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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Fernand Dumont, “L'idée de développement culturel: esquisse pour une psychanalyse.” In revue SociologieS, Découvertes / Redécouvertes, Fernand Dumont, mis en ligne le 21 juin 2007. Un article originalement publié dans la revue Sociologie et sociétés, vol. 11, no 1, avril 1979, pp. 7-32. Numéro intitulé: “Critique sociale et création culturelle.” Texte présenté par Daniel Mercure, “Fernand Dumont et la sociologie de la culture.” In revue électronique SociologieS, Découvertes / Redécouvertes, Fernand Dumont, mis en ligne le 21 juin 2007.

Fernand Dumont

sociologue, Université Laval

L'idée de développement
culturel : esquisse pour
une psychanalyse
.”


Daniel Mercure, “Fernand Dumont et la sociologie de la culture.” In revue électronique SociologieS, Découvertes / Redécouvertes, Fernand Dumont, mis en ligne le 21 juin 2007.

Fernand Dumont, L'idée de développement culturel: esquisse pour une psychanalyse.” Un article originalement publié dans la revue Sociologie et sociétés, vol. 11, no 1, avril 1979, pp. 7-32. Numéro intitulé : “Critique sociale et création culturelle.”

Introduction [7]
I [8]
II [11]
III [14]
IV [17]
V [20]
VI [24]
Résumé / Summary / Resumen [31]

“Fernand Dumont
et la sociologie de la culture.”
par
Daniel Mercure

Texte présenté par Daniel Mercure, “Fernand Dumont et la sociologie de la culture.” In revue électronique SociologieS, Découvertes / Redécouvertes, Fernand Dumont, mis en ligne le 21 juin 2007.

Fernand Dumont (1927-1997) a profondément marqué la sociologie québécoise aussi bien par la profondeur de ses analyses que par sa contribution à l’essor des sciences sociales et son engagement envers sa société. Professeur au Département de sociologie de l’Université Laval, ses enseignements firent autorité dans les domaines de la sociologie de la culture et de l’épistémologie. Il fonda la revue Recherches sociographiques, créa l’Institut québécois de recherche sur la culture et fut l’un des pères de la Charte de la langue française. Il devint membre du bureau de direction de l’AISLF en 1965, président en 1975 et président d’honneur en 1978.

Pour l’essentiel, l’œuvre de Fernand Dumont se déploie dans trois directions convergentes : analyser et critiquer les fondements épistémologiques des savoirs propres aux sciences humaines (il rédigea sa thèse de doctorat sur ce thème), comprendre les assises de la culture moderne, étudier sous ses différentes facettes la culture québécoise. Trois ouvrages clés illustrent bien un tel projet savant : L’Anthropologie en l’absence de l’homme (Paris, PUF, 1981), Le Lieu de l’homme. La Culture comme distance et mémoire (Montréal, HMH, 1968) et Genèse de la société québécoise (Montréal, Boréal, 1993), auxquels s’ajoutent maints autres ouvrages importants, notamment Les Idéologies (Paris, PUF, 1974), L’Institution de la théologie (Montréal, Fides, 1987), Le Sort de la culture (Montréal, Hexagone, 1995), Raisons communes (Montréal, Boréal, 1995) ainsi que son premier livre de nature plus épistémologique, La Dialectique de l’objet économique (Paris, Anthropos, 1970) [1]

À la suite de la publication de son livre majeur, soit Le Lieu de l’homme, d’aucuns ont soutenu que la production savante de Fernand Dumont était trop théorique, difficile à appliquer aux réalités les plus quotidiennes. L’article présenté dans ce numéro de SociologieS et intitulé L’Idée de développement culturel : esquisse pour une psychanalyse permet tant de nuancer un tel jugement que de monter toute la richesse des analyses de Fernand Dumont sur la culture moderne.

À mon sens, trois aspects de l’article en question méritent une attention particulière. D’abord, ce texte révèle les nombreuses possibilités d’ancrage empirique des élaborations théoriques de Fernand Dumont, attendu qu’il examine et critique une réalité concrète et pertinente qui semble « s’imposer de soi comme un impératif fatal » , soit l’idée de développement culturel. Ensuite, cet article illustre bien la méthode d’analyse de Fernand Dumont qui s’apparente ici à la psychanalyse en ce sens qu’elle vise à reconstituer la genèse et les significations profondes du thème à l’étude. Toutefois, rappelons que la démarche savante de Fernand Dumont, pour refuser de s’inscrire dans une posture fondée sur un positivisme de la rupture, n’en est pas moins fort critique à l’endroit de toute sociologie spontanée qui se limite à décrire la conscience des acteurs sociaux. Chez Fernand Dumont, l’interprétation est toujours issue d’une première démarche d’objectivation, puis d’un sérieux travail d’analyse. Enfin, l’étude proposée par Fernand Dumont de l’idéologie du développement culturel nous conduit au cœur de sa théorie générale de la culture moderne et ouvre des pistes de recherche sur les avatars de la culture contemporaine.

Dans cet article, le point de départ de Fernand Dumont est une interrogation sur l’émergence de l’idée de développement culturel, thème particulièrement important au Québec au cours des années 1970-1980, comme ailleurs en Occident au demeurant. À l’instar de la psychanalyse, l’auteur nous propose de reconstituer la genèse d’une telle idéologie afin de répondre à deux questions. D’abord, de quelle culture s’agit-il lorsque nous parlons de développement culturel ? Ensuite, pourquoi le développement ? Une telle démarche amène l’auteur à circonscrire les assises de la culture moderne et, par la suite, à s’interroger sur son avenir.

L’idée de développement est d’abord vue comme une méta-théorie qui fait référence à l’idée de changement social. Ce qui est ici en cause, c’est bien sûr l’idéologie fondamentale du monde moderne, celle de l’historicité, soit une idéologie marquée par le fait que « notre conscience de la société n’est rien d’autre que sa production par elle-même ». Mais comment penser le fait que nous puissions penser une telle lecture du monde ? Quel est cet ailleurs, ce lieu de la pensée, ce dédoublement de la culture qui nous amène à concevoir une telle réalité au dessus des sujets singuliers ? Et cet ailleurs ne fait-il pas lui-même partie de la culture ? Un tel questionnement constitue le point nodal des principales analyses de Dumont de la culture moderne.

D’entrée de jeu, l’auteur aborde de manière très empirique la question de l’idée de développement culturel, qui est en fait une idéologie. Il tâche d’en retracer la genèse. Pour ce faire, Dumont emprunte deux voies dont le tracé traverse nos existences quotidiennes : l’étude des politiques dites culturelles et de l’idéologie de la participation. Il montre que les politiques dites culturelles mettent surtout l’emphase sur la culture comme production (les productions artistiques bien sûr, mais aussi les productions « savantes » et les grandes idéologies) et comme consommation, dont l’école est évidemment l’un des principaux lieux de diffusion et donc de socialisation à de tels produits « culturels ». Quant à l’idéologie de la participation, il appert que son ambition première est de tenter de réconcilier rationalité et culture dans une sorte de dépassement des genres de vie et des solidarités premières en vue de la production de la société par elle-même selon des formes multiples (par exemple la forme technocratique), depuis l’économie jusqu’à la culture. Ces deux exemples amènent Fernand Dumont à soutenir que l’idée de développement culturel conduit à celle de « production ».

Les observations précédentes incitent alors l’auteur à élargir son champ d’analyse, plus particulièrement à inscrire la genèse des deux phénomènes en cause dans une perspective historique de plus grande amplitude. Aussi Fernand Dumont s’emploie-t-il à repérer les fondements de la conscience moderne en regard de la conscience historique antique ou médiévale : l’homme moderne est production, il se définit par ses œuvres, n’a d’être qu’historique, ce qu’illustre différents champs du savoir, tels l’économie qui dissout la culture dans la raison et donne des repères à l’idée de progrès, l’histoire qui inscrit la production de la culture dans une perspective temporelle, ou encore les sciences politiques qui, notamment par l’importance accordée aux théories du contrat, conçoivent de quelle manière la société pourrait se produire. À l’aube des Lumières les chemins ombragés de la culture s’éclaircissent : celle-ci devient plus un projet de la Raison qu’un véritable tissu social : la culture « est moins reçue que produite, elle tient moins aux genres de vie où sont sédimentées des valeurs qu’à un programme de culture confectionné par des spécialistes et inculqué à des sujets sociaux ». Autrement dit, dans la conscience moderne naissante la culture se fractionne : d’un côté, le poids des coutumes, les croyances, les genres de vie, bref le tissu social de notre premier rapport au monde ; de l’autre, cette méta-théorie qui fait de la culture ce qui interprète à distance nos expériences concrètes et tente de leur donner une signification seconde. Évidemment, on l’aura compris, la culture comme tissu social est progressivement éclipsée au profit du développement culturel, forme singulière mais solidaire de la culture comme production.

Chemin faisant, le lecteur est progressivement introduit à la théorie dumontienne de la culture. L’auteur analyse la culture comme mémoire, mais aussi et surtout comme « distance ». Distance entre la vie quotidienne et toutes les entreprises humaines qui visent à donner une signification au monde, depuis la religion jusqu’à la science ; distance entre ce qui est donné, c’est-à-dire la culture comme milieu ou expérience concrète du monde, donc comme signification première, et ce qui est une véritable construction, soit la culture comme horizon marqué par différentes formes de stylisation qui impriment une signification seconde. Fernand Dumont considère que « c’est cette distance qui définit le mieux la culture elle-même » et que la modernité repose en grande partie « sur le sentiment d’un déchirement entre le monde du sens et les formes concrètes de l’existence » (Le Lieu de l’Homme). L’idée de développement culturel est donc l’expression parfaite du fossé grandissant qui sépare la culture première de la culture seconde, voire de l’« asservissement » de l’une par l’autre, ce qui interpelle l’esprit critique du sociologue.

Toutefois, si la culture seconde déconsidère la culture première, elle ne lui tourne pas complètement le dos puisqu’elle la pense, ce qui lui donne vie, et qu’elle la regarde parfois avec nostalgie, ce qui est un rappel de son inéluctable présence. Mais justement, cette présence, produit historique du dédoublement, peut-elle transcender sa condition d’objet de nostalgie ou est-elle en voie de disparition ?

À la fin de son article, Fernand Dumont soulève cette question. Son propos se termine sur un programme de travail, mais plus fondamentalement sur une hypothèse générale aujourd’hui mieux fondée qu’il y a un quart de siècle : celle d’un possible renversement de tendance. L’idéologie de la production n’aurait-elle pas atteint certaines limites ? L’effritement des utopies, la remise en question de l’idéologie du développement, dont celle du progrès, la  revalorisation de la singularité des genres de vie et des solidarités de base, de même l’invasion de la vie quotidienne dans des sphères comme l’école, les associations, voire les milieux de travail, témoignent peut-être d’un tel renversement de perspective. Si tel est le cas, nous sommes en présence « d’une puissante transformation sociale » nous dit Fernand Dumont, changement susceptible de conduire à un nouveau rapport entre culture première et culture seconde, voire à l’élaboration d’une nouvelle philosophie de l’histoire.

Bonne lecture !

Pour citer cet article

Daniel Mercure, « Fernand Dumont et la sociologie de la culture », SociologieS [En ligne], Découvertes / Redécouvertes, Fernand Dumont, mis en ligne le 21 juin 2007, consulté le 22 mai 2019. URL : http://journals.openedition.org/sociologies/158.

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[7]

Fernand Dumont

sociologue, Université Laval

L’idée de développement culturel :
esquisse pour une psychanalyse
.”

Un article originalement publié dans la revue Sociologie et sociétés, vol. 11, no 1, avril 1979, pp. 7-32. Numéro intitulé : “Critique sociale et création culturelle.”

Introduction

L'idée de développement culturel est à la mode, aussi bien dans les cercles politiques que dans les enceintes scientifiques. À première vue, elle s'impose de soi, comme un impératif fatal de l'histoire présente. Doit-on l’accepter sans autre examen, se presser d'en tirer des stratégies pour les luttes politiques et les entreprises de recherche ? Ne serait-il pas pertinent de prendre distance, de s'interroger sur son émergence ? Il m'a semblé qu'il fallait consentir à cet examen préalable, du moins à en tracer les intentions et le programme.

À moins que le sociologue veuille se borner à orchestrer les mouvements d'opinions de son temps, une idéologie à la mode, celle du développement culturel par exemple, éveille chez lui le soupçon, suscite la recherche. Le sociologue, c'est du moins ma conviction, ne prend pas place sans réticences dans les « mouvements sociaux » ou la « lutte des classes ». Il le fait comme citoyen, bien entendu, mais la pratique de la sociologie ne lui confère pas le statut de Citoyen, avec majuscule. Somme toute, l’ambition de notre métier est modeste : alors que les hommes font l’histoire, courent vers des objectifs et des fins, par un mouvement de renverse assez singulier, nous essayons de comprendre pourquoi. Alors que les sociétés descendent les rivières du temps qui mènent à un avenir hypothétique, il nous revient de les remonter vers leurs sources. Nous procédons ainsi, pour les sociétés, un peu [8] comme le font les psychanalystes pour les personnes. Nous reconstituons des genèses. Pour commencer. Car le recours aux genèses est aussi révélation des possibles.

Je voudrais me livrer à une tentative de ce genre en m'attardant à une psychanalyse de l’idée (ou de l’idéologie, comme on voudra) de développement culturel. L'idée est à la mode, disais-je ; elle ne semble pas faire question comme postulat de l'action ou de la recherche. Elle s'offre donc à la critique. Non pas à une critique stérile, mais à une reprise en profondeur de ce qu'elle suggère en surface.

4Dans un article aux dimensions forcément limitées, je ne pourrai que repérer des jalons, le mouvement d'ensemble d'une analyse. Je ne m'en excuserai pas. Car je ne voudrais, au fond, que mettre en évidence une question première : de quelle culture s'agit-il lorsque nous parions de développement culturel ? Mais, par une sorte de paradoxe, cette question reflue vers une autre : pourquoi le développement ?

I

L'idée de développement, prise cette fois en elle-même et sans adjectif, est un thème commode que l'on se repasse dans les colloques et qui fait utilement consensus. Elle constitue, ces années-ci, une idéologie dominante. On y retrouve les droites et les gauches. L'emploi du vocable rallie l'unanimité au-delà des vives querelles et des multiples doctrines qui inspirent les interprétations du changement social. Phénomène politique étonnant au moment où le « pluralisme », tant vanté naguère, confine à l’éclatement social, où se juxtaposent de façon plus aiguë que jamais les soucis d'une existence privée de plus en plus fermée sur elle-même et les conflits sociaux. En tout cas, n'importe quel étudiant ne manquera pas, pour définir dans son ensemble révolution du Québec, d'énumérer les trois âges dont lui ont parlé ses professeurs : après la période de la « conservation », nous avons connu celle du « rattrapage », et nous voici enfin à l'âge du « développement »... L'idée de développement désigne une sorte de méta-politique ; non pas, certes, une unification des projets, mais tout au moins la possibilité de discuter de leur pluralité et de leurs affrontements [2].

Je crois discerner un phénomène semblable dans la sociologie. Dans notre discipline, l’idée de développement fait office, de façon analogue, de [9] méta-théorie. Pourtant, jamais comme depuis une vingtaine d'années, les théories sociologiques n'auront autant proliféré. Un sociologue de ce temps ne saurait vieillir en paix sans avoir réinventé pour son compte la sociologie. Rien là pour nous étonner beaucoup : on constate la même chose pour la littérature ou la philosophie. L'éclatement des cultures provoque, entre autres conséquences, l’éclatement des sociologies qui les étudient ou prétendent en rendre compte. Née de la désintégration sociale, il serait surprenant que la sociologie puisse s'en faire ailleurs, dans un empyrée des idées, une représentation cohérente et qui suscite un consensus même chez les sociologues... Il est d'autant plus frappant que, malgré tout, aucune de ces théories générales qui s'affrontent et s'opposent ne récuse la référence à l’idée de « changement social » et à sa parente, celle de « développement ». Dans la cacophonie de la sociologie contemporaine, il y a là comme un « ciel des fixes ». Un étudiant en sociologie sera spontanément d'accord si vous lui proposez l'axiome suivant : toute théorie doit être une interprétation du changement, et ce changement devrait être idéalement un développement... Peut-être y a-t-il là une ruse des sociologues pour définir désespérément l'unité de leur discipline. Ruse qui n'est pas récente. Depuis Saint-Simon, on ne trouverait sans doute pas d'autre convergence foncière de la sociologie : un grand cercle où se déroulent explorations, modes et querelles ; une espèce de méta-sociologie, je le répète.

Une méta-politique, une méta-sociologie : donc, une idéologie comme les autres ?

Pourquoi pas, après tout. Il est vrai que l'on nous annonce de divers côtés que, dans une société dite « post-industrielle », enfin nous aurions accédé à un âge de l'histoire où seule régnerait l'historicité, la conscience que la société n'est rien d'autre que sa production par elle-même. Je veux bien. Mais l’interprétation d'une telle société, comme de toutes celles qui l'ont précédée, ne pourra se borner à repasser, par une redondance impossible et d'ailleurs inutile, sur les actions, les motifs, les structures d'une pareille production. Le sociologue ne saurait ambitionner de s’identifier à ce point avec les agents sociaux. Après tout, il est lui-même un agent, et qui produit de la sociologie pendant que les autres produisent autre chose. S’il prétend interpréter, il faut qu'il soit de quelque manière ailleurs que les autres sujets sociaux : dans un ailleurs en pensée, dans un lieu où il lui semble possible de concevoir des ensembles qui soient fondés autrement que dans les consciences limitées des sujets sociaux particuliers. Aujourd’hui comme hier, demain comme aujourd'hui, on ne voit pas comment on pourrait récuser une méta-histoire, sans quoi il n'y aurait ni politique ni science des sociétés. La figure de cette méta-histoire a changé et changera encore : depuis Saint-Simon, c'est probablement là ce que nous avons appris de plus certain. Affirmer que l’heure est enfin venue où nous poumons nous en passer tout à fait, c'est abolir la sociologie... Sartre prédisait qu'un jour tout le monde serait écrivain ; sans doute pour se consoler de n'être, pour l’heure, que cela. Comme Flaubert...

Cette référence à l'univers méta-social n'est donc pas un préjugé dont il resterait à se départir. Il ne s'identifie pas à un a priori de principes ou de postulats qu'un simple déplacement « en esprit » (comme dirait Marx) suffirait [10] à dissiper. Il s'agit bien d'un lieu où l'on se tient pour penser. De ce lieu, la réflexion reçoit son impulsion initiale, ses orientations premières et sa justification, les images de sa positivité comme celles de ses valeurs. Bien sûr, cette sphère méta-sociale ne vient pas d'autre part que de la société où nous sommes, que de la société que nous prétendons penser. Mais, à l’encontre de tout ce que la société nous donne à concevoir, à diviser en catégories, en groupes, en classes, en instances ou en paliers, elle est l'assise pour penser tout cela. C'est l’ombre qui permet de faire la lumière.

Je suis conscient que ce que je viens de dire est difficile à admettre. Aussi bien, j'y reviendrai d'une manière ou de l'autre tout au long de cet article. Je me borne, pour l’instant, à désigner les deux raisons principales pour lesquelles nous répugnons à cette reconnaissance.

Depuis longtemps, les sociologies ont voulu ramener les idéologies à une mince pellicule d'illusions, à une écume des structures collectives. Cela se comprend sans trop de peine. La sociologie se trouve, d'entrée de jeu, face aux idéologies qui sont comme sa contrepartie ; il lui faut les discréditer comme illusions pour se faire place. Que souhaiter de mieux qu'une société (la nôtre, pourquoi pas ?) où, les « visions du monde » étant supposément supprimées par la vie collective elle-même, la sociologie prendrait enfin leur place ?

Il y a une deuxième raison, à vrai dire étroitement parente de la précédente. Nous nous sommes peu à peu habitués à ne parler des idéologies qu'au pluriel, à la suite des conflits religieux, sociaux, partisans. Par l'effet de la polémique, les idéologies sont devenues tellement relatives que tous et chacun se sent porté à ne leur accorder qu'un poids bien léger. Là-dessus, il est piquant de constater que les gauches et les droites s'entendent, les hommes d'affaires qui insistent sur les priorités du développement économique comme les tenants du matérialisme dialectique qui insistent sur « la dernière instance ».

Paradoxalement, cette prolifération des idéologies, la relativité des sociologies et des opinions, font mieux apparaître l'irréductibilité de la production idéologique. On commence enfin à le reconnaître. François Chatelet, que l'on ne peut guère soupçonner d’idéalisme, écrit dans un ouvrage récent : « L'idéologie est une configuration instable et cependant limitée d'éléments représentatifs abstraits et empiriques ; mais ces représentations ne représentent rien ; elles inventent le réel – au sens où on dit que le spéléologue "invente" une grotte – elles se le présentent et cela, sans que jamais on puisse assigner un référent à partir de quoi cette présentation aurait lieu. Non seulement, il n'y a pas une instance qui permettrait d'expliquer la production idéologique en général, quelque raffinement que l'on mette à imaginer des médiations ou des modalités causales ; mais encore, pour une configuration donnée, il semble que cette invention se nourrisse d'un aliment où entrent des ingrédients de nature si différente que conférer à l'un d'eux la prééminence serait s'interdire l'intelligibilité [3] ».

[11]

Évidemment, l'idéologie ne se dérobe pas à l'explication. Il n'est pas question non plus de chercher uniquement en elle-même ses raisons d'être, encore moins de l'isoler, comme un en soi, des autres instances des structures sociales. Il faut seulement refuser la tentation de lui récuser un mode propre, et par conséquent, une source spécifique de production. Une fois cela admis, le sociologue n'est pas condamné à entériner l'idéologie : ne se dérobe pas à l'explication. Il n'est pas question non plus de chercher uniquement en elle-même ses raisons d'être, encore moins de l'isoler, comme un en soi, des autres instances des structures sociales. Il faut seulement refuser la tentation de lui récuser un mode propre, et par conséquent, une source spécifique de production. Une fois cela admis, le sociologue n'est pas condamné à entériner l'idéologie : il lui est loisible de revenir sur elle, comme il lui est possible de revenir sur sa propre démarche, de prendre conscience autant qu'il peut de ce qui lui donne ainsi à penser. Entreprise qui, à bien des égards, ressemble à celle du psychanalyste : celui-ci non plus ne prétend pas rendre l'inconscient transparent, et pourtant il trouve moyen d'en sonder les profondeurs.

Si l’idée de développement est bien, comme je l'ai suggéré, la figure du monde méta-social de notre temps, son idéologie fondatrice, on devrait pouvoir poursuivre, à son propos, un pareil travail critique. Je me limiterai ici à ce qui n'est, à première vue, que l'un de ses aspects, à ce qui semble son dernier avatar : l'idée de développement culturel. Mais nous verrons que ce rejeton est, à vrai dire, la matrice initiale.

Pour aborder une « psychanalyse » des idéologies du développement culturel, plusieurs pistes s’offrent à nous. Ne nous en désolons pas : la redescente vers les profondeurs sociales peut toujours, en surface, trouver toutes sortes de points de départ. Choisir ceux-ci plutôt que ceux-là est, au fond, indifférent : à la condition que les signes de surface permettent l’accès à ce qui est sous-jacent. Le reste relève des a priori théoriques qui donnent d'avance ce que l'on va feindre de découvrir ensuite. Les « instances » des sociologues (économique, politique, idéologique – peu importe les versions, elles sont nombreuses) ne constituent qu’un horizon, comme les « instances » des psychanalystes : sans quoi on n'aurait qu’à distribuer aux agents sociaux (ou aux patients) un « petit catéchisme des profondeurs ».

Fort de cette conviction, nous choisirons deux voies d'accès parmi toutes celles, infiniment plus nombreuses, qui sont praticables. Elles ne demandent d’ailleurs aucun effort préalable pour être repérées.

II

La première nous sera fournie par les orientations des politiques dites « culturelles » que l’on retrouve un peu partout dans les pays d’Occident, de même que par les discussions courantes qu’elles suscitent.

Pour l’essentiel, ces politiques visent à encourager la production de la culture par les « créateurs » et la consommation de la culture par la population. [12] Des mesures de plus en plus raffinées sont conçues pour venir en aide à l'écrivain, au peintre, au sculpteur, aux troupes de théâtre, aux chercheurs. Une société normale ne doit-elle pas encourager l'art et la science qui sont son ornement ? Cela ne suscite pas nécessairement le développement économique ; mais, après tout, pourquoi ne pas consentir, en marge et par surcroît, à ce qui n'est pas rentable ? L'État consacre aussi des dépenses au bien-être, à la santé, aux chômeurs... Par ailleurs, ne faut-il pas s'inquiéter du faible taux de lecture de notre population, du peu de cas qu'elle fait de nos musées, des produits de l'art et de la science qui constituent la culture ? Une pédagogie appropriée requiert des spécialistes et une part des budgets publics.

Dans le cas des politiques qui s'adressent aux créateurs comme pour celles qui s'adressent à la population, l’idée de fond est facile à déceler : la culture est une production ; il faut donc l’aborder par les deux bouts de la chaîne, les deux extrémités du marché, le producteur et le consommateur.

La « politique culturelle » ainsi définie ne concerne, en principe, qu’un secteur limité des préoccupations de l’État : habituellement, un ministère. Il y a aussi les loisirs « socio-culturels » (frange obscure et territoire contesté, au Québec, entre le ministère des Affaires culturelles et le Haut-Commissariat aux loisirs et aux sports). Il y a aussi l’Éducation qui, d’ordinaire en Occident, occupe le devant de la scène : survivance du temps où l'éducation des enfants et des adolescents constituait la politique culturelle. En ces domaines plus larges, la logique n'est pas différente. On calcule soigneusement le nombre de citoyens qui participent aux loisirs organisés ou qui passent par l’une ou l’autre des filières de la scolarisation ; il s’agit toujours de produire de la culture et de rendre cette production accessible.

La contestation elle-même épouse souvent une semblable logique. Je m’attarderai à un exemple, particulièrement révélateur : aux polémiques qui portent sur la « démocratie scolaire ».

Depuis des siècles, l’idéal d'une démocratisation de l’école représente l’inspiration première du développement culturel. On a ambitionné d'étendre la scolarisation au plus grand nombre d’enfants possible et à des catégories d’âges de plus en plus élevées. Encore aujourd’hui, les statistiques officielles de tous les pays du monde mesurent ainsi l’extension du progrès de la culture. Entré dans cette voie au début des années 60, le Québec ne fait pas autrement. On n'ose guère dire ouvertement, de crainte d’être rangé parmi les retardataires, qu’il s'agit là peut-être d'une « fausse scolarisation », que le nombre des jeunes confinés dans les écoles ne nous apprend rien sur la qualité des apprentissages, que l’école n'est pas nécessairement le meilleur lieu pour apprendre, que ces statistiques et les débats qui s'ensuivent masquent la pauvreté des apprentissages en milieu de travail... Mais la discussion publique n’a guère de chance de s'engager dans ces sentiers. L’école est devenue le monde officiel de la production de la culture. Ou, si on préfère, elle est la culture commune en tant que production. Ce qui n’est pas mesurable en termes de programmes, de diplômes, de corporations de producteurs-professeurs n’a guère d'intérêt.

[13]

Plus récemment, on a contesté cette vue des choses, en élargissant le contexte où la fréquentation scolaire devrait être considérée. On a étudié l'origine sociale des enfants qui fréquentent les écoles, particulièrement l'université. On a vite découvert que, par exemple, le pourcentage des fils d'ouvriers n'est pas proportionné à celui des fils de professionnels. La démocratie n'exigerait-elle pas que soient rétablies de justes proportions ? Cet objectif, qui semble aller de soi, comporte des postulats cachés. D'abord, on en reste toujours dans l'aire de la production scolaire, qu'il s'agirait de répartir plus « équitablement ». Ensuite, un jugement est porté sur les classes populaires, qui est après tout péjoratif : par une ponction mathématiquement équitable, on en sortirait, pour en faire des médecins, des avocats... ou des sociologues, les enfants les plus intelligents... Ce qui insinue qu'il n'est pas utile d'être intelligent pour faire métier de paysan ou d'ouvrier. En tout cas, si on parvenait à une « équité » ainsi conçue, le vieil idéal et le vieil alibi de la bourgeoisie seraient assurés : la mobilité sociale, les hiérarchies seraient fondées rigoureusement sur les échelles d'intelligence et d'aptitudes scolaires.

Plus récemment, on s'est aperçu que le problème était peut-être ailleurs dans une certaine culture préalable, faite de manières de dire et de penser, que des origines sociales contribuent à entretenir en dehors des écoles et que celles-ci entérinent sans le reconnaître officiellement. On s'est mis à examiner les manuels pour y déceler les signes de la culture bourgeoise : « dans telle illustration, je vois un enfant qui joue du piano; mais dans combien de familles de Saint-Henri y a-t-il des pianos ?... » Et ainsi de suite : on remplirait bien des pages avec les constats de ce genre d'enquêtes. Pour conclure à quoi ? Que les enfants du peuple ne devraient jamais voir un piano, lire un livre, connaître Mozart ou Valéry ? Cette façon de poser le problème, que je ramène à l'absurde, est en apparence l'inverse de la précédente ; elle renvoie pourtant aux mêmes postulats et aux mêmes conséquences. Une école pour la bourgeoisie, qui tiendrait compte de la plus large culture bourgeoise ; une école pour le peuple, rigoureusement cloisonnée par rapport à la précédente ? La bourgeoisie serait toujours assurée de son statut ; et la production culturelle serait mieux qu'avant une production de classe...

Reste encore une dernière solution, la plus récente, la moins avouée, mais quand même pratiquée ici et là. Pourquoi ne pas utiliser l'école elle-même pour briser le système culturel qu'elle incarne ? Les enfants du peuple seront autorisés, par exemple, à écrire le français comme ils l'entendent ; on abolira les notes d'examens qui sont censées favoriser les enfants de la bourgeoisie ; on contingentera l'entrée dans les collèges en fonction de l'origine sociale... Si ces pratiques s'étendaient, on en voit les conséquences. Les enfants du peuple accepteront-ils longtemps ce paternalisme qui en fait des mineurs qu'il faudrait protéger à cause d'une pauvreté intellectuelle native ? L'école n'est pas tout : quand viendra l'heure de trouver du travail, d'entrer dans les corps professionnels (y compris celui des professeurs), les vieux systèmes de patronage bourgeois prendront d'autant mieux leur revanche que l'école aura entériné dès le départ une discrimination d'origine sociale.

On tourne donc en rond. Cependant ce circuit comporte un enseignement. L'idée du développement culturel qui est à la base de toutes ces polémiques [14] est partout la même, et elle inspire aussi bien les gauches que les droites : la culture est une production, dont l'école est l'usine principale ; la question se résume au partage et à la consommation de cette production. Nous retrouvons la vision de fond qui inspire les politiques culturelles plus larges.

Cette vision, nous allons la retrouver par une autre voie. Refaisons, en effet, surface pour reprendre en un point différent la descente dans les profondeurs.

III

L'idéologie de la participation s'est épanouie au printemps de la Révolution tranquille. Elle a inspiré les comités de citoyens, les tentatives de réaménagement régional et certains partis politiques. On s'y réfère moins volontiers aujourd'hui. A-t-elle été disqualifiée par un usage intempestif ou par l'usure de plus en plus rapide des modes ? Elle conserve néanmoins valeur de symptôme pour une psychanalyse des usages politiques de la culture.

Elle exprime, en effet, une attitude plus durable, et qui a une portée plus lointaine que les mouvances de l'opinion. Cette attitude oppose, et veut réconcilier, la rationalité et la culture. La rationalité, c'est l'exploitation méthodique des ressources, l'efficacité administrative, la planification rigoureuse ; la participation, c'est le recours à la libre action des citoyens, à leurs besoins librement exprimés, à leur présence concrètement manifestée. On aurait ainsi surmonté enfin la grande dichotomie des temps modernes : la technique et le vécu, la raison et le sentiment.

Malgré le vocabulaire rajeuni, l'idée n'est pas nouvelle. Ce qui, loin de lui enlever du poids pour notre analyse, lui en confère, au contraire.

Elle exprime la vieille dualité, longtemps cachée, ouvertement proférée grâce à elle, des démocraties occidentales. Dualité qui se manifeste de diverses manières : dualité du politicien professionnel et du citoyen ordinaire, dualité de l'administrateur et du représentant du peuple, dualité de l'expert et du politicien, dualité du spécialiste et de l'homme de la rue... Comment avoir part aux décisions de ceux qui savent ? Interrogation aussi ancienne que la démocratie, que les Grecs s'étaient déjà posée et que les idéologies de l’auto-gestion proposent à notre époque d'une façon aiguë [4].

Question fort concrète, au surplus. Idéalement, pour la résoudre, il faudrait que le non-expert partage de quelque manière le savoir de l'expert. Tous les citoyens devraient être un peu économistes, ingénieurs, sociologues, etc. Ainsi conçu, l'idéal est évidemment impraticable. Par la participation, on peut entendre autre chose : que la « rationalité » poursuit sa voie selon ses propres critères ; que le vécu des citoyens a aussi ses raisons, d'un autre poids qui n'est pourtant pas négligeable, puisqu'il représente l'au-delà et la fin de la [15] rationalité. La « rationalité » est prise comme une donnée. Le « désenchantement » du monde, dont parlait Weber à la suite de Nietzsche, était encore considéré par lui comme un vecteur historique, sans doute irrépressible, mais relevant quand même d'un mouvement de culture ; aujourd'hui, ce « désenchantement » est considéré comme un acquis, conquête d'une raison quasi intemporelle sur les coutumes et les traditions arbitraires. Aussi, la participation devrait puiser ses ressources dans la « vertu démocratique », dans le vouloir des citoyens « éclairés » et groupés en comités ou en « mouvements sociaux »

D'où les citoyens tireront-ils cette vertu et ce vouloir ?

À première vue, à quoi opposer le savoir, techniquement et politiquement aggloméré dans les administrations et les expertises ? À un vécu intemporel ou confiné aux consciences individuelles ? Ne serait-ce pas plutôt à des genres de vie, c'est-à-dire à des conceptions de l'existence incarnées dans des solidarités communautaires ? Or ce que l'on appelle « rationalité » s'est justement constitué, comme idéal et comme monde, par la destruction de ces genres de vie et de ces solidarités. Dès lors, la participation apparaît comme une sorte de récupération en esprit de ce qui a été perdu en fait.

Réconciliation idéaliste qui ignore ou masque ses médiations. À cette réconciliation, il faut des « animateurs », des spécialistes. Ce ne sont pas des technocrates, mais ce ne sont pas non plus des « citoyens ordinaires ». L'École s'interpose ici encore. Et avec elle, le pédagogue, producteur de participation. Celui-ci est neutre, simple accoucheur de ce qui déjà devrait se trouver dans la conscience quotidienne du citoyen. On le voudrait. Mais, de l'instruction à la maïeutique, la pente est difficile à remonter. Étant donné la complexité des stratégies économiques, le fouillis des législations et des règlements, les pouvoirs de toutes sortes, la prise de conscience ne doit-elle pas faire place à l'enseignement, et comme souvent il faut faire court, à la propagande ? L'idéologie de la participation fait place peu à peu à la participation idéologique.

Cela ne nous éloigne guère des tactiques de la grande entreprise capitaliste. Celle-ci, après avoir procédé à une division technique du travail qui détruisait les métiers et les solidarités concrètes des travailleurs, y a ajouté des techniques de participation (le mot y était déjà) qui devait mobiliser les sentiments d'adhésion, produire des communautés (participation aux bénéfices, loisirs organisés par l'entreprise, dîners annuels des retraités, etc.). La propagande y est médiation entre la rationalité et le sentiment. Les régimes totalitaires l'ont d'ailleurs aussi bien compris que la grande entreprise capitaliste : sauf que la propagande s'y appuie, au surplus, sur le « prolétariat » ou la « nation », transformés en mythes dont l'interprète est le Parti.

Pour s'en expliquer, il suffit de se reporter à des considérations élémentaires. Les lieux des expertises, les endroits où s’exercent les pouvoirs, les secteurs administratifs sont devenus si nombreux qu'on voit mal comment un individu-citoyen pourrait y être efficace. Les organismes voués à la participation ou au contrôle démocratique se sont eux-mêmes multipliés : comment être effectivement présent à son syndicat, à sa coopérative de consommation, à sa caisse populaire, à sa ligue des citoyens, à son comité de quartier, à [16] son association de locataires, à la cellule de son parti, etc. Il faudrait être un citoyen professionnel pour y arriver, et encore... Aussi le citoyen tout court se lasse vite. Il a l'impression qu'il lui faudrait se dépouiller des sources de sa participation, de sa vie quotidienne, pour participer. Il se doute bien que la participation qu'on lui propose n'est qu'une duplication de la technocratie qu'on l'invite à contester.

De plus, pareil déplacement idéologique oublie ou masque les différences de culture entre les classes sociales. Les études effectuées sur les milieux « populaires » y montrent la persistance vigoureuse des liens de voisinage et de parenté. La vie communautaire y est encore intense, alors que, dans les quartiers de bourgeoisie ou de « classes moyennes », les relations reposent sur des projets plus individuels et le cercle resserré de la vie privée. Cela, Marx l'avait déjà souligné. Conçue en termes de comités, de réunions, de documentation, la participation serait-elle donc la marque, et la compensation, d'une conscience privée devenue malheureuse ? On est tenté de le croire quand on voit le paradoxe de fils de bourgeois de la haute ville, dépouillés de toute vie communautaire de quartier, descendre à la basse ville pour « organiser » des gens qui sont déjà pourvus de cette vie communautaire... Idéologie de la participation qui confine à l'idéologie de l'école, et qui rappelle la vieille idéologie des « Lumières » que confessait la bourgeoisie « éclairée » du xviiie siècle.

Il faut aller plus loin, mettre en cause cette idéologie de la « rationalité » qui paraît se présenter à nous comme un donné infrangible. La notion de « rationalité », ainsi utilisée, est composite. Elle désigne aussi bien des modes d'organisation sociale, des entreprises de planification, la technique au sens strict. Or, s’il est évident qu'organisations et planifications comportent des visées rationnelles, des calculs, une économie consciemment élaborée des moyens, il est tout autant évident qu'elles englobent des prises de position plus ou moins avouées sur les fins, des justifications qui font appel à d'autres valeurs que la raison. Dans cette marge la technocratie trouve la légitimité de son statut et un pouvoir de décider que la raison pure ne saurait, à elle seule, confirmer. La « raison » ne dit pas les choix proprement politiques entre des possibles qu'elle décèle sans doute mais sans pouvoir trancher à partir de ses strictes ressources. Faut-il opter par exemple, pour une politique des autoroutes ou une politique du logement ? Pari de civilisation, ou de culture.

Se rabattra-t-on sur une vue plus étroite de la « rationalité », se bornera-t-on à la technique au sens le plus strict du terme ? On n'y pourrait déceler des fondements plus certains. Ce que nous appelons globalement la « technique », renvoie, en fait, à deux secteurs différents des changements de la technologie : d'une part, à un enchaînement de plus en plus rationnel des mécanismes ou des opérations ; d'autre part, à des besoins humains ou aux représentations qu'on s'en fait. Il est impossible de dissocier ces deux dimensions dans l'histoire de la technique. Ce qui exclut que les idéologies du progrès puissent trouver là, comme en un dernier refuge, un terrain d'application certain [5].

[17]

À tout prendre, les idéologies qui conçoivent la participation en contrepartie de la rationalité, parce qu'elles font de la rationalité un donné, font de la participation une reduplication de l'idéologie technocratique. La culture y fonctionne comme une technique d'appoint. Cette participation, qui est un complément et un soutien, est plus encore généralisation de l'idéologie selon laquelle la société n'est rien d'autre qu'une production de la société par elle-même : production de l'économie, production de l'organisation, production de la politique, production finalement de la culture...

IV

Les deux exemples que nous avons choisis ne permettent certes pas de peindre en son ensemble le paysage idéologique où se profilent les essais et erreurs qui se réclament du développement culturel. Nous l'avons dit : ce n'était pas notre intention de décrire ce paysage, mais plutôt de nous donner accès à une couche plus profonde et plus étendue d'un espace idéologique.

Retenons l'essentiel : l'idée de « développement culturel », comme celle de « développement » tout court, conduit foncièrement à celle de « production ». Poursuivons plus avant, en dégageant des thèmes qui demanderaient, on le verra sans peine, des analyses plus considérables.

45Il faudrait d'abord revenir aux sources de la conscience historique moderne, pour marquer ce que celle-ci a de foncièrement différent par comparaison avec les consciences historiques antique ou médiévale [6]. Dès la Renaissance, se dessine l'idée, ouvertement proclamée au xixe siècle, qu'il n'y a pas d'essence de l'homme, que celui-ci se définit par ses œuvres, qu'il n'a d'être qu'historique. Ce présupposé s'est ramifié en plusieurs directions.

Rappelons-en les principales [7].

Avec les schémas mécanicistes qui inspirent la pensée du Xviie siècle, et plus encore celles du xviiie siècle, la matière est offerte au travail. Mieux encore, elle-même est un travail. Il était fatal que cette conception des choses soit reportée sur le monde de l'homme, sur la société. Les théories du contrat social, malgré leurs multiples variantes, se ramènent toutes à un préjugé initial : on peut reconstituer la genèse des sociétés, en démonter les mécanismes constitutifs, les remonter selon d'autres modèles. Non pas, et Rousseau l'a bien noté, comme on fait l'histoire des coutumes, mais comme on imagine un modèle abstrait d'analyse ; il s'agit moins de retrouver des origines réelles que de concevoir comment la société pourrait se produire. Dans un pareil contexte, la culture elle-même apparaît fatalement comme production, livrée à la manipulation. L'économie politique du xviiie siècle définit, à ce propos, une [18] vue des choses qui est encore la nôtre aujourd'hui. La culture, le bloc mystérieux et pesant des traditions, des coutumes, des croyances est un défi pour la raison : on la transposera sur un terrain plus aisé. On en fera l'objet d'une psychologie des désirs et des préjugés. Dès lors, la culture n'est plus un tissu social ; elle se produit dans les comportements et le psychisme de l'individu. On fait sa part à l'irrationnel, croyant faire sa part à la culture. La culture devient objet d'étude et de dissolution par la raison. Celle-ci pourra comprendre ce qu'elle a commencé par réduire et par dénier. La culture s'insère dans le vaste concert, le vaste marché de la marchandise. Un économiste de cette époque l'a exprimé dans une jolie formule : ce ne sont pas seulement les richesses qui doivent circuler, dit-il, mais aussi « les désirs et espérance... [8] ».

La culture n'est pas expliquée ; elle est en promesse de l'être. Une vision du monde préfigure ce qu'on produira ensuite comme théorie. Le regard détourné de l'opacité troublante des coutumes, assuré de sa puissance d'intelligibilité, pourra se tourner vers les sociétés du passé et les considérer comme des productions. Faut-il rappeler une page classique de Marx, continuateur plus que contestataire de 1'« économie politique bourgeoise » ? « La société bourgeoise, écrit-il, est l'organisation historique de la production la plus développée et la plus variée qui soit. De ce fait, les catégories qui expriment les rapports de cette société et qui permettent d'en comprendre la structure permettent en même temps de rendre compte de la structure et des rapports de production de toutes les formes de sociétés disparues avec les débris et les éléments desquels elle s'est édifiée, dont certains vestiges, partiellement non encore dépassés, continuent de subsister en elle [9] ».

L'histoire passée est soumise à l'intelligibilité que, par grâce, offrent la société présente... et la bourgeoisie. On n'a pas eu de peine à faire de même pour les autres civilisations que celle d'Occident : des « barbares », de l'extérieur, des « primitifs » que la Raison, identifiée avec la culture européenne, aurait pour tâche d'expliquer sans en tirer de question pour les fins mêmes de sa propre entreprise.

Voici enfin que nous pourrions comprendre les cultures d'aujourd'hui, celles du passé, celles qui ne sont pas d’Occident. Nous les « comprenons », dans les deux sens du terme : en les analysant et en se les subordonnant. L'idée du progrès, et plus au fond, l'idée de production ont fait ce miracle. La raison explique la culture.

Par une feinte complémentaire, où se conjuguent les avènements de la bourgeoisie, de l'économie politique et du marxisme (qui consacre d'abord ce qu'il prétend dépasser), la culture ayant perdu son poids dans le présent, le retrouvera supposément dans un futur lointain. C'est dans l'avenir, dans l'extension des Lumières (et de la production) qu'adviendra la vraie culture. Un jour, espéraient les penseurs du xviiie siècle, la vérité prendra la place de l'erreur. Entendez, le savoir se substituera à la culture. Ou si on préfère un langage [19] plus contemporain : la technocratie produira de la culture. Un jour, proclameront plus tard les scientifiques, la culture sera devenue transparence : les hommes seront tous réconciliés dans la Cité des esprits. Pour Fourier, les désirs seront enfin accordés entre eux. Pour Marx, débarrassés seront les humains des médiations accessoires, la vie quotidienne réconciliera le travail et la fête, le savoir et le bricolage. Pour Freud ce sera plutôt le règne du Logos : la raison aura remplacé les vains phantasmes...

En définitive, deux façons d'envisager le développement culturel se discernent dans cette vaste stratégie idéologique. D'une part, il est possible de dominer le cours de l'histoire (passée et présente) par l’esprit : grâce aux Lumières, la Raison est devenue un produit de l'histoire. D'autre part, par une consécution qui semble aller de soi, il est possible de produire de l'histoire, de produire de l'avenir. L'idéologie du progrès n'aura été qu'une sorte d'aveu manifeste de tous ces postulats... de culture. Pour Auguste Comte, le père de nos sociologies, « la notion fondamentale du progrès (est) la première base nécessaire de toute véritable science sociale [10] ». Le progrès est, chez Comte, davantage qu'un concept scientifique : un a priori épistémologique. Quelle copieuse anthologie on pourrait réunir là-dessus ! Et qui nous conduirait jusqu'à la pratique la plus contemporaine de nos disciplines [11].

De l’« économie bourgeoise » du xviiie siècle jusqu'à aujourd'hui, la place de la culture s'est rétrécie au point où la Raison (bourgeoisie d’abord, technocratique et sociologique ensuite) a cru se rassurer sur son propre empire. En haut, dans le ciel désormais éclairé par la Raison, les mythes sont disparus ou vont disparaître. En bas, l'épaisseur des « préjugés », l'épaisseur des coutumes se dissipe peu à peu pour faire place à ce « marché du désir et de l'espérance » dont parlait tel économiste libéral du xviiie siècle.

La place est faite pour le développement culturel. Par défaut, justement, de la culture.

Cette vision du monde a servi de cadre d’interprétation aux processus d'urbanisation et d'industrialisation. Elle a offert aussi inspiration et justification à l'essor des industries culturelles. Il faut s'arrêter un instant à cette dernière expression. D'habitude, on désigne par là les entreprises et les produits des périodiques, du cinéma, du disque, de la radio, de la T.V., etc. : fabrication d'objets culturels à grande échelle, mise en marché de la culture déterminée, comme pour les autres objets, par les règles de la production plutôt que par les critères de la consommation. Mais la notion doit être élargie et reportée, en ses sources, à une origine plus lointaine, à l'idée que la culture est moins reçue que produite, qu'elle tient moins à des genres de vie où se sont sédimentées des valeurs qu'à un programme de culture confectionné par des spécialistes et inculqué à des sujets sociaux. En ce sens, l'école constituait déjà, il y a longtemps, le prototype des industries culturelles.

[20]

On fera remarquer que les idéologies du progrès sont partout contestées aujourd'hui et de divers côtés. C'est juste. Désertant la surface du discours, elles n'en demeurent que mieux ancrées, à l'abri des polémiques, dans les attitudes. À première vue, le progrès est remplacé, dans les discussions politiques et dans les travaux sociologiques, par l'obsession du changement social. Le « changement social » : expression courante qui mériterait d'être longuement analysée, moins dans ce qu'elle dit expressément que dans ses usages et dans le halo des suggestions qu’elle fournit. Nos sociétés changent, et que cela doive préoccuper au premier chef le politique et le sociologue ne fait de doute pour personne. Mais dans quel esprit traiter de ce changement ? Une brève enquête menée auprès d'étudiants en sociologie m'a été instructive : le changement est toujours vu spontanément comme bon en soi, il est changement pour le mieux ; le contraire du changement est un « retour en arrière » unanimement défini de façon péjorative. Ces indications ne font que confirmer ce que révèle plus explicitement à peu près n'importe quel écrit sociologique qui se donne une portée « théorique » : on exalte le changement, on espère pour demain une société autre. Quelle différence entre ces propos et les plus anciennes idéologies du progrès ? La référence aux utopies va le plus souvent dans le même sens. Stratégies qui déréalisent la culture d’à présent, en font un monde de l'ailleurs, un univers « idéaliste ».

On s'explique sans trop de mal pourquoi le « développement » est devenu l'univers méta-social de notre époque. Et pourquoi il a d'abord pris figure de la croissance économique, figure contre laquelle s'insurgent vainement ceux que préoccupe le développement culturel. Réduction du progrès et du développement, l'idée de croissance est commode ; elle fournit des repères de progrès, des indices de cumulation. Elle ramène les coutumes, les croyances, les genres de vie eux-mêmes à des obstacles, à des empêchements. On sait à quel point les théories du développement économique qui se sont multipliées aux lendemains de la dernière guerre reposaient sur de pareils postulats.

L'adjonction plus récente d'un vocable comme celui de « développement culturel » aurait changé tout cela ? Nous avons montré, croyons-nous, que l'on en peut douter. S'il s'agissait d'un simple jeu de mots, de l'addition d'un adjectif qui, sous prétexte d'élargissement, masque une contradiction radicale ? Qu'ajoute de nouveau à une conception de la croissance, définie en terme de production économique, une idée du développement où la culture est réduite à une production ? Miroitement idéologique superficiel que cette apparente restauration de la culture face à une économie dont elle a, depuis longtemps, épousé les lois et les modèles.

V

Nous parvenons au point névralgique de notre esquisse.

On se sera sans doute étonné que, traitant du développement culturel, nous n'ayions encore proposé aucune notion de la culture. Nous avons intentionnellement récusé le cheminement selon lequel on définit d'abord la culture [21] pour en venir ensuite à son développement. Ce cheminement suppose que la culture est un prérequis pour le développement. Or, nous croyons l'avoir assez suggéré, l'idée de développement culturel procède d'une mise en place idéologique de la culture.

Cette mise en place ayant été sommairement décrite, nous pouvons nous poser enfin la question : de quelle culture s'agit-il ?

Pour répondre, nous n'échapperons pas, dira-t-on, à la nécessité de rappeler d'abord quelques repères généraux qui conviendraient à toutes les cultures. Soyons conscients que ces repères relèvent de l'histoire, c'est-à-dire de ce que nos sociétés nous suggèrent. Isoler la culture pour la définir comme « entité » ou « instance » spécifique ne va pas de soi dans toutes les civilisations ; que cela nous paraisse s'imposer malgré tout, c'est déjà un premier indice, le plus révélateur, du sort que l'histoire que nous avons rappelée a fait à la culture.

La culture, c'est en somme ce qui confère signification au monde. Canguilhem y trouvait, en une sorte de définition minimale, « un code d'interprétation pour l'expérience humaine ». Un code, c'est-à-dire une référence de lecture et une référence partagée collectivement. Ce code est à double versant [12]. D'une part, la culture est un milieu : le monde n'est pas d'abord « naturel » ; il a été et demeure significatif par 1es relations que j'ai établies avec lui au sein de mes relations sociales de la prime enfance, le langage que j'ai épousé très tôt sans même en prendre conscience. La culture est, d'autre part, un horizon : les oeuvres de l'art ou de la science le montrent, mais aussi les efforts les plus humbles ou les plus complexes de chacun pour conférer un sens à la vie personnelle ou collective [13]. Avec une évidence rendue aiguë par cette société-ci où nous sommes, la culture est un donné et une construction.

Voilà, en gros, les instruments analytiques dont nous disposons. Ils ont donné naissance, à l’anthropologie (la culture comme milieu ou comme donné) et à l'esthétique (la culture comme horizon ou comme construction). Nous n'appliquerons donc pas de haut ces catégories à une réalité qui serait notre culture, puisque c'est celle-ci qui nous les suggère avec tant d'acuité.

Isoler la culture comme une entité, une instance, ne peut provenir que d'une sorte de déréalisation de la culture dont nous avons pu observer le mouvement d'ensemble. Les idéologies modernes (tout autant que les pratiques, mais cette distinction est révélatrice) ont effectué sur l'ensemble de la vie sociale une réduction dont nous avons rappelé les principaux alentours. La culture est devenue depuis des siècles une sphère spécifique. En se reportant par dessus le Moyen Âge à une culture de l'Antiquité, à une culture de mémoire, les penseurs et les écrivains de la Renaissance annonçaient une pareille révolution... culturelle. En prétendant se départir des préjugés de l'enfance et de l'entourage, [22] des hommes de science du xviie siècle (comme Descartes) contribuaient, par la distance ainsi créée, à faire de l'autre culture un ensemble de croyances utiles pour donner signification au monde communément vécu. La « philosophie des lumières » du xviiIe siècle ne fut que le développement normal du processus ainsi engagé. La culture seconde s'instaure comme juge de l'autre, comme raison de survol : une raison qui n’est pas uniquement celle des vérités rigoureusement ordonnées en ses cheminements, dont parlait Descartes, mais une raison devenue culture par l'appui de milieux dits « éclairés ». À partir de l’emplacement apparemment sûr que fournit cette culture seconde, on pourra l'enseigner ; et on pourra étudier l'autre culture comme un objet. Pédagogie, diffusion de la culture ; anthropologie, sociologie de la culture : cette antinomie tient de là sa source.

La culture seconde, c'est celle des savants et des artistes ; c'est aussi celle de l'élite bourgeoise. Si les « Lumières » trouvent dans le savoir une caution, elles trouvent appui dans la bourgeoisie qui, dans ses conquêtes et pour sa justification comme classe, se veut dépourvue de tout « préjugé ». La culture des autres apparaîtra dès lors comme une curiosité, digne d'intérêt pour la culture savante. On l'appellera culture des primitifs (pour les « barbares de l’extérieur ») ou « culture populaire » (pour les « barbares de l'intérieur »). Triomphe des lumières, triomphe de l'érudition, triomphe de la bourgeoisie. Au profit d'une censure.

Cette censure, on en trouve un bel exemple dans la fameuse Histoire des livres populaires et de la littérature de colportage de Charles Nizard (1854). Le livre prend origine dans une opération de police, dans la création par le ministère de la Police d'une Commission d'examen de ces livres de colportage destinés au peuple. Critique littéraire célèbre en son temps, Nizard est nommé secrétaire de la Commission. Homme de culture, comme on disait à l'époque et comme on dit encore, il ne se borne pas à faire son rapport ; il en tire un livre. Voici comment, présentant son entreprise, il s'exprime sur les deux cultures : « J'estimai que si, dans l’intérêt des personnes faciles à séduire, comme le sont les ouvriers et les habitants des campagnes, la Commission ne devait pas manquer d'interdire le colportage aux trois quarts de ces livres, cette prohibition ne regardait pas les gens à l'épreuve des mauvaises lectures, c'est-à-dire les érudits, les bibliophiles, les collectionneurs et même de simples curieux de littérature excentrique. J'ai donc cru faire une chose agréable aux uns et aux autres en rassemblant tous ces livrets sous un seul point de vue, et en les sauvant en masse du naufrage où ils allaient périr isolément ».

Ce texte mériterait une longue exégèse. Il résume en une étonnante synthèse un grand nombre d'attitudes. Ne relevons que les points névralgiques. Le peuple doit être mis à l'écart d'une littérature, qui lui est pourtant destinée depuis longtemps, pour des raisons qui tiennent, dit le texte instituant la Commission, « à l'ordre, à la morale et à la religion ». Retirer du peuple ces livres n'empêche pas qu'on les rende aux « bibliophiles », « collectionneurs », « curieux », et autres connaisseurs : on les leur rendra comme choses à voir, comme culture savante. Eux seuls peuvent comprendre les « préjugés », puisqu'ils en sont censément dépourvus ; eux seuls peuvent faire de la culture authentique avec la culture morte des autres.

[23]

En fait, cette attitude n'indique qu'un premier versant de la position de la culture dite « savante » envers la culture dite « populaire ». Cette prise de distance assurée s'accompagne, par un curieux paradoxe, d'une nostalgie. Le romantisme en est une bonne illustration, partagé qu'il est entre le procès des préjugés et l'évocation nostalgique de la nature, du peuple, du Moyen Âge. La culture seconde tire du « peuple » critique et poésie. Il est à peine besoin de souligner qu'il en est encore de même aujourd'hui.

Dans les milieux populaires, par des chemins différents mais convergents, la même dissociation s'est produite. Jadis, les métiers, les corporations, mettaient ensemble compétence et sens du travail ; selon la suggestive image de Marx, le métier permettait au labeur d'avoir des « pores » par où perçait le sens du travail. Les liturgies, les rites, les fêtes des corporations manifestaient plus ouvertement encore que telle communauté de travailleurs avait sa part dans la division du travail, une part symbolique qui dépassait la stricte et monotone répartition technique des tâches. La fabrique, l'industrie ont aboli cette culture, l'ont expulsée du travail. Dès le xixe siècle, la culture ouvrière a été reléguée au loisir ou, au mieux, à l'engagement syndical. Marge du travail, offerte au spectacle, antinomie de la vie quotidienne. Pour être différente en ses contenus et en ses modes d'exercice, la culture « populaire » devenait un homologue de la culture « bourgeoise ».

Les mass media ont pris la suite sur ce terrain tout préparé, aussi bien pour la bourgeoisie que pour le peuple. On attribue trop aisément à ces médias une révolution de culture qui était faite pour l'essentiel avant qu'ils apparaissent. Une culture séparée des pratiques quotidiennes permettait l'accès à des messages, à des modes, à des mythologies fabriqués industriellement. Déracinés de leurs univers quotidiens, dépourvus de genres de vie un peu assurés de leurs durées, les habitants des banlieues cossues ou des taudis de la basse ville étaient prêts à recevoir une culture venue de loin et élaborée pour de larges espaces. Les gens ont eu accès à une information couvrant une aire infiniment plus large que celle de leur vie quotidienne. Cette information a pris couleur « mythologique ». Elle fait de l'univers humain un ensemble de représentations sans attaches dans les pratiques ordinaires de l'existence. La culture se superpose aux pratiques ; elle se déréalise.

Par des transformations sociales plus profondes encore, la culture vécue se vide de ses ressources au profit de la culture prescrite. Les personnes, les communautés sont dépossédées d'un savoir socialement partagé au profit du savoir des experts. Depuis la Renaissance, et à la faveur des controverses religieuses, l'expérience religieuse est renvoyée à la doctrine religieuse, définie et surveillée de l'extérieur [14]. Le droit coutumier cède le pas au droit codifié et interprété par des spécialistes [15]. La médecine populaire est progressivement liquidée et remplacée par celle des spécialistes : au point où bientôt on accourra [24] à l'hôpital pour le moindre bobo. Le loisir, qui fut rite et célébration de communautés, est organisé, animé par des techniciens. L'école est devenue le lieu du savoir, qui n'emprunte plus guère aux autres milieux générateurs de culture... En somme, la culture a quitté l'existence commune ; on ne lui reconnaît plus formes et structures que dans les enceintes où des organisations la planifient et la produisent. La culture officielle (dans la religion, le droit, la médecine, le loisir, l'école) se fédère en une énorme bureaucratie chargée de produire des genres de vie et qui s'assure ainsi, par défaut de l'autre culture, de sa propre reproduction.

Dès lors, comment s'étonner que les sociologues eux-mêmes aient souvent réduit la culture à des « idéologies » superficielles, l'ait opposée à une infrastructure apparemment plus solide et plus dense, l'économie par exemple ? Sur ce point comme sur tant d'autres, la sociologie procède d'une pré-sociologie qui s'est faite sans elle, et qu'elle consacre en l'interprétant.

En somme, et c’est la question décisive que nous reposerons de façon plus pressante : de quelle culture s'agit-il quand nous parlons de développement culturel ? Notre rapide parcours nous fait rejoindre le diagnostic de Michel de Certeau : « Dans le langage, la culture devient un autre, le culturel. C'est le symptôme de l'existence d'une poche où refluent les problèmes qu'une société a en reste, sans savoir comment les traiter. Ils sont gardés là, isolés de leurs lieux structuraux avec l'apparition de nouveaux pouvoirs et avec les déplacements survenus dans les conflits sociaux ou dans les localisations économiques. On en vient donc à supposer à la culture une autonomie indifférenciée et molle. Elle se caractérise comme un non-lieu où tous les emplois sont possibles, où peut circuler le n'importe quoi [16] ».

Est-ce de cette culture-là qu'il faut promouvoir le développement ?

VI

De notre rapide récapitulation, de notre brève analyse, des conclusions se dégagent. Nous ne ferons que les indiquer. Elles sont provisoires. Elles suggèrent un nouveau programme de travail que nous comptons poursuivre ailleurs.

Un renversement radical de perspectives s'impose désormais, et à l'origine de toute conception et de toute politique du développement culturel. Une « révolution culturelle », serait-on tenté de dire, si cette expression, elle aussi, n'avait pas été galvaudée de la manière que l'on sait. Aussi bien, il vaut mieux économiser les vocables apocalyptiques qui confinent à ces feux d'artifice dont la pensée occidentale finit par se lasser comme d'une impuissance de la culture. Ce sont plutôt des tâches qu'il importe de discerner.

1. La première tâche doit être critique. Nous n'avons pas fini de poursuivre l'analyse des phantasmes sans cesse renaissants du progrès. On nous reprochera peut-être de nous voir ainsi placer au début le travail « idéologique ». [25] N'est-ce point céder à une vision « idéaliste » des transformations sociales ? Je ne le crois pas. Outre que la responsabilité du sociologue est essentiellement critique, l'importance de l'idéologie (nous n'avons cessé de le suggérer) est capitale, si on admet qu'elle permet cette activité d'interprétation de l'univers par quoi la culture se constitue comme phénomène social.

C'est envers le dernier avatar du progrès, la généralisation de l'idée de production, que la critique devra se faire inlassable. Cette généralisation intempérante suggère trop souvent que l'histoire advient comme une fatalité, que les valeurs sont des faits comme les autres. Elle a tendance à ne retenir du jeu social que les forces et les conflits [17]. À quoi se juxtaposent des utopies reportant dans un futur lointain une réconciliation où, on ne sait par quel miracle, s'évanouiraient des forces et des conflits qui occupent aujourd'hui toute la place.

Sans doute, cette idée généralisée de la production est-elle nécessaire. Elle relève de cet univers méta-social dont nous avions marqué au départ l'irréductible présence et elle est, pour l'heure, ce que nos sociétés nous offrent pour les penser. La remarque s'applique évidemment à la sociologie elle-même. De soi, en son premier mouvement tout au moins, la sociologie peut-elle être autre chose qu'une étude de la société en terme de production ? Il semble bien que non : si on ne veut pas considérer la société comme une entité métaphysique ou comme une chose inerte prétexte à descriptions monographiques infinies, on n'a d'autre choix que de l'envisager comme se produisant, comme un travail dont on observe les genèses et les contradictions. La sociologie elle-même est un fruit, entre autres, de ce travail. Rien là qui puisse nous désoler si on reconnaît à l'idéologie, comme nous l'avons fait, sa puissance, sa fécondité. Mais, dès lors, il faut accueillir, à côté de la sociologie, d'autres interprétations qui procèdent aussi de la culture. D'une certaine manière, Weber l'avait fait pour la politique, Durkheim pour la morale et la religion... Figures d'une méta-sociologie que certains, non sans raisons, identifient avec la philosophie. Peu importe, si ces résidus et ces déplacements permettent de se placer un peu en retrait, de s'apercevoir que l'idéologie de la production est 1'univers méta-social que notre temps nous propose sans, pour autant, nous y aliéner.

La preuve, s'il en était besoin, que nous ne sommes pas asservis à l'idéologie de la production au point de penser grâce à elle sans possibilités de retour, c'est que même dans les sociologies qui lui accordent une irrémédiable primauté, on éprouve le besoin d'affirmer sa présence et son inspiration et même de les justifier. Avouer ainsi un postulat, ou le promouvoir, c'est déjà de quelque manière prendre quelque distance envers lui. Distance qui peut même s'exprimer [26] sous la forme de l'humour, dont certaines pages de Marx donnent l'exemple salutaire et réconfortant [18]... Stratégie minimale, mais qui marque une limite à partir de laquelle la culture peut être pensée autrement que sous le seul mode de la production. Soulignons, sur ce point, un paradoxe curieux et instructif : c'est au moment où la société se pense tout entière comme production, que la culture se dédouble, échappant par quelque côté à cette réduction. Ce n'est pas l'idée de production qui est niée, ni même sa valeur heuristique ; mais, en une conséquence extrême, par un renversement que la production elle-même provoque, est mis en lumière ce qui dans la culture n'est pas production. Entre autres, l'œuvre de Roger Bastide aura été exemplaire pour cette reconnaissance qui, chez lui, n'est pas le fruit d'une déduction de principe mais l'aboutissement de la recherche empirique. « En le lisant, écrit Duvignaud, on s'interroge : la culture n'est-elle pas un canton étriqué d'une expérience infiniment plus vaste, et probablement infinie, qu'on devrait appeler l'imaginaire social [19] ? ». Bastide affirme lui-même : « Nous sommes passés d'une sociologie qui accepte la réalité sociale en cherchant le déterminisme qui la justifie à une sociologie qui fait des institutions le fruit de la liberté créatrice des hommes [20] ».

Nous n'allons pas, pour autant, nous évader du social que d'aucuns appellent « concret », celui des mouvements sociaux, des forces et des conflits. (Encore faudrait-il se souvenir, avec Bachelard, que « le concret, c'est ce qui est caché »). Mais toute une nouvelle philosophie de l'histoire est là en germe, susceptible de remplacer celle du progrès qui perdure parce que nous n'avons pas su en dégager une autre [21].

2. J'ai beaucoup insisté sur le défi que pose à la critique et à l'investigation sociologiques la référence à l'idéologie généralisée de la production et à la représentation de la culture qu'elle suggère. Ne fallait-il pas, après tout, mettre d'abord en cause, dans l'immense travail d'interprétation que les sociétés poursuivent, cette espèce de réduction de ce travail que sont les sociologies ? On y voit, comme dans un microcosme, les embarras et les possibilités de rupture. On pourrait montrer que le passage à la limite, que nous avons cru déceler dans la sociologie pour ce qui est de la notion de culture, trouve sa correspondance chez des acteurs sociaux et, plus ouvertement encore, dans de grands mouvements collectifs de notre temps.

[27]

On n'a pas assez remarqué que les utopies du futur lointain, si elles connaissent toujours une certaine vogue chez les théoriciens, commencent à être périmées chez les militants. À force de reporter sans cesse à demain la vraie culture, à mesure que l'on vérifie que ces futurs hypothétiques servent d'alibi aux tyrannies de ceux qui prétendent détenir la clef de l'avenir et imposer les cheminements qui y conduisent, les militants se dégoûtent ; ou bien ils se mettent à vivre l'utopie au présent. Francis Jeanson a admirablement décrit cette dernière attitude : « Il importe assez peu, tout compte fait, de savoir si un monde humain délivré de toute aliénation, devenu totalement transparent à lui-même, sera un jour ou ne sera jamais réalité : entre les deux hypothèses, la différence risque de demeurer longtemps insaisissable pour nos successeurs eux-mêmes. Mais il est permis de se demander (et la réponse ne paraît guère douteuse) ce que serait notre temps, ce que nous serions nous-mêmes, si chacune des époques précédentes n'avait été traversée, hantée, obsédée par la réalisation de cette humanité –  dont la vérité pourrait bien être entièrement présente, à tout moment et en tout lieu, dans les efforts mêmes des hommes pour la faire advenir [22] ». Voilà qui pourrait servir de point de départ pour un fort utile Traité de bon usage des utopies, donner lieu à de pertinentes recherches sociologiques [23], contribuer à l'élaboration d'une nouvelle philosophie de l'histoire où l'engagement reprendrait sa place légitime à côté de la production.

Cette observation ne se limite pas à des expériences plus ou moins personnelles. On en retrouve l'analogue dans de grands mouvements sociaux de notre temps, en particulier dans les mouvements nationaux et régionaux.

La résurgence, en plein XXe siècle, des mouvements nationaux en Occident est déconcertante. Il n'y a pas si longtemps, ce genre de phénomène semblait relégué au xixe siècle ou aux pays du Tiers-Monde. Or voici que leur réapparition aujourd'hui nous incite à des interprétations nouvelles. Faut-il vraiment parler de résurgence, comme s'il s'agissait de quelque retour en arrière dans la poursuite du progrès et du développement ? La culture n'effectuerait-elle pas là un mouvement de renverse semblable à celui que nous avons cru constater au cœur de la sociologie elle-même ? Contre la tyrannie d'une vision du monde conçue en terme de rationalisation, de production, la singularité des cultures ne donnerait plus lieu à de simples protestations nostalgiques mais à un mouvement social, à une autre culture. À la culture du « non-lieu » et du « n'importe quoi », se substituerait la culture de l'ici, de maintenant, de milieux concrets. Se ferait jour à nouveau sa prodigieuse puissance de transformation sociale, et qui en ferait autre chose qu'un alibi ou une compensation pour la production. En tout cas, pour ne prendre qu'un exemple, les combats pour la langue sont de moins en moins, un peu partout en Occident, luttes de conservation ou de survivance, mais symboles du droit à la différence sociale et culturelle, lieux du droit à la liberté de l'interprétation de leur devenir par des collectivités concrètes. On peut y voir un analogue de cet « imaginaire social », de cette « contre-sociologie [28] qui fait des institutions le fruit de la liberté » dont parlait Roger Bastide [24].

Dans ce contexte, il est peut-être possible d'espérer une levée de cette censure qui pèse sur les « cultures populaires », par l'effet conjugué des sociologies de la production et des représentations bourgeoises de la culture savante. Cette levée de la censure n'a guère à faire avec la nostalgie de la chaise berçante ou les fausses vieilles maisons québécoises. Elle ne se réduit pas non plus à l’inverse, à l’identification du « peuple » avec un « prolétariat » abstrait poursuivant son destin historique sous la houlette de professeurs ou de dictateurs aptes à comprendre et à forcer l’histoire. Ce que les cultures populaires ont gardé de singulier, c'est justement le sens des genres de vie, les solidarités de voisinage et de parenté, les liens de la pratique et de la culture dont on nous parle si abstraitement dans les épistémologies. Il y a là la promesse, non pas d'une résurrection du passé, de la répétition du folklore, mais d'un changement social où la culture prendrait poids et défi. Encore faudrait-il cesser de mettre le peuple à l’école des abstractions, introduire plutôt la pesanteur de la culture dans les luttes de classes, c'est-à-dire concevoir celles-ci autrement. Et cesser, par là-même, de faire de la pratique un mot commode pour la dissoudre subtilement dans la théorie [25].

Pour tout dire, le surgissement un peu partout de mouvements nationaux et régionaux, par le fait que ceux-ci insistent sur les singularités des genres de vie, par le fait qu'ils font de la culture à la fois un prétexte, un moteur et un symbole, sont susceptibles de se nourrir de solidarités encore vivaces dans les milieux populaires et de donner à ceux-ci leur voix dans une culture officielle d'où la production culturelle les avaient délogées.

3. La troisième tâche enchaîne avec la précédente. Elle aussi doit viser à réimplanter la culture dans le terreau de la pratique sociale.

En fait, toutes les pratiques sont alors en question, principalement celles que nous avons évoquées déjà dans cet article : l'école, le travail, les associations... Là encore, un renversement de perspective est déjà à l'œuvre et auquel l'observation sociologique devrait se faire particulièrement attentive.

Par des voies chaotiques, parfois erratiques, l'école desserre la rigidité de ses programmes et de ses idéaux abstraits. L'enseignement primaire fait une place beaucoup plus grande à la vie quotidienne des enfants et parfois au milieu concret de leur existence. Au collège, le va-et-vient entre la scolarisation et le travail, dont les statistiques nous révèlent l'extrême importance, brise des cloisonnements qui étaient naguère mieux assurés. À l'Université, ne serait-ce que par la présence d'un nombre considérable d'étudiants, l'idée étroite de « profession » ordonnée à des règles et à des rites de production est compromise, sinon dans les propos officiels, du moins dans les faits. L'extraordinaire essor de l'éducation des adultes et de l'éducation permanente est plus révélateur [29] encore. Il atteint des milieux sociaux et des âges beaucoup plus diversifiés que l'ancienne scolarisation. Surtout, il suscite une conjonction des apprentissages et des motifs d'apprendre d'une extrême variété. Des études sont à poursuivre là-dessus. La thèse de l'une de mes élèves, qui ne s'est pas bornée à interroger des étudiants adultes, mais qui s'est astreinte à suivre des cours avec eux, est à cet égard pleine d'enseignement : certains veulent acquérir des connaissances utiles à leur promotion, d'autres veulent connaître ce qu'ils n'ont pu apprendre étant plus jeunes ; des gens dans la quarantaine veulent s'entretenir entre eux de choses nouvelles ; un couple veut en savoir un peu plus sur ce dont parlent autour de lui les enfants plus instruits... Tout cela demeure ambigu : s'agit-il d'une plus grande emprise de l'école sur la société ou d'une invasion de la vie quotidienne dans l'école ? Le fait que l'on se pose la question montre au moins que l'école n'est plus ce qu'elle était. Les fissures se multiplient dans les vieilles barrières. La culture scolaire se réinsinue dans la vie, et vice versa.

La situation est moins prometteuse dans les pratiques du travail. L'idéologie de la production y règne encore officiellement. Dans bien des cas, le mot de Taylor, s’il n'est pas prononcé ou affiché, demeure un principe : « On ne nous paye pas pour penser ». Le syndicalisme lui-même n'a guère enfreint cette maxime, quand il ne l'a pas entérinée. La « rationalisation » du travail, la division infinie, artificielle, ridicule des tâches est sans doute commode autant pour les patrons que pour les négociateurs syndicaux. Elle vide le travail d’une signification et d'une liberté qui ne se trouvent que dans des ensembles concrets auxquels les règles ne peuvent se substituer. Il revient à la bureaucratie, ensuite, de recoudre les morceaux ainsi dispersés... Quitte à ce que la pause café strictement règlementée elle aussi, tienne lieu d'un alibi de la liberté, de la parole, de la culture.

Mais on peut croire, à divers indices, qu'une limite de la rationalisation et de la production a été atteinte. Des enquêtes nombreuses, poursuivies dans tous les pays d'Occident (y compris l'URSS) montrent un troublant désintérêt pour le travail, pour la réalisation de soi-même qu'il avait toujours impliquée. Le phénomène est particulièrement marqué chez les jeunes, on s'en doute bien. Les interprétations de ces constatations sont multiples. Les uns invoquent la disproportion entre la scolarisation plus poussée des jeunes et les tâches qui leur sont offertes et qui, elles, n'ont pas beaucoup changé en leurs formes routinières ; pour avoir poursuivi à part deux idéaux, la parcellisation dite « rationnelle » des tâches et l'élévation de la scolarisation, nos sociétés se trouvent à la fin devant une terrible contradiction. D'autres invoquent de nouvelles attitudes des jeunes générations : une conception plus « esthétique » de l'existence, l'idéal plus ou moins confus d'un accomplissement hors des devoirs classiques du travail et de la production. Ce n'est pas le lieu de départager ces tentatives d'explications. Remarquons seulement qu'elles se rejoignent d'une certaine manière : la culture, ayant été déportée hors du travail, celui-ci est mis en procès. Il n'y aura de développement culturel authentique que par la réinsertion dans le travail d'une culture qui soit autre chose qu'un complément de la production.

*
*     *

[30]

En terminant, je voudrais rappeler mon objectif initial. Le développement culturel ne peut être ramené à une annexe, apparemment obligée, des autres secteurs du développement. Sous prétexte de faire sa part à la culture, ce serait consacrer la position résiduelle que les autres figures du développement lui ont déjà faite. Cette fonction de résidu, il fallait d'abord l'examiner et la remettre en question. Le problème, je pense avoir assez insisté, ne relève pas seulement des transformations de nos sociétés depuis quelques siècles mais aussi des avatars de nos sociologies. Je me suis surtout attardé à ce qui, dans nos sociétés, par leurs ambitions ouvertes ou cachées, par leurs contradictions pour tout dire, suggère ce que j'ai appelé un renversement de perspectives. Dans cette esquisse, je n'ai pu qu'indiquer des balises, des articulations ; un programme, comme je l'ai dit aussi. Un avenir de recherche, un avenir de changement social.

En revenant à des genèses, à l'exemple du psychanalyste, j'espère ne pas avoir donné le sentiment d'un vain retour en arrière. Par ailleurs, en indiquant, trop sommairement, des possibilités d'avenir, je souhaite n'avoir pas cédé à cette aliénation dans les futurs hypothétiques que j'ai dénoncés. Cette double tentation est, en réalité, celle-là même qui caractérise au mieux nos sociétés, les divise, et nous permet peut-être de les comprendre quelque peu. Au cours des siècles passés, l'histoire apparaissait à la bourgeoisie, à l'historien, au sociologue sous la figure plus ou moins tranchée d'un avant et d'un après, d'un passé qui se dissipe et d'un avenir qui advient. Poursuivant dans cette voie, nous en sommes arrivés au point où le présent est un interstice, un trou noir entre un passé résolument défini comme passé et un avenir carrément défini comme avenir. Ce trou noir, c'est celui de la vie privée ; cette aire de plus en plus réduite de sentiments intimes et de relations personnelles. L'histoire, le progrès, la production se déroulent ailleurs, par-dessus nos têtes, au fil d'événements et de conflits qui ne nous concernent guère. La signification que l'on pourrait reconnaître ensemble, dans une Cité, à la condition humaine se trouve scindée. Et, par le même chemin, la culture elle-même est divisée : une culture de la vie privée, où les querelles esthétiques trouvent aliment ; une culture de la vie publique, où la propagande sert de couverture aux pouvoirs. Dans les deux cas, et justement parce qu'il s'agit de deux sphères, la culture est un non-lieu.

Dans cette conjoncture, on n'est pas forcément idéaliste parce que l'on confère à la culture une sorte de primauté dans l'observation des sociétés. Tout effort pour comprendre, celui du sociologue par exemple, doit d'abord s'interroger sur le sort que la culture, ce code commun d'interprétation, accorde aux sociétés elles-mêmes comme faculté de se comprendre. Si la culture est un non-lieu, la sociologie l'est aussi.

C'est à partir de cette constatation élémentaire, tragique aussi, qu'il nous faut redéfinir l'idéal et les modalités d'un développement culturel authentique.

[31]

Résumés

Résumé

L'auteur discute en profondeur de la notion de développement culturel en se posant les questions suivantes : de quelle culture s'agit-il lorsque l'on parle de développement culturel ? Et pourquoi le développement ? C’est parce que l'auteur plaide pour la primauté de la culture dans l'observation sociale qu'il se montre très critique envers les idées reçues.

Mots-clés : culture, développement culturel, observation sociale


Summary

The author discusses in depth the notion of cultural development, asking himself the following questions : with which culture are we dealing when we speak of cultural development ? And why development ? Showing himself very critical of accepted ideas, the author pleads the case for the primacy of culture in the process of social observation

Keywords : culture, cultural development, social observation

Resumen

El autor profudiza la noción de desarrollo cultural y se plantea las preguntas siguientes : de que cultura se trata cuando se habla de desarrollo cultural ? y por qué el desarrollo ? El autor se déclara favorable a la primacía de la cultura en la observación social y es por esta razón que se muestra muy crítico hacia las ideas establecidas.

[32]



[1] Cette liste n’est pas exhaustive. Elle ne tient pas compte des nombreux ouvrages collectifs qu’il a dirigés et de ses recueils de poésie. Le lecteur trouvera la liste complète des publications de Fernand Dumont dans le livre suivant : S. Langlois et Y. Martin (dir.), L’horizon de la culture. Hommage à Fernand Dumont, Québec, Presses de l’Université Laval, 1995, 555p. Fernand Dumont a rédigé son autobiographie sous le titre Récit d’une émigration (Montréal, Boréal, 1997).

[2] Des économistes n'ont pas manqué de le souligner pour .le « sous-développement ». Au seuil de son ouvrage, l'un d'entre eux remarque : « Superficiellement, l'harmonie semble grande ; il est peu d'ouvrages consacrés au sous-développement qui n'affirment pas dans leurs premières lignes : le problème majeur de notre époque, le plus dramatique aussi est celui du sous-développement (Yves Lacoste) ou le problème majeur et tragique du xxe siècle est celui du sous-développement (Elias Gaunage) ; tous les auteurs sont à peu près d'accord sur les principaux caractères du sous-développement, sur sa délimitation géographique, tous insistent sur la nécessité impérieuse d'un développement rapide des espaces désignés (...). Devant un tel consensus, une telle unanimité dans la générosité, de nouvelles interrogations surgissent : pourquoi le problème a-t-il été perçu si tardivement, et pourquoi depuis quinze ans les résultats des efforts de développement sont-ils si minces ? » (Jacques Freyssinet, Le Concept de sous-développement. Mouton, 1966, 1-2.)

[3] Histoire des idéologies, t. I, les Mondes divins jusqu'au VIIIe de notre ère. Hachette, 1978, 354. On me permettra de souligner que c'était là le postulat de base de mon livre sur les Idéologies (Presses universitaires de France, 1974).

[4] Ce qui pose évidemment, en deçà des considérations superficielles sur l'extension de la scolarisation, le problème décisif de la diffusion du savoir. Faute de pouvoir m'y attarder ici je renverrai au livre pénétrant de Philippe Roqueplot, Le Partage du savoir, Seuil, 1974.

[5] La « psychanalyse » des idéologies de la « rationalité » est à peine entamée. On se reportera pourtant à l'ouvrage classique et fondamental de Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Aubier, 1958. Et aux livres de Jean Baudrillard qui, à mon avis. en représentent la contrepartie et le complément.

[6] D'une littérature immense, on retiendra au moins le livre éminemment suggestif de Georges Huppert, The Idea of Perfect History, Historical Erudition and Historical philosophy in Renaissance France, The University of Illlinois Press, 1970.

[7] En recoupant sans les reproduire, des considérations proposées dans mon article : « La notion de changement culturel a-t-elle un sens ? », dans Sociologie du progrès. Paris, Anthropos, 1978, 1.

[8] François-Jean de Chastellux, De 1a félicité publique, 1976 : cité par J.-F. Faure-Soulet, Économie politique et progrès au siècle des Lumières, Gauthier-Villars. 1964, 37.

[9] Karl Marx, Critique de l'économie politique, Éditions sociales, 1957, 169.

[10] Cours de philosophie positive, Ed. Schleicher, 1908, IV, 120.

[11] Voici, par exemple, ce que l'on peut lire dans la Modern Cambridge History : « Nous désirons découvrir des tendances permanentes. Nous devons donc assumer, comme une hypothèse scientifique à partir de laquelle on peut écrire l'histoire, un progrès dans les affaires humaines. Ce progrès doit inévitablement être (dirigé) vers une fin (Éd populaire, New York, 1934, 1, VII.)

[12] J'ai proposé ailleurs une distinction, qui me paraît encore utile, entre « Culture première » et « culture seconde ». (Le Lieu de 1’homme, HMH, 1968.)

[13] À ce second versant conviendrait parfaitement la définition qui a inspiré René Kaës dans ses recherches sur la culture ouvrière : « La culture est essentiellement fabrication et imposition d’un sens, projet de développement et reconnaissance d'un manque, recherche d'identité et condition de la communication sociale. » (« Représentation ouvrière de la culture », Économie et humanisme, 174, mai-juin 1967, 63.)

[14] Question qui, depuis quelques années surtout, suscite de nombreuses recherches, particulièrement autour de la notion de « religion populaire ». Voir, par exemple, l'esquisse tracée par Jean Delumeau dans sa Leçon inaugurale au Collège de France (reproduite dans son livre : le Christianisme va-t-il mourir ?, Hachette, 1977, 177 s.).

[15] Il faut rappeler, sur ce point, le petit livre suggestif de Madeleine et Robert Cliche, Quand le peuple faisait la loi, HMH, 1974.

[16] Michel de Certeau, la Culture au pluriel, 10-18, 1974, 237.

[17] Dans son dernier livre, à partir de son expérience de militant, Pierre Vadeboncœur offre un témoignage émouvant : « Qu'est-il donc arrivé qui ait comme abaissé le réel ? Je ne pourrais le dire aisément, si ce n'est par des généralités touchant par exemple la ruine de la culture et, puisque j'étais moi-même un militant, la disparition chez les militants particulièrement, d'une race d'hommes de la grâce, ainsi que leur remplacement par une génération récente de politiques purs, dont l'idéal bientôt prédominant, viderait partiellement le monde de sa substance spirituelle [...] Les idéaux nouveaux ont remplacé les anciens ; ils ne leur ont pas succédé comme par filiation et conséquence ; ils se représentent comme amenés d'une source entièrement différente. C'est ainsi que le socialisme est passé dans un autre socialisme. Ce ne sont pas surtout les idées mais l'homme qu'on n'y reconnaît plus. La plupart des mouvements de libération portent aujourd'hui le même caractère d'étrangeté, au sens propre, par rapport à celui qu'on peut appeler le sujet de la culture. » (Les deux Royaumes, l'Hexagone, 1978, 166-167.)

[18] Voici, entre autres, l'une de ces pages, d'une ironie amère qui fait penser à Nietzsche : « Un philosophe produit des idées, un poète des vers, un pasteur des sermons, un professeur des manuels, etc. Un criminel produit des crimes. Si l'on considère d'un peu plus près le rapport qui existe entre cette branche de production et l'ensemble de la société, on reviendra de bien des préjugés. Le criminel ne produit pas seulement des crimes, mais encore le droit criminel, le professeur qui fait des cours sur le droit criminel et jusqu'au manuel inévitable où ce professeur condense son enseignement en vue de la vérité. Il y a donc augmentation de la richesse nationale, sans compter le plaisir de l'auteur […] Le criminel produit une impression, soit morale, soit tragique ; il rend service au mouvement des sentiments moraux et esthétiques du public [...] Le criminel apporte une diversion dans la monotonie de la vie bourgeoise ; il la défend contre le marasme et fait naître cette tension inquiète, cette mobilité d'esprit, sans quoi le sentiment de la concurrence finirait lui-même par s'émousser. Le criminel donne donc une nouvelle impulsion aux forces productives... » (Histoire des doctrines économiques, Costes, Il. 157 s.).

[19] Jean Duvignaud, préface à Roger Bastide, Art et société, Payot, 1977, 8.

[20] Manuscrit cité par H. Desroches, ibid., 10.

[21] Les tentatives de Toynbee, de Sorokin, de Northrop et d'autres demeurent suggestives. Elles ont le mérite de récuser, chacune à leur manière, la perspective du progrès.

[22] Francis Jeanson, l'Action culturelle dans la Cité, Seuil, 1973, 20.

[23] Dont Yvon Bourdet a donné un échantillon dans son livre, Qu'est-ce qui ,fait courir les militants ?, Stock. 1976.

[24] Sur une problématique d'ensemble des mouvements nationaux et régionaux, je me permets de renvoyer à mon article à paraître dans les Cahiers internationaux de sociologie.

[25] Les folkloristes ont observé depuis longtemps que les œuvres de la culture traditionnelle sont liées directement à des actes de la vie quotidienne. Voir, par exemple, les rappels de Marc Soriano, les Contes de Perrault, culture savante et traditions populaires, Gallimard, 1968, 95-96.


Retour au texte de l'auteur: Fernand Dumont, sociologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le dimanche 30 juin 2019 18:39
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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