisie elle-même d'ailleurs) qu'une impasse.

À la fin des troubles de 1837, une désespérance profonde gagne l'élite. L'union des deux Canadas promet la fin de cette nationalité canadienne-française dont la prise de conscience exacerbée vient de s'opérer. De ce sentiment, un des grands journalistes de l'époque, ancien rédacteur au journal « patriote » le Canadien, opposé par ailleurs à ce qu'il considérait comme les excès de la faction de Papineau, paraît un excellent témoin. Étienne Parent écrivait, en 1839 : « Il y en avait, et nous étions de ce nombre, qui pensaient qu'avec l'appui et la faveur de l'Angleterre, les Canadiens français pouvaient se flatter de conserver et d'étendre leur nationalité de manière à pouvoir, par la suite, former une nation indépendante... Avec la connaissance des dispositions actuelles de l'Angleterre, ce serait pour les Canadiens français le comble de l'aveuglement et de la folie que de s'obstiner à demeurer un peuple à part sur cette partie du continent. Le destin a parlé : il s'agit aujourd’hui de poser les fondements d'un grand édifice social sur les bords du Saint-Laurent, de composer avec tous les éléments sociaux épars sur les rives du grand fleuve, une grande et puissante nation... De tous les éléments sociaux [74] dont nous venons de parler, il faut choisir le plus vivace et les autres devront s'incorporer par l'assimilation [23]. » À ce pessimisme semble s'être joint, chez les plus jeunes tout au moins, le sentiment d'avoir été vaincus par des forces et des intérêts économiques étrangers à notre société [24].

C'est l'échec des aînés et l'incertitude tragique du présent qui, nous semble-t-il, firent refluer beaucoup de jeunes esprits vers un passé d'autant plus lointain qu'il devait, à la fois, permettre l'expression de la nostalgie d'une existence exaltante et fournir la garantie d'un avenir possible par-delà les angoisses du présent. C'est justement au cours des années 1840-1860 que notre littérature naissante choisit le passé national comme thème privilégié de son romantisme ; les légendes populaires sont particulièrement mises à l’honneur. On y reconnaît l'aboutissement, à un haut degré d'exaltation, du lent processus de réhabilitation du régime français auquel nous avons fait allusion [25]. Notre historiographie, nous le dirons, est née de ce terreau et elle l'a nourri à son tour.

Mais les idéologies ne sont pas des « reflets » plus ou moins adéquats de la réalité sociale où elles naissent ; elles sont une définition de la situation, mais en vue de l'action. Il fallait un avenir aux jeunes bourgeois d'après 1840. Les issues étaient peu nombreuses.

Les emplois publics, pour lesquels la génération précédente avant tant combattu, allaient s'ouvrir. Avec l'avènement du gouvernement responsable, les jeux de la politique vont se modifier. Dorénavant la responsabilité ministérielle impliquera le contrôle des emplois publics - de ce que nous appelons, depuis lors, « le patronage ». Les partis seront aussi autrement orientés : à l'opposition du « parti populaire » et de la « bureaucratie », à l'adversité politique des Canadiens français et des Anglais va se substituer rapidement l'opposition des conservateurs et des libéraux ; chacun des deux partis comptera des membres de langue française [26]. La politique deviendra un terrain où, périodiquement, [75] les politiciens canadiens-français défendront leur nationalité ; mais ce ne sera plus qu'un lieu parmi d'autres d'élaboration des idéologies nationalistes.

Aux jeunes professionnels de 1840, la politique, le journalisme qui lui est lié très étroitement, le fonctionnarisme vont offrir des occupations. Mais ce sera en nombre bien insuffisant. C'étaient là des réponses aux problèmes du. passé ; mais ces problèmes avaient été mal posés. La fragilité de l'économie traditionnelle se manifestait maintenant avec évidence. Vers 1840, on commence à prendre conscience d'une émigration importante du peuple des campagnes vers les États-Unis. Des sociétés de colonisation essaieront de détourner le courant vers les terres encore incultes du Canada français. On aurait tort de croire que les plaidoyers pour l'agriculture que l'on rencontre, à cette époque, dans notre littérature ne sont que des orchestrations d'intellectuels pour favoriser ce mouvement. Pour les jeunes bourgeois, s'orienter vers les carrières de la finance ou de l'industrie aurait supposé une conversion des structures de la société traditionnelle : celle-ci en était manifestement incapable. L'éloge de l'agriculture et de la vie champêtre, c'était une voie d'échappée tout indiquée pour de jeunes bourgeois des villes, trop nombreux, sans grand avenir.

Que l'on se rappelle l'histoire bien typique racontée par Chauveau, jeune alors, dans le troisième roman publié en notre pays [27]. L'intrigue a pour toile de fond les manoeuvres d'un cynique homme d'affaires étranger qui convoite la terre des Guérin : on y retrouve ce que nous appellerions volontiers « le complexe de la terre paternelle » qui paraît avoir hanté les jeunes déracinés de la société traditionnelle. Le jeune Pierre quitte la campagne pour faire des études d'avocat à la ville. Il hésite entre la belle étrangère, fille du financier, et la jolie fille de la campagne. Il épousera cette dernière, après bien des malheurs, et il deviendra l'animateur du défrichement d'une nouvelle paroisse. Et il est possible, nous dit Chauveau, qu'il devienne député !... C'est là presque une allégorie de la situation et des incertitudes des jeunes hommes de cette époque. D'ailleurs, l'auteur se charge lui-même de définir leur problème, au tout début de son roman : « Il faut être médecin, prêtre, notaire ou avocat. En dehors de ces quatre professions pour le jeune Canadien instruit, il semble qu'il n'y a pas de salut. Si par hasard quelqu'un de nous éprouvait une répugnance invincible pour toutes les quatre : s'il lui en coûtait trop de sauver les âmes, de mutiler les corps ou de perdre des fortunes, il ne lui resterait qu'un parti à prendre, s'il était riche, et deux, s'il était pauvre ; ne rien faire [76] du tout, dans le premier cas, s'expatrier ou mourir de faim dans le second. »

À vingt ans de distance, le célèbre roman de Gérin-Lajoie, Jean Rivard [28], constitue un témoignage du même genre. Un jeune homme de profession y devient défricheur, fondateur de paroisse... et même député. Ici encore, la thèse est exprimée en termes fort nets dès les premières pages. Un prêtre s'adresse au héros : « Je vous dirai que le grand nombre de jeunes gens qui sortent chaque année de nos collèges m'inspirent la plus forte compassion. Au point où nous en sommes rendus, si par un moyen ou un autre, on n'ouvre pas à notre jeunesse de nouvelles carrières, les professions libérales vont s'encombrer d'une manière alarmante, le nombre des têtes inoccupées ira chaque jour grossissant et finira par produire quelque explosion fatale. Comme remède, il conviendrait d'encourager la jeunesse instruite à embrasser la carrière agricole. L'agriculture est la première source d'une richesse durable ; elle est la mère de la prospérité nationale, la seule occupation réellement indépendante. Il n'y a rien d'aussi solide que la richesse agricole. » Et nous savons pertinemment que le roman exprimait le rêve que Gérin-Lajoie nourrissait depuis sa jeunesse sans avoir osé le réaliser [29].

Après 1840, deux voies privilégiées s'offraient ainsi au gagne-pain de la bourgeoisie comme à l'élaboration de nouvelles idéologies : l'existence rurale, fidèle à la société traditionnelle ; la carrière politique, plus près que naguère des attitudes populaires - le patronage assurant aussi des liens plus stables et plus paisibles entre l'élite et la population. La première a sans doute été suivie par d'innombrables médecins, notaires et marchands des campagnes, réconfortés et justifiés par les idéologies élaborées à la ville par ceux qui avaient choisi la seconde voie. Ces derniers, souvent sans doute, entretenaient dans le fonctionnarisme cette tristesse nostalgique que les contemporains reconnaissaient à un Gérin-Lajoie, ou faisaient passer, dans leurs discours électoraux, un vague sentimentalisme où s'entremêlaient les souvenirs de l'adolescence et la mésadaptation à la dure existence des villes. La parenté est ainsi étroite d'un chemin à l'autre, la rêverie tout au moins assurant le raccordement : Jean Rivard ne sera-t-il pas député ? Charles Guérin n'est-il pas menacé de le devenir ? C'est là, me semble-t-il, le foyer originel des idéologies ultérieures : on saisit alors celles-ci au niveau même des premiers affrontements et des premiers rêves.

En somme, devant l'effondrement des idéaux proposés par les aînés, confrontée à une crise profonde des structures de la [77] société traditionnelle, écartée des chemins nouveaux bientôt ouverts par l'industrialisation, la nouvelle élite qui apparaît après 1840 se donne malgré tout, comme celle de tous les temps sans doute, une définition de son présent et de son avenir ; comme toujours aussi, le rêve y relaie la réalité. Profond recul aux premiers temps de la domination française, assez loin pour que le rêve retrouve malgré tout le réel et la sécurité ; justification « théorique » (pour la première fois) de la société traditionnelle : bientôt, la religion couronnera cette rationalisation par la doctrine d'une vocation particulière de la race française en Amérique. La société traditionnelle a pris conscience de soi. Dans ces justifications idéologiques, l'élite pourra trouver les fondements de son existence, et la définition de la nation - élaborée bien avant 1840 - se sera transmuée en nationalisme. Dès 1846, Étienne. Parent en donnera le principe : « Et voulons-nous ne nous tromper que le moins souvent possible, que l'idée de notre nationalité soit toujours notre phare, notre boussole, notre étoile polaire, au milieu des écueils dont est semée la mer orageuse de la politique... Lorsque dans un mouvement, dans une démarche quelconque, il y aura clairement à gagner pour notre nationalité, ne nous inquiétons du reste que secondairement [30]. »


VI. Les origines de l'historiographie

Si, en conformité avec nos remarques du début, nous considérons l'historiographie avant tout comme un phénomène social, les écrits historiques devraient nous apparaître comme un élément fonctionnel complémentaire des diverses variables sociologiques étudiées jusqu'ici. En d'autres termes, il serait possible de décrire l'historiographie à la fois comme le sous-produit spécifique d'une certaine structure sociale, à un moment donné de son développement, et comme le complément nécessaire de cette structure.

Nous serons conduits à privilégier l'Histoire du Canada de François-Xavier Garneau. Ce n'est pas seulement parce que, dans cet essai, il nous faut faire bref. Ce n'est surtout pas pour les raisons coutumières à la critique littéraire : que l'oeuvre de Garneau soit la mieux écrite, la mieux charpentée parmi celles de cette époque, cela est incontestable, mais ne relève pas de notre perspective. Pour nous, l'oeuvre de Garneau marque le moment d'achèvement de la conscience historique propre à la structure sociale que nous avons évoquée ; et c'est ce qu'il faut d'abord montrer.

[78] La conscience historique comme telle, au Canada français, ne date évidemment pas de Garneau. Nous l'avons déjà vue s'exprimer, sous diverses facettes, dans des idéologies. Dans un sens plus strict, des vues diverses sur le passé canadien avaient été exprimées avant Garneau : nous en avons signalé quelques-unes, en particulier sur le régime français. Enfin, Garneau n'est même pas le premier à avoir vu la nécessité d'écrire une histoire complète du Canada.

Nous devons nous attarder quelque peu sur ce dernier point, pour indiquer - malgré des projets matériellement identiques -la différence essentielle de signification. Nous nous contenterons de signaler quelques jalons.

Dans son numéro du 16 février 1792, la Gazette de Québec demande qu'on écrive une Histoire du Canada et offre de l'imprimer. L'avènement d'un gouvernement constitutionnel exige que l'on puisse disposer d'un pareil travail. « Sa publication, dit-on, peut être d'un service essentiel au peuple en lui faisant connaître son existence politique précédente, ainsi qu'aux Législateurs en les mettant à même de faire servir aux grands objets de la prospérité du païs la sagesse et les fautes, les vertus et les vices de leurs prédécesseurs [31]. » Les motifs, on le voit, ne dépassent pas le niveau d'un certain utilitarisme politique et du moralisme. En 1832, l'Assemblée législative discute de l'octroi d'une somme qui serait affectée à la publication de l'ouvrage posthume du Dr Labrie - qui constituait la première Histoire dit Canada écrite en français [32]. Dans ce débat, on relève des propos accoutumés sur les exemples moraux que fournit le passé, mais avec parfois une nuance nouvelle : par exemple, un député « observe combien la jeunesse canadienne est intéressée à voir paraître une histoire qui enseigne les grandes actions de leurs pères [33] ».

De 1837 à 1844, Michel Bibaud publie la première Histoire du Canada [34]. Mais ne nous laissons pas abuser par le titre. L'ouvrage est avant tout une compilation : de Charlevoix et de Smith, des Journaux de l'Assemblée et de documents divers, dont de larges extraits sont cousus les uns aux autres sans beaucoup d'astuce. Surtout, la perspective de Bibaud ne dépasse pas les idéologies que nous avons étudiées : après 1791, se limitant strictement à l'histoire parlementaire, il adopte systématiquement le point de vue de la bureaucratie anglaise dont il oppose la [79] sagesse aux turbulences de l'Assemblée. Les prétentions de celle-ci se résument à de vaines querelles de jeunes gens : il ne voit dans les 92 résolutions qu' « un incongru verbiage »... Rien ne dépasse ici la plus plate sagesse immédiate, rien n'introduit surtout à une signification un peu globale du passé canadien-français. Au surplus, la perspective de Bibaud interdisait évidemment aux Canadiens français toute identification avec la vision que l'auteur proposait de leur situation.

Alors paraît l'oeuvre de Garneau dont la signification est toute différente. Ses contemporains l'ont senti. Retenons, entre beaucoup d'autres, le témoignage de Casgrain qui marque fort bien ce que nous appellerions volontiers l'épanouissement, selon les plus profondes résonances affectives, de la conscience historique : « Nous n'oublierons jamais l'impression profonde que produisit sur nos jeunes imaginations d'étudiants, l'apparition de l'Histoire du Canada de M. Garneau. Ce livre était une révélation pour nous. Cette clarté lumineuse qui se levait tout à coup sur un sol vierge, et nous en découvrait la richesse et la puissante végétation, les monuments et les souvenirs, nous ravissait d'étonnement autant que d'admiration. Que de fois ne nous sommes-nous pas dit, avec transport, à l'aspect des larges perspectives qui s'ouvraient devant nous : cette terre si belle, si luxuriante, est celle que nous foulons sous nos pieds, c'est le sol de la patrie [35] ! »

Garneau a vraisemblablement commencé à écrire son Histoire au cours des années les plus sombres de la rébellion [36]. Son projet prend sa source dans l'angoisse. Nul n'a éprouvé plus profondément que lui, semble-t-il, le sentiment que les années 1840 marquaient une sorte de crise totale. Il l'a exprimé souvent, en particulier dans les poèmes [37] qu'il a écrits avant de s'attacher à son Histoire - par exemple dans celui qu'il a intitulé « Au Canada » (1837) :

Non, pour nous plus d'espoir, notre étoile s'efface,

Et nous disparaissons du monde inaperçus.

.............................

Ma muse abandonnée à ces tristes pensées

Croyait déjà rempli pour nous l'arrêt du sort,

Et ses yeux parcourant ces fertiles vallées,

Semblaient à chaque pas trouver un champ de mort.

Peuple, pas un seul nom n'a surgi de ta cendre...

[80] Le pessimisme de Garneau est partagé, nous l'avons vu, par ses contemporains. Mais il prend une tonalité particulière : à l'appréhension d'une disparition des Canadiens français s'ajoute l'angoisse de l'oubli. Là prend sa source le projet d'écrire 1'histoire nationale : surmonter l'échec effectif en faisant vivre la nation dans la mémoire universelle. « Il est probable, écrit-il à La Fontaine, à voir la tournure lente, mais inévitable peut-être que prennent les choses dans notre pays, que ce soit le dernier, comme c'est le premier ouvrage historique français écrit dans l'esprit et du point de vue prononcé qu'on y remarque ; car je pense que peu d'hommes seront tentés après moi de se sacrifier pour suivre mes traces... Je veux, si mon livre se survit, qu'il soit l'expression patente des actes, des sentiments intimes d'un peuple dont la nationalité est livrée aux hasards d'une lutte qui ne promet aucun espoir pour bien des gens. Je veux empreindre cette nationalité d'un caractère qui la fasse respecter à l'avenir [38]... » Puis, peu à peu, il semble que le pessimisme initial débouche sur une certaine espérance : la conscience de l'historien, se déplaçant de la situation tragique au rêve historique, tire de celui-ci une orientation d'avenir. À condition d'être fidèles aux vertus du passé, de ne se consacrer pour ainsi dire qu'à elles, les Canadiens français pourront peut-être survivre. Ainsi, à la dernière page de son histoire, il écrit : « Que les Canadiens soient fidèles à eux-mêmes ; qu'ils soient sages et persévérants, qu'ils ne se laissent point séduire par le brillant des nouveautés sociales et politiques ! Ils ne sont pas assez forts pour se donner carrière sur ce point... »

Voilà qui nous éclaire quelque peu, je pense, sur la conscience de l'historien, sur les processus par lesquels sa subjectivité, particulièrement sensible au tragique des années 1840, entrevoit une issue et un destin en survolant la situation grâce au recours à l'histoire. Déjà, par son projet, cette conscience n'est pas solitaire. Mais il reste à indiquer comment, en s'insérant dans les idéologies du temps, l'expérience singulière ainsi réalisée a pu devenir celle de tous et comment, du même coup, l'oeuvre historique est devenue élément essentiel de la société globale.

Garneau prolonge l'idéologie de la classe bourgeoise que nous avons tâché de caractériser. Et cela est manifeste dans la structure même de son récit. Si le régime français est une véritable épopée, pour lui, la phase la plus importante de notre histoire commence avec les luttes constitutionnelles : « L'histoire de cette colonie redouble d'intérêt à partir de ce moment. L'on voit, en effet, les sentiments, les tendances et le génie du peuple, longtemps comprimés, se manifester soudainement et au grand [81] jour ; de grandes luttes politiques et de races agiter la société, le gouvernement et les représentants populaires combattre, sur les limites extrêmes de leurs pouvoirs respectifs, pour des droits et des privilèges toujours contestés [39]. » Remarquons surtout ici comment l'idéologie d'une classe est considérée comme la conscience du peuple tout entier.

Garneau s'identifie aussi à la bourgeoisie par son libéralisme religieux. Il reproche à Mgr de Laval son autocratisme, au gouvernement français d'avoir exclu les Huguenots de la Nouvelle-France, à Charlevoix d'avoir décrit les premiers temps de la colonie dans une perspective trop religieuse ; son Discours préliminaire renvoie à Michelet, Thierry, Montesquieu, etc. On sait que la première édition de son Histoire fut vivement critiquée par les écrivains ecclésiastiques ou ultramontains. Garneau corrigera ces passages incriminés dans une édition ultérieure : non pas seulement « pour avoir la paix », mais, semble-t-il aussi, parce que cela pouvait bien être sacrifié aux intérêts de la nation - dont la religion était un élément essentiel [40].

Garneau est donc un libéral comme les bourgeois de son temps. Les critiques ont souvent opposé ce libéralisme au conservatisme que l'historien manifeste par ailleurs lorsqu'il enjoint aux Canadiens français de ne point se laisser « séduire par le brillant des nouveautés sociales et politiques [41] ». En fait, Garneau nous paraît avoir surmonté l'antinomie : et c'est sur ce point, tout particulièrement, qu'il a achevé la conscience historique de son temps. Il opère une transmutation décisive : ce qui jusqu'alors, dans les idéologies bourgeoises, était liberté constitutionnelle ou liberté politique, il le traduit en termes de liberté du peuple. Or il faut voir ce que Garneau entend par « peuple ». C'est pour lui, en un sens, une entité très concrète : il n'est que de rappeler l'accent ému, charnel, sentimental aussi avec lequel il en parle dans ses poèmes et dans son Histoire. Mais c'est aussi bien une entité abstraite, en un autre sens : à peu près jamais, tout au long de son histoire, il n'évoque la vie concrète des gens du peuple. C'est que, pour lui, le peuple c'est la race ; la liberté dont il parle c'est celle de la nation. C'est par cette voie que Garneau a transmué, sans apparente césure, la conscience bourgeoise de son temps en conscience nationale.

Sur ce point d'appui, Garneau pourra donner un sens au passé - qui, à son tour, servira de garantie. La problématique fondamentale de notre historiographie, jusqu'à l'époque toute contemporaine, est désormais fixée : « Si l'on envisage l'histoire du Canada dans son ensemble, depuis Champlain jusqu'à nos [82] jours, on voit qu'elle se partage en deux grandes phases que divise le passage de cette colonie de la domination française à la domination anglaise, et que caractérisent, la première, les guerres des Canadiens avec les Sauvages et les provinces qui forment aujourd'hui les États-Unis ; le seconde, la lutte politique et parlementaire qu'ils soutiennent encore pour leur conservation nationale [42]. » À partir de là, l'avenir de la nation a un sens bien précis : « Sa destinée est de lutter sans cesse [43]. » Il ne reste plus qu'à boucler la boucle : « Nous avons dû aussi exprimer nos espérances que nous croyons bien fondées, parce qu'elles procèdent des déductions les plus sévères des faits historiques dont nous allons dérouler le riche et intéressant tableau [44]. »

*

Il faut nous arrêter ici. Il aurait fallu montrer en quoi les historiens contemporains de Garneau apportent des compléments à la problématique fixée par lui. Il aurait été important d'étudier aussi la structure de la « tradition historiographique » qui en procède, en montrant surtout comment elle acquiert une relative autonomie au sein de la société globale tout en lui servant d'indispensable recours. Ce que nous tâcherons de faire dans l'ouvrage dont nous parlions au début. Il nous aura suffi ici d'avoir dessiné un processus général : celui qui mène d'une structure sociale à l'émergence d'une historiographie qui lui offre une « conscience collective ». Cette dernière notion, que Durkheim justifiait par des considérations a priori et souvent métaphysiques, pourrait sans doute prendre une signification plus concrète. En tout cas, sans vouloir plaquer les hypothèses exposées ici sur d'autres sociétés, notre tentative indique peut-être une méthode, une perspective susceptible d'être appliquée à d'autres contextes que le Canada français. Et on pourrait en espérer ainsi quelque contribution aussi bien à la théorie des structures sociales qu'à l'analyse proprement épistémologique de la connaissance historique.



* Texte paru dans Claude Galarneau et Elzéar Lavoie, France et Canada français du XVIième au XXième siècle (Québec, Presses de l'Université Laval, 1966) : 269-290. Reproduit avec la permission de l'éditeur.

[1] Dont on trouvera des prolongements dans mon article, « Idéologie et savoir historique ». à paraître dans le prochain numéro du Cahiers internationaux de sociologie. À propos du Canada français et sur un thème voisin de celui qui est traité ici, on me permettra de renvoyer à mon chapitre : « L'étude systématique de la société globale canadienne-française », dans Situation de la recherche sur le Canada français (ouvrage réalisé sous la direction de Fernand DUMONT et Yves MARTIN), Québec, Presses de 1'Université Laval. 1962, 277-293.

[2] Il y a là, je crois, un problème analogue à celui que pose la tribu aux anthropologues. Dans un article récent, Paul Mercier écrit à ce propos, en reprenant certaines indications de S. F. Nadel : « A la série de questions suivantes : l'ethnie se définit-elle par l'origine commune de ses membres ? est-ce une unité culturellement homogène ? est-ce une unité linguistiquement homogène ? est-ce une unité de genre de vie ? est-ce une unité politiquement organisée, ou au moins un ensemble à l'intérieur duquel la coopération entre les éléments composants est intense et constante ? - on ne peut donner de réponse uniformément positive ou négative. S. F. Nadel concluait que la réalité ethnique ne peut jamais être cernée objectivement ; un groupe ethnique c'est la théorie que ses membres s'en font. Il faut ajouter que les bases de cette théorie ne sont pas partout les mêmes ; elles sont en continuité avec les structures sociales et la culture au groupe considéré comme la souligné M. Fortes. » (« Remarques sur la signification du « tribalisme » actuel en Afrique noire », Cahiers internationaux de sociologie, XXXI, 1981, 65.)

[3] HENRIPIN, Jacques : La population canadienne au début du XVIlle siècle, Institut national d'études démographiques. Presses universitaires de France, 1954, 3.

[4] HENRIPIN (op. cit.) mentionne 82 paroisses pour 1721.

[5] Sur le rang, voir DEFONTAINES, P. : « Le rang, type de peuplement rural du Canada français », Cahiers de géographie, Université Laval 5, 1953, 32 p. ; HAMELIN. L -E. : « Le rang à St-Didace de Maskinongé ». Notes de géographie, 3. Université Laval, 1953 ; DERRUAU, Max : « À l'origine du rang canadien », Cahiers de géographie de Québec, I, oct. 1956, 39-49.

[6] SÉGUIN, Maurice : « Le régime seigneurial au pays de Québec. 1760-1854 » (2e article), Revue d'histoire de l'Amérique française, I. 4. mars 1948, 520.

[7] GROULX, Lionel : L'enseignement français au Canada, Montréal, 1931. I. 51.

[8] Le rapport de Durham, présenté, traduit et annoté par Marcel P. HAMEL, 1948. 80, 81, 82.

[9] Cité par DERBISHIRE. Voir « Stewart, Derbishire's Report to Lord Durham on Lower Canada », publié par N. STOREY, Canadian Historical Review, 51, 1937. 57.

[10] Sur ce point, voir mon étude « Réflexions sur l'histoire religieuse du Canada français », dans l'Église et le Québec, Montréal, 1981, 47-67.

[11] Voir les chiffres compilés par Fernand OUELLET en appendice à son article : « Mgr Plessis et la naissance d'une bourgeoisie canadienne », Rapport de la société canadienne de l'histoire de l'Église catholique, 1956, 98-99 ; voir aussi VACHON, André, Histoire du notariat canadien (1621-1960), Québec, 1962, 82ss.

[12] Cité par CHAPAIS, Cours d'histoire du Canada. Québec. VI, 172.

[13] Le rapport de Durham comporte des vues pertinentes sur les attitudes de ces jeunes formés aux disciplines classiques, mais dont les semelles ont gardé quelque trace de la terre paternelle : « Ainsi les personnes les plus instruites de chaque village appartiennent dans la société aux mêmes familles et au même rang de naissance que les habitante illettrés que je viens de décrire. Ils leur sont attachés par tous les souvenirs de l'enfance et par les liens du sang. La plus parfaite égalité règne toujours dans leurs relations ; celui qui est supérieur par l'instruction n'est séparé du paysan singulièrement ignare qui le coudoie, par aucune barrière d'usages ou de fierté ou d'intérêts. Il réunit donc l'influence que lui donnent les connaissances supérieures et l'égalité sociale ; il exerce alors sur le peuple un pouvoir que ne possède, je crois, aucune classe instruite d'aucune partie du monde. ». (Édition HAMEL. op. cit., 84.) De son côté, Toussaint POTHIER, un contemporain hostile au « parti populaire », a fait là-dessus de judicieuses remarques dans un Mémoire adressé au Gouverneur, en 1829 : « Dans ce pays, les circonstances ayant contribué à élever les diverses classes au même niveau, le pouvoir représentatif ne peut manquer de conférer au peuple un plus grand ascendant ici qu'en Angleterre. Les éléments d'une aristocratie font défaut dans ce pays de même que le rang et la fortune, et par conséquent, il n'y a pas de catégorie indépendante et intermédiaire dont les intérêts sont liée également à la stabilité du gouvernement et à la prospérité du peuple, pour s'interposer entre l'exercice indu du pouvoir de la part de la couronne et l'accaparement déréglé  du contrôle de la part des Communes. » (« Mémoire de l'honorable Toussaint Pothier » (1829) publié dans : Rapport sur les travaux relatifs aux Archives publiques, appendice F, Ottawa, Imprimeur du Roi, 1913, 96.)

[14] Sur se point aussi, l'attitude de l'incroyant Papineau est exemplaire : « Le catholicisme, écrit-il à son fils, est partie de notre nationalité qu'il faut avouer en toute occasion. L'opposition au catholicisme est moins souvent indépendance de conviction ou de caractère que flagornerie pour un gouvernement protestant, ce qui, pour un Canadien, serait lâcheté. » Cité par Lione  GROULX : « Les idées religieuses de Louis-Joseph Papineau », dans Notre Maître le passé, 2e série, Montréal. 1936. 199.

[15] Dans son ouvrage sur La civilisation en Nouvelle-France (Montréal, 1944), M. Guy Frégault a réuni les textes essentiels qui montrent cette différenciation (voir pp. 267 et suiv.). Mais Il en tire la conclusion, à mon avis tout à fait excessive. que « les Canadiens du XVIIIe siècle avalent une conscience nationale » (p. 269).

[16] Voici, par exemple, ce qu'écrivait le gouverneur Craig, en une phase très aiguë du conflit, de « la bande d'avocats et de notaires sans principes » qui dominait l'Assemblées : « Ils ne possèdent aucune propriété, n'ont rien à perdre et tout à gagner dans un changement qui résulterait de leurs menées ou dans la confusion où ils pourraient jeter la province. Ces  hommes sont graduellement devenus plus audacieux à mesure qu'ils ont considéré la puissance française établie plus solidement par les succès de Bonaparte en Europe. Cela est manifeste. L'opinion générale de tous ceux avec qui 1'on peut parler à ce sujet est qu'ils s'efforcent de préparer les voies à un changement d'allégeance et à un retour au régime français... Malheureusement la grande masse du peuple est empoisonnée ; elle attend cet événement, elle en fait le sujet de ses  entretiens secrets. On m'assure qu'il circule une chanson où Napoléon est signalé comme celui qui expulsera les Anglais. » (Cité par Chapais, Cours d'histoire de Canada, III, 213.) Craig donne ainsi une image largement excessive de la cohésion du groupe canadien-français, mais cela a dû justement contribuer à la conscience de soi du groupe lui-même.

[17] Et volet un extrait d'une lettre d'un autre leader canadien-français, Auguste-Norbert Morin, au juge Bowen (1825) : « Nos pères, après avoir vaillamment défendu leur sol natal, passèrent par une capitulation honorable nous la domination de la Grande-Bretagne. Leurs personnes, leurs biens et leurs privilèges furent reconnus inviolables, et les vainqueurs, contents de succéder aux droits de la couronne de France, ne portèrent aucune atteinte à ceux des habitants de leur nouvelle colonie. Ces derniers ne perdirent donc rien ; ils avaient même dans le gouvernement stable et modéré de l'Angleterre. un plus sûr garant de leur tranquillité et de leur bonheur qu'une monarchie affaiblie et sur le penchant de sa ruine. » Voir le dossier réuni par Lionel GROULX : « Le britannisme des patriotes », dans la Revue d'histoire de l'Amérique française, V, 3, décembre 1951, 416-425.

[18] On comparera le texte suivant (résolution 52) avec ceux que nous avons déjà cités tantôt : « La majorité des habitants du pays n'est nullement disposée à répudier aucun des avantages qu'elle tire de son origine et de la descendance de la nation française, qui sous le rapport des progrès qu'elle a fait faire à la civilisation, aux sciences, aux lettres et aux arts, n'a jamais été en arrière de la nation britannique, et qui, aujourd'hui, dans la cause de liberté et de la science du gouvernement, est sa digne émule ; de qui ce pays tient la plus grande partie de au lois civiles et ecclésiastiques, la plupart de ses établissements d'enseignement et de charité, et la religion, la langue, les habitudes, les moeurs et les usages de la grande majorité de ses habitants. »

[19] Bourdages déclare à cette occasion : « Il cet maintenant question de savoir si les droits des paroissiens doivent céder aux droits arbitraires que veut exercer le clergé. Les lots canoniques défendent aux curés de s'occuper du temporel ; ils ont assez à faire du spirituel. Il est temps que la législature s'occupe enfin à régler le pouvoir temporel  du clergé... Les Canadiens commencent à vouloir connaître la manière dont leur argent est dépensé par le clergé. » Discours à la Chambre   d'après le Canadien du 7 décembre 1831. ) Dans un discours, à la même occasion, Papineau va plus loin encore ; « La population de la campagne ne peut pas se garantir de l'influence dangereuse du clergé. Il est prouvé que l'esprit de corps domine le clergé dans cette question. Jamais procès d'individu à individu n'a été si odieux que cette lutte du clergé contre les droits du peuple. » D'après le Canadien, id.)

[20] Cité par CHAPAIS, Cours d'histoire du Canada, IV, 27.

[21] Cité par CHAPAIS, id., 33. Au cours du même débat, en marge des 92 résolutions, Andrews Stewart déclarait aussi : « Ce n'est pas le peuple qui est mécontent, ce sont ceux qui se mêlent des affaires. » (Ibid., 31.) Citons enfin François-Xavier Garneau, non pu à titre d'historien, mais de témoin : « Les jeunes gens surtout étaient emportés. Les associations politiques étendaient leurs ramifications parmi les ouvriers pour les exciter à appuyer la majorité de la Chambre. On faisait les plus grande efforts pour soulever partout le peuple, mais on excitait la curiosité du grand nombre que les passions. Loin des villes, loin de la population anglaise et du gouvernement. Il vit tranquille comme s'il était au milieu de la France, et ne sent que très rarement les blessures du joug étranger. La peinture qu'on lui faisait des injustices et de l'oppression du vainqueur n'excitait que bien lentement les passions de son âme et ne laissait aucune impression durable. D'ailleurs il n'avait pas une confiance entière dans tous les hommes qui s'adressaient à lui. Il en avait vu tant accuser le gouvernement d'abus et de tyrannie et accepter les premières faveurs qu'il leur offrait, qu'il était toujours prit à soupçonner leurs motifs et leur bonne foi, et à se mettre en garde contre leur désertion. » . (Histoire du Canada, édition de 1852, IV, 269.)

[22] Il faut, bien sûr, préciser la notion de nationalisme - sans, pour cela, lui donner un contenu trop concret : ce qui serait anti-historique. « Nationalisme » renvoie toujours, nous semble-t-il, à une primauté des valeurs nationales sur les autres. Nous avons cité ailleurs cet exemple choisi au hasard de la lecture des journaux. « Le président général de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal a déclaré hier soir que, dans le domaine de l'activité temporelle, une société nationale transcende en quelque sorte les autres groupes ou organismes dont les buts sont nécessairement spécialisés. Les groupements professionnels, économiques ou culturels, a-t-il expliqué, visant à défendre les intérêts particuliers des membres qui en font partie, tandis qu'une société qui se veut vraiment nationale doit englober toutes les préoccupations du peuple qu'elle représente et veiller en toutes circonstances à la sauvegarde des droits essentiels de ce peuple. » ( Le Devoir, Montréal, 29 septembre 1960, p. 7.)  Notre définition, fort simple, a l'avantage de permettre la distinction entre idéologies définissant la nation et les idéologies nationalistes proprement dites. Elle prolonge tout naturellement les deux concepts analytiques de sentiment communautaire et de nation que nous avons déjà utilisés. Elle permet surtout de mettre un peu d'ordre dans les discussions infinies sur le nationalisme canadien-français qui ont fleuri en ce pays depuis quelques décades.

[23] Cité par FILTEAU, Gérard : Histoire des patriotes,  Montréal, 1942. III. 243-244.

[24] C'est sans doute ce qu'exprime le poème du jeune Chauveau, dont nous ne retenons que cet extrait :

C'est le jour des banquiers, vous dis-je ! C'est leur gloire

Que les placards royaux affichent sur nos murs ;

L'Union que l'on proclame est leur chant de victoire,

Et tout devrait céder à des motifs si purs !...

(Voir J. HUSTON, Le répertoire national, Montréal, 1893, 11, 218.)

[25] On sait les sentiments que le poète Crémazie prête alors aux vaincus de 1760 :

De nos bords s'élevaient de longs gémissements,

Comme ceux d'un enfant qu'on arrache à sa mère...

            (Le drapeau de Carillon. 1858.)

[26] En 1847, Lord Elgin prévoyait ces transformations de la stratégie politique : « Je crois que la manière de gouverner le Canada ne serait plus un problème dès lors que les Français se scinderaient en un parti libéral et un parti conservateur qui s'uniraient aux partis du Haut-Canada portant les noms correspondants. La grande difficulté jusqu'ici a été que le gouvernement conservateur a signifié gouvernement par les Haut-Canadiens, ce qui est intolérable pour les Français, et un gouvernement radical, gouvernement par les Français, ce qui n'est pas moins détestable pour les Britanniques... L'élément national se fondrait dans la politique si la scission que je propose était réalisée. » (Cité par Mason Wade, Les Canadiens français, Montréal, 1963, I, 280.)

[27] P.-J.-O. CHAUVEAU : Charles Guérin, Montréal, 1852. D'abord publié, en 1846. dans l'Album littéraire et musical de la Revue canadienne.

[28] Antoine GÉRIN-LAJOIE : Jean Rivard, le défricheur, paru d'abord dans les Soirées canadiennes, en 1862.

[29] Voir, à plusieurs reprises, les allusions dans son journal cité abondamment par son ami l'abbé CASGRAIN, dans A. Gérin-Lajoie d'après ses Mémoires, Montréal, 1886.

[30] Étienne Parent, Conférence reproduite dans Le répertoire national de J. HUSTON, IV, 7.

[31] L'auteur de l'article propose que l'histoire du régime français soit écrite par un Canadien français et la suite, par un Anglais !

[32] On sait que, non seulement le manuscrit n'a jamais été imprimé, mais qu'il a été perdu depuis longtemps sans que nous ayons une idée un peu précise de son contenu.

[33] Journaux de la Chambre d'Assemblée de la Province du Bas-Canada, 30 novembre 1831.

[34] Histoire du Canada sous la domination française, Montréal, John Jones, 1837, 372 p. Édition remaniée, 1843. 372 p. Histoire du Canada et des Canadiens sous la domination anglaise, Montréal, Lovell et Gibson, 1844, 420 p.

[35] CASGRAIN, H.-R. : Oeuvres complètes, 3 vol., Québec, 1873-1875, 75-76. On sait que toute 1'École littéraire de 1860 a été marquée par l'oeuvre de Garneau. Nous ne pouvons, ici, multiplier les citations.

[36] Vers 1837. Le premier volume paraît en août 1845, le deuxième en 1846. le troisième en 1848. Le récit conduisait alors jusqu'à 1792 ; en 1852, dans une seconde édition, Garneau le prolonge jusqu'à 1840.

[37] Qu'il faudrait pouvoir analyser minutieusement : à défaut de la correspondance de Garneau. dont la grande partie est disparue, ces poèmes montrent, en gestation, quelques-uns des thèmes essentiels de l'Histoire.

[38] 17 septembre 1850. Cité par CASGRAIN, De Gaspé et Garneau, 115.

[39] Histoire du Canada, 1re édition, 7.

[40] Nous avons signalé une attitude semblable chez Papineau. Voir note 14, supra.

[41] M. Frégault étude la difficulté en parlant de « libéralisme sentimental ». (« Actualité de Garneau ». l'Action universitaire, XI, mars 1945, 8-16.)

[42] Discours préliminaire, 19-20.

[43] Ibid., 23.

[44] Ibid., 31.


Retour au texte de l'auteur: Fernand Dumont, sociologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le lundi 29 novembre 2010 8:23
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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